Corps de l’article

Car telle est la fonction du conte : amener l’auditeur, en lui suggérant autre chose, à voir ce qu’il a devant les yeux.

Paul Auster[1]

Dans les années 1950, Károly Gink a déjà dix ans de carrière de reporter-photographe derrière lui et il bénéficie d’une large reconnaissance professionnelle, surtout dans le milieu de la presse illustrée. Plusieurs événements majeurs marquent cette décennie. En 1953, il devient père et, en 1955, il quitte l’agence de presse Magyar Fotó Állami Vállalat (« Entreprise d’État de Photographie Hongroise ») pour devenir photographe indépendant. Des raisons politiques semblent avoir motivé cette émancipation. En effet, en 1954 et en 1955, Gink remporte la médaille d’or à l’exposition internationale de photographie de Vienne, mais ses images, ne montrant pas « un homme de type socialiste », sont jugées non conformes par l’agence de presse hongroise et l’artiste ne peut pas recevoir son prix (Tőry, 2004 [1982]). Considérant le médium comme un moyen d’expression personnelle et étant constamment à la recherche de nouvelles pratiques et techniques photographiques, Gink rejette les commandes et les contraintes idéologiques. L’échec de la révolution hongroise de 1956 le décide à quitter le pays, mais il est arrêté et placé en détention provisoire. Si cet épisode n’entraîne pas de graves répercussions, il devient persona non grata pour les représentants du pouvoir hongrois.

C’est dans ce contexte qu’il réalise deux livres photoillustrés pour les enfants : Csunyinka álma (Le rêve de Csunyinka, 1955) et A fülemüle (Le rossignol, 1957). Revenant plus précisément sur les circonstances de parution de ces deux ouvrages, cet article entend mettre au jour leurs connotations politiques ainsi que l’originalité du projet dans le champ éditorial hongrois des ouvrages illustrés pour enfants.

Csunyinka álma

Jékely Zoltán, pages 6 et 7 de Csunyinka álma (1955)   

Pages tirées de Jékely Zoltán, Csunyinka álma, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Ifjúsági Könyvkiadó, 1955, 46 p.  

-> Voir la liste des figures

En 1955, avec la parution du livre Csunyinka álma, Gink rompt avec l’esthétique de la photographie de presse. Au lieu d’instantanés pris sur le vif, les doubles-pages de l’ouvrage accueillent des mises en scène de marionnettes, qui ne sont pas sans rappeler certaines images de ses reportages sur des événements culturels. Pour ce livre, comme pour celui qui paraîtra deux ans plus tard, Károly Gink collabore avec Kornél Girardi, un artisan marionnettiste peu connu[2] et dont aucune autre oeuvre que celles coréalisées avec le photographe n’est passée à la postérité. Sur les couvertures de Csunyinka álma et de A fülemüle figurent seulement les noms des auteurs des textes, respectivement Zoltán Jékely et János Arany, tandis que le nom du fabricant des marionnettes se trouve avec celui du photographe sur le verso de la page de titre. Cette pratique courante est symptomatique d’un système de valeurs qui tend à placer le texte au-dessus de l’image. L’auctorialité est d’abord attribuée à l’écrivain et les photographies semblent être considérées comme de simples illustrations du texte. Ce terme d’« illustration » comprend une dépréciation car cet « art puissance deux », selon le terme de François Soulages, joue souvent sur la redondance : « En fait, le deuxième artiste produit souvent un travail qui n’est qu’inspiré par la thématique, la forme ou bien même la totalité de l’oeuvre du premier, mais ne réalise pas une nouvelle oeuvre qui unit et confond photographie et écriture. » (1998: 240-241) Soulages distingue trois types de rapports entre l’écriture et la photographie selon leur préséance[3], et de ce point de vue l’illustration photographique est particulièrement problématique car le texte peut alterner le sens premier et indiciel du cliché. Cela dit, même la représentation la plus banale et illustrative donne lieu à une interaction intermédiale, et le sens prend forme dans un espace intermédiaire ou iconotextuel (Bocquillon, 2008). La différence entre une illustration redondante et une complémentaire réside principalement dans le fait que la « lecture » d’images qui ne sont pas des décalques du texte est plus stimulante intellectuellement pour le lecteur, elle exige plus d’intuition et de sensibilité et, en fin de compte, l’interprétation d’une oeuvre complexe procure au lecteur une expérience esthétique ou heuristique plus stimulante. (Pál, 2022)

L’idée du livre Csunyinka álma reviendrait pourtant au photographe qui, selon l’auteur d’un article intitulé « Bábszínház egy mesekönyvben » (« Théâtre de marionnettes dans un livre de conte »), paru en 1957 et signé P.M., aurait trouvé au bord d’une route une poupée aux membres cassés qu’il aurait ensuite photographiée dans l’ombre des bois. Ce choc visuel, l’incongruité de la rencontre entre la poupée inerte et la nature vivante, aurait éveillé l’intérêt du photographe et fait naître l’idée de réaliser une série d’illustrations à l’aide de poupées ou de marionnettes. Il est toutefois difficile en l’absence d’archives de savoir qui a initié la réalisation du livre et quelles furent les modalités de la collaboration entre l’écrivain et le photographe.

Le texte de Csunyinka álma fut donc écrit par le poète Zoltán Jékely, ami de Károly Gink. Comme lui, Zoltán Jékely fut considéré comme ennemi du pouvoir en place et fut contraint au silence en 1949. Il fut même exclu de l’Union des écrivains à la suite de la parution de son recueil intitulé Álom (Rêve, 1948), déjà sous presse quand la censure l’interdit. En 1955, Csunyinka álma est un des premiers livres que Jékely publie après six années de silence[4]. L’histoire joue sur l’indistinction entre le rêve et la réalité, et le recours à la photographie encourage cette confusion. Revenant sur la genèse de ce texte, Jékely explique qu’il s’agit d’un rêve effectué par sa fille de 5 ans à l’occasion d’un séjour chez ses grands-parents à côté du château de Visegrád. Les histoires de rois et de reines nourrirent l’imagination de la fillette (Jékely, 2011 [1986]). Dans le livre, le rêve de la petite fille semble mêler des impressions issues de son quotidien, du paysage qui l’entoure, de l’histoire et des fictions qu’elle connaît. On retrouve cet enchâssement des temps dans le récit et dans le médium photographique.

L’histoire, qui prend la forme d’un poème narratif, raconte donc le rêve de la petite fille nommée Csunyinka dans une structure enchâssée. Le récit commence avec la présentation de l’enfant, qui est curieuse et veut tout savoir sur les ruines du château qui se situent au sommet d’une montagne proche de la maison familiale. Un narrateur hétérodiégétique raconte que Csunyinka écoute les récits de vie de ses anciens habitants royaux et s’endort avec ses livres et jouets au chevet de son lit. Survient alors l’histoire enchâssée de son rêve, dans lequel un prince nommé Cendrő vient la réveiller pour jouer avec elle. Csunyinka, Cendrő et son entourage jouent à construire un nouveau château à côté de l’ancien, mais un singe malin détruit l’édifice. Le prince, chassant le singe, tombe d’un arbre. Il est secouru par Csunyinka. Tous deux jouent ensuite au ballon, mais Cendrő tombe dans un puits. Il est à nouveau sauvé par la fillette. Le prince décide de l’épouser et l’invite à prendre le goûter dans l’ancien château. Un lion et un ours se trouvent endormis au pied du château. Cette fois-ci, c’est le prince qui surmonte l’obstacle : il suffit de passer paisiblement à côté des bêtes. Au château, le roi est en train de pêcher. Sa proie, un poisson trop petit, est sauvée grâce à l’intervention du prince qui le remet à l’eau. Mais, malheur, le roi s’oppose au mariage : il jette son fils en prison et renvoie la fillette avec le singe comme époux. Cendrő s’évade et rejoint Csunyinka avec l’aide de la mère du poisson sauvé auparavant.

Certains éléments du récit rappellent les motifs de contes populaires, comme le roi qui s’oppose au mariage ou les bêtes féroces que le héros doit affronter, tandis que d’autres sont plutôt novateurs, par exemple lorsque la petite fille sauve par deux fois la vie du prince. Des épisodes merveilleux jalonnent l’histoire — Cendrő s’échappe miraculeusement de la prison et traverse la mer sur le dos d’un poisson —, alors que le dénouement est plutôt ordinaire. Il renverse toutefois les rôles traditionnels de genre : le prince retrouve Csunyinka chez elle et décide d’abandonner son droit au royaume pour épouser la jeune fille et vivre avec elle.

Les histoires écoutées par Csunyinka influencent son rêve, qui contient la majorité des éléments constitutifs du conte[5]. L’intrigue suit un schéma narratif conventionnel : le monde ordonné et désinvolte dans lequel Csunyinka et le prince se retrouvent bascule avec l’introduction d’éléments perturbateurs (le singe, l’ours et le lion, le roi), pour ensuite retrouver l’équilibre grâce à une suite d’aventures réparatrices (la fillette sauve le prince, qui sauve le poisson, qui en retour l’aide à traverser le fleuve). La personnalité des héros n’est pas développée en profondeur, même Csunyinka, héroïne de son propre rêve, n’est décrite que superficiellement. Selon Jeanne Demers et Lise Gauvin, il est fréquent dans les études de conte d’apparenter les héros à des marionnettes, des pantins qui subissent l’enchaînement des événements (1976: 160). Il n’apparaît donc pas anodin que les illustrations du livre figurent des marionnettes. Le caractère imaginaire de l’intrigue, l’introduction d’éléments merveilleux et surnaturels sont également des traits constitutifs du conte et forment le point commun avec les caractéristiques du rêve. Ce qui diffère néanmoins est l’usage du présent dans la temporalité du récit. Le didactisme, qui représente un aspect essentiel du conte, est moins articulé à la fin de l’histoire que dimension fantastique de la narration.

Károly Gink, Csunyinka álma (1955)   

Photographies tirées de Jékely Zoltán, Csunyinka álma, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Ifjúsági Könyvkiadó, 1955, p. 25 et 33.  

-> Voir la liste des figures

Le récit du rêve se termine par le réveil de Csunyinka après le baiser du prince. La petite fille regarde autour d’elle et reconnaît des éléments vus dans son rêve : le coq chantant dans la cour est celui qu’elle avait rencontré sur la tour du château et la peluche désormais à son chevet est celle qui jouait des tours à l’escorte galante du prince. L’histoire se termine par l’exclamation de la fille appelant son père pour lui raconter son rêve fantastique :

Sur le rebord de la fenêtre le coq blanc

Lui fait remémorer dans son sommeil le grand

Château sur la colline imposante et le coq,

La sarabande du rêve d’une autre époque

L’ours et le lion, et puis le prince et le singe,

Les ennuis fabuleux et la fête folingue,

Et à travers la porte — Il faut raconter ça! —

Crie-t-elle vivement : Papa! Mon cher papa[6]!…

Jékely, 1955: 46

Rétrospectivement, le lecteur comprend que le récit du rêve relaté par un narrateur hétérodiégétique est celui que le personnage de l’histoire, la petite fille, est sur le point de raconter à son père.

Zoltán Jékely raconte que Cendrő, le nom du prince inventé par sa fille, provient du nom du lieu où vivaient les grands-parents : « Je n’ai compris le nom de Cendrő que plus tard : il s’agit d’une simplification de Szentgyörgy, car tout s’est passé dans la zone à proximité appelée Szentgyörgypuszta. Szentgyörgy est devenu Cendrő, comme Sándor devient Sándro dans certaines régions[7]… » (2011 [1986]) C’est cette simplification ou transformation des mots, fréquente chez les enfants lorsque la signification leur est étrangère ou trop abstraite, qui intéresse surtout le poète. Il juge cette fusion et confusion du réel et de l’imaginaire comme l’essence même de la littérature enfantine et considère que l’adulte est à même de la retranscrire en s’inspirant de sa propre enfance ou de la rencontre avec des enfants :

[…] non seulement la fantaisie créatrice des enfants racontant des histoires peut être une influence féconde pour un auteur, mais également l’attrait pour les contes des enfants de son entourage. En effet, les enfants eux-mêmes aiment « raconter des histoires », peut-être à leurs parents ou à leurs frères et soeurs, et lorsque leur imagination s’embrouille ou que leur vocabulaire est incomplet, ils sont reconnaissants d’être aidés à surmonter ces difficultés[8].

2011 [1986]

Les photographies illustrent l’histoire de manière littérale. La plupart des seize clichés occupent une page entière. On retrouve une image sur presque chaque double page. L’utilisation de la photographie comme moyen d’illustration, le placement des marionnettes dans la nature (le prince et le singe sur l’arbre ou le prince au bord d’un puits, par exemple), dans de réels paysages (avec le Danube à l’arrière-plan) et l’insertion de photos de la petite fille en chair et en os permettent d’accentuer la dimension fantastique du rêve. Les cadrages sont plus ou moins serrés, avec des formats paysages et portraits, pris tantôt en plongée tantôt en légère contre-plongée, ce qui permet de jouer avec l’échelle des personnages et des objets. Ainsi, dans l’une de ces photographies, Csunyinka paraît toute petite à côté d’armures médiévales, dans une autre, le roi Mordias fait la même taille qu’une bougie à l’arrière-plan. Les clichés sont insérés de manière à être au plus proche du texte qu’ils illustrent, et le choix du cadrage et des formats est soumis à la logique du contenu représenté. Les marionnettes et la fillette ne sont jamais présentées ensemble, ce qui alimente l’incertitude quant à la nature réelle ou imaginaire de l’espace. Le noir et blanc, les jeux de contrastes entre la lumière et les ombres, le vague de l’arrière-plan ou encore un rayon de soleil scintillant dans le coin d’une image apportent une dimension lyrique aux clichés.

Károly Gink, Csunyinka álma (1955)   

Photographies tirées de Jékely Zoltán, Csunyinka álma, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Ifjúsági Könyvkiadó, 1955, p. 27 et 40.  

-> Voir la liste des figures

Károly Gink, Csunyinka álma (1955)   

Photographie tirée de Jékely Zoltán, Csunyinka álma, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Ifjúsági Könyvkiadó, 1955, p. 12.  

-> Voir la liste des figures

Sur deux images apparaissent des dessins à l’arrière-plan. Celle avec la tête du lion à l’allure féroce qui s’apprête à sauter sur le prince est particulièrement intéressante car dans le récit le lion est en train de dormir et le prince, pour prouver qu’il ne faut pas en avoir peur, met sa tête dans la gueule du félin, qui continue de dormir paisiblement. Ce léger décalage entre le texte et l’illustration rend l’exploit du prince encore plus impressionnant. Sur une autre illustration, c’est un dessin enfantin du château qui est visible derrière le singe couronné qui, se plaisant dans le rôle d’époux de la fillette, mange des oeufs. La colline et le château, ici flous, restreints à leur dimension de signe, et en deux dimensions, représentent le dénouement idéal, inaccessible pour les héros, qui serait que le roi accepte le mariage et que l’héroïne connaisse une ascension sociale. Notons, par ailleurs, que le cadre de l’une des illustrations correspond au lieu extradiégétique, le château de Visegrád[9], ayant infiltré le rêve de la fille de l’auteur. Si l’on considère les images comme faisant partie intégrante de l’histoire, le lieu de la diégèse coïncide avec le lieu extratextuel qui a inspiré sa genèse, même si le nom du château n’est pas mentionné dans l’histoire. Selon Klára Tőry, la petite fille qui incarne Csunyinka sur les images est la fille du photographe Károly Gink (2004 [1982]). Il n’y a donc pas de coïncidence avec le personnage extradiégétique, la fille du poète qui raconte son rêve. Sur ce point, les illustrations s’écartent de l’expérience vécue, certainement en raison de l’âge de la fille du poète, Adrienne Jékely, qui a 12 ans lors de la réalisation du livre. D’ailleurs, le registre de langue utilisé pour raconter l’histoire n’est pas celui d’un enfant, mais plutôt d’un vieux conteur, car on y trouve des expressions anciennes ou dialectiques[10].

En ce qui concerne le texte, chaque chapitre est écrit en vers, le plus souvent libres. On y rencontre des distiques, des quatrains, des strophes de vingt vers ou plus. La longueur des vers varie également. Ainsi, les deux premiers chapitres accueillent des quatrains faisant alterner décasyllabes et ennéasyllabes avec des rimes croisées. Le chapitre intitulé « Új vár épül à régi alatt » (« Un nouveau château se construit sous l’ancien ») est composé de quatrains en octosyllabes et rimes plates, le suivant, de distiques de treize syllabes et rimes plates, tandis qu’un autre chapitre est constitué de distiques de décasyllabes et rimes plates. La richesse des formes employées ajoute un aspect ludique au poème narratif, tandis que l’érudition et le soin apporté à la conception permettent aux lecteurs d’identifier le narrateur hétérodiégétique comme étant l’auteur lui-même, le papa-poète à qui s’adresse la petite fille à la fin du récit : « Et à travers la porte — Il faut raconter ça! / Crie-t-elle vivement : Papa! Mon cher papa[11]! » (Jékely, 1955: 46) Selon Gergely Kardeván Lapis, le rêve est un lieu privilégié dans la poésie de Jékely, qui non seulement tenait un journal intime inscrivant ses rêves, mais surtout les transcrivait régulièrement dans ses poèmes : « L’espace devient le matériau du poème en tant qu’espace métaphorique et le rêve, en tant que processus psychique objectif non contrôlé par la conscience — tous les deux, par conséquent, participent à la genèse de la poésie en tant que signes à interpréter[12]. » (2016: 61) Aussi ajoute-t-il que « la représentation de l’espace et la description du rêve sont codées par des signes linguistiques, mais comme des signes qui “précèdent” le langage (cf. comme des choses au lieu de mots, comme des phénomènes au lieu d’expressions)[13]. » (69) Le langage joue un rôle essentiel dans l’accès à nos rêves, car ces derniers n’existent que sous une forme médiatisée et arrivent à la conscience par le biais de la remémoration et de la description. L’espace métaphorique de la poésie est hanté par la figuration en deçà des mots, une dimension qui est ici tout particulièrement riche dans son rapport aux photographies, qui soutiennent la confusion spatiale et référentielle des figures poétiques. La frontière poreuse entre réalité et fiction présente au niveau du texte se retrouve également dans les images, car l’actrice-enfant qui joue Csunyinka est photographiée en train de dormir et de se réveiller, puis comme protagoniste de son propre rêve.

Károly Gink, Csunyinka álma (1955)   

Photographie tirée de Jékely Zoltán, Csunyinka álma, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Ifjúsági Könyvkiadó, 1955, p. 43.  

-> Voir la liste des figures

Toutefois, cette histoire mi-rêvée, mi-réelle, qui s’accorde avec le jeu de confusion des illustrations, n’a pas convaincu la critique de l’époque, qui reçoit défavorablement l’ouvrage. Péter Rényi, journaliste et membre du parti communiste, vante le travail de la lumière qu’effectue le photographe, mais ajoute par ailleurs qu’un enfant est incapable d’en apprécier la subtilité. Selon lui, l’essence de la photographie se trouve dans sa valeur documentaire et, par conséquent, elle ne convient pas pour montrer un univers fantastique. Il déplore aussi l’utilisation des marionnettes et trouve que, lorsqu’elles sont placées dans les décors réels, leur matérialité s’accentue et que cela détourne le lecteur de l’univers magique du conte (1956). Nous voyons derrière cette argumentation l’idée reçue datant du XIXe siècle selon laquelle la photographie, à cause de sa précision, ne peut pas être artistique[14] et, qu’en tant qu’illustration, son réalisme fait obstacle à la fantaisie des enfants (Campany, 2008). Selon un autre critique, le manque de succès commercial du livre démontre qu’il s’agit d’un échec éditorial (P.B., 1957). Ce rejet n’est sans doute pas partagé par les jeunes lecteurs, dont certains, des années plus tard, se remémorent le livre comme ayant été déterminant dans leur jeunesse :

À Pécs, le dentiste János Új, et sa femme, Madame Irén, membres d’une famille et amis vivant dans notre quartier, m’ont offert un livre d’une rare beauté, d’une grande valeur autant par son contenu que par sa forme. Un livre de contes poétiques, Csunyinka álma, de Zoltán Jékely (qui avait été impitoyablement banni de la littérature hongroise pour adultes et se cachait à l’époque dans les poèmes pour enfants, et qui devint plus tard l’ami le plus proche et le plus cher de mes jeunes années d’écrivain)[15].

Albert, 1995: 51

On peut imaginer alors que les critiques négatives trouvent leur origine dans des motivations politiques. Deux créateurs suspects font paraître un livre pour enfants sur le thème du rêve alors même que l’un des deux fut disgracié justement à cause de son recueil de poésie intitulé Rêve : il n’est pas très étonnant que cela ait paru douteux aux yeux du pouvoir, même si aucune allusion politique n’est faite dans l’ouvrage. Ajoutons, pour finir, que la poésie destinée aux enfants, l’illustration de la littérature jeunesse, mais aussi le théâtre de marionnettes étaient moins contrôlés et moins soumis à la censure, et que la période allant des années 1950 aux années 1970 est considérée comme l’âge d’or de ces trois domaines en Hongrie[16].

A fülemüle 

L’autre livre de Gink photoillustré pour les enfants, intitulé A fülemüle (Le rossignol, 1957), est d’un ton tout à fait différent. Les clichés illustrent un conte du poète János Arany et une indication sur la page de titre précise qu’il a été conçu pour le 140eanniversaire de la naissance du poète. Né en 1817 et mort en 1882, János Arany fut l’un des premiers artisans de la collecte des contes folkloriques hongrois. Les photos sont en couleurs et bien que le livre soit classé dans la catégorie de la littérature jeunesse, le texte original de 1854 ne fut pas expressément écrit pour les enfants. Le conte en vers décrit, avec un ton très ironique, l’histoire de deux fermiers voisins, Péter et Pál (Pierre et Paul), qui vivent en mauvaise intelligence. L’intrigue se développe autour d’un arbre, un noyer qui a poussé juste à côté de la grille et dont quelques branches s’étendent au-dessus du terrain du voisin. Un jour, un rossignol vient se percher sur ses branches et se met à lancer de merveilleuses roulades. Les deux voisins se mettent alors à se disputer pour savoir à qui appartient le chant du rossignol. La querelle dégénère en procès et les deux paysans essaient à tour de rôle de corrompre le juge. Ce dernier, après avoir constaté que le litige en question n’est pas prévu par la loi, renvoie les plaideurs et dit, en faisant sonner les pièces d’or qui lui ont été remises pour le corrompre :

L’oiseau n’a pas du tout chanté

De l’un ou de l’autre côté,

Mais pour moi (poche gauche montrant)

Et pour moi (poche droite pointant).

Veuillez donc disposer

Arany, 2019: 52

Károly Gink, A fülemüle (1957)  

Photographie tirée de János Arany, A fülemüle, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Képzőművészeti Alap Kiadóvállalata, 1957, p. 5.  

-> Voir la liste des figures

Ce poème narratif satirique emprunte à son tour des motifs de contes folkloriques, ainsi l’indécision du temps et du lieu de la narration, courante dans les contes traditionnels.

Au temps jadis où les Hongrois

S’exprimaient encore comme suit :

« Si procès tu veux, tu l’auras! »

(des temps depuis lors enfuis)

Quelque part, là, sur notre sol,

Vivait un homme, mon ami Paul,

Et son voisin du nom de Pierre,

De cette fable, tous deux matière.

49

Les noms des deux protagonistes Pierre et Paul (Péter et Pál) étaient parmi les plus courants à l’époque du poète. Ainsi réussit-il à généraliser : tout le monde peut se reconnaître dans les personnages de l’histoire. La brièveté du récit, son côté humoristique et didactique l’apparente au genre du fabliau ou de l’exemplum (Demers et Gauvin, 1976: 174-176). János Arany rédige ce poème en 1854, dans sa période dite de « Nagykőrös », au cours de laquelle sa production est emplie d’un chagrin découlant de l’échec de la révolution et de la guerre d’indépendance hongroise de 1848-1849 et de la perte de son ami le poète Sándor Petőfi. En 1854, le poème fut interprété comme un acte de résistance passive. A la fin de la guerre d’indépendance, durant la période du néoabsolutisme, l’Empire des Habsbourg tenta d’annexer la Hongrie par la centralisation de l’administration. La langue administrative devint uniformément l’allemand et des fonctionnaires germanophones furent placés dans des positions importantes. La fable de János Arany, qui se moque de la bêtise des deux voisins, dépeint le système juridique, aux mains des Autrichiens, comme injuste et corrompu. Arany montre par cette parabole que dans la querelle de deux partis, c’est le troisième qui finit toujours par l’emporter. Tant que les Hongrois se battront entre eux, tant qu’ils seront divisés et ne pourront pas lutter ensemble pour un objectif commun, seule la cour de Vienne en profitera.

La mise en page du Rossignol est régie par une certaine uniformité. Dans le livre, les dix-huit photographies couleur (on en trouve deux supplémentaires sur la couverture et au dos du livre) sont au format portrait, sans bordures, et occupent l’entièreté de toutes les pages de droite (à part trois). Képzőművészeti Alap Kiadóvállalata (les Éditions de la Société des Fonds des Beaux-Arts) publie ce livre de 42 pages, tandis que Ifjúsági Könyvkiadó (Éditeur de livres pour la jeunesse) avait édité Csunyinka álma. Les deux ouvrages ont le même format (environ 15 x 21 cm), mais A fülemüle a une reliure en spirale. Dans ce deuxième livre, le poème narratif est également illustré de façon littérale, bien que le récit soit assez pauvre en action. On voit d’abord les protagonistes un à un (Paul, Pierre et le rossignol), puis les voisins se bagarrer, avant que chacun tente de corrompe le juge, qui les renvoie après avoir livré sa sentence. La série de photographies se clôt par un cadrage serré sur les deux voisins, suivi d’un cliché où l’on voit le rossignol à l’arrière-plan d’un encrier et d’une plume symbolisant la puissance juridique.

Les photographies, selon un critique de l’époque, se présentent comme un spectacle de marionnettes transposé en livre : « C’est un véritable petit théâtre de marionnettes qui s’offre au lecteur. En feuilletant les photographies en couleurs, on s’attend à chaque instant à ce que les marionnettes des personnages bien connus se mettent à parler[17]. » (P.M., 1957) Les illustrations sont fidèles au contexte original du conte : les marionnettes sont vêtues de tenues typiques de l’époque de János Arany et, dans les décors, sont visibles des objets folkloriques provenant du Musée des Arts et Métiers (Iparművészeti Múzeum) : des poteries, des tapisseries, des meubles peints avec des motifs folkloriques. Les vues intérieures ont en fait été prises dans le musée même (P.M., 1957). Les gros plans sur les visages et les parties du corps rendent visible la texture des tissus qui composent les marionnettes, et cette matérialité provoque un effet de réel troublant. Les gros plans avec les poses tordues, la texture accentuée des poupées, les couleurs saturées des images s’accordent avec le style satirique du poème narratif. Le récit lui-même opère sur l’extrapolation d’un événement anodin et absurde : la querelle de deux voisins pour le chant du rossignol. La relation entre les protagonistes est signifiée par le rapprochement des marionnettes et leur disposition spatiale. Au début du livre, Pál et Péter figurent côte à côte dans une photo cadrée en pied, puis des cadrages serrés alternent avec des plans tailles, évoluant au fil du livre vers le gros plan qui confère une intensité et une tension aux clichés. La bagarre des voisins se tapant dessus avec des bâtons prend des allures guignolesques. Tantôt Pál, tantôt Péter figure au-dessus de l’autre voisin, avant que, finalement, le juge se place au-dessus des deux, montrant symboliquement son pouvoir.

Károly Gink, Sans titre (1956) et A fülemüle (1957)  

Photographie tirée de Gyula Illyés, Dózsa György. Dráma három felvonásban, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Szépirodalmi kiadó, 1956, n.p.  

Photographie tirée de János Arany, A fülemüle, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Képzőművészeti Alap Kiadóvállalata, 1957, p. 41.  

-> Voir la liste des figures

Il n’est probablement pas anodin que Károly Gink choisisse d’illustrer ce conte[18] en 1957, une année après l’échec de la révolution de 1956 contre le régime communiste hongrois et les politiques imposées par l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), et après sa tentative ratée de quitter le pays. À la suite de la répression des insurrections, la Hongrie est occupée par les Russes et le corps politique actif dans les manifestations de 1956 est en partie exécuté et remplacé par des fonctionnaires soutenant le régime en place. La similitude entre ces deux épisodes historiques appuie la lecture symbolique de l’oeuvre. Cette perspective est par ailleurs renforcée par la reprise dans A fülemüle (1957) de cadrages utilisés par Gink pour l’illustration de Dózsa György (1956), une pièce de théâtre de Gyula Illyés, mise en scène par Endre Gellért et parue en format livre en 1956 avec les photos de plateau de Gink. Il en va ainsi de deux images aux cadrages très serrés, ne montrant que des têtes dont les expressions grimaçantes accentuent l’impression de drame. Toutes deux figurent au point culminant de l’intrigue de leurs ouvrages respectifs. Dans A fülemüle, elle accompagne la morale résumée par le narrateur hétérodiégétique sur l’avant-dernière page (Arany, 1957: 41 et 43) :

Pareilles zizanies

N’ont plus cours aujourd’hui,

Chacun s’en félicite,

Heureuse réussite.

Entre parents, voisins,

Collègues et cousins

Règnent l’entente et l’harmonie,

Tant le Hongrois, procès honnit.

Les frères confèrent en confrères,

Les citoyens en concitoyens.

Nul ne songe à poursuivre un autre

En justice, dont tous sont apôtres

Arany, 2019: 53

Le ton ironique insinue le contraire de ce qui est annoncé : l’insatiabilité et les querelles internes continuent de façonner l’histoire des Hongrois.

La pièce de théâtre historique de Gyula Illyés fut tout de suite comprise par ses contemporains comme une oeuvre symbolique, se rattachant à la tradition des représentations picturales de thèmes historiques à double signification (Victor Madarász, Bertalan Székely, Gyula Benczúr, etc.) qui étaient justement à la mode à l’époque de János Arany. György Dózsa, qui donne son nom à la pièce, fut le chef sicule d’une grande jacquerie paysanne en 1514, avant d’être capturé et exécuté de manière atroce. Gyula Illyés montre, à travers la chute de la révolution paysanne, l’écrasement d’une nation qui, faute d’union, est démantelée par les conflits internes. La photographie au cadrage très serrée de Gink représente János Zápolya (joué par Tamás Ungvári), un des plus grands propriétaires fonciers de Hongrie et allié de la noblesse, essayant de convaincre György Dózsa (joué par Ferenc Bessenyei) d’unir leurs forces contre l’Empire ottoman. Le chef de la jacquerie paysanne refuse, convaincu qu’il s’agit d’une ruse. Cette scène de dispute décide du sort de la Hongrie, de l’occupation ottomane à la suite de la bataille de Mohács. Selon Jenő Illés, le drame DózsaGyörgy a anticipé la révolution de 1956 :

[L]es évènements historiques de l’époque ont rejoué presque à l’identique la trame décrite dans le drame quelques mois seulement après la première théâtrale. Cela fut une expérience glaçante de suivre le drame du destin d’Imre Nagy, son embuscade, sa prise au piège dont la seule issue était la mort[19].

1999: 69

Károly Gink, A fülemüle (1957)   

Photographie tirée de János Arany, A fülemüle, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Képzőművészeti Alap Kiadóvállalata, 1957, p. 25.  

-> Voir la liste des figures

Károly Gink, A fülemüle (1957)  

Photographie tirée de János Arany, A fülemüle, avec des photographies de Károly Gink, Budapest : Képzőművészeti Alap Kiadóvállalata, 1957, p. 37  

-> Voir la liste des figures

Les autres images des deux livres ne présentent pas de similitudes, mais les deux histoires illustrées par Gink apparaissent comme des représentations de la répression.

Stefano Monzani, reprenant les analyses d’Annie Cardinet, montre que les contes mettent en oeuvre un monde symbolique qui sert à assurer la transmission culturelle, ainsi « le conte constitue par sa nature même une médiation » (2005). L’histoire du rossignol sert à montrer la bêtise humaine et a clairement une visée didactique au-delà de sa signification symbolique de l’oppression, un sens codé et peu compréhensible sans la connaissance du contexte culturel et historique de la genèse de l’oeuvre et éventuellement tout à fait ignoré par les enfants. Lors de la parution de ce deuxième livre, la critique ne mentionne pas cette lecture symbolique, mais vante le projet en tant qu’illustration photolittéraire. Pál Bence parle même de l’invention d’un nouveau genre : « le livre photoillustré pour les enfants » comme l’insinue le titre de sa critique, « Új műfaj à könyvillusztrációban » (Un nouveau genre dans l’illustration livresque) (P.B.,1957[20]). Il ajoute toutefois que Gink a su apprendre des erreurs de son premier livre avec Jékely. Selon Bence, l’utilisation de la couleur et la simple structure des images sont les clés de réussite de l’ouvrage, mais il précise aussi qu’il est plus facilement compréhensible car destiné à un lectorat plus âgé.

Le livre a rencontré un tel succès qu’il a même été traduit en chinois (s.a., 1958). Pourquoi une telle différence entre la réception des deux livres? Est-ce à cause de la présupposition des adultes que la présence d’une petite fille en chair et en os dans les photos de Csunyinka álma freine l’imagination des enfants? Faut-il y voir une cause politique et avant tout la position d’éminence grise de Péter Rényi, critique du premier livre? Ou bien est-ce dû au fait que Zoltán Jékely est alors considéré comme persona non grata tandis que le second livre revisite l’oeuvre d’un poète déjà ancien et reconnu? Ou encore est-ce lié au lent assouplissement de la politique culturelle qui s’opère à la suite des événements de 1956? Ce qui est certain, c’est que Károly Gink, malgré ce succès, ne publiera plus d’autres livres photoillustrés destinés à la jeunesse[21]. En dépit de son geste novateur, très peu de photographes ou éditeurs hongrois ont ensuite suivi cet élan d’illustrer des contes pour enfants par la photographie[22], et ce, même jusqu’à nos jours[23].

Cela dit, Gink, dont les oeuvres étudiées ici sont les premiers livres, retient de cette aventure le goût pour la collaboration avec des écrivains, ainsi que pour les jeux subtils entre le texte et l’image au sein de la mise en page. Il publie par la suite une vingtaine de livres photolittéraires de genre « portrait de pays ou de ville », toujours en collaboration avec des auteurs, ainsi qu’une trilogie des oeuvres scéniques de Bartók (avec la complicité du poète Dezső Keresztury), qu’il juge être son oeuvre majeure[24] (Tőry, 2004 [1982]). Dans son travail d’illustration des contes, Károly Gink s’approprie réellement les textes et, même si son nom ne figure pas sur la page du titre, le photographe fait véritablement oeuvre d’auteur.