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Tardivement constituée en tant que telle, la littérature jeunesse est en quête permanente de sujets qui susciteront l’intérêt des jeunes lecteurs et lectrices, hésitant entre les récits immémoriaux et ceux qui tissent un lien consubstantiel avec l’actualité au sens large[1]. L’édition se fait l’écho de ces partis pris en élaborant des collections où se travaillent tantôt des thématiques intemporelles, tantôt des sujets issus de préoccupations du temps présent. Dans ce panorama, les contes patrimoniaux (de Perrault, de Grimm, d’Andersen, ou encore les folkloriques ou ceux des régions et pays) occupent une place particulière et leur structure suffisamment malléable en fait une manne éditoriale en matière de réécriture, une fois établie « une usure des représentations et des affects que semblent éveiller [leurs] personnages » (Genardière, 1996: 8). La plasticité morphologique est telle qu’elle permet de renouveler le conte à l’infini, en l’adaptant si nécessaire à des contextes nouveaux. Ainsi assiste-t-on à la publication régulière de nouvelles éditions des contes dont l’originalité réside surtout dans les illustrations qui les accompagnent. Dessins, gouaches et autres aquarelles représentent les personnages des contes selon des esthétiques évolutives. Ces éditions, principalement à destination de jeunes lecteurs et lectrices, connaissent simultanément un processus d’adaptation où prime l’intention renouvelée de transmettre diverses mises en garde à leur lectorat. Parallèlement, se développe un phénomène de réécritures selon la définition qu’en donne Hermeline Pernoud : « Réécrire, c’est raconter une histoire connue de tous en conservant le squelette, c’est-à-dire les objets nécessaires à l’identification, et en se l’appropriant, par le déplacement vers d’autres temps, espaces ou modes de lecture. » (2018: 9) Ces entreprises s’attachent à tirer tout le parti imaginable des possibilités offertes par le conte en matière de création, à bousculer un ordre du récit a priori donné comme immuable.

En effet, la pérennité du genre, sous des formes souvent à peine renouvelées depuis des siècles, suggère le caractère matriciel du conte dans la littérature jeunesse. À partir de lui, d’autres textes sont possibles, mais le conte reste la base de tout récit qui en propose une réécriture. Une autre force du conte tient à ses caractéristiques littéraires. L’analyse faite par Vladimir Propp de la morphologie du conte (1970 [1928]) a permis de mettre en évidence la structuration implicite de ce type de récit : un héros doit affronter une série d’épreuves et, dans ce parcours, il va être aidé par des « adjuvants[2] », bonnes fées et esprits, tandis que des « opposants », mauvaises fées, ogres et dragons, vont s’employer à dresser devant lui toutes sortes d’obstacles.

En ce début de XXIe siècle, on observe la multiplication de propositions éditoriales qui questionnent, selon de nouvelles modalités, les textes matriciels des contes. Déjà dans les dernières décennies du XXe siècle, on avait vu des réécritures de ces textes non seulement dans des versions destinées aux enfants mais aussi dans d’autres visant davantage un public adolescent voire adulte, en mesure d’apprécier les anachronismes, les décalages et, de façon générale, le pastiche post-moderne érigé en système d’écriture. En Espagne, par exemple, trois autrices reconnues ont proposé des réécritures de trois contes célèbres : Carmen Martín Gaite avec Caperucita en Manhattan (1990), Ana María Matute avec El verdadero final de la Bella Durmiente (1995) et Belén Gopegui avec El padre de Blanca Nieves (2007). Dans Caperucita, Carmen Martín Gaite a d’ailleurs recours à d’autres récits de la littérature jeunesse, en particulier Alice’s Adventures in Wonderland de Lewis Caroll (1865). Dans les mêmes années, l’industrie cinématographique est passée d’une offre de contes façon Walt Disney « pour enfants sages », à des versions décalées : la saga Shrek (Andrew Adamson et Vicky Jenson, 2001-2010) est un bon exemple de cette évolution. Enfin, on a pu observer en France le passage du conte de fées au conte de faits-divers, manifestement davantage en consonance avec les préoccupations de la société contemporaine : vie dans les banlieues, violence, chômage, guerre, racisme[3]… C’est dire la diversité de la production littéraire englobée dans l’expression « réécritures des contes ». Dans ce contexte, la maison d’édition Alkibla, sise au Pays basque espagnol, avec la collection « Te Cuento », dont le slogan publicitaire est « Une nouvelle version des contes de toujours en images et en mots[4] », présente une proposition qui permet de réfléchir aux enjeux de ce phénomène. À partir des volumes de la collection, l’étude à suivre met en évidence les modalités d’une réécriture des principaux contes patrimoniaux associant deux registres, l’un verbal et l’autre visuel, et dégage les apports d’une telle entreprise.

La collection « Te Cuento »

Zuri Negrín, Couvertures des ouvrages de la collection « Te Cuento » (2014-2017)   

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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La collection est lancée en novembre 2014 à l’initiative d’Alkibla, petite maison d’édition éloignée des grands réseaux de distribution (elle refuse en particulier d’être référencée chez Casa del Libro, premier distributeur en Espagne) et seulement accessible auprès d’un nombre limité de libraires en région. Peu connue du grand public, elle fait partie d’une entreprise d’activités culturelles du même nom, en lien avec la photographie, fondée en 1998 et qui compte de nombreuses collaborations avec des institutions comme PhotoEspaña, Festival ExploraFoto de Salamanca, ainsi qu’avec des figures majeures de la photographie en Espagne (Clemente Bernad, Alberto García Alix, Rafael Navarro Garralaga, Daniel Ochoa de Olza), au Portugal (Paulo Nozolino), en Italie (Ferdinando Scianna), au Brésil (Miguel Rio Branco), au Pérou (Morgana Vargas Llosa), au Mexique (Graciela Iturbide) et aux États-Unis (James Nachtwey). Les productions récentes de l’entreprise s’orientent vers des projets reposant sur des processus de création qui associent plusieurs disciplines, et font une large place à la photographie. La collection « Te Cuento » en est un exemple remarquable avec un déploiement très rapide entre 2014 et 2015. Les 12 volumes alors publiés ont été suivis d’un autre en 2017.

Un duo complémentaire est à l’origine de ce projet de relecture des contes patrimoniaux : Carolina Martínez, forte d’une expertise étendue dans le domaine de la photographie, et Clemente Bernad[5], photographe, en assurent la direction. Invité à brosser son autoportrait, Clemente Bernad, qui porte un intérêt particulier aux questions sociales et politiques, met en avant le doute permanent qui est le sien et qui a très certainement donné ses orientations à la collection dont il est l’auteur de l’ensemble des photos publiées :

Personne et photographe vont dans la même direction, en parallèle. Dans les deux cas, je doute beaucoup, parce que j’aime ça. Je suis curieux. Le doute me conduit à adopter une attitude de scepticisme, presque militante. Quelque chose peut m’intéresser énormément mais immédiatement je vais commencer à le mettre en question. En matière de photographie, je fuis la facilité et je finis par tomber dans des histoires complexes et ambiguës, qui demandent beaucoup d’efforts mais qui procurent une satisfaction professionnelle[6].

Clemente Bernad, Sans titre (2004)  

Photographie tirée de José Ovejero et Clemente Bernad, La sirenita, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 2, 2014  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia (2017)   

Pages tirées de David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 13, 2017  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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Commande des éditeurs aux auteurs et autrices, l’initiative qui fait dialoguer, à l’aveugle, texte et image est singulière en raison de son ampleur, il ne s’agit pas d’un ouvrage mais d’un ensemble réuni dans une collection éditoriale, et dans la mesure où le résultat final relève entièrement de l’autorité des éditeurs. Le cadre éditorial repose sur un principe simple : il s’agit d’associer un reportage photographique et la réécriture d’un conte par un auteur ou une autrice choisi par l’éditeur et connu pour l’engagement de sa plume sur les sujets de société. Les écrivains et écrivaines retenus jouissent d’une notoriété variable, depuis des personnalités très célèbres à d’autres, plus discrètes ou plus locales : Manuel Rivas, Belén Gopegui, Patxi Irurzun, José Ovejero, Marta Sanz, Isabel Bono, Emilio Silva, Javier López Menacho, Isaac Rosa, Felipe Zapico, Hasier Larretxea, David Benedicte, Juan Carlos Mestre et Juan Carlos Monedero. Toutes et tous se retrouvent derrière le projet qui leur a été proposé avec comme seule contrainte le respect de la structure du conte[7]. Il ne s’agit pas tant d’un pastiche du texte originel que d’une lecture de l’actualité à la lumière d’un conte, ainsi que l’explique la déclaration d’intention éditoriale rappelée sur le rabat de la quatrième de couverture de tous les volumes de la collection :

TE CUENTO associe mots et images documentaires, réunissant des versions actualisées des contes classiques et des discours documentaires sur des thèmes d’actualité[8].

Lors de la présentation du premier volume, Clemente Bernad détaillait le projet en ces termes :

L’idée est d’élaborer une sorte de frise dans laquelle, à travers les contes et les photographies, on racontera l’histoire de ce moment si particulier que nous vivons maintenant, toujours en s’inscrivant dans notre contexte culturel et politique immédiat[9].

Pizarro, 2015

L’objet-livre est particulièrement original. Les caractéristiques matérielles de la collection sont un petit format (15 x 21 cm), une couverture monochrome pelliculée, une reliure souple plastifiée avec deux larges rabats et du papier glacé utilisé pour les 46 ou 50 pages. Les couvertures imaginées par Zuri Negrín font appel à une palette de couleurs vives pour le fond, tandis que les illustrations sont en noir et blanc. Chaque exemplaire est illustré de 15 à 20 photographies noir et blanc ou couleur issues d’un reportage photographique. Les clichés occupent de pleines pages, sans marges ni légendes. À la fin de chaque volume, dans une rubrique intitulée « Apuntes sobre el reportaje fotográfico » (« Notes sur le reportage photographique »), Clemente Bernad revient sur les circonstances du reportage. La diffusion prévue est modeste, avec des tirages de 700 exemplaires.

Lire dans la collection « Te Cuento »

En matière d’usage de la collection, recommandation est faite d’organiser autour des ouvrages des situations d’échanges à finalité didactique. L’école et la famille sont les deux milieux clairement identifiés pour un travail autour des textes. Cette perspective pédagogique est présentée sur le rabat de quatrième de couverture :

Les titres de TE CUENTO s’adressent à tout type de public à partir de 10 ans, et sont particulièrement recommandés pour un travail en milieu éducatif et familial, favorisant l’esprit critique et la mise en relation de contenus littéraires basés sur la fiction, avec des images de référent réel[10].

L’ambition est affirmée de développer l’esprit critique des jeunes lecteurs et lectrices et de leur donner les clefs interprétatives pour comprendre un certain nombre de situations qu’ils sont amenés à croiser. En revanche, aucune recommandation particulière de lecture n’est formulée : à eux et à elles de façonner leur expérience. Soit ils lisent en continu le texte en faisant abstraction (dans la mesure du possible) des images; soit ils ne regardent que les photos et tournent les pages de texte; mais ils ont aussi le loisir de s’essayer à une lecture en simultané, en alternant les pages de texte et de photos, dans l’ordre de l’ouvrage. Dans cette dernière option, c’est une triple lecture synchrone qui est proposée au lecteur, car il convient aussi de se référer implicitement au texte originel (le conte dans sa version patrimoniale) afin de disposer d’une grille de lecture. Et c’est alors que le titre joue pleinement son rôle en convoquant d’emblée le texte premier. Dans la collection « Te Cuento », les titres ne sont pas modifiés et l’illustration de couverture retenue renvoie au conte patrimonial même si les auteurs et autrices des réécritures intitulent leurs textes différemment : « Kaperu, El hombre de la casa » (« Kaperu, L’homme de la maison »), « Las palabras que ensucian el ruido del mundo » (« Les mots qui salissent le bruit du monde »), « Puedes llamarme pato » (« Tu peux m’appeler canard »), « Lobo y los tres cerditos » (« Loup et les trois petits cochons »), « La crisis, a terapia » (« La crise, en thérapie »), « La tablet roja » (« La tablette rouge »), « Limpiando Hamelín » (« Toilettant Hamelin »), « El músico de Bremen » (« Le musicien de Bremen »), « El traje nuevo del emperador 2.0 » (« Les habits neufs de l’empereur 2.0 »), « Al otro lado del camino » (« De l’autre côté du chemin »), « Cenicienta desencadenada (« Cendrillon déchaînée »), « Belleza interior » (« Beauté intérieure »).

Clemente Bernad, Sans titre (2009)   

Photographie tirée de Patxi Irurzun et Clemente Bernad, Caperucita roja, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 1, 2014  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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Pour le premier volume de la collection, le choix s’est porté sur l’un des contes les plus connus : Le Petit Chaperon Rouge (Caperucita roja, Irurzun et Bernad, 2014). Il s’agit d’une version urbaine, dans la jungle de la ville[11], avec Kaperu, jeune graffiteuse qui doit son surnom à son pull à capuche rouge. Le récit porte sur le harcèlement dont elle est victime de la part de son ex-petit-ami. Au-delà d’une simple transposition dans le monde actuel, l’histoire du Chaperon rouge se trouve totalement réécrite dans la mesure où le texte dialogue avec des images tirées du corpus de photographies prises lors des premières semaines d’une disparition inquiétante en Espagne. L’actualité est immédiatement convoquée : celle, en janvier 2009, de l’histoire de Marta del Castillo, jeune sévillane victime de Miguel Carcaño, son petit-ami au moment des faits. Proposant principalement des images en noir et blanc de l’enquête sur les rives du Guadalquivir ainsi que des rassemblements de la population dans les jours qui ont suivi l’événement, le reportage présente aussi deux pleines pages de photos couleur pixellisées du présumé coupable. Si à l’origine, et dans les versions de Perrault et des frères Grimm, le conte interrogeait le passage de l’enfance à l’âge adulte suivant un chemin initiatique, désormais il se fait l’écho direct et tragique de possibles catastrophes lors de cette transition. Le loup prend les traits d’un prédateur sexuel et, loin de toute métaphore, c’est sur le viol, les violences subies par la victime, que se focalise l’attention du narrateur.

Un « binôme fantastique »

Parmi les photos reproduites dans la collection, un certain nombre est issu de reportages photographiques antérieurs de Clemente Bernad, qui trouvent ici une nouvelle vie éditoriale, tandis que d’autres ont été réalisés expressément pour la collection. Avec Carolina Martínez, le photographe explore le rapport entre texte et image en mettant en pratique l’idée de « binôme fantastique » théorisé par Gianni Rodari (1973) : « Nous voulons que photographies et textes soient des discours libres et autonomes, racontant des choses différentes et qu’en les mettant en contact de nouvelles lectures et impressions surgissent[12]. » (Bernad, 2015) En effet, même lorsqu’elles ont pu faire l’objet d’une commande spécifique, les images n’ont pas été réalisées en vue d’être associées avec le texte qui les accompagne dans la collection. Une particularité qui est soulignée par Patxi Irurzun, auteur du texte du premier volume de la collection :

Je crois qu’il faut dire que nous avons participé à ce projet sans savoir quelles seraient les photos qui accompagneraient le texte par la suite, en théorie chaque discours est autonome, mais ce qui est intéressant, c’est la façon dont les vases communicants se sont établis[13].

Benedicte et Irurzun, s.d.

Cette absence de concertation préalable entre auteur, autrice et photographe est particulièrement remarquable, et caractéristique de ce projet éditorial.

L’ambition des éditeurs est bien de mettre les contes au service d’une compréhension critique du monde par les lecteurs :

Nous proposons un travail littéraire qui repose sur les grands archétypes narratifs que sont les contes classiques, mélangé à un discours narratif photographique documentaire, qui nous parle d’histoires vraies qui se passent ici et maintenant. Ainsi, de cette manière, nous tentons de saper quelques certitudes classiques. C’est pourquoi nous pensons avoir besoin d’un lecteur actif et curieux, sans goût pour les sentiers battus, un lecteur qui se laisse surprendre et qui participe activement à notre projet[14].

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Auteurs et autrices ont ainsi suivi la consigne, et sous la plume de Marta Sanz, la marâtre de Blanche-Neige est une femme pleine de bons sentiments, maltraitée par le roi en raison de sa stérilité, qui sauve la jeune princesse du conte des griffes de nains pervers (Sanz et Bernad, 2014). Blanche-Neige devient ainsi une fable sur la maternité. La parole est donnée au miroir qui, de simple accessoire au service des angoisses d’une reine vieillissante, devient le témoin privilégié des drames vécus par les femmes victimes de violences machistes. Confident d’une reine vieillissante et stérile, elle-même bafouée par un roi porteur de valeurs patriarcales aliénantes, le narrateur-miroir revisite le conte en profondeur. Assorti d’un reportage photographique sur la vie des femmes sahraouies dans le camp de réfugiés de Tinduf, le livre s’oriente vers une réflexion sur l’existence des femmes, des mères notamment, avec une série de portraits de femmes et enfants surpris dans leurs activités du quotidien ou dans leurs jeux. Dans La petite sirène, ce sont des photos du rapatriement du corps de Malika Laaroussi, jeune migrante qui, en 2004, a trouvé la mort en arrivant sur la côte espagnole dans une embarcation de fortune, qui sont utilisées pour rappeler le drame quotidien des migrants (Ovejero et Bernad, 2014). Les trois petits cochons est l’occasion pour Emilio Silva[15] d’évoquer les expulsions des immigrés (Silva et Bernad, 2015). Une mère qui élève seule ses enfants se voit signifier un avis d’expulsion qui provoque en elle une crise de désespoir telle que ses larmes remplissent sa maison et que, lorsqu’au matin l’inspecteur Loup vient avec ses hommes, une énorme vague d’eau salée les propulse dans un lieu lointain et inconnu. À ce drame est juxtaposée l’évocation photographique de la lutte d’un collectif d’ouvriers agricoles andalous pour reprendre les terres qu’ils travaillent. Le vilain petit canard permet à Isabel Bono de traiter de la différence et du harcèlement scolaire en contant l’histoire d’une jeune fille qui veut devenir religieuse et finit par se suicider (Bono et Bernad, 2015), tandis qu’avec Les musiciens de Brême, Manuel Rivas envisage la crise économique et morale (Rivas et Bernad, 2015) et que, profitant de l’accession au trône de Felipe VI après l’abdication en sa faveur du roi Juan Carlos I, Felipe Zapico remet en question le régime monarchique espagnol avec Le costume neuf de l’empereur[16] (Zapico et Bernad, 2015). L’auteur contribue ainsi à corriger la version « conte de fées » de la transition démocratique espagnole après les années de dictature franquiste, version dans laquelle Juan Carlos tient le rôle du prince charmant. Zapico fait allusion sans ambiguïtés à la corruption du monarque et à ses comportements délictueux et amoraux :

Un jour le vieil empereur dut s’en aller précipitamment en raison de tous les méfaits commis durant son mandat pourri. En une longue série d’épisodes le conduisant vers la sortie s’accumulèrent éléphants massacrés, sombres affaires, amours avec des marquises refaites, patriotisme décaféiné et naphtaline en grande quantité[17].

Zapico et Bernad, 2015: 7

Le texte porte une ombre certaine au reportage couleur réalisé par Clemente Bernad le jour de l’accession au trône. Le photographe, dans la rubrique « Notes » en fin de texte, rappelle qu’au moment même où Felipe de Borbón passait l’anneau au doigt de Letizia Ortiz, les premiers ossements d’une fosse commune de la guerre civile espagnole étaient mis au jour (2015: 46). L’image de la monarchie espagnole se trouve totalement désacralisée, ses représentants et représentantes délégitimés et le petit volume participe de la révision du discours longtemps officiel de l’« immaculée transition » (Casanova, 2021). Quant à Cendrillon, elle organise avec ses amies une fête alternative à celle du prince (Mestre, 2015). Et c’est sous la pluie que la Bête se rend à Madrid à une réunion de thérapie de groupe dans un foyer d’accueil (Benedicte et Bernad, 2017). Pour Le Petit Poucet, Hasier Larretxea raconte l’histoire d’un poussin né dans un bois qui peu à peu devient un milieu hostile alors que Clemente Bernad propose des images d’objets trouvés dans les fosses de la guerre civile (2015).

Clemente Bernad, Sans titre (1998)   

Photographie tirée de Marta Sanz et Clemente Bernad, Blancanieve, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 3, 2014  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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Les thématiques ainsi évoquées s’inscrivent dans une actualité brûlante de l’Espagne contemporaine, mais rejoignent toutes des interrogations sociales, politiques et culturelles plus larges : violences de genre, harcèlement scolaire, immigration, exercice du pouvoir politique, maternité, précarité, chômage… Les photographies qui rythment les pages, alternant plans larges et serrés, portraits individuels et de groupe, font que le réel perçu par l’oeil du photographe s’infiltre au coeur des contes. L’intention déclarée des éditeurs est bien de forger un regard critique chez les lecteurs et lectrices, comme le souligne Carolina Martínez : « C’est le jeu que nous proposons, une couverture qui nous emmène dans un monde de fantaisie et, une fois le livre ouvert, la réalité vous tombe dessus[18]. » (Cappa Granada. 2014) De la sorte, « la part d’ombre des contes » à laquelle fait allusion Christiane Connan-Pintado (2018: 44) se trouve mise en lumière, suggérant une nouvelle lecture. En soulignant les similitudes et différences entre mythes et contes, Bruno Bettelheim insistait sur les vertus cathartiques de ces derniers, où héros et héroïnes sont capables de surmonter les difficultés :

On trouve dans ce cycle de mythes presque tous les types d’attachements incestueux, et tous ces types sont également évoqués dans les contes de fées. Mais dans ces derniers, le héros de l’histoire montre fort bien que ces relations infantiles virtuellement destructives peuvent être, et sont intégrées au cours des processus de développement. […] Cendrillon, loin d’être détruite par la jalousie de ses soeurs, comme le furent les fils d’Oedipe, finit par triompher.

2018 [1976]: 298-299

La collection « Te Cuento » se démarque de cette conception du conte et l’écriture y est révélatrice des intentions qu’elle porte.

« Règlement de conte et de compte[19] »

En effet, rapidement le lecteur se rend compte que même si les titres des contes traditionnels sont conservés en première de couverture, les textes prennent un titre différent et les marqueurs du genre font l’objet de détournements ou ne sont pas présents. La formule d’ouverture identifiant d’emblée la nature du texte est absente : point de « il était une fois », inconcevable dans des textes qui justement s’ancrent dans un temps et un lieu bien identifiés, loin de l’indétermination temporelle et spatiale constitutive du genre. En revanche, il en est fait une utilisation distanciée et disqualifiante au coeur d’un des textes, « La tablet roja » de Belén Gopegui :

Il était une fois une petite fille très pauvre qui voulait une paire de chaussures rouges. Et elle se mit à demander pourquoi elle était pauvre et pourquoi il lui était si difficile d’avoir une paire de chaussures rouges alors qu’il y avait des gens qui avaient plein de chaussures de toutes sortes. Voilà ce qu’aurait pu être le conte d’Andersen. Et la petite fille rejoignit d’autres personnes qui se posaient la même question. Et un jour se présenta un soldat ou un policier qui se mit à les pourchasser pour avoir posé cette question[20].

2015: 29

Juan-Carlos Mestre, Juan-Carlos Monedero et Clemente Bernad, La Cenicienta (2015)  

Pages tirées de Juan-Carlos Mestre, Juan-Carlos Monedero et Clemente Bernad, La Cenicienta, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 12, 2015  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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L’incipit de « Lobo y los tres cerditos » se démarque explicitement de la formule traditionnelle : « Si ce conte commençait par la fameuse phrase “Il était une fois…”, l’histoire que je veux raconter ne serait pas totalement vraie[21]. » (Silva, 2015: 7) Dans « El traje nuevo del emperador 2.0 », la phrase est en quelque sorte dénaturée par le parti pris de mise à distance systématique des éléments constitutifs de l’amorce d’un conte : « Dans un royaume très proche, tellement proche que si tu sautais en retombant tu te retrouverais dessus, d’extraordinaires prodiges eurent lieu qui depuis lors se racontent dans les débarras, les forges et les écuries alentour[22]. » (Zapico, 2015: 7) Pas de lointain royaume, et un récit qui s’entend dans les lieux les plus ordinaires. Enfin, le positionnement des voix narratives peut se faire de façon brutale, niant tout horizon d’attente créé par le titre, comme dans « La tablet roja » où les trois conteuses commencent par affirmer leur détestation du conte originel :

N’imagine pas que l’on va te raconter Les chaussons rouges, parce qu’on déteste ce conte. Ne t’attends pas non plus à ce qu’on te raconte un conte semblable avec une tablette rouge dont une petite fille ne peut pas se séparer. Nous sommes Sofía, Carmen et Natalia et nous voulons être les justicières du conte. […] Nous allons donc écrire un conte pour concurrencer Les chaussons rouges. Nous allons en écrire un qui fasse débat avec Les chaussons rouges[23].

Gopegui, 2015: 7

En réalité, ce volume fait office de manifeste dans la collection avec tout à la fois l’explicitation des intentions de l’autrice, la déconstruction du fonctionnement du conte d’Andersen et l’appel à la guérilla contre ce genre littéraire traditionnel. Ainsi, après avoir évoqué le conte, politique et ancré dans les mouvements sociaux d’alors, qu’aurait pu écrire Andersen mais qu’il n’a pas écrit, l’autrice résume son conte à elle :

Le nôtre raconte l’histoire d’une petite fille qui voulait une tablette rouge. Son père et sa mère n’avaient pas d’argent pour la lui acheter. Ils n’avaient pas non plus d’argent pour payer l’électricité permettant de recharger la batterie de la tablette, et parfois, en hiver, ils ne pouvaient pas allumer le chauffage[24].

29 et 37

À la fin du récit, « les contes de fées traditionnels et leurs versions stupides de Disneyland[25] » (43) subissent le même rejet, tandis que s’affirme l’objectif du volume : « Notre guérilla est aussi dans les esprits quand ils lisent ces livres et se demandent : mais comment, mais pourquoi, et qu’ils répondent : je ne veux pas[26]. » (43)

Complétant la déstructuration du conte, les récits dans la collection sont pris en charge par des voix qui ne sont pas celle du narrateur omniscient habituel : le Petit Chaperon rouge prend la parole (« Ma grand-mère qui est barbante me dit toujours ça avant que je ne sorte[27] », Irurzun, 2014: 7), comme le musicien Brême (« Mon nom est Brême. Je suis musicien[28] », Rivas, 2015: 7), ou encore le miroir de Blanche-Neige (« C’est moi le miroir et je ne me souviens pas d’avoir déjà raconté cette histoire[29] », Sanz, 2014: 7).

De même, la fin de ces contes prend le contre-pied des habituels heureux dénouements. Pas de réveil pour Patricia, la malheureuse anorexique dans « Puedes llamarme pato », réécriture du Vilain petit canard : « Si tout cela avait été un conte de fées, un prince serait apparu pour la réveiller d’un baiser, et Pat serait maintenant un magnifique cygne[30]. » (Bono, 2015: 43) À plusieurs reprises, les dernières pages sont l’occasion de préciser l’ambition du texte et d’inviter les lecteurs à la réflexion : « L’histoire n’avait jamais été racontée de cette façon car ceux qui changent le monde, les héros et les héroïnes, les insoumis et les rebelles ont de leur temps la pire des réputations[31]. » (Sanz, 2014 : 43) En conclusion, il arrive également au narrateur de suggérer un autre usage possible de ce nouveau conte : « Maintenant, tu peux fermer le livre, le laisser sur l’étagère et penser ce que tu voudras. Bien sûr, si un jour tu tombes par hasard sur Monsieur Loup, ne lui dis pas où j’habite[32]. » (Silva, 2015: 43)

L’habit Disney au placard

David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia (2017)  

Couverture de David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 13, 2017  

Couverture conçue par Zuri Negrín  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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Le moment est venu de questionner cette initiative éditoriale de réécriture des contes patrimoniaux particulièrement novatrice pour ce qui est de la nature des lectures proposées. Tout d’abord, il convient de reconnaître l’habileté du projet, qui ne fait qu’exalter les possibilités littéraires, artistiques et socio-philosophiques du conte par sa mise en relation avec un reportage photographique. On se rappellera que les premiers contes de fées s’adressaient à un public adulte et que les contes de Madame d’Aulnoy, contemporaine de Charles Perrault, étaient porteurs d’une dimension critique de la société de son temps. Un conte n’est pas un texte quelconque et les études de la structure, ainsi que celles comparées de différents contes, montrent bien le message porté par-delà l’horizon de la seule anecdote. Dans une conversation à bâtons rompus, un temps publiée sur le site d’Alkibla, David Benedicte, auteur du volume La Bella y la Bestia dans la collection, confirmait sa volonté de dépouiller les contes de leur costume Walt Disney :

Au départ, mon idée était de critiquer ce bon vieux Walt Disney et de réaliser une Belle et la Bête éloignée du machisme puant que véhiculait la version dessin animé, une relecture vraiment crédible et qui rappellerait un temps où certaines Belles furent aussi des Bêtes et vice-versa[33].

Benedicte et Irurzun, s.d.

La réécriture des contes au-delà de l’anecdote passe par la récupération de l’essentiel du message porté par le récit. La première chose à faire est bien de déshabiller le conte pour mettre au jour son ossature et son propos, puis pour le doter cette fois d’un schéma de lecture de l’actualité immédiate, celle-là même sur laquelle les lecteurs et lectrices, qui sont aussi des citoyens et citoyennes, doivent avoir prise. Le recours au reportage photographique, parfois décalé, accentue le dialogue entre conte et actualité et permet d’intégrer des problématiques et expériences contemporaines. Ainsi, le thème de l’abandon ou du désamour d’un des parents, identifiable dans plusieurs des contes retenus par la collection (Blanche-NeigeCendrillonLe Petit Poucet) et, de façon plus générale, ce que Pierre Sultan identifie comme la « vision apocalyptique du milieu familial » (2021: 205) laisse place à des réflexions plus politiques.

La maison d’édition Alkibla a su tirer parti des usages de la collection, qui permet de développer un projet éditorial avec des ambitions littéraires, didactiques et même citoyennes. Dans ce cas précis, la collection « Te Cuento » renouvelle la création à partir de schémas narratifs qui ont fait leurs preuves. Pour les autrices et les auteurs, la contrainte ajoutée est quasiment d’ordre oulipien : réécrire à la lumière de l’actualité pour éclairer la société contemporaine, avant que les éditeurs n’associent leur écrit à des photos de reportages préexistants. L’effet collection, de systématisation du procédé photolittéraire en l’occurrence, conduit à un catalogue de textes mis au service d’objectifs politiques, car la collection offre au lecteur et à sa réflexion une série de thèmes sociétaux majeurs en proposant une approche originale fondée sur une interaction novatrice entre texte et image. Le choix de juxtaposer récit textuel et récit photographique revient exclusivement aux éditeurs, mais les différents auteurs sont aussi partie prenante du résultat final. Lors d’un entretien avec Ana Oliveira Lizarribar, Emilio Silva résume parfaitement la démarche collective telle qu’elle se donne à voir et à lire dans la collection : « C’est pourquoi le projet d’Alkibla est un “règlement de contes et de comptes”, un “changement de regard qui permet une autre façon de voir et de comprendre”[34]. » (Oliveira Lizarribar, 2016)

Et le conte dans tout cela?

Ces habits neufs ne dénaturent-ils pas le conte? Que devient le genre littéraire ainsi relooké ou « tuné », pour reprendre la formulation d’un des auteurs de la collection[35]? Si des propositions comme celles de la collection « Te Cuento » luttent contre la « fossilisation[36] » du conte dans l’imaginaire collectif en dépoussiérant les histoires à la fois par la réécriture du texte et par son articulation avec un reportage photographique, le conte en tant que genre ne sort pas indemne de cette collision entre la fiction du récit et le réalisme du reportage. Traditionnellement confiné dans un rôle didactique, le conte-qui-finit-bien est ici subverti. La collection conserve la visée d’éveil des jeunes consciences, mais à des problématiques plus ancrées dans le quotidien des lecteurs et lectrices. Cependant, pour jouer de l’effet de décalage qui est le leur, les propositions supposent la connaissance des grandes lignes du scénario initial. Le pacte de lecture est aussi modifié car si, pour Bruno Bettelheim, « tandis qu’il écoute un conte de fées, l’enfant commence à avoir une idée de la façon dont il peut mettre de l’ordre dans la confusion de sa vie intérieure » (2018 [1976]: 118), les contes de cette collection ont davantage vocation à susciter le trouble, le doute et l’inquiétude. Les fonctions cathartiques du conte traditionnel sont la caractéristique principale du genre, comme le rappelle Pilar García Carcedo :

David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia (2017)  

Pages tirées de David Benedicte et Clemente Bernad, La Bella y la Bestia, Madrid: Alkibla, « Te Cuento », vol. 13, 2017  

Avec l’aimable autorisation des éditions Alkibla  

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Une des fonctions les plus importantes de la littérature, et du conte en particulier, réside dans le développement de l’empathie à l’égard des problèmes et vicissitudes d’autrui, parce qu’ils aident à comprendre les façons de penser des autres et ouvrent ainsi l’esprit. Un autre avantage des contes, par rapport aux mythes tragiques, est l’heureux dénouement, qui permet aux lecteurs de garder l’espoir de résoudre les conflits. La première planche de salut qui s’offre aux êtres humains pour surmonter la peur naturelle de la mort se trouve dans les contes, qui enseignent qu’après la mort, il y a une renaissance; c’est pourquoi les princesses endormies, comme Blanche-Neige ou La Belle au bois dormant, finissent toujours par se réveiller[37].

2020: 28

Or, en instillant l’exigence de réflexion critique sur le monde qui nous entoure, les contes de « Te Cuento » ne peuvent répondre à ces attentes. Lire un volume de cette collection, c’est d’emblée plonger dans des réalités difficiles, voire douloureuses et dramatiques, qui renvoient à des choix de nature politique. Quand la une des journaux devient le sujet d’un de ces récits, malgré l’ossature plus ou moins présente du conte traditionnel, il n’est plus possible de clore sur une fin heureuse. C’est bien tout le contraire : morts tragiques et situations dramatiques constituent le temps de clôture, le dénouement, de ces textes. Le didactisme des contes, articulé à leur manichéisme implicite, évolue vers le développement de l’esprit critique d’un lectorat renvoyé à ses propres questionnements.

Serait-ce que le conte traditionnel a perdu sa place dans les bibliothèques des enfants, sages ou moins sages? Une réponse négative s’impose. Le plaisir du texte éprouvé à la lecture ou à l’écoute d’un conte traditionnel perdure, garanti par sa morphologie, ses personnages et son intrigue. Mais, selon les rayonnages des lecteurs, ces constituants essentiels revêtent des habits variés. Leur garde-robe fournie leur permet de résister aux assauts de réécritures textuelles ou iconographiques et, tel le phénix, ils ressortent consolidés de toutes ces métamorphoses.