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Désormais, il n’est plus seulement une fois, mais bien mille fois! Que ce soit dans l’édition jeunesse, en littérature pour petits et grands, au cinéma ou au théâtre, les contes patrimoniaux font l’objet de réécritures infinies, dans des genres différents, comme si la matrice initiale était inépuisable.

En littérature jeunesse contemporaine, tout récemment, c’est La petite sirène d’Andersen qui renouvelle sa silhouette sous les crayons de Benjamin Lacombe (2022), tandis que, forts d’un algorithme de leur création, Karrie Fransman et Jonathan Plackett procèdent à l’inversion des genres des personnages dans Le bel au bois dormant (2021). Sur la scène parisienne, les contes semblent trouver une nouvelle vie, avec une offre diversifiée. Pour la saison 2022-2023, le programme du Théâtre des Amandiers à Nanterre proposait quatre spectacles issus de relectures de contes : Blanche Neige ou la chute du mur de Berlin (Métilde Weyergans et Samuel Hercule), Hansel et Gretel en caravane (Métilde Weyergans et Samuel Hercule), Le dragon (Thomas Jolly) et Le Petit Chaperon Rouge (Céleste Germe). À Paris, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, Joël Pommerat reprenait onze ans plus tard Cendrillon, spectacle créé en 2011. Au Théâtre de la Colline, puis en tournée, Igor Mendisky présentait un Gretel, Hansel et les autres (2022) dans lequel les deux enfants qui ne sont pas rentrés de l’école plongent parents et nounou dans l’angoisse. Au Théâtre du Vieux-Colombier, Johanna Boyé et Élisabeth Ventura débarrassaient La reine des neiges de la gangue disneyenne avec Histoire de Kay et Gerda (2022). De son côté, Cédric Hingouët offrait, avec Scopitone & Compagnie, deux versions décalées de Cendrillon et du Petit Poucet jouées en juin 2023 dans les cours des écoles de Berville, Chaussy et Santeuil. Le court résumé de Cendrillon dans le programme traduit clairement l’orientation donnée à ce travail :

Savon noir, eau de javel, bicarbonate ou vinaigre blanc.

Cendrillon compte autant de produits ménagers que de tâches à effectuer dans son nouveau foyer. L’histoire est ici détournée par l’objet et la manipulation : un livre-disque vinyle raconte le conte originel tandis que les différents personnages sont inspirés par l’univers des produits ménagers. Une interprétation piquante qui se moque des clichés!

s.a., 2023

Le Petit Chaperon Rouge s’avère le conte le plus médiatique du moment avec la comédie musicale Juliette nouveau Chaperon Rouged’Alexandre et Nelly Stajic à la Comédie Saint-Michel (de janvier à juillet 2022), ou encore la proposition de théâtre musical de Georges Aperghis à l’Opéra Bastille en janvier 2023.

Marie Liesse, Mère grand (2011)  

Photographie argentique tirée de la série Mère Grand  

Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

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Marie Liesse, Les confitures (2009)  

Photographie argentique tirée de la série Les confitures  

Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

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Au cinéma également, les reprises des contes n’ont pas manqué, depuis Snow White de Siegmund Lubin (1902), Le Petit Chaperon Rouge d’Alberto Cavalcanti (1930), le court-métrage The Big Bad Wolf de Walt Disney (1934), Snow White des studios Disney (1937) et Red Hot Riding Hood de Tex Avery (1943). Plus récemment, des propositions revisitent le conte dans une veine fantastique (Neil Jordan, The Company of Wolves, 1985), en le transposant très librement (Hiroyuki Okiura, Jin Roh, la brigade des loups, 1999) ou bien en l’adaptant avec des personnages de pâte à modeler (Garri Bardine, Le Loup gris et le Petit Chaperon Rouge, 1990). Les années 2000 ne sont pas en reste avec Hoodwinked! (Todd Edwards, Cory Edwards et Tony Leech, 2005), Red Riding Hood (Catherine Hardwicke, 2011) et Into the Woods (Rob Marshall, 2014). L’intérêt du cinéma pour le conte a fait l’objet, en 2022, d’un dossier dans la revue Fééries qui permet d’apprécier les enjeux de ces adaptations (Defrance, 2022).

Marie Liesse, L’horloge (2009)  

Photographie argentique tirée de la série Les confitures  

Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

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Ces reconfigurations, ces relectures, ces « il était une autre fois » (Multon, 2022) sont loin d’épuiser un matériau qui trouve en permanence l’occasion de métamorphoses et de détournements attestant de sa puissance évocatrice et de sa capacité à convoquer un imaginaire commun. Plus étonnamment, le quotidien peut aussi avoir recours aux contes, comme l’illustre la série de timbres « Contes merveilleux », créée par Henri Galeron et lancée par La Poste en 2021, qui immortalise sous forme de vignettes (25,6 x 54 mm) douze contes tirés des oeuvres de Perrault, des frères Grimm, d’Andersen et des Mille et une nuits. 

Enfin, et c’est l’axe qui a été retenu pour ce dossier, un certain nombre de contes sont revisités à partir d’un travail sur le texte et son illustration par la photographie. Depuis l’invention du médium, les photographes — comme Jules Alexandre Marinier, Henry Peach Robinson, Lewis Carroll, Frank Horvat, Sarah Moon, William Wegman, Cindy Sherman, et, plus récemment, JeeYoung Lee — ont investi le patrimoine commun de la littérature et de la culture enfantines pour proposer leurs propres relectures des textes hérités de la tradition orale. Le résultat est des plus étonnant, avec des collages photographiques (Héloïse Huynh), des chiens anthropomorphisés et des poupées démembrées (Christiane Connan-Pintado), des marionnettes (Gyöngyi Pal), une collection de contes superposés à l’actualité la plus immédiate (Christine Rivalan Guégo) ou encore des chats photoshopés (Laurence Le Guen). Les articles de ce dossier envisagent ces mutations dans des espaces géographiques et des temporalités variés, entre productions hongroise et brésilienne, espagnole et française, mais également entre contes patrimoniaux (Grimm, Perrault, Andersen) et modernes (Lispector, Gink). Chaque analyse interroge les liens entre les oeuvres photographiques et ces relectures. Nous interrogeons les stratégies éditoriales privilégiées au moment de ces réactualisations de l’héritage littéraire et culturel, ainsi que le choix de corpus réédité, ou encore le statut des auteurs et autrices de ces productions. La place du photographe dans le paratexte éditorial est variable, depuis son absence totale (c’est le cas de Károly Gink, analysé par Gyöngyi Pal) jusqu’à son statut de co-auteur (Christine Rivalan Guégo présente l’exemple de Clemente Bernad dans la collection « Te Cuento »).

Ces analyses portent aussi sur l’usage de la photographie, entre illustration, éclairage de la dimension symbolique des contes, adoucissement de leurs sombres thématiques et reconfiguration du récit et des personnages. Elles donnent à voir les formes multiples de la photographie, puisque sont convoqués tableaux photographiques, images numériques, photomontages, collages. Les autrices se questionnent aussi sur son intégration dans les pages des ouvrages. Ouvrir les livres de contes à la photographie suppose en effet, au-delà du choix des images, tout un travail de mise en page, de jeu avec les mots et la typographie.

Marie Liesse, Poulettes (2009)  

Photographie argentique tirée de la série Les confitures  

Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

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Marie Liesse, Mère grand (2011)  

Photographie argentique tirée de la série Mère Grand  

Avec l’aimable autorisation de l’artiste  

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Tous ces ouvrages de contes photo-illustrés ont un dénominateur commun : à des degrés divers, ils remettent en cause le traditionnel pacte de lecture en se plaçant d’emblée dans des perspectives décalées, hypercritiques et souvent humoristiques. Reprenant l’interrogation qui donne son titre à un article récent de Nicolas Santolaria, on pourrait se demander : « Faut-il réécrire les contes pour enfants? » (2022) La réécriture et la mise en images affectent le texte et l’enjeu demeure, malgré tout, de ne pas dénaturer le conte, de lui conserver toutes ses vertus initiatiques, philosophiques et thérapeutiques. Mais l’inquiétude exprimée par le journaliste — « Lier trop directement le conte à sa performativité sociale ne risque-t-il pas, même avec les meilleures intentions du monde, de conduire à une forme de comportementalisme, avec la volonté de reprogrammer le réel depuis le support matriciel de la fiction? » (Santolaria, 2022) — ne se vérifie pas dans les exemples étudiés. Au contraire, il semble bien que les contes photo-illustrés ou photo-accompagnés produisent une nouvelle force évocatrice et salvatrice pour leurs lecteurs. La jouvence des contes est d’ailleurs à l’origine d’un essai récent de Fabrice Midal (2023), dans lequel l’auteur réaffirme leur puissante force archétypale, qui les rend à même de répondre à de très contemporaines et, finalement, éternelles questions.

La rubrique « Document » accueille les confidences de la photographe Marie Liesse, qui revient sur sa collaboration avec l’écrivain Timothée de Fombelle pour leur album Le jour où je serai grande. Une autre histoire de Poucette (2020). Le petit fantôme, une proposition inédite de Marie Liesse d’un conte photographique pour enfants complète son témoignage. Enfin, en dialogue avec les articles qui la précèdent, la section de contrepoints « Variations » présente une nouvelle version photographique de La petite fille aux allumettes (Christiane Connan-Pintado). Au détour des rayons des cavistes, elle illustre également le rapprochement entre stratégie de vente et patrimoine littéraire (Christine Rivalan Guégo). Elle dévoile l’intérêt du peintre Emmanuel de la Villéon pour les contes populaires (Clarisse Bailleul) et offre aussi un coup de projecteur sur deux mises en scène théâtrales de contes (Inès Guégo Rivalan). Deux entretiens concluent cette section : la comédienne Avril Bénard revient sur sa participation au court-métrage Le fil rouge de Sarah Moon, tandis qu’Arnaud Guillou de la compagnie « Les Voix élevées, les mains dans le cambouis » décortique ses mises en scène pour enfants de contes et de mythes.