Corps de l’article

Introduction

Selon les données de l’année 2019, 1 128 personnes se sont enlevé la vie au Québec. Il s’agit d’un taux brut de suicide de 13,3 par 100 000 personnes. Au Québec, le taux de suicide semble atteindre un plateau après avoir diminué au cours des dernières années (Levesque et al., 2022). Bien que le suicide demeure un évènement rare au point de vue populationnel, le psychiatre, dans l’exercice de ses fonctions, est couramment appelé à évaluer le risque suicidaire d’un patient et à prendre des décisions en matière de gestion de ce risque. En 2019, le taux de visites aux urgences en raison d’idées suicidaires s’élevait à 418,2 par 100 000 personnes. Pour cette même année, le taux de visites aux urgences à la suite d’une tentative suicidaire se dressait à 50,4 par 100 000 personnes (Levesque et al.). Malgré l’existence de lignes directrices et d’outils en matière d’évaluation et de gestion du risque suicidaire, la pratique du psychiatre est rarement standardisée. Une meilleure connaissance des différentes lignes directrices en matière d’évaluation et de gestion du risque suicidaire permettrait aux psychiatres de bonifier leurs interventions. En ce qui concerne les différents outils d’évaluation du risque suicidaire, le Practice Guidelines for the Psychiatric Evaluation of Adults de l’APA (2016) affirme que ceux-ci peuvent être certes utiles en guise d’aide-mémoire pour rappeler au clinicien quels sont les facteurs de risque les plus importants à évaluer, mais que le score obtenu au terme de la passation de la grille d’évaluation n’a pas de valeur prédictive cliniquement utile.

Peu d’études se sont intéressées à cette question sous une perspective légale. En effet, en plus de l’impact psychologique que peut avoir le suicide d’un patient sur le psychiatre, ce dernier a posé un acte médical en évaluant le risque suicidaire et il peut ainsi faire l’objet d’une poursuite civile. Une connaissance adéquate de la jurisprudence pourrait être utile aux psychiatres pour la prise de décisions futures, tant d’un point de vue médicolégal que pour améliorer les soins offerts. Toutefois, l’accès à ces informations demeure limité pour bon nombre de médecins. Nous proposons dans cet article une analyse de la jurisprudence canadienne portant sur la responsabilité civile du psychiatre lors du suicide d’un patient, en portant une attention particulière à l’évaluation et à la gestion du risque suicidaire.

Le psychiatre, comme tout médecin, se doit de respecter certaines obligations à l’égard de ses patients dans l’exercice de sa profession, sans quoi il peut engager sa responsabilité professionnelle, laquelle découle des dispositions générales de la responsabilité civile. Au Québec, le Code civil édicte les règles en matière de responsabilité civile à l’article 1457, tandis que dans les autres provinces canadiennes le droit civil repose essentiellement sur la jurisprudence, la common law. Pour qu’un médecin soit considéré responsable en matière civile, il doit être démontré qu’il a commis une faute, qu’un dommage a été subi et qu’il existe un lien de causalité entre les deux[1]. La démonstration de la faute revient au demandeur, soit, dans le contexte qui nous intéresse, les proches de la personne suicidée (ACPM, 2021 ; Baudouin et al., 2014 ; Crépeau, 1977). Cet article se focalisera sur la question de la faute médicale, puisque l’analyse de la jurisprudence montre qu’il s’agit bien là du point en litige, le préjudice subi par le plaignant ou encore le lien de causalité étant rarement objets de débat.

Méthodologie

Pour atteindre les objectifs visés par notre approche reposant sur une analyse de la jurisprudence, une revue systématique des arrêts a été effectuée sur le site CanLII.org, l’Institut canadien d’information juridique[2]. On retrouve, entre autres, sur CanLII les jugements des cours de première instance, des cours d’appel ainsi que ceux de la Cour suprême du Canada. La stratégie de recherche a consisté à utiliser les mots clés « psychiatr* », « suicide », « faute » et « responsabilité » dans la barre de recherche sous la formule suivante « psychiatr* /p suicide faute responsabilité ». La recherche a aussi été faite avec la traduction anglaise sous la formule suivante : « psychiatr* /p suicide malpractice OR fault liability ». Nos critères d’inclusion correspondaient aux recours où une décision fut rendue par la cour et où au moins un psychiatre agissait à titre de défendeur ou codéfendeur à la suite d’un décès par suicide. La période de recherche s’intéressait du premier jugement disponible sur CanLII (1809) jusqu’à janvier 2023 ; date où la recherche fut menée pour la dernière fois par l’auteur GT. À noter qu’une recherche initiale avait été préalablement conduite par l’auteure SD en 2017[3].

De notre recherche initiale, 468 décisions ont émergé. Après avoir retiré 32 doublons, 436 recours demeuraient. Nous avons ensuite survolé les titres, les mots clés pertinents et les extraits présentés par le moteur de recherche CanLII pour y exclure d’entrée de jeu 384 recours où il n’était pas question de responsabilité civile et de suicide. À partir des 52 recours restants, un examen de ces décisions a ensuite été approfondi en recherchant dans le texte la présence d’un psychiatre comme défendeur ou codéfendeur, celle du suicide d’un patient et celle d’une poursuite d’ordre civil. À la suite de cet examen, 9 recours correspondaient à nos critères d’inclusion. Puisque des éléments étaient d’intérêt pour notre question de recherche, il nous a paru judicieux d’inclure également 3 recours où le patient n’est pas décédé de sa tentative suicidaire, mais en a conservé des séquelles importantes (Figure I). Les décisions incluses ont été lues dans leur entièreté et ont fait l’objet d’une analyse de données par SD et GT. Bien entendu, les recours identifiés par notre recherche ne représentent pas l’ensemble des actions intentées dans le contexte qui nous intéresse, car nombreux sont les règlements hors cour, les termes du règlement demeurant alors confidentiels. De plus, certaines poursuites qui se sont réglées en cour ne font pas partie des recueils de jurisprudence, car le juge n’a pas présenté un jugement argumenté dans sa décision.

Figure I

Diagramme de processus de la sélection des recours sur CanLII

Diagramme de processus de la sélection des recours sur CanLII

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Résultats

Ainsi, 12 actions au civil ont été retenues ; la décision la plus ancienne a été rendue en 1973 et la plus récente en 2009. Huit arrêts sont des jugements de première instance. Quatre arrêts ont fait l’objet d’une décision en cour d’appel et un seul fut porté en appel à la Cour suprême du Canada. La totalité des poursuites impliquait au moins un autre codéfendeur en plus du psychiatre. Le centre hospitalier se voit aussi la plupart du temps poursuivi par la partie demanderesse. D’autres codéfendeurs, généralement médecins ou autres professionnels, sont souvent impliqués. Parmi les suicides et les tentatives de suicide, la moitié de ceux-ci se sont produits sur le site de l’hôpital. À noter qu’un peu plus de 40 % (5/12) des passages à l’acte sont survenus lors de sorties temporaires ou dans les jours suivant un congé définitif.

Dans le cadre de cet article, seules les décisions concernant la pratique du psychiatre seront présentées et approfondies. Parmi les 12 poursuites retenues dans l’étude, 11 recours ont mené à une décision finale en faveur du psychiatre, le défendeur. Un seul recours (Villemure c. Turcot et al., 1973) a conduit à un verdict en faveur de la partie demanderesse. Parmi les jugements identifiés, le demandeur allègue une grande variété de fautes de la part du psychiatre. Ces fautes alléguées peuvent être regroupées en 3 thèmes, soit une évaluation du risque suicidaire jugée fautive, une gestion du risque suicidaire par des mesures d’encadrement jugée fautive et une omission d’avoir utilisé des mesures légales de garde alors qu’elles auraient dû l’être (Tableau I). Les paragraphes suivants présentent essentiellement l’analyse tirée de ces recours en y incluant des extraits et une présentation abrégée de quelques recours provenant de notre recherche[4]. Des citations provenant de la jurisprudence canadienne appuieront également l’analyse.

Tableau I

Liste des recours retenus et les fautes alléguées du psychiatre par la partie demanderesse

Liste des recours retenus et les fautes alléguées du psychiatre par la partie demanderesse

*Recours à la suite d’une tentative de suicide ayant laissé des séquelles importantes

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Tableau II

Compilation des fautes alléguées du psychiatre par la partie demanderesse sur les 12 recours retenus

Compilation des fautes alléguées du psychiatre par la partie demanderesse sur les 12 recours retenus

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Allégation que l’évaluation du risque suicidaire par le psychiatre était fautive

Parmi les recours civils mettant en cause le psychiatre à la suite du suicide ou d’une tentative suicidaire d’un patient, il est fréquemment allégué par la partie demanderesse que l’évaluation du risque suicidaire par le psychiatre était fautive. Cette faute alléguée se retrouve dans 75 % de ces recours (Tableau II).

Ces allégations reposent le plus souvent sur l’affirmation que le psychiatre aurait omis de consulter une ou plusieurs sources d’informations. Le demandeur pourra alors suggérer que le psychiatre, ayant sous-estimé le risque de passage à l’acte, a fait preuve de négligence en omettant de prendre des mesures appropriées pour le prévenir. Les guides de pratique en matière d’évaluation et de gestion du risque suicidaire recommandent la collecte d’un maximum d’informations provenant de diverses sources afin que l’évaluation du risque suicidaire soit la plus juste possible (APA, 2003 ; Perlman et al., 2011 ; Daigle et al., 2003 ; Houle et Poulin, 2009). Ainsi, la consultation des dossiers antérieurs, les discussions avec les différents professionnels et l’histoire collatérale recueillie auprès des proches du patient sont toutes des sources d’information susceptibles de contribuer à une évaluation juste du risque suicidaire. Il est fortement recommandé de consigner au dossier les sources d’information qui ont été consultées, permettant ainsi un partage de l’information et fournissant la preuve qu’une évaluation complète a bien été réalisée (APA, 2003 ; Daigle et al., 2003 ; Perlman et al., 2011).

Dans bien des cas, le demandeur allègue que le psychiatre a posé un diagnostic erroné ou a réalisé une évaluation du risque suicidaire erronée en raison d’une anamnèse qu’il juge incomplète. Il est toutefois pertinent de noter que la jurisprudence en responsabilité médicale reconnaît que le processus diagnostique n’est pas infaillible et que plusieurs traitements peuvent être envisagés. L’affaire Cloutier c. Hôpital le Centre Hospitalier de l’Université Laval (CHUL) en 1990 illustre bien ce fait. À la suite du suicide de son épouse sur une unité psychiatrique, le demandeur poursuit le psychiatre alléguant qu’il a sous-estimé le risque suicidaire et il attribue le décès « […] aux fautes de diagnostic et de traitement […] ». Le juge de la Cour d’appel souligne que :

« On se gardera d’assimiler aussi erreur de diagnostic et faute professionnelle. Dans un cas comme celui-ci, il est facile, rétrospectivement, de conclure que l’on a sous-estimé le risque suicidaire. Il faut toutefois se replacer dans la situation où se trouvait le médecin traitant pour porter son diagnostic. Celui-ci comporte l’évaluation d’une situation souvent complexe […] Il doit dégager l’évaluation qui lui paraît la plus probable et la plus raisonnable de l’état du patient, sans pouvoir atteindre à une certitude et à une sécurité absolues. Il ne commet pas de faute en choisissant alors une approche ou une méthode de traitement communément admise dans sa profession. »

Ainsi, poser un diagnostic s’avérant erroné ou prescrire un traitement qui se révélera inefficace ne constitue pas nécessairement une faute d’un point de vue juridique.

Pour qu’une évaluation du risque suicidaire soit complète, les guides de pratique recommandent entre autres de rechercher les informations relatives aux antécédents psychiatriques et suicidaires, de détailler les signes avant-coureurs d’un geste suicidaire de même que les facteurs de risque et de protection (APA, 2003 ; Perlman et al., 2011). À titre d’exemple, dans Thomas c. Centre hospitalier Le Gardeur (2009), la patiente s’est enlevé la vie à l’urgence 15 heures après avoir été évaluée en consultation par la psychiatre. Les proches de la patiente allèguent que la psychiatre a sous-estimé le risque suicidaire et omis de prescrire des mesures de surveillance appropriées. Dans cette affaire, la cour exonère la psychiatre, jugeant que le demandeur a failli à démontrer un comportement fautif de sa part. En se basant notamment sur les éléments consignés au dossier médical, le juge évoque dans sa décision :

« Quant à l’évaluation du risque suicidaire, le Tribunal partage les points de vue des [experts] selon lesquels [la psychiatre] a fait une évaluation adéquate du risque suicidaire compte tenu des données qui étaient à sa disposition […] [La psychiatre] a tenu compte des différents facteurs de risque. Elle a cependant tenu compte d’un bon nombre de facteurs de protection qui l’ont amenée à conclure que le risque suicidaire était faible, au moment de son évaluation. »

Ainsi, les notes médicales contenant l’ensemble des éléments recueillis témoigneront d’une évaluation complète, du raisonnement clinique du psychiatre et seront prises en compte par les tribunaux au moment de leur décision.

Tel que mentionné plus haut, la partie demanderesse allègue fréquemment que le psychiatre a négligé d’évaluer adéquatement le patient empêchant une estimation juste du risque suicidaire. C’est précisément ce qui est allégué dans A.M. c. Glass (2008). Dans cette affaire, le patient consulte à l’urgence pour des idées suicidaires et il obtient son congé le jour même après avoir été évalué par la psychiatre. Deux jours plus tard, il se suicide chez lui. La veuve intente un recours contre la psychiatre, affirmant, entre autres, qu’elle n’a pas suffisamment interrogé son mari. L’expert de la partie demanderesse appuie cette allégation, estimant que l’évaluation était trop sommaire pour aller en profondeur. Quant à ce point en litige, le juge Crête émet l’avis suivant :

« […] un médecin urgentiste ne dispose pas d’un temps illimité pour bien analyser, et en profondeur, la psyché d’un patient qui se présente en état de crise. L’environnement est celui d’une médecine d’urgence où il faut maximiser la cueillette d’information dans une période de temps restreinte […] Il ne faut pas perdre de vue le fait qu’un médecin ne peut pas non plus tout consigner par écrit dans ses notes d’entrevue, ne serait-ce qu’à cause des limites physiques qu’un tel pensum requerrait. La prise de notes dans un dossier médical n’est pas un exercice de sténotypie, le médecin doit s’en tenir à l’essentiel et retenir ce qui, selon son jugement professionnel, s’avère important aux fins de son diagnostic et du traitement qu’il prescrira. »

Cet extrait de la jurisprudence canadienne montre que le juge fera preuve de sensibilité concernant les conditions dans lesquelles pratique le psychiatre au moment où la faute alléguée lui est reprochée.

Allégation que la gestion du risque suicidaire par les mesures d’encadrement était fautive

Dans une majorité des poursuites, la partie demanderesse alléguera que le psychiatre a commis une faute dans le choix des mesures d’encadrement du risque suicidaire. Il s’agit de la décision clinique la plus susceptible de lui être reprochée lors d’un procès en matière de responsabilité civile à la suite du suicide d’un patient. Il est difficile de déterminer si cette faute alléguée doit être située au moment de l’évaluation du risque suicidaire ou à celui de la gestion de ce risque par des mesures d’encadrement, l’évaluation et la gestion du risque étant intimement liées. Le choix d’unité d’hospitalisation, le niveau de surveillance ou la permission de sortie temporaire ont été des décisions cliniques reprochées au psychiatre dans 58,3 % des arrêts identifiés (Tableau II). Il est courant que la partie demanderesse allègue qu’avec un niveau de surveillance plus élevé, le suicide du patient aurait pu être évité. Dans l’affaire Bordeleau c. Hôpital St-Luc (2000), le demandeur s’est blessé gravement à la suite d’une tentative de suicide par défenestration alors qu’il était hospitalisé aux soins intensifs psychiatriques pour une dépression psychotique. Le demandeur croit que le geste suicidaire aurait pu être prévenu si des mesures de surveillance plus importantes avaient été prescrites par le psychiatre. Dans sa décision, le juge Décarie souligne que « le tribunal doit éviter d’utiliser un rétrospectoscope » et il s’appuie sur un extrait maintes fois cité en responsabilité médicale provenant de l’arrêt Lapointe c. Le Gardeur rendu en 1992[5] : 

« [L]es tribunaux doivent prendre garde de ne pas se fier à la vision parfaite que permet le recul. Pour évaluer équitablement un exercice particulier du jugement, il faut tenir compte de la possibilité limitée du médecin, lorsqu’il décide de la conduite à suivre, de prévoir le déroulement des événements. »

Tel que mentionné plus haut, un seul recours en responsabilité civile à la suite du suicide d’un patient impliquant un psychiatre à titre de défendeur ou codéfendeur a été réglé en faveur de la partie demanderesse. Dans l’affaire Villemure c. Turcot et al. (1973), le psychiatre et l’Hôpital Notre-Dame sont visés par une poursuite alléguant qu’ils ont manqué à leurs obligations de protéger le conjoint de la demanderesse, notamment en lien avec la qualité de la surveillance. Peu après son admission, le psychiatre qui évalue ce dernier accepte la demande du patient d’être transféré dans une chambre semi-privée située à l’extérieur de l’aile psychiatrique. Cette chambre n’est toutefois pas dotée d’un grillage à la fenêtre. Peu après le transfert, le patient demande à réintégrer sa chambre initiale, ce qui n’aura pas lieu. Le lendemain, le patient se suicide par défenestration. Le juge de première instance rend un jugement en faveur de la partie demanderesse, estimant la conduite du psychiatre fautive. Cette décision est toutefois étonnante étant donné que les 3 experts de la partie demanderesse étaient unanimes sur le fait qu’ils auraient tenu la même conduite que le psychiatre s’ils avaient été placés dans les mêmes circonstances. La décision, portée en appel, est infirmée, exonérant ainsi le psychiatre dans une décision partagée en 1970. La Cour d’appel juge qu’il est impossible de conclure que ce dernier a commis une faute en accédant à la demande du patient de transférer dans une chambre semi-privée, puisque les experts entendus en première instance ont affirmé qu’ils auraient eu la même conduite. Cet extrait, maintes fois cité dans Lapointe c. Hôpital Le Gardeur (1992), illustre bien la position habituelle de la cour dans ce genre d’affaires :

« Les tribunaux n’ont pas compétence pour trancher des différends scientifiques et […] [ils] ne peuvent conclure à la faute que lorsqu’il y a violation des règles médicales admises par tous. Les cours n’ont rien à voir dans la question d’appréciation controversée de diagnostic ou de préférence à donner tel ou tel traitement. »

En 1973, le jugement de première instance est rétabli par la Cour suprême du Canada dans une décision partagée. Malheureusement, le verdict n’a pas été rendu avec un jugement motivé. C’est probablement ce qui explique que le droit en matière de responsabilité civile médicale au Canada n’a été que peu ou pas influencé par ce jugement, lequel demeure très peu cité par les instances inférieures.

En matière de responsabilité médicale, la jurisprudence reconnaît que l’obligation du psychiatre envers son patient en est une de moyen et non de résultat. Le tribunal jugera fautif le psychiatre s’il omet de prescrire des mesures d’encadrement qu’aurait utilisées tout psychiatre raisonnablement prudent et diligent oeuvrant dans les mêmes circonstances. Toutefois, il existe plusieurs écoles de pensée en psychiatrie et la pratique n’est pas uniforme. Ainsi, des conduites différentes en ce qui concerne les mesures d’encadrement peuvent être adoptées par 2 psychiatres, qui sont tout autant prudents et diligents. La jurisprudence canadienne révèle que les tribunaux ont bien saisi l’évolution de la psychiatrie au cours des dernières décennies vers une approche plus soucieuse de l’autonomie et de la liberté des patients, approche qui tolère un risque plus élevé, mais qui favorise le rétablissement et l’alliance thérapeutique. Dans l’affaire Richard-Thibault c. Hôpital St-Michel Archange[6] (cité dans Désautels, 2018), la Cour d’appel du Québec rappelait, en 1981 :

« Dans l’intérêt du malade mental, l’on est souvent justifié de miser sur la valeur thérapeutique de sa liberté, même si le danger d’un suicide ne peut jamais être éliminé. C’est là l’optique de la psychiatrie contemporaine et des modifications législatives récentes […] Bien sûr, la liberté fait courir au malade un risque de suicide ; par contre, la restriction à sa liberté suscite le risque d’une aggravation de sa maladie. »

Allégation que des mesures légales de garde auraient dû être utilisées

La décision d’hospitaliser un patient ou de l’orienter vers une intervention en externe représente un dilemme courant pour le psychiatre. La partie demanderesse pourra alléguer, lors de certaines poursuites au civil, que le psychiatre a commis une faute en n’hospitalisant pas le patient et en n’ayant pas recours à l’utilisation d’une mesure de garde légale alors que la situation l’exigeait. Selon les recommandations actuelles, le traitement offert au patient se doit, de façon générale, d’être le moins restrictif possible et le plus susceptible d’être efficace et sécuritaire. Le raisonnement clinique permettant de déterminer s’il est souhaitable d’hospitaliser ou non un patient est fondé, entre autres, sur l’estimation du risque suicidaire, la sévérité de la maladie, l’accessibilité d’un traitement sur une base externe offrant une intensité appropriée à la situation, la présence ou non d’une alliance thérapeutique, la force du réseau de support et la capacité du patient à prendre soin de sa personne. Cette prise de décision inclut également une balance entre les avantages et les inconvénients d’une hospitalisation pour le patient, ainsi que les préférences de celui-ci. L’hospitalisation doit viser un équilibre entre les exigences liées à la sécurité du patient et le besoin de le préparer à reprendre une vie dans la communauté, de façon autonome et sécuritaire (APA, 2003).

Chaque province canadienne s’est dotée de dispositions légales permettant au médecin de restreindre la liberté d’un patient dont l’état mental génère un danger grave et imminent, pour lui-même ou pour autrui. Appliquer des mesures de garde pour contraindre un patient à être hospitalisé n’est pas un acte banal et risque de compromettre l’alliance thérapeutique et possiblement le pronostic de rétablissement. Dans l’affaire Haines v. Bellissimo (1977), la veuve du défunt intente un recours contre le psychiatre et le psychologue alléguant qu’ils auraient dû hospitaliser son époux. Ce dernier s’est suicidé 2 jours après une intervention où il a été décidé de poursuivre le suivi sur une base externe. Dans sa décision, le juge écrit :

« Obviously, if the therapist feels that there is a real risk of suicide or is in doubt about this, he should opt for hospitalization. On the other hand, modern psychiatry recognizes that close observation, restrictions, and restraint of the patient may be anti-therapeutic and aggravate the feelings of worthlessness which, in themselves, intensify the risk of suicide. »

Cet extrait montre que les tribunaux canadiens reconnaissent le dilemme vécu par le psychiatre devant déterminer s’il doit hospitaliser ou non son patient.

Le psychiatre a la responsabilité d’utiliser les moyens à sa disposition pour assurer la sécurité du patient, mais il se doit aussi de respecter le cadre légal dans lequel il évolue. Il ne peut, par simple précaution, hospitaliser un patient contre son gré, si les critères de garde ne sont pas remplis (Code civil du Québec, 1997). Dans Stewart v. Drance (1992), le demandeur poursuit le psychiatre et la résidente pour lui avoir donné congé après une courte hospitalisation à la suite d’une tentative de suicide. Le patient avait réclamé un congé médical, niant toute idée suicidaire et prévoyant revoir prochainement son psychiatre traitant. Après l’avoir évalué, le psychiatre et la résidente jugent que les critères permettant de contraindre monsieur à rester à l’hôpital contre son gré ne sont pas réunis. Moins de 3 heures après son congé, le patient se lance du haut d’un bâtiment et en gardera des séquelles importantes. Dans son jugement, le juge écrit :

« [The patient] requested discharge and was entitled to discharge unless his doctor believed the conditions established by the Mental Health Act were met. This Act requires two doctors to certify the patient has a mental disorder and is a risk to himself or others before the patient may be kept in hospital involuntary. Absent such belief, a physician may not sign a certificate holding a patient involuntary. In this case […] [the resident] could have been criticized for signing a committal certificate for [the patient]. »

Cet extrait illustre la reconnaissance par les tribunaux du cadre légal auquel le psychiatre est soumis, et du fait qu’il se doit de respecter, dans la mesure du possible, les volontés du patient, malgré l’existence d’un certain risque pour sa sécurité.

Discussion

Recommandations pour une pratique sécuritaire de qualité

Les recommandations découlant de notre analyse fondée sur la jurisprudence canadienne vont de pair avec les lignes directrices de l’APA et de l’OHA[7] en matière d’évaluation et de gestion du risque suicidaire. Dans plusieurs recours identifiés, le passage à l’acte suicidaire se produisait dans des moments spécifiques, déjà identifiés comme tels par ces guides de pratique. Notre analyse corrobore l’importance de réévaluer le patient en portant une attention particulière au risque suicidaire lors de ces moments critiques que sont la première évaluation, le changement du niveau de surveillance, la sortie et le congé temporaire ou définitif. Il en va de même lorsque le patient présente une forme d’agitation, une détérioration de son état ou, à l’inverse, une amélioration surprenante (APA 2003 ; Perlman et al., 2011 ; Daigle, 2003). Lors d’évaluation dans ces moments critiques, nous recommandons de consulter plusieurs sources d’informations (dossier antérieur, membres de l’équipe traitante, proches et autres professionnels impliqués) pour favoriser une évaluation juste de l’état du patient et du risque suicidaire qu’il présente. Colliger au dossier les renseignements et les sources consultées permettra un meilleur partage de l’information et témoignera d’une évaluation complète (APA ; Perlman et al. ; Lebel, 2018). De même, une note claire comprenant les éléments cliniques pertinents devrait être rédigée à la suite de chaque évaluation pour permettre à l’ensemble de l’équipe de suivre l’évolution du patient et d’ajuster leurs interventions en conséquence. Dans plusieurs situations, les options de traitement sont multiples et une prise en charge à l’extérieur de l’hôpital peut être tout à fait adéquate dans l’optique d’une pratique de la psychiatrie dite « moderne », notamment dans les cas de patients présentant un risque suicidaire chronique. Lors d’une prise en charge en externe ou à la suite d’un congé de l’hôpital, il est recommandé de préparer un plan détaillé advenant une détérioration de l’état du patient (APA). Il arrive fréquemment qu’une hospitalisation soit inévitable et que l’utilisation de mesures de garde soit nécessaire pour assurer la sécurité du patient ou d’autrui. Le respect de la législation en place doit peser dans le processus décisionnel. La jurisprudence canadienne est sensible au fait que la prise de décision par le psychiatre est souvent complexe et elle reconnaît que ce dernier pourrait aussi pécher par excès de prudence en utilisant, par exemple, des mesures de garde alors que les critères ne sont pas remplis.

Critique de la recherche

Tout d’abord, la recherche comporte plusieurs forces. Il s’agit à notre connaissance de la seule étude ayant recensé et analysé les recours portant sur la responsabilité civile des psychiatres au Canada lors du suicide d’un patient. De plus, cette recherche représente une recension systématique des recours disponibles sur le sujet en utilisant la base de données CanLII. La recherche a permis d’analyser, sous un angle légal, des situations réelles d’évaluation et gestion du risque suicidaire par un psychiatre, lesquelles se sont malheureusement terminées par le suicide du patient ou par une tentative de suicide ayant laissé de graves séquelles. L’analyse des jugements a permis d’identifier les fautes alléguées les plus souvent reprochées au psychiatre par le demandeur et de présenter la position habituelle des tribunaux, ainsi que les arguments qui les sous-tendent. Notre recherche permet aussi d’appuyer une grande partie des recommandations émises par les guides de pratique en matière d’évaluation et gestion du risque suicidaire, puisqu’on y retrouve, à la lecture des jugements, des situations où ces recommandations ont été appliquées ou auraient dû l’être. Concernant les limites de notre recherche, il faut souligner que l’étude et les recommandations qui en découlent se fondent sur un nombre certes restreint de recours. La recherche s’est limitée aux actions qui ont été entendues par une cour. Ainsi, les poursuites qui se sont soldées par un règlement hors cour n’ont pu être recensées et analysées puisque leurs termes demeurent confidentiels. Si l’on cherchait à faire une analyse pour l’ensemble des recours dans le contexte qui nous intéresse, notre recherche comporterait un important biais de sélection. Notre étude ne permet pas non plus d’identifier les différences pouvant exister entre les poursuites réglées hors cour et celles s’étant soldées par une décision du tribunal.

Conclusion

L’évaluation et la gestion du risque suicidaire d’un patient représentent une tâche fréquente, mais complexe pour le psychiatre. La connaissance de la jurisprudence canadienne en matière de responsabilité civile lors du suicide d’un patient représente un atout supplémentaire pour la pratique d’une psychiatrie responsable et de qualité, puisque les recommandations découlant de notre analyse appuient celles énoncées par les guides de pratique portant sur l’évaluation et la gestion du risque suicidaire. Tel que mentionné précédemment, les tribunaux canadiens sont sensibles à la réalité de la pratique du psychiatre et la jurisprudence canadienne leur est généralement favorable. Bien que ceci puisse sembler rassurant pour le psychiatre, il faut toutefois préciser que les conclusions de la présente recherche se limitent aux poursuites civiles où une décision fut rendue par la cour. Un faux sentiment de sécurité ne devrait donc pas en résulter. On peut cependant conclure que l’adoption de pratiques guidées par des lignes directrices offre au psychiatre une forme de garantie sur le plan médicolégal. Cependant, dans un objectif plus général d’amélioration de la qualité des soins, on peut émettre le voeu qu’éventuellement le processus d’évaluation et de gestion du risque suicidaire soit uniformisé à l’échelle canadienne, permettant ainsi de définir plus aisément une pratique optimale pour le psychiatre.