Corps de l’article

Introduction

Cette contribution est issue du projet de recherche ANR ÉCRICOL conduit en France depuis 2016 par des chercheurs issus de plusieurs disciplines (sciences du langage, sciences de l’éducation, didactique, psychologie cognitive, sociolinguistique). Financé par, entre autres, l’Agence nationale de la recherche (2016-2021) et par la Région Nouvelle-Aquitaine (2018-2024), ce projet est mené dans les académies de Bordeaux, d’Orléans-Tours, de Créteil et de Lille. La recherche ÉCRICOL part du fait que, à la suite de l’évolution sociologique de l’école, les élèves qui entrent dans l’enseignement secondaire ont des niveaux hétérogènes en écriture, ce qui ne permet pas aux enseignants d’identifier facilement leurs besoins pour développer des propositions didactiques appropriées. Partant, dans une optique d’évaluation diagnostique, cette recherche a dès lors visé à réaliser le bilan le plus complet possible des compétences et des difficultés scripturales des élèves à leur entrée en sixième[1], à déterminer le lien que celles-ci ont avec leur environnement ou avec leurs habiletés graphomotrices et cognitives, et à voir si elles sont variables en fonction des disciplines scolaires. Cet article montre comment, dans ce processus d’identification du déjà-là en matière d’écriture, les méthodologies qualitative et quantitative sont liées et se complètent pour mieux cerner l’objet étudié. Concrètement, après un rappel des éléments de contexte sur le projet ÉCRICOL, l’article précisera d’abord ce qui est entendu par compétence scripturale et expliquera comment cette notion a été opérationnalisée dans l’analyse des textes d’élèves. Il abordera ensuite les questions méthodologiques en présentant le corpus recueilli et son intérêt avant de se concentrer sur les textes produits en français[2]. À partir de l’analyse qualitative des textes, l’article montrera enfin comment il est possible de parvenir à une quantification permettant des comparaisons et une meilleure compréhension des compétences et des difficultés scripturales des élèves.

Le contexte, le public et les tâches d’écriture proposées

Le développement qui suit présente et justifie les choix du contexte de recherche, du public cible ainsi que des tâches et des modalités d’écriture proposées tant en français qu’en sciences. Dans le cadre du projet ÉCRICOL, ont été mobilisées 29 classes de sixième recrutées dans 20 collèges issus de milieux géographiques et socioéconomiques contrastés : urbains favorisés et défavorisés, ruraux favorisés et défavorisés, REP (réseaux d’éducation prioritaire) et REP+. Ont participé à ce projet 744 élèves de 11-12 ans passant du primaire au secondaire et 48 enseignants de français et de sciences. En lien avec les objectifs visés, la diversification des zones d’implantation des collèges cherche à déterminer les incidences de la situation socioéconomique de l’établissement sur la compétence scripturale des élèves. Rappelons qu’en France, les écoles dites REP se trouvent dans des quartiers « plus mixtes socialement » qui font face à « des difficultés sociales plus significatives que celles des collèges et écoles situés hors de l’éducation prioritaire », les REP+, un niveau au-dessus, « concernent les quartiers ou les secteurs isolés connaissant les plus grandes concentrations de difficultés sociales »[3].

Notre recherche s’est intéressée à des classes de sixième, car le passage de l’école primaire à l’enseignement secondaire constitue un moment de « fracture scolaire » (Manesse, 2009) qui confronte les élèves à plusieurs enseignants disciplinaires non polyvalents, passant moins de temps avec eux que ceux du primaire qui assurent en général l’enseignement de toutes les disciplines scolaires. Disposant de moins de temps, les enseignants ayant affaire aux élèves nouvellement arrivés au collège éprouvent donc des difficultés à cerner leurs besoins, d’autant plus que ces élèves ont des niveaux hétérogènes attribuables, d’une part, aux flux migratoires, à la démocratisation de l’enseignement et à l’instauration d’un collège unique et, d’autre part, à la relation singulière et complexe que chaque apprenant entretient avec l’école et avec les apprentissages (Niwese, 2022b ; Verhoeven, 2002).

Le choix de l’écriture a été motivé par le fait qu’elle est inégalement maitrisée par les élèves de sixième, alors qu’elle est incontournable dans le processus d’apprentissage et d’insertion socioprofessionnelle (Reuter, 2002). En effet, aussi bien à l’école qu’au travail, voire dans le quotidien de chacun, c’est par elle « qu’on évalue, qu’on intègre ou qu’on exclut » (Artaux, 1999, p. 27). Favorisant le « développement des structures et des processus cognitifs » (Balcou-Debussche, 2004, p. 15), l’écriture joue un rôle majeur dans la construction et dans la structuration des savoirs dans toutes les disciplines, ce qui fait que la performance scolaire des élèves dépend fortement de sa maitrise (Penloup, 1990). Même s’il y a des invariants, il existe des pratiques spécifiques à chaque discipline dans les « modes d’agir-penser-parler » qui peuvent se manifester au niveau des productions d’élèves (Bernié et al., 2008). C’est ainsi que les chercheurs du projet ÉCRICOL ont fait écrire les élèves en français et en sciences pour voir s’il y avait des comportements scripturaux variables en fonction de ces deux disciplines.

En français et en sciences, les élèves ont produit les textes dans deux dispositifs qui alternaient l’écriture, la lecture et les retours des pairs et de l’enseignant. Le premier texte de référence, appelé version élève (VE), a été écrit sans l’aide des tiers, alors que le deuxième texte de référence, la version définitive (VD), a été réalisé après de multiples aides et étayages des pairs et de l’enseignant. Dans le cadre du projet ÉCRICOL, la VE permet d’identifier le déjà-là, ce que l’élève peut écrire seul, tandis que la comparaison entre la VE et la VD (version produite sans et avec accompagnement) donne la possibilité de circonscrire la zone proximale de développement (ZPD) du scripteur. Rappelons que cette notion, introduite par Vygotsky (2006[4]), détermine ce que l’enfant est prêt à apprendre, c’est-à-dire ce qu’il est en mesure de faire avec l’aide d’un adulte ou d’un expert.

En français, les élèves ont écrit un texte narratif, un conte merveilleux, et, en sciences, un texte expliquant ce que deviennent les feuilles mortes qui tombent en automne et qui finissent par disparaitre. Le récit a été, entre autres, choisi d’abord parce que son acquisition est censée être précoce, les élèves y sont en effet exposés depuis leur plus jeune âge (Fayol & Heurley, 1995 ; Schneuwly, 1985), ensuite pour son caractère polytypologique offrant au scripteur la possibilité de développer et à l’enseignant d’observer plusieurs « séquences textuelles » (Adam, 2011) ; et enfin, parce qu’il est travaillé à tous les niveaux de la scolarité. Le texte explicatif est, quant à lui, un outil privilégié de développement des connaissances scientifiques permettant de répondre à un problème à propos d’un phénomène particulier (Schneeberger & Vérin, 2009). Selon ces deux auteurs, l’explication reste consubstantielle à la culture scientifique.

Après ce bref rappel des éléments de contexte qui ont permis d’expliciter nos différents choix (des écoles et du niveau de classes, des tâches et des modalités d’écriture), nous proposons de présenter la notion de compétence scripturale qui, sur le plan théorique, est au coeur de cet article et, plus généralement, de la recherche ÉCRICOL.

Qu’est-ce que la compétence scripturale ?

Nous adoptons la conception de la compétence scripturale de Michel Dabène qui l’envisage, avec la compétence orale, comme l’une des deux composantes constitutives de la « compétence langagière, elle-même conçue comme un “dispositif intégré de savoirs linguistiques et sociaux” » (Dabène, 1987, p. 39). Pour Dabène, ces deux compétences sont composées de savoirs, de savoir-faire et de représentations. Dans les savoirs, Dabène (1987, 1991) distingue les savoirs linguistiques, sémiotiques et sociopragmatiques. Les savoirs linguistiques concernent des aspects lexicaux, morphosyntaxiques et orthographiques, « mais aussi des savoirs qui renvoient au fonctionnement des textes » (Colognesi, 2015, p. 28). Les savoirs sémiotiques se rapportent aux signes écrits en tant que porteurs de sens, à la relation entre « le signifiant graphique » et « le signifiant phonique […] mais aussi à des éléments non verbaux : calligraphie, typographie, organisation de l’“aire scripturale” » (Dabène, 1991, p. 16). Les savoirs sociopragmatiques correspondent aux conditions de réception de l’écrit et à ses fonctions sociales qui requièrent de le poser autrement qu’un « “tas” de phrases mises bout à bout » sans tenir compte de la situation de communication (Dabène, 1987, p. 52).

Les savoir-faire chez Dabène sont les manifestations des savoirs dans le sens où c’est par les savoir-faire que l’on accède aux savoirs. Ceux-ci, précise Lafont-Terranova (2009), doivent « s’actualiser dans des savoir-faire également multiples et complexes » (p. 94). De leur côté, les savoir-faire se répartissent en savoir-faire textuels (linguistique et pragmatique) et en savoir-graphier se rapportant à la maitrise des aspects sémiotiques, graphomoteurs et matériels, « au travail de la main et de l’oeil » (Dabène, 1987, p. 60). Pour ce qui concerne les représentations, elles renvoient, d’un côté, aux « types de relations à l’écriture » pouvant être matérialisées par une « insécurité scripturale » plus ou moins élevée selon les contextes et, de l’autre côté, aux « systèmes évaluatifs » pouvant correspondre aux « jugements sur les écrits d’autrui » (Dabène, 1991, p. 14), que l’on peut trouver mieux rédigés que ses propres textes.

L’intérêt du modèle de Dabène réside dans le fait qu’il ne réduit pas l’écriture et son enseignement à des techniques, à des savoirs et à des savoir-faire. Il intègre aussi le scripteur, ses sentiments et ses conceptions, la finalité de l’écrit ainsi que les conditions de sa production. En didactique de l’écriture, les bénéfices de la prise en compte du scripteur dans ses relations avec l’écriture ont fait l’objet de plusieurs travaux qui, depuis les années 1990, portent sur le rapport à l’écriture et, plus généralement, à l’écrit (Barré-De Miniac, 2000 ; Chartrand & Blaser, 2008 ; Colin, 2014 ; Falardeau & Grégoire, 2006 ; Lafont-Terranova et al., 2016). Toutes ces recherches insistent sur l’inefficacité de « faire l’impasse sur le rapport à l’écriture des apprenants et des enseignants si l’on souhaite développer les compétences scripturales des élèves et les compétences didactiques des maitres en la matière » (Lebrun, 2007, p. 383).

Lord (2009) et Colognesi (2015) ont revisité la classification initiale de Dabène. Lord a ajouté dans les savoirs les aspects générique, textuel et encyclopédique. Sans plus distinguer les savoirs et les savoir-faire, Colognesi (2015, p. 30) a, quant à lui, proposé un modèle en six composantes : sociopragmatique, encyclopédique, générique et textuelle, linguistique, graphique, matérielle et sémiotique. En réalité, cette nouvelle typologie redistribue en six catégories des éléments qui étaient déjà présents dans le modèle initial.

À partir d’une revue de la littérature des 20 dernières années, Vincent (2021) intègre dans un modèle complexe les différentes composantes évoquées ci-dessus, qu’il nomme connaissances et habiletés[5], en référence à l’architecture de la compétence telle qu’elle a été définie par Jonnaert (2009). Il reprend également la notion de rapport à l’écrit dans les composantes qu’on trouve dans Niwese et Bazile (2014), Blaser et al. (2015), Colognesi et Lucchini (2016). Dans sa modélisation, Vincent (2021) ajoute par ailleurs les ressources cognitives regroupant les capacités, les opérations, les processus et les stratégies, pour aboutir, en actualisant la terminologie[6], à un modèle qui intègre les trois dimensions (connaissances et habiletés, rapport à l’écrit et ressources cognitives), dont les deux premières ne s’éloignent pas des conceptions précédentes.

Les chercheurs du projet ÉCRICOL se sont appuyés sur les travaux développés à la suite du modèle de Dabène, mais aussi sur ceux d’autres scientifiques (linguistes et didacticiens notamment) pour élaborer un outil qu’ils ont utilisé dans l’analyse des textes produits par les élèves en français et en sciences[7].

Des composantes de la compétence scripturale à la grille d’analyse d’ÉCRICOL

L’outil d’analyse d’ÉCRICOL, dont on trouve une présentation détaillée dans les contributions de Niwese et El Hajj (2020, 2022), est une grille regroupant les compétences constitutives du texte en cinq niveaux : linguistique, textuel, graphique et matériel, générique, communicatif et littéraire.

Le niveau linguistique renvoie au lexique, dont il faut déterminer s’il est adapté au cadre énonciatif en lien avec le genre produit, c’est-à-dire au conte merveilleux et à ses différentes séquences textuelles (Adam, 2011), s’il est diversifié (sans beaucoup de répétitions) et s’il est recherché (Niwese & El Hajj, 2022). Ce niveau concerne également les aspects morphosyntaxiques se rapportant à l’accord au sein du groupe nominal (GN) dans sa forme minimale et étendue (Riegel et al., 2021), entre le sujet et le verbe (SV) et entre le sujet et l’attribut (SA).

Plusieurs phénomènes sont étudiés au niveau textuel, sur le plan de la cohérence et de la cohésion : le type et la répartition des énoncés utilisés, le choix des modes et des temps verbaux ainsi que leur correction formelle, la quantité et les types de connecteurs employés, l’usage des reprises anaphoriques, l’acceptabilité sémantique des énoncés et l’intelligibilité du texte considéré dans son ensemble. Compris au sens d’Adam (2011), comme des « micro-unités syntaxiques » et comme des « micro-unités de sens », les énoncés sont répartis en énoncés verbaux comme dans l’exemple « Je vous félicite ! », nominaux comme dans « Toutes mes félicitations ! » et monorèmes (à un seul terme) comme dans « Bravo ! ». À l’intérieur des énoncés verbaux, il est également question d’inventorier les énoncés interrogatifs et négatifs et de préciser le nombre de ceux qui sont correctement construits. Concernant le choix des modes et des temps, il est question d’examiner s’ils sont appropriés au contexte énonciatif. Comme les types d’énoncés, les connecteurs sont recensés et classés dans les différentes catégories. Pour les reprises anaphoriques, il s’agit de voir si elles sont présentes, appropriées et variées. Quant à l’acceptabilité sémantique des énoncés et à l’intelligibilité des textes, on se demande si chaque énoncé, considéré singulièrement, a un sens et si, pour le texte, on comprend l’histoire racontée (Niwese & El Hajj, 2022).

Déterminé en partant principalement des travaux de Catach, notamment de sa typologie d’erreurs graphiques (Catach, 2016), le niveau graphique et matériel porte, d’une part, sur les erreurs phonogrammiques, avec ou sans altération phonique ; morphogrammiques, affectant les morphogrammes grammaticaux et lexicaux ; logogrammiques, ayant trait à la confusion des homophones lexicaux et grammaticaux ; extragraphiques, renvoyant aux difficultés de « reconnaissance et de découpage des mots » (Catach, 2016, p. 281), aux problèmes de tracés, à l’adjonction, à l’absence et à l’inversion des lettres ; idéogrammiques, enfin, se rapportant à l’usage de la ponctuation, des majuscules et des traits d’union. Le niveau graphique et matériel concerne, d’autre part, le déploiement du texte « dans l’aire scripturale » (Dabène, 1991, p. 16). Pour Catach (2016), la ponctuation fait partie des compétences idéogrammiques mais, comme les textes d’élèves de sixième sont largement sous-ponctués, elle a été analysée à part. De même, la mise en majuscules, qui dépend en partie de la ponctuation, n’a été tenue en compte que dans des majuscules en début de noms propres.

Le niveau générique se réfère aux éléments renvoyant aussi bien au schéma narratif (Bremond, 1973 ; Fayol, 1994 ; Greimas, 1966) qu’au modèle actanciel (Fayol, 1994 ; Greimas, 1966). Pour le schéma narratif, il s’agit de repérer dans les contes d’élèves les principaux épisodes : situation initiale, élément perturbateur, péripéties, résolution et situation finale. Pour ce qui est du modèle actantiel, l’analyse est élargie à d’autres points. Elle consiste en effet à voir si le récit est situé dans le temps et dans l’espace, s’il contient un héros, des adjuvants et des opposants, s’il fait référence au merveilleux, compte des formules d’ouverture et de clôture et a un titre. Il s’agit également de déterminer si l’énonciation est adaptée (histoire racontée à la troisième personne) et si, de façon générale, le texte produit correspond au genre attendu : le conte merveilleux.

La visée communicative et littéraire correspondrait, du moins en partie, à des savoirs et à des savoir-faire sociopragmatiques dans la typologie de Dabène (1987, 1991). Dans les textes analysés, il est question de repérer des phénomènes qui traduisent la volonté du scripteur d’attirer l’attention du lecteur. Sont examinés à ce niveau les jeux de calligraphie, le recours à une typographie différente, les mises en majuscule, les soulignements, les mises en gras, etc. De façon plus implicite encore que pour les aspects précédents, le scripteur peut aussi se préoccuper des conditions de réception de son texte en accentuant sa dimension poétique ou ludique, mobilisant ainsi les figures de style, les expressions (semi)figées, les mises en réseau, les jeux de mots, etc.

Si l’on s’en tenait à la grille appliquée aux textes rendus par les élèves, on pourrait dire que celle-ci relève de l’évaluation critériée, l’un des modèles répertoriés par Garcia-Debanc (2018), à côté du modèle de la rédaction (Bishop, 2005, 2010), centré sur les annotations, ou de celui qui valorise la subjectivité du sujet-scripteur (Sève, 2005 ; Tauveron, 1996). Cependant, si on s’arrêtait là, on oublierait que, comme dans le modèle centré sur le sujet écrivant, la réalisation des premières versions a laissé une grande liberté aux élèves dans la mesure où elle a été produite sans l’intervention explicite des tiers. De même, comme dans le modèle de la rédaction, entre les VE et les VD, les textes ont été annotés par l’enseignant, voire par les pairs. En synthèse, la grille ÉCRICOL est un outil d’évaluation qui fait partie d’un ensemble. En effet, dans le processus d’évaluation de la compétence scripturale des élèves, d’autres outils – questionnaires, entretiens – ont été mobilisés pour cerner, notamment, leur rapport à l’écriture tant du point de vue conceptuel et axiologique (Colin et al., 2022) que sur le plan affectif et praxéologique (Niwese et al., 2022).

Des questions de méthodologie : du qualitatif au quantitatif

Après la présentation des matériaux recueillis, cette partie montre comment nous avons analysé qualitativement les textes d’élèves pour arriver à des données chiffrées traitées statistiquement. Pour cela, nous reviendrons sur le processus complexe de transcription des textes produits par les élèves ainsi que sur la manière dont ils ont été étudiés en utilisant la grille d’ÉCRICOL.

Au regard des objectifs visés, des matériaux diversifiés

Dans le cadre du projet ÉCRICOL, plusieurs types de matériaux ont été collectés auprès des élèves, des enseignants et des parents (cf. tableau 1). Pour les élèves, il s’est agi de 3 741 textes produits en français et en sciences (soit 1 762 en français et 1 979 en sciences), de 1 973 questionnaires, de 79 entretiens et de 40 enquêtes cognitives ; pour les enseignants, de 94 questionnaires et de 48 journaux de bord et, enfin, pour les parents, de 500 formulaires sociolinguistiques. Même si cet article n’exploite pas toutes ces données, nous tenons à les présenter brièvement : d’abord pour permettre au lecteur de voir le corpus utilisé pour atteindre les objectifs poursuivis dans le cadre du projet ÉCRICOL, ensuite parce que, par moments, nous faisons référence aux résultats issus de l’analyse de ces données.

Tableau 1

Principales données collectées

Principales données collectées

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L’analyse des textes permet de cerner les acquis et les difficultés des élèves, du point de vue des connaissances et des habiletés, mais aussi, dans une certaine mesure, du rapport à l’écriture si l’on tient compte de leur implication dans l’écriture qui peut être perceptible via la longueur des textes produits et la manière dont ils ont été retravaillés. Distribués avant le déploiement des protocoles de production d’écrits, les questionnaires adressés aux élèves ont porté sur leur rapport à l’écriture et à la lecture : leur investissement affectif, leurs conceptions et leurs pratiques (Colin et al., 2022 ; Niwese et al., 2022). À la fin de l’expérimentation, au moins trois élèves par classe, de profils « faible », « moyen » et « fort »[8] en production de l’écrit se sont entretenus avec des chercheurs du projet. Cet entretien cherchait à cerner l’évolution de leur rapport à l’écriture ainsi que la façon dont ils avaient vécu l’expérience menée. Prises en charge par les chercheurs en psychologie cognitive, les enquêtes cognitives ont été réalisées auprès des élèves de sixième inscrits dans un établissement REP, mais qui n’ont pas participé à l’ensemble des activités du projet ÉCRICOL. Dans le cadre de ces enquêtes qui tentaient de déterminer la corrélation entre les habiletés graphomotrices et cognitives et la compétence scripturale (Niwese, 2022b), les élèves ont produit sur des tablettes graphiques deux textes narratifs, un conte et un récit de science-fiction, qui ont été codés et analysés via le logiciel Eye and Pen (CHART, 2020).

Les données concernant les enseignants ont été recueillies par le biais d’un questionnaire et d’un journal de bord. En effet, au début du projet, les enseignants partenaires ont répondu à un double questionnaire sur leurs pratiques d’écriture et d’enseignement de l’écriture (Colognesi et al., 2022). Au total, 94 questionnaires ont été rendus. Durant l’expérimentation, les mêmes enseignants ont tenu un journal de bord standardisé dans lequel ils notaient, pour chaque séance, les informations sur son déroulement, le niveau d’investissement des élèves, l’adéquation/inadéquation entre le prévu et le réalisé, les difficultés rencontrées et les solutions apportées ainsi que leurs différentes impressions sur l’ensemble de la séance. Les 48 journaux de bord qui ont été récupérés donnent la possibilité de suivre au jour le jour la mise en oeuvre des deux protocoles. Enfin, du côté des parents, les formulaires sociolinguistiques qu’ils ont remplis fournissent des informations sur leur niveau de qualification, leur profession, leur lieu de naissance (en France ou à l’étranger), les langues parlées en famille, etc. Tout comme les renseignements sur le profil des collèges, les données relatives aux parents ont permis d’appréhender les effets de l’environnement sur la compétence scripturale des élèves (Niwese & Lucchini, 2022).

Cette contribution se rapporte à un échantillon de 12 classes représentatives des six profils de collèges partenaires : deux collèges urbains favorisés, deux collèges urbains défavorisés, deux collèges ruraux favorisés, deux collèges ruraux défavorisés, deux collèges REP et deux collèges REP+. L’étude porte précisément sur 532 textes, soit 266 VE totalisant 71 651 mots et 266 VD comptant 73 580 mots, produits en français. Il convient de rappeler que l’objectif de cet article centré sur le cheminement méthodologique reste de montrer comment la quantification des données et leur traitement ont été rendus possibles par des analyses qualitatives, laborieuses par endroits, des matériaux collectés. L’article ne rend donc pas compte de l’ensemble des résultats du projet ÉCRICOL présentés dans Niwese (2022a).

La transcription des textes, une tâche ardue

Avant d’être analysés, les textes produits par les élèves ont été numérisés et transcrits. Pour diverses raisons, la transcription des textes d’élèves est une opération délicate, notamment quand ces textes sont en cours d’élaboration et contiennent des traces de plusieurs acteurs. Il n’est pas, en effet, facile de traiter les différentes corrections et annotations de l’enseignant et des pairs, les autocorrections avec les termes concurrents, les accents neutralisés matérialisés par les points ou les traits horizontaux, les mots difficiles à déchiffrer, les schémas, les jeux de typographie, de couleur ou de calligraphie. Pour minimiser l’écart entre le manuscrit et le tapuscrit, chaque texte transcrit a été systématiquement vérifié par une personne différente et les textes relus ont été revérifiés une troisième fois par échantillonnage aléatoire. En vue d’harmoniser les transcriptions, un guide du vérificateur a été élaboré et proposé aux relecteurs ; ces derniers devaient ensuite tenir un carnet de bord pour y inscrire les difficultés rencontrées et les solutions apportées ainsi que les textes qui nécessitaient un retour obligatoire aux manuscrits. En guise d’illustration, considérons les exemples suivants (figures 1 et 2).

La figure 1 présente la version élève (VE) d’un extrait du texte produit par l’élève C19. Dans ce texte, certaines modifications semblent avoir été réalisées à l’initiative de l’élève. Parmi celles-ci, on peut relever le passage de Le Manoir du labyrinte à Le labyrinte ou de bâtont à bâton. Marquées par un changement de couleur et par une écriture différente, d’autres modifications semblent proposées par l’enseignant via des corrections directes (suppression de « r » dans hantér, ajout de ou le diable ; remplacement de léssa par laissa ou de l’accent aigu par un accent grave sur ténébre), des soulignements invitant à corriger (sur, par exemple, labyrinte et surnomé) ou des suggestions de changement (indications temps ou imparfait). Comme la VE est un texte de référence qui sert à identifier les compétences et les difficultés des élèves avant l’aide explicite des tiers et comme cette identification était un des objectifs majeurs du projet ÉCRICOL, dans cette version, les modifications considérées comme ayant été décidées par l’élève ont été prises en compte dans la transcription alors que celles de l’enseignant, des pairs ou des parents ont été ignorées.

Figure 1

Version élève (VE) de l’extrait du texte de l’élève C19

Version élève (VE) de l’extrait du texte de l’élève C19

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L’extrait du texte de l’élève H18 (figure 2) contient également plusieurs traces de réécriture : des suppressions, des remplacements et des ajouts. Au niveau textuel, sa transcription pose moins de difficultés étant donné que tous ces changements peuvent être imputés à l’élève. Mais pour une analyse fine de ce texte, la prise en compte des deux images peut être nécessaire. Comme on ne peut pas transcrire les images, le transcripteur ou le vérificateur doit marquer dans son carnet de bord leur présence, invitant ainsi celui qui analysera ce texte à consulter le manuscrit. De toute manière, au-delà du problème de transcription, certains aspects du texte, comme l’organisation dans l’espace de la feuille, requièrent obligatoirement le recours au manuscrit.

Figure 2

Version élève (VE) de l’extrait du texte de l’élève H18

Version élève (VE) de l’extrait du texte de l’élève H18

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Après les phases de numérisation, de transcription et de vérification, les textes transcrits ont été analysés à l’aide de la grille d’ÉCRICOL à cinq composantes – linguistique, textuelle, graphique et matérielle, générique, communicative et littéraire – présentée antérieurement.

La mobilisation de la grille d’analyse ÉCRICOL

Sur le plan linguistique, le lexique est évalué via une échelle d’appréciation allant de 1 à 3, alors que, pour la composante morphosyntaxique, il s’agit de recenser toutes les occurrences d’accord au sein du groupe nominal (GN), entre le sujet et le verbe (SV) et entre le sujet et l’attribut (SA), et d’identifier celles où l’accord est correct. L’appréciation morphosyntaxique se fait de façon binaire en correct/incorrect. Pour illustrer notre propos, considérons les deux exemples suivants : Mes les deux enfant menti pour garder la lampe de genie (F12-FVE)[9]// [...] les deux jeune garçon était ému d’avoir retrouvait une fée (F13-FVE). Dans ces deux énoncés, on compte quatre GN : « les deux enfant », « les deux jeune garçon », « la lampe de genie » et « une fée ». L’accord dans les deux premiers exemples est incorrect (le code employé est GN-) à cause de l’absence des marques du pluriel, alors qu’il est correct dans les deux derniers (le code employé est GN+). Les accords au niveau du SV (les deux enfant menti ; les deux jeune garçon était) et du SA (les deux jeune garçon était ému) sont aussi incorrects. Dans ces cas, les codes utilisés sont SV- et SA-.

Au niveau textuel, pour les trois types d’énoncés (verbaux, nominaux, monorèmes), tout comme pour les connecteurs, l’analyse consiste à recenser le nombre de leurs occurrences. Pour les énoncés verbaux interrogatifs et négatifs, en plus de les dénombrer, il est question de préciser le nombre de ceux qui sont correctement construits. Pour les énoncés négatifs, la correction est déterminée par la présence de deux particules de négation et, pour les énoncés interrogatifs, par l’usage d’un point d’interrogation, d’un adverbe interrogatif ou d’un sujet inversé (Niwese & El Hajj, 2022). Concernant le choix des modes et des temps, il s’agit, dans un premier temps, de recenser toutes les formes verbales et de voir si leur usage est approprié au contexte sans se préoccuper de la justesse de leur écriture. Ainsi, dans les énoncés Mes les deux enfant menti pour garder la lampe de genie et les deux jeune garçon était ému d’avoir retrouvait une fée, le choix des modes et des temps est considéré comme correct pour les quatre verbes. En revanche, les formes verbales sont incorrectes dans trois cas : menti (mentirent), était (étaient), avoir gardait (avoir gardé). Pour ces derniers exemples, le code est CMT+/F-. Pour ce qui est du sens des énoncés, de l’intelligibilité des textes et des reprises anaphoriques, l’évaluation est réalisée via une échelle d’appréciation allant de 0 à 5.

Les difficultés graphiques sont déterminées en recensant et en classant par catégories l’ensemble des erreurs présentes dans les textes d’élèves, tandis que la ponctuation et l’occupation de l’espace de la feuille sont évaluées via une échelle allant de 0 à 5. Pour illustrer les phénomènes qui se rapportent aux erreurs graphiques, examinons les six énoncés suivants :

le jeune homme ce débater dans une toute petite cage (C7-FVD) // humain utilise la pierre précieuse autour de ton coup (G115-FVE) // Pour l’estant la sorcière prépare un chaudron avec des oreilles de chat, des grenouilles, des rats (F112-FVE) // qu’est ce tu va faire monsieur le paysan (F112-FVE) // ducoup il demande à la méchante (F112-FVE) // Le chevalier lui courage (G16-FVE).

Dans ces exemples, la confusion entre les homophones grammaticaux ce/se (ce débater) est analysée comme une erreur à dominante logogrammique grammaticale (LG) et celle des homophones lexicaux coup et cou comme à dominante logogrammique lexicale (LL) ; l’usage d’un seul « t » à la place du digramme « tt » dans ce débater est considéré comme une erreur à dominante phonogrammique sans altération phonique (PSAP), alors que l’écriture de « e » pour « in » dans le mot estant (instant) relève d’une erreur à dominante phonogrammique avec altération phonique (PAAP). Quant à débater pour débattait ou à va pour vas, ces deux erreurs, qui touchent les flexions verbales, sont à dominante morphogrammique grammaticale (MG), alors que l’emploi de courage pour encourage est une erreur à dominante morphogrammique lexicale (ML), étant donné qu’elle affecte un affixe entrant dans la composition des mots. Enfin, l’absence d’un trait d’union dans qu’est ce est une erreur idéogrammique (IDEO), alors que le problème de découpage de mots dans ducoup tout comme l’absence de que dans qu’est ce tu va faire renvoient aux difficultés extragraphiques (EXTRA).

Au niveau générique, les cinq épisodes du schéma narratif (situation initiale, élément perturbateur, péripéties, résolution et situation finale) sont évalués par une note variant entre 0 à 2 : « 0 » si l’épisode est absent, « 1 » s’il est présent, mais insuffisamment développé et « 2 » s’il est présent et bien développé. Pour les éléments évalués dans la catégorie des actants et des points divers (héros, adjuvants, opposants, formules d’ouverture et de clôture, titre, énonciation, référence au merveilleux, genre attendu), la présence de chaque élément vaut un point, alors que l’absence vaut zéro. Les résultats concernant le niveau générique englobent aussi bien l’évaluation du schéma narratif que celle des actants et des points divers. Mais telle qu’elle est conçue, la grille d’ÉCRICOL permet d’isoler et de traiter différemment les deux évaluations.

Enfin, pour le niveau communicatif et littéraire, qui porte sur la prise en compte par l’élève des conditions de réception de ce qu’il écrit, dans chaque texte, nous avons cherché et listé les expressions figées, les figures de style, les mises en réseau intertextuel, les jeux de calligraphie, les soulignements et les typographies différentes. Pour pouvoir effectuer des comparaisons entre les versions ou entre les scripteurs de différents profils, nous avons compté les occurrences de ces phénomènes en portant chaque texte à 100 mots. Les résultats obtenus ont montré que les items pris en compte étaient tellement peu présents, voire absents dans nombre de productions, que ce niveau du texte n’a fait l’objet que d’une analyse qualitative (Lafont-Terranova et al., 2022).

Pour illustrer la manière dont l’analyse a été réalisée, commentons quelques passages de l’exemple repris par la figure 3[10]. L’extrait de la VD du texte de l’élève C1 compte 20 énoncés verbaux et un énoncé nominal, le premier, qui fait office de titre. Dans l’énoncé 1, l’annotateur repère quatre erreurs graphiques, une à dominante logogrammique grammaticale (LG) avec la confusion entre est et et, deux à dominante phonogrammique sans altération phonique (PSAP) avec miroire pour miroir et enchenter pour enchanter et une à dominante morphogrammique grammaticale (MG) avec enchanter pour enchanté. Dans le même énoncé, comme l’accord entre miroir et enchanté est incorrect, l’accord au niveau du groupe nominal est invalidé (GN-). Dans l’énoncé 2, qui est verbal, le choix du temps et du mode ainsi que leur forme sont considérés comme corrects (CMT+/F+), tout comme l’accord entre le sujet et le verbe (SV+) et au sein des deux groupes nominaux (une fois et une petite fille), d’où le double GN+. Dans l’énoncé 6, on enregistre deux MG (s’appeler pour s’appelait  ; enchater pour enchanté) et une erreur à dominante phonogrammique qui altère la valeur phonique (PAAP) avec enchater au lieu d’enchan. Enfin, l’énoncé 18 peut illustrer le problème d’accord entre le sujet et le verbe (SV-) avec ellepartis pour ellepartit. Pour elle partis, le choix du temps et du mode est considéré comme judicieux, alors que la forme verbale est incorrecte, d’où l’annotation (CMT+/F-). Par contre, le choix du temps est invalidé dans l’énoncé 15 d’habitude elle part bien avant Alice, car, du point de vue discursif, l’imparfait de l’indicatif est plus approprié.

Les résultats obtenus pour chaque texte ont été quantifiés et reportés dans un tableau de synthèse Excel, dont nous reprenons, en exemple, l’extrait de la VD du texte de l’élève C1 (cf. figure 4).

Figure 3

Analyse brute : extrait de la VD de l’élève C1

Analyse brute : extrait de la VD de l’élève C1

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Figure 4

Transfert de données, extrait du tableau de synthèse de la VD de l’élève C1

Transfert de données, extrait du tableau de synthèse de la VD de l’élève C1

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Les données présentées dans le tableau de la figure 4 montrent que, pour le texte définitif de l’élève C1, le lexique a été noté 1/3 pour l’item se rapportant au fait qu’il est adapté au conte merveilleux et 2/3 pour son caractère recherché ainsi que pour sa diversité. En ce qui concerne la morphosyntaxe, on recense 55 accords corrects au sein du GN sur 59 occurrences, 36 accords corrects entre le sujet le verbe sur 49 occurrences, 5 accords corrects entre le sujet et l’attribut sur 6 occurrences. Les scores pour la correction dans le choix du mode sont de 62/62, de 59/62 pour celui du temps et de 49/62 pour la correction de la forme verbale.

Les aspects du texte nécessitant une évaluation via une échelle d’appréciation ont été notés par deux personnes différentes. En cas de grands écarts entre les deux évaluations, une troisième a été systématiquement sollicitée et les trois évaluateurs confrontaient leurs points de vue pour avoir une note commune. Les autres aspects ont fait l’objet de deux évaluations, le deuxième évaluateur ayant pour tâche de vérifier et de valider ou de modifier l’analyse faite par le premier.

Comme on peut le voir, à la lecture du développement précédent, la quantification des données a été élaborée grâce à des analyses qualitatives. Les textes collectés ont été interprétés pour être transcrits et les transcriptions ont été harmonisées par des relecteurs différents sur base d’un guide de relecture. En s’appuyant sur une même grille, deux, voire trois évaluateurs, selon les aspects concernés, ont confronté les résultats de leur analyse pour arriver à une note commune, qui est, par endroits, une transformation en chiffres des réalités non immédiatement quantifiables. Ce procédé qui recourt alternativement au qualitatif et au quantitatif correspond à ce que Creswell (2009) considère comme méthodes mixtes simultanées.

Les résultats en lien avec les connaissances et les habiletés en matière d’écriture

Une fois quantifiées, les données issues de l’analyse qualitative ont été traitées statistiquement au moyen du logiciel JMP pour déterminer les compétences et les difficultés des élèves sur l’ensemble des items pris en compte. Le tableau 2, extrait de Niwese et Lucchini (2022, p. 197), montre les résultats qui ont été obtenus pour les 266 élèves de l’échantillon sur des aspects envisagés dans une perspective de performances scripturales ou d’amélioration lors du passage de la VE à la VD. Autrement dit, nous illustrons notre propos en examinant les aspects qui permettent à la fois un traitement quantitatif et une appréciation de type mélioratif des performances, ce qui ne veut pas dire que les autres phénomènes sont inintéressants. En effet, étudier les figures de style, les expressions (semi)figées et les jeux typographiques ainsi que leurs effets se prête davantage à des analyses qualitatives comme l’ont fait Lafont-Terranova et al. (2022) en s’intéressant à la compétence pragmatique dans les textes d’élèves. De même, du point de vue didactique, déterminer les types d’énoncés employés dans un genre permet d’identifier les textes que l’on peut exploiter comme supports pour aider les apprenants à s’approprier la construction des énoncés.

Tableau 2

Moyennes et écarts-types des résultats des élèves dans la VE et dans la VD

Moyennes et écarts-types des résultats des élèves dans la VE et dans la VD

Note

*** : la différence est significative avec une probabilité d’erreur inférieure à 0,001.

** : la différence est significative avec une probabilité d’erreur inférieure à 0,01.

ns : la différence n’est pas significative, on ne peut pas affirmer qu’il y a une différence.

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Dans ce tableau, la colonne « VE » présente les moyennes (et les écarts-types entre parenthèses) des élèves pour les textes rédigés sans aide, la colonne « VD » celles enregistrées après l’intervention des pairs et de l’enseignant. Les performances sont exprimées en pourcentages, le maximum pouvant être obtenu étant égal à 100, sauf pour celles qui portent sur l’absence de particules de négation dans les énoncés verbaux négatifs et sur les erreurs graphiques. Dans ces deux cas, les chiffres représentent les moyennes des erreurs commises (le maximum pouvant être 0). La différence des résultats entre les VE et les VD est soumise à un test statistique (t test), afin de confirmer ou non l’évolution positive entre les deux versions.

Sans entrer dans les détails des résultats largement présentés par Niwese et El Hajj (2022), on peut noter que l’analyse quantitative donne la possibilité de dégager les grandes tendances et de tirer des conclusions plus ou moins stabilisées. Les résultats du tableau 2 permettent ainsi de se rendre compte que les connaissances et les habiletés en jeu dans la production du texte sont inégalement maitrisées.

Ainsi, au niveau linguistique, l’accord au sein du groupe nominal est mieux assuré (85,66 %) que celui du sujet-verbe (65,68 %) ou du sujet-attribut (71,27 %). Au niveau textuel, si le choix des modes et des temps verbaux ne présente pas de difficulté (99,54 % et 86,75% de réussite), l’écriture de leur forme constitue un vrai défi (63,41 %). De même, alors que les élèves construisent correctement les énoncés verbaux négatifs, les résultats sur l’usage des reprises anaphoriques sont peu satisfaisants (56,77 %) et vont dans le même sens que les conclusions des travaux antérieurs qui ont porté sur les écrits de jeunes scripteurs (Favart & Chanquoy, 2007 ; Thyrion, 1997). On voit également qu’à l’entrée en sixième, les élèves éprouvent encore des difficultés à utiliser l’espace de la feuille (62,71 %) et à ponctuer correctement leurs textes (58,65 %). Si, comme les reprises anaphoriques, l’usage de la ponctuation dans les textes des élèves de 11-12 ans a été étudié (Favart & Chanquoy, 2007 ; Thyrion, 1997), le déploiement de l’écrit dans l’aire scripturale (Dabène, 1991) par les élèves de cet âge ne semble pas avoir été documenté. Au niveau générique, alors que les élèves sont exposés au récit depuis leur petite enfance (Fayol & Heurley, 1995 ; Schneuwly, 1985), les scores obtenus au niveau du schéma narratif (56,4 %) mettent en évidence le fait que le « savoir-raconter » reste une compétence encore à développer pour les élèves de sixième. Lorsqu’on considère les scores détaillés (Niwese & El Hajj, 2022), on enregistre, pour la VE, 62,22 % pour la situation initiale, 59,59 % pour l’élément perturbateur, 71,43 % pour les péripéties, 51,50 % pour la résolution et 39,29 % pour la situation finale. Ces résultats semblent montrer que, pour ces élèves, « faire le récit » reviendrait à « “appondre” les épisodes les uns aux autres » (Gilbert, 2001, p. 46), sans les clôturer et sans assurer suffisamment le passage entre la situation initiale et le début des épreuves. Par rapport aux résultats en lien avec le schéma narratif (56,4 %), les élèves enregistrent de meilleurs scores sur des aspects relatifs aux actants et aux points divers (76,4 %). La dissociation de ces deux niveaux d’analyse permet de voir que le score total concernant la composante générique (66,45 %) masque la disparité dans leur maitrise.

Comme le notent Niwese et El Hajj (2022), le fait que les connaissances et les habiletés en jeu dans un texte ne sont pas maitrisées de la même façon invite à ne pas penser de façon holistique l’évaluation et l’enseignement de l’écriture, car une telle approche ne permettrait pas de repérer et d’agir sur les aspects qui nécessiteraient des interventions spécifiques. Identifier pour développer les habiletés non ou peu acquises ne revient pas bien évidemment à envisager la production du texte comme « la résultante mécanique de l’apprentissage de l’orthographe, des temps verbaux et du complément d’objet direct » (Halté, 1988, p. 9). Vu le caractère inopérant de cette dernière conception, l’enjeu reste donc de mettre au service de la production écrite ces sous-compétences nécessaires mais insuffisantes.

Enfin, les résultats du tableau 2 donnent la possibilité de comparer les scores moyens obtenus dans les VE et les VD. Cette comparaison permet de constater qu’entre ces deux versions, les textes ont évolué significativement sur l’ensemble des aspects analysés, hormis pour le choix du mode, dont le degré de maitrise dès la VE ne laissait aucune marge de progression. Cette évolution montre que l’action didactique peut aider les apprenants à améliorer leurs textes à tous les niveaux. Dans notre contribution antérieure (Niwese & Lucchini, 2022), nous avons montré que tous les textes évoluaient positivement quel que fût le profil des élèves ou celui des établissements qu’ils fréquentaient. Les résultats obtenus ont également mis en évidence le fait que c’étaient les élèves dont les textes initiaux étaient éloignés des attendus qui progressaient davantage. Le passage de la VE à la VD permet par ailleurs de voir que, malgré l’amélioration significative des textes, certains aspects restent peu maitrisés, comme c’est le cas pour le schéma narratif, pour l’usage des reprises anaphoriques et pour l’emploi de la ponctuation. Notons enfin que la comparaison des scores obtenus en français et en sciences consolide les régularités sur les compétences et les difficultés identifiées (Niwese, 2022c).

Discussion et conclusion

Au terme de cet article qui a principalement porté sur la complémentarité entre les méthodologies qualitative et quantitative dans le processus d’identification du déjà-là en matière d’écriture des élèves de sixième, revenons sur certains points qui ont trait aux questions épistémologiques et méthodologiques ainsi qu’aux résultats obtenus.

Sur les plans épistémologique et méthodologique, cet article a tenté de montrer comment la notion de compétence scripturale (Colognesi, 2015 ; Dabène, 1987, 1991 ; Lord, 2009 ; Vincent, 2021) qui, comme toute notion théorique, est avant tout abstraite, a été opérationnalisée pour élaborer une grille d’analyse des textes d’élèves. Même si cet aspect n’a pas été développé dans cet article centré sur les connaissances et les habiletés, nous avons procédé de la même manière avec le rapport à l’écrit/ure[11], autre composante de la compétence scripturale, qui a été également étudié dans le cadre du projet ÉCRICOL. En effet, notre étude s’est appuyée sur les différentes dimensions de cette composante – affective, axiologique, conceptuelle et praxéologique (Barré-De Miniac, 2000 ; Chartrand & Blaser, 2008) – non seulement pour concevoir des outils d’enquêtes – questionnaires (pour enseignants et pour élèves) et guide d’entretien (pour élèves) – mais aussi pour analyser les données liées à leurs conceptions et à leurs pratiques d’écriture et de lecture[12] (Colin et al., 2022 ; Colognesi et al., 2022 ; Niwese et al., 2022). L’opérationnalisation des notions théoriques dans l’élaboration d’outils de recueil et/ou d’analyse de données rappelle combien les questionnements épistémologiques et méthodologiques restent profondément imbriqués.

Outre le fait qu’ils permettent d’identifier les compétences et les difficultés des élèves en matière d’écriture, les outils créés dans le cadre du projet ÉCRICOL donnent la possibilité d’appréhender l’ensemble des composantes de la compétence scripturale, ce qui est nouveau par rapport aux travaux antérieurs. En effet, à notre connaissance, aucune recherche d’envergure n’a, à ce jour, porté sur l’évaluation simultanée des connaissances, des habiletés et du rapport à l’écrit/ure de jeunes scripteurs ainsi que des effets de l’environnement, des disciplines, des habiletés et des stratégies cognitives sur ces composantes.

Mobiliser plusieurs disciplines et diversifier les sources de prise d’informations dans l’étude de la compétence scripturale ont permis de consolider l’évaluation réalisée. Ainsi, la comparaison de l’analyse des textes produits en français et en sciences a mis en évidence les régularités dans les performances scripturales des élèves (Niwese, 2022c). À quelques exceptions près, il ressort de cette analyse comparative que les aspects plus ou moins maitrisés dans les deux disciplines restent les mêmes. Dans le même sens, l’étude menée par l’équipe des psychologues cognitivistes impliqués dans le projet ÉCRICOL (CHART, 2020) renforce la fiabilité des résultats obtenus sur les difficultés liées au savoir-graphier en analysant les textes écrits en français et en sciences. Outre les tracés de lettres, les néo-collégiens semblent avoir des problèmes à déployer leurs textes dans l’aire scripturale. Sur ce dernier point, les données issues du questionnaire ont fourni quelques éléments d’explication puisque certains élèves évoquent leurs difficultés à écrire à la main, le geste graphique étant considéré comme lent et pénible (Colin et al., 2022). Or, « des habilités graphomotrices et orthographiques exercent […] des contraintes sur la mise en oeuvre des processus rédactionnels » (CHART, 2020, p. 10). En plus des disciplines et des types de textes à produire, le contexte et l’action pédagogiques sont d’autres sources d’informations pour déterminer ce qui, en termes de compétences ou de difficultés, reste stable. Dans ce sens, les résultats obtenus sur les effets des facteurs environnementaux montrent que certaines compétences sont plus ou moins acquises quel que soit l’environnement social des élèves. De la même manière, si le dispositif d’écriture mis en oeuvre a, grâce à de multiples étayages, fait évoluer les textes des élèves sur l’ensemble des aspects pris en compte, sur certains items, les scores enregistrés demeurent bas, ce qui indique que certaines compétences sont encore fragiles.

Pour revenir à la problématique des méthodologies mixtes, thématique au coeur des contributions du présent numéro, il importe de noter que, dans notre étude, c’est du qualitatif que nous sommes arrivés au quantitatif. En effet, les données chiffrées qui ont été traitées statistiquement ont résulté d’une analyse qualitative orientée elle-même par des choix épistémologiques et pratiques. De plus, il n’est pas évident de passer des manuscrits d’élèves aux tapuscrits analysés, étant donné que la nature de ces deux écrits ainsi que leurs supports entrainent forcément la perte d’informations lors de la transcription. Dans le cadre du projet ÉCRICOL, de telles pertes seraient d’autant plus dommageables que l’on s’intéresse non seulement à des connaissances et à des habiletés linguistiques, textuelles, génériques et encyclopédiques, mais aussi à des savoir-graphier requérant une attention particulière à des aspects sémiotiques et au déploiement de l’écriture dans l’espace de la feuille. Rappelons que, pour minimiser ces difficultés, les chercheurs du projet ÉCRICOL ont déployé plusieurs stratégies comme la lecture conjointe des manuscrits et des tapuscrits, l’élaboration d’un guide de transcription et de vérification ainsi que la tenue d’un carnet de bord. Rappelons enfin, pour conclure, que si notre article a porté sur un cheminement allant du qualitatif au quantitatif, le parcours en sens inverse sera nécessaire pour mieux appréhender les grandes tendances qui ont été dégagées après le traitement massif des données. À l’instar du travail fait sur le lexique (Roubaud & Sardier, 2022) ou sur la visée communicative et littéraire (Lafont-Terranova et al. 2022), des études qualitatives plus approfondies restent indispensables, notamment sur les aspects des textes évalués via une échelle d’appréciation. Il conviendra également de poursuivre tant au niveau qualitatif que quantitatif la comparaison des textes produits en français et en sciences (Niwese, 2022c) ainsi que l’examen des effets de l’environnement sur les compétences et les difficultés des élèves (Niwese & Lucchini, 2022).