Corps de l’article

Dans la pièce Pas perdus, présentée au Théâtre d’Aujourd’hui en mars et en avril 2022, une série de huit « personnages » relatent, un à la fois, leur expérience de la gigue, cette forme de danse enfouie dans la mémoire culturelle québécoise, et la manière par laquelle cette tradition populaire s’inscrit dans leur propre expérience de vie présente. Il faut préciser que ces « personnages » représentent en fait des « personnes réelles », dont l’expérience individuelle est mise en scène dans la perspective du théâtre documentaire ; ainsi, chaque personne tient son propre rôle, ou devient son propre « personnage », lequel est muet sur la scène, mais accompagné sur le plan sonore par l’entrevue préenregistrée qu’a menée avec lui Anaïs Barbeau-Lavalette (qui se tient également sur la scène, muette et en retrait, alors que chacun des « personnages » se livre par les réponses données aux questions)[1]. Les huit expériences personnelles proposées sont toutes profondément différentes, puisqu’elles rassemblent un retraité de la Gaspésie (Réal), un professionnel de la danse (Luc), une orthophoniste en réadaptation (Elizabeth), un geek amateur de jeux vidéo (Quentin), un restaurateur de maisons (Dominic), un artisan anishnabe de Lac-Simon (Sylvain), une fille de mère haïtienne monoparentale née au Québec et devenue enseignante de gigue (Éva), et une fille de parents immigrés juif et français (Yaëlle) qui répertorie, documente et préserve ces « pas perdus » de gigueurs et gigueuses d’un peu partout au Québec – c’est d’ailleurs dans ce contexte qu’elle a rencontré le retraité de la Gaspésie, qui ouvre le spectacle. Ainsi se clôt la boucle de la pièce, qui se termine bien entendu par une gigue collective réunissant ces diverses expériences personnelles, en hommage à ce morceau de culture partagée – entre ces « personnages », et avec le public. Oeuvre créée par Anaïs Barbeau-Lavalette et Émile Proulx-Cloutier, la pièce Pas perdus me paraît profondément emblématique d’un mouvement qui habite présentement la scène théâtrale montréalaise et s’inscrit dans un esprit de métissage, concept que je définis provisoirement et simplement comme « mélange des cultures ».

En effet, c’est bien du mélange des cultures dont la pièce fait état, puisque les différentes expériences qui sont proposées plongent dans des horizons culturels considérablement différents, sur le fond d’une pratique populaire traditionnelle, la gigue, qui est elle-même l’objet d’un métissage intense – sa pratique au Québec datant vraisemblablement de l’importation de cette danse par des migrants écossais, irlandais et anglais du deuxième quart du xixe siècle, elle a fait l’objet d’appropriations et de transformations allant au gré des pratiques populaires canadiennes-françaises, pratiquées dans les familles, et notamment aussi dans les chantiers forestiers[2]. Fait à noter : chaque personne qui pratique la gigue est susceptible de la transformer, d’où l’importance de documenter, d’inventorier et de répertorier ces variations qui, autrement, se transforment justement en « pas perdus »… à jamais. La pièce Pas perdus – dont le titre joue habilement à la fois sur l’idée de disparition et sur sa négation (puisque ces pas ne seront précisément pas perdus, grâce au travail de documentation dont ils font l’objet), de même que sur l’idée générale de déambulation sans véritable but – réussit de manière magistrale à faire du théâtre un lieu de résonance d’une problématique sociale élargie, celle du métissage, dont l’exploration scénique prend ainsi les allures métonymiques d’une interrogation générale sur l’identité culturelle et d’une expression actualisée du devenir de la culture. Et comme c’est la gigue qui mène la danse, c’est cette forme spécifique de culture, la gigue dans toutes ses ressources, qui devient agissante dans chacun des corps sur scène – dont la diversité des histoires personnelles rejoint finalement de manière très touchante un public désormais conquis par l’esprit qui se dégage de l’ensemble[3].

S’il peut paraître curieux d’inscrire cet aspect, qu’on peut considérer comme traditionnel, voire « folklorique », de la culture populaire québécoise à l’enseigne du métissage, c’est pourtant dans l’horizon d’une conception bien étayée de ce que signifie le métissage qu’une telle pièce de théâtre prend tout son relief : produit d’un mélange, d’une hybridation, d’une transformation, selon ses différentes définitions, le métissage recouvre également une disparition, une violence sourde et réprimée, une abolition tout en accord avec le trouble de l’identité culturelle contemporaine (Brossat, 2001 ; Amselle, 2004 ; Gruzinski, 1999)[4]. Et c’est ce qui, à mon sens, explique les transformations de la scène théâtrale montréalaise depuis quelques décennies déjà : la recherche de repères susceptibles de correspondre, sur fond de trouble de l’identité culturelle, aux enjeux qui traversent la cité, et où le métissage offre en fait une synthèse dont le caractère mouvant s’accorde avec beaucoup d’expérimentations scéniques qui en permettent l’exploration – tout en en marquant les limites. Je vais donc dans ce qui suit m’attarder d’abord à certains exemples issus de ce contexte théâtral montréalais, pour montrer ensuite comment le métissage parvient à définir les contours de ces expérimentations théâtrales ; je conclurai par une réflexion sur la citoyenneté culturelle, comme cadre d’identification et principe actif de participation, dans ce contexte des transformations qui s’opèrent en elle dans la recherche d’un ethos commun, en apparence si difficile à saisir dans le fil de nos interrogations actuelles.

La « scène théâtrale montréalaise »

C’est avant tout par commodité que je désigne ici une « scène théâtrale montréalaise », proche du sens que donne Will Straw à la notion de « scène » (Straw, 2015), puisque l’expression elle-même paraît engager un espace-temps en porte-à-faux avec l’expérience des théâtres montréalais, tous définis par leur spécificité et leurs orientations respectives, et eux-mêmes creusets d’une expérience théâtrale, chaque fois particulière, que l’on veut plutôt « universelle » que locale, par la convention même établie au travers de cette pratique artistique. Mais ce déplacement en déséquilibre ouvre tout de même la voie à la désignation d’un ensemble de pratiques théâtrales permettant un regard qui à la fois excentre et recentre : je ne parlerai donc pas d’un théâtre en particulier, ni ne me concentrerai sur un relevé systématique de toutes les pièces présentées sur les scènes montréalaises au cours des dernières décennies, mais vais plutôt me concentrer sur quelques traits issus de cette diversité, en recomposant de la sorte l’esprit du métissage qui caractérise certaines explorations rendues possibles par l’expérience théâtrale. De cette dernière, ne peut-on pas d’ailleurs dire qu’elle se présente en quelque sorte toujours comme « métissée » ? N’est-il pas vrai qu’elle est issue de différents horizons culturels qui se rassemblent pour produire un syncrétisme chaque fois « nouveau », sous la forme d’une représentation qui conjugue les exigences de la reproduction aux enjeux toujours si pressants de leur actualisation présente – dont par ailleurs la tradition du théâtre « classique » elle-même donne le ton, puisqu’elle s’adapte à tous les contextes dans lesquels elle est invoquée ? À l’image de la gigue évoquée plus haut, le théâtre est issu d’une, sinon de plusieurs « traditions », qui doivent trouver dans ses pratiques mêmes les traces perdues de ses origines à travers une réactualisation en acte constante – comme l’a rappelé l’anthropologie du théâtre, en insistant sur ses racines ritualistiques et sur les transformations intenses que le passage à la scène leur fait subir, jusque dans le domaine contemporain de la performance (Turner, 1982 ; Schechner, 2008).

Cette conception de l’expérience théâtrale qui la rattache autant au répertoire qu’à toutes les formes nouvelles d’expérimentation scéniques a en effet l’avantage d’ouvrir l’analyse à des considérations universelles ; la « scène théâtrale montréalaise » devient dès lors l’indice d’un mouvement de fond beaucoup plus général qui touche le théâtre contemporain dans plusieurs de ses formes, sur pratiquement toutes les scènes du monde. Elle caractérise en même temps une expérience qui doit s’ancrer dans un espace-temps spécifique : on a ainsi parlé tout récemment de la « diversité » qui touchait de manière grandissante le théâtre québécois, reprenant un thème discuté en fait depuis plus de vingt-cinq, voire trente-cinq ans par des praticiens du théâtre issus de l’immigration[5]. Compte tenu de ce contexte, on peut d’ailleurs considérer la scène théâtrale montréalaise dans ce qu’elle comporte d’emprunts, d’ajouts, d’influences, qui la parcourent tout au long de son histoire (Léger, 2019 ; Larrue, 1996). Il demeure que les dernières décennies ont vu apparaître des expressions théâtrales autochtones, migrantes, et autres, qui ont déterminé un certain horizon d’explorations sans doute inédites du point de vue de leur variété, composant ainsi un ensemble cohérent. Est-il possible de trouver un point de rencontre au sein même de cette variété ?

Sans réduire bien entendu de manière outrancière les facettes multiples de l’expression théâtrale, des traits apparaissent toutefois dans ce que l’on peut considérer comme une recherche d’identité à la fois subjective et collective, ou encore une (re)mise en question de l’appartenance culturelle. Ainsi, dans le théâtre autochtone porté sur plusieurs scènes au fil des dernières décennies, la contribution de la compagnie Ondinnok ressort comme expression d’une réinvention des traditions et cultures autochtones précolombiennes dans une facture que son cofondateur, Yves Sioui Durand, n’hésite pas à qualifier de « transculturelle », car comme il le précise,

[s]i le mot théâtre est européen, la pratique de l’art de représenter, elle, est transculturelle et universelle. Chaque culture humaine a son théâtre, ses formes de représentation, ses arts vivants, et c’est également vrai pour les trois Amériques d’avant la Conquête.

Le théâtre est l’art où l’on rend présent à nouveau. Le théâtre, pour Ondinnok, est un art archaïque lié aux racines du chamanisme. Il est un dialogue avec la cosmologie, avec les animaux, avec les ancêtres. Il y a donc une demande, une quête, une interrogation de nos origines, de nos racines, de tout ce qui nous fait être ou ne pas être…

C’est l’art d’éclairer nos tragédies, nos manques, nos dérives, nos mensonges, notre duplicité, notre aliénation, mais aussi notre histoire, nos espoirs, notre vision du monde, nos luttes, même les plus intimes. Sans cette capacité à nous représenter, à nous mettre en scène, nous demeurerions victimes de nos fabulations, de nos errements, et nous vivrions dépossédés d’imaginaire

Sioui Durand, 2020 : 138

Cette quête qui s’est déclinée pour Ondinnok en une quarantaine de pièces depuis 1985, la plupart présentées à Montréal, a constamment revisité la question de la présence autochtone dans les Amériques, faisant des ponts entre des expériences en provenance des quatre coins de l’hémisphère, en lien avec cette interrogation lancinante sur le devenir des cultures autochtones, traduite dans les formes les plus contemporaines de son expression – qui, à travers ces relations aux cultures diverses auxquelles elle emprunte divers éléments, devient ainsi métissée[6]. La revendication des origines qu’on trouve dans le théâtre autochtone ne peut se passer du trajet qui la ramène à affronter des enjeux actuels, et cela produit des rencontres par moments inattendues – comme dans la pièce récente d’Émilie Monnet, Marguerite : le feu, présentée sur la scène du théâtre Espace Go en mars et en avril 2022, où la protagoniste autochtone, devenue esclave en Nouvelle-France, intentera un procès pour se libérer de ce statut, mais sera finalement déportée en Martinique, établissant ainsi une correspondance autochtone avec la situation d’esclavagisme infligée aux populations africaines pendant la période coloniale au sein de toutes les Amériques[7]. De son côté, une compagnie de théâtre autochtone récemment formée, Menuentakuan, qui se donne pour mission « d’être un point de rencontre entre la culture des Premières Nations du Canada et les autres cultures qui viennent enrichir l’identité canadienne et québécoise[8] », met en scène dans l’espace dramatique ces situations d’affrontement et les tensions qui les habitent ; la pièce Muliats (traduction innue de « Montréal »), présentée à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier en février 2016, table ainsi sur la difficile rencontre entre protagonistes autochtones et allochtones, sur fond d’incompréhensions et de malentendus – voire de préjugés et de mépris – qui ont nourri leurs relations, toujours dans une perspective cathartique de dépassement de ces obstacles sociaux, politiques et culturels présents dans notre société, mais qui entraînent inexorablement cette dernière à envisager ses propres transformations à l’aune même des enjeux que le théâtre porte à son attention. Comme le souligne Astrid Tirel, cette contribution du théâtre autochtone « façonne un nouveau socius, un espace social élargi et inclusif qui fait surgir de nouveaux liens entre des individus et des groupes qui se connaissent peu » (Tirel, 2015 : 30).

La même chose pourrait être dite, mutatis mutandis, du théâtre « migrant », dont l’expression met elle aussi en jeu, comme de manière inévitable, les affrontements identitaires. Cela se mesure entre autres dans le théâtre de Wajdi Mouawad, depuis ses toutes premières pièces présentées à Montréal au début des années 1990, dont Littoral au Théâtre La Licorne en 1997 ; dans cette pièce marquée par la quête (ici, celle d’un lieu où enterrer le père, quelque part entre le Québec et le Liban) que soulignent le déracinement et l’impossible réenracinement (le père sera finalement « emmeré », son corps étant confié à la mer), la traversée des frontières et des identités culturelles se présente comme ce qui deviendra un leitmotiv dans tout le théâtre mouawadien (Samzun, 2007 ; Côté, 2005). Cette situation suggère des parallèles avec des conditions contemporaines générales, associées à la mondialisation comme à des conditions politiques ou économiques tragiques, des déplacements migratoires qui opèrent nécessairement un métissage, voire un marronnage, et qui se déclinent du côté des formes d’écriture dramaturgique en une « poétique de la relation » telle que la conçoit Édouard Glissant à partir de la perspective caraïbe qui est la sienne (Chalaye, 2021 ; Orlando, 2021). La perspective n’est pas si différente, en dépit du changement apparent de latitude, chez un Marco Micone, dont le théâtre a, depuis les années 1990, fait état des situations d’immigration au sein de la communauté italienne de Montréal, lui pour qui l’immigration « est une métaphore de l’existence humaine » (cité dans Vaïs et Wickham, 1994 : 27 ; voir également Carrière, 2007). Il en va de même dans le théâtre de Brigitte Haentjens, dont les explorations scéniques concernent souvent des thèmes qui touchent la condition des femmes – comme cette fabuleuse Cloche de verre, adaptation du roman de Sylvia Plath présentée en janvier 2004 au Théâtre de Quat’Sous, mettant en scène le combat d’une femme contre sa situation aliénante. Depuis Je ne sais plus qui je suis, création collective jouée en 1998, « bâtie sur la colère féminine[9] », et jusqu’à Molly Bloom (2014) ou Une femme à Berlin (2016), en passant par les adaptations de Koltès, Brecht ou Shakespeare, le travail de mise en scène de Haentjens n’a de cesse de mobiliser les questionnements autour de l’identité individuelle et collective. Comme le souligne Enzo Giacomazzi, cette exploration constitue une « plongée collective en soi-même », laquelle caractérise l’orientation de Haentjens, elle-même marquée par son parcours migratoire, et entraîne dans l’interprétation des comédien·ne·s un questionnement qui « tente de leur indiquer le chemin par lequel elle et son équipe sont passées pour arriver à leur renaissance » (Giacomazzi, 2021 : 51). Mais cela signifie aussi que le thème de la migration, en lui-même, paraît pouvoir consentir à une extension pratiquement illimitée : Marie Brassard, dans ses créations au sein de sa compagnie Infrarouge, explore depuis plus de vingt ans cet espace-temps dont l’influence, pour elle, tient aux formes culturelles japonaises, du théâtre butō à la religion shinto des kamis et des yōkaï, autant qu’aux enseignements de la méthode mimétique transmis par Marc Doré au Conservatoire d’art dramatique de Québec, et qui lui permettent une identification infinie aux formes humaines, animales ou même végétales et minérales[10]. Cela constitue à ses yeux l’essence même du jeu au théâtre, qui n’est qu’une démultiplication des identités, et elle confère à ce jeu un sens éminemment politique – entendu au sens large d’une expérience sociale qui intervient dans le cours de la réalité au coeur de la cité :

[E]mpruntant le langage du rêve, cette langue libre dont nous savons tous et toutes instinctivement faire usage, [le jeu] invite à s’abandonner à l’errance bienfaisante dans les territoires oniriques, là où les frontières floues inspirent les actions, les transformations et les révolutions poétiques qui, à leur tour, bouleversent le réel.

Brassard, 2021 : 41

Cette extension du jeu théâtral au monde politique ne signifie pas que des limites ne sont pas perceptibles dans ces espaces-temps de déplacement – comme l’ont indiqué de vives réactions aux explorations scéniques proposées par Robert Lepage dans deux projets de 2018, Kanata et SLĀV, qui s’aventuraient respectivement sur les territoires de l’identité autochtone et afro-américaine, mais dont les critiques ont soulevé l’appartenance par trop étroite au cadre culturel dominant auquel ces spectacles ont, à tort ou à raison, pu être associés. Dans le cas de Kanata, on a souligné avec force l’absence de collaboration autochtone, autant dans la mise en place du spectacle (qui avait procédé avec quelques consultations auprès de personnes des Premières Nations, mais sans engagement dans le processus d’écriture de la pièce et de sa création) que dans sa présentation au Théâtre du Soleil à Paris (sans acteur d’origine autochtone), ce qui ne représentait pas, aux yeux de Carolin Nepton Hotte, « un processus de consultation éthiquement valide en ces temps de réconciliation » (Nepton Hotte, 2019 : 77)[11]. Dans le cas de SLĀV, spectacle chanté de Betty Bonifassi, inspiré directement de chants de prisonniers afro-américains enregistrés dans les années 1930 par les ethnomusicologues John Lomax et Alan Lomax (reproduits par le Smithsonian Institute), mis en scène par Robert Lepage et présenté au Théâtre du Nouveau Monde en juin et en juillet 2018 dans le cadre du Festival international de jazz de Montréal, les réactions sont similaires, mais portées à leur paroxysme par les manifestations dénonçant le spectacle pour usurpation identitaire. Ce qui était entendu par Bonifassi comme un hommage aux chants afro-américains, en même temps qu’une universalisation de la condition d’esclavage sur le plan historique traversant sa propre histoire de fille migrante issue d’un horizon slave touché par ces pratiques dégradantes, devient ainsi au contraire le symbole d’une exploitation supplémentaire de la condition afro-américaine en contexte québécois, toujours profondément racisé (Howard, 2020)[12]. Mais c’est justement en frôlant de telles limites dans ce qu’on pourrait comprendre comme des « frontières éthiques » que la question du métissage devient une interrogation dont les explorations théâtrales peuvent montrer les implications plus larges, comme dynamique à l’oeuvre au sein de notre société.

Le métissage comme dynamique sociale et politique

Le métissage met en scène, socialement et politiquement, non seulement la (re)mise en question de l’identité culturelle, mais la crise même des possibilités d’identification dans le contexte contemporain. Celle-ci se manifeste autant dans les crispations identitaires, issues d’une revendication de stabilité ethnique immuable, que dans la problématique des rencontres entre soi et l’autre, ou dans les enjeux de ce que l’on nomme désormais l’« appropriation culturelle » – soit le fait, devenuillégitime, de se positionner « à la place de l’autre » pour tirer profit de traits de son identité culturelle[13]. Mais le métissage ne se présente-t-il pas précisément comme cette possibilité de rencontre et d’échange, « qui consiste alors dans la différenciation extrême de soi-même pouvant aller jusqu’à la présence de l’autre en soi[14] » ? S’il faut tracer la ligne de partage entre soi et l’autre, le métissage ne se présente-t-il pas plutôt comme étant issu de leur relation, soit de la rencontre entre soi et l’autre ?

La question renvoie en fait à l’examen sociohistorique de cette relation, qui peut – sinon doit – être reconnue selon la teneur qu’elle a acquise dans toutes sortes de contextes spécifiques. Laplantine et Nouss soulignent d’ailleurs, dans leur survol de l’applicabilité de ce concept de métissage, comment la relation entre soi et l’autre prend nécessairement forme dans le cas des empires (d’Alexandre le Grand à la Conquête des Amériques par les empires européens), où la relation dans laquelle se joue la reconnaissance mutuelle entre soi et autre est à la fois forcée, à l’égard des dominés, et imposée, au regard des dominants (Laplantine et Nouss, 2011 : 20-29) – mais fait assurément en sorte que les deux termes en présence sont touchés et transformés, sans doute de manière asymétrique et largement inconsciente, par cette rencontre même. Dans ce « grand brassage », deux points de repère qui, selon eux, en ont déterminé la géographie et l’histoire : la ville, espace-temps de concentration des échanges, et la mer, espace-temps de transit, d’éloignement et de raccordement (Laplantine et Nouss, 2011 : 16) ; dans les deux cas, ces repères apparaissent comme des bornes de rencontres, pacifiques ou meurtrières. On l’a signalé d’entrée de jeu, et les débats actuels en éclairent jusqu’à un certain point la portée, le métissage comporte sa part de violence, de deuil, de disparition et d’abolition ; la reconnaissance de la différence entre le soi et l’autre comporte sa part de différend, et peut-être même de « différends irréductibles », ainsi que le souligne Alain Brossat, en même temps qu’elle s’ouvre sur des possibilités d’actualisation de cette relation sous des formes inouïes, puisque le processus de métissage est lui-même un état transitoire avant la formation de nouvelles « identités ». Comme l’avance Brossat,

[…] on voit prospérer aujourd’hui toute une idéologie du métissage, plus ou moins savante, plus ou moins commerciale ; le propre de celle-ci est de tirer argument (en ces temps d’extension rapide des circuits d’intégration et de globalisation aussi bien économique que culturelle, en ces temps de développement des pratiques et moyens d’hybridation culturelle) de l’expansion de formes inédites de syncrétisme culturel, pour rendre floue ou indistincte la persistance de l’élément déterminant du conflit, de la violence et du différend au coeur des enjeux culturels. Le motif du « tout est miscible », « tout est métissable », devient l’argument d’une apologie de la modernité tardive dont le propre est d’organiser le déni des liens souvent intimes qu’entretiennent métissage et spoliation, métissage et trouble d’identité, métissage et disparition sans trace

Brossat, 2001 : 31-32

La relation doit être caractérisée, et peut-être même doit-elle être définie, dans le cas du processus impliqué par le métissage, par d’autres types de relations, auxquels le métissage lui-même se trouve soumis, dans le contexte de son apparition, ou de sa réapparition devrait-on dire, qui marque ainsi une étape vers d’autres processus culturels, tels que le syncrétisme, l’hybridation ou la transculturation. Car si en effet le métissage ne s’entend que dans la reconnaissance des différences entre le soi et l’autre, sans possibilité de fusion, il reste que de telles fusions s’opèrent, et donnent alors lieu à des transformations effectives de ce que l’on considère comme l’identité culturelle (re)constituée, dont les traces originaires se perdent à la longue dans la nuit des temps de ce qui devient, soulignons l’oxymore, une nouvelle tradition culturelle. La reconnaissance mutuelle s’opère en réalité dans le constat des transformations ayant lieu dans une relation où les deux termes se trouvent réactualisés par leur présence mutuelle dans quelque chose d’autre, soit quelque chose qui n’appartient en propre ni à soi ni à l’autre, mais est bien issu de leur relation.

Comme le métissage dépend d’autres relations, celles-ci peuvent indiquer un horizon beaucoup plus large dans lequel le soi et l’autre parviennent à une rencontre, ouverte sur toutes les possibilités (tant positives que négatives, et peut-être même neutres) : la ville comme creuset des trajectoires, autant que les espaces de transit, ou même des mouvements beaucoup plus généraux – allant des politiques nationales jusqu’à l’empire –, en déterminent ainsi les contours. Ce sont d’ailleurs les modalités mêmes de cette relation entre le soi et l’autre qui sont débattues au sein de projets politiques contemporains liés soit au multiculturalisme, tablant sur la reconnaissance de la pluralité et de la diversité culturelle (Kymlicka, 2017), soit à l’interculturalisme, tablant sur la reconnaissance de la diversité des minorités culturelles sous l’angle d’une intégration à la majorité (Bouchard, 2012). L’absence de « transculturalisme », orientation idéologique tablant sur les transformations de toutes les cultures impliquées dans les rapports politiques contemporains, marque de son côté les limites des projets politiques actuels (Benessaieh, 2019). Du point de vue de l’identification à de tels projets politiques, les possibilités de la création artistique en général n’y sont donc pas limitées, bien qu’elles voisinent avec eux (Barucha, 2002). Comme l’indique Marco Micone,

[i]ci, on a longtemps critiqué le multiculturalisme, depuis le début des années soixante-dix. Sauf que ce que nous avons réussi à faire, essentiellement, c’est de plaquer un discours interculturel sur une réalité multiculturelle qui est propre à notre situation géographique. Nous avons des quartiers ethniques qui sont des lieux métissés, dans lesquels on reconnaît la personnalité des Grecs, des Italiens, des Libanais, et c’est tant mieux. Notre fonction à nous est de mettre sur scène cette multiplicité, cette multiethnicité

Marco Micone, cité dans Vaïs et Wickham, 1994 : 26

Ce mouvement local, appuyé sur des politiques nationales qu’il « malmène » à loisir en passant du multiculturalisme (comme reconnaissance de la pluralité culturelle) à l’interculturalisme (comme insistance sur les relations entre les cultures) et au métissage (comme mélange des cultures produisant de nouvelles formes inouïes), est à coup sûr lui-même réfléchi dans des mouvements de plus grande ampleur encore. Car il reste qu’il nous faut tout de même caractériser la situation contemporaine à l’aune de ces enjeux, sous la coupe d’un ordre que l’on peut considérer comme impérial, du fait de son emprise « universelle ». Aussi, comme le propose Jean-Loup Amselle,

[c]’est en partant du postulat de l’existence d’entités culturelles discrètes nommées « cultures » que l’on aboutit à une conception d’un monde postcolonial ou postérieur à la guerre froide vu comme être hybride. Pour échapper à cette idée de mélange par homogénéisation et par hybridation, il faut postuler au contraire que toute société est métisse et donc que le métissage est le produit d’entités déjà mêlées, renvoyant à l’infini l’idée d’une pureté originaire.

La globalisation ne se traduit donc ni par l’affadissement des différentes cultures ni par l’affrontement entre des segments culturels épars qui seraient restés intacts au cours de l’histoire. Elle engendre ou abrite une production différentielle des cultures qui devrait constituer le véritable objet de l’anthropologie et de l’histoire contemporaines.

À cette idée de la globalisation et du métissage généralisé que celle-ci engendrerait est lié un thème voisin, celui du génocide. Ce thème occupe en effet une place centrale dans la définition des identités et de leurs frontières à l’époque actuelle

Amselle, 2004 : 48

C’est en effet à un mouvement prenant un essor extraordinaire pour la définition de l’ordre du monde contemporain à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, duquel sont nées l’Organisation des Nations unies en 1945 et la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, que nous devons la reconnaissance d’une égalité principielle des cultures, ainsi qu’une reconnaissance universelle de la personne comme son socle inébranlable. L’Holocauste est ainsi apparu comme signe tangible du mal dont la société internationale devait désormais se prémunir, et la notion de « crime contre l’humanité » s’est par la suite définie comme nouvelle norme à partir de laquelle devait s’ériger un ordre mondial dans le monde libre – et au-delà. Si les tenants et aboutissants de cette humaine condition ne sont pas affichés dans de tels gestes de la part de la communauté internationale, c’est bien cette scène qui constitue l’arrière-plan d’un ordre hégémonique dont l’empire a atteint aujourd’hui une résonance universelle. C’est ce dont le théâtre se saisit dans le contexte contemporain, une fois entamées les luttes de décolonisation des années 1950, les mouvements sociaux des années 1960 prenant une résonance résolument culturelle, et la suite de la réverbération de ces mouvements de la scène mondiale trouvant écho sur la scène théâtrale.

L’ethos de la citoyenneté culturelle en (trans)formation : de la personne aux personnages

Je vois en effet dans cet arrière-plan le conditionnement qui détermine la recherche d’un nouvel ethos mondial, qui d’une part se positionne à la fois pour et contre l’ethnos des cultures particulières, et d’autre part situe la personne comme acteur universel fondamental de l’action, littéralement du drame, qui se joue sous nos yeux. Ce caractère (ethos) mondial en formation impose en effet d’un côté un principe d’égalité des cultures, consistant en une reconnaissance de chacune des particularités dans lesquelles celles-ci s’incarnent, en même temps qu’une absence de reconnaissance de l’universalité que chacune d’elles voudrait ou pourrait représenter. Et cet ethos trouve son point de chute le plus probant dans la personne, cette catégorie symbolique dont tout individu est investi – et cela avant même que sa volonté y soit fermement engagée[15].

Ce qui se profile dans le contexte contemporain pourrait donc bien être de l’ordre d’une exigence de reconnaissance mutuelle se faisant sur la base d’une relation consentie de part et d’autre, mettant en relief la destination autonome de soi et de l’autre comme base d’une relation pleinement légitime. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que le contexte contemporain s’établit sur cette logique impériale paradoxale de reconnaissance mutuelle égalitaire – paradoxale puisqu’elle établit l’imperium de cette règle, au-dessus des acteurs qu’elle mobilise, en sanctionnant leurs pratiques, comme le stipule l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité[16]. » C’est en effet sur cette base d’une norme d’égalité, d’une isonomie comme nouvelle formulation des sociétés démocratiques issue en particulier de la deuxième moitié du xxe siècle, que cela peut être compris. L’article 2 en fait foi, dans son premier alinéa : « 1. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance, ou de toute autre situation », alors que le deuxième alinéa en détermine l’extension : « 2. De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou ce territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté. » C’est là en effet, par la mise en évidence de la personne, que s’éclairent les possibilités de la représentation – celle des personnages théâtraux, comme celle des individus aspirant tous à ce statut légitime. Il va sans dire que, une fois admise cette condition universelle d’isonomie de la personne comme fondement légitime des démocraties, toutes les péripéties liées aux inégalités pourront apparaître sur la scène – mondiale et théâtrale – comme des injustices devenant inacceptables aux yeux de l’opinion publique mondiale.

Compte tenu de l’ethos dont est alors investie la personne devenant personnage sur la scène théâtrale, ce passage ouvre des possibilités de reconnaissance à l’égard de soi-même, de l’autre, ainsi que de cette grande altérité symbolique définie par ce passage même, soutenu par des principes impériaux liés à un ordre mondial en transformation. C’est ce qui définit la dramatique politique et théâtrale autour du métissage : un affrontement de soi-même, de l’autre en rapport à soi-même (relation toujours réversible), et du monde en général – défini par l’arrière-plan, soit la scène même de cet ordre symbolique universel qui a pris corps depuis le milieu du xxe siècle, et continue aujourd’hui de s’affirmer dans ses traits problématiques, donnant lieu aux péripéties théâtrales et politiques de nos sociétés.

Ce vaste mouvement prend donc la consistance d’un esprit du métissage qui anime les représentations, puisqu’il implique que l’ordre universel qu’il présente se heurte partout à la particularité culturelle. Et on pourrait saisir la complexité des représentations qui en découlent en ouvrant à nouveaux frais la question de l’aliénation – soit cette condition qui réclame une émancipation –, cette fois sous l’éclairage d’un devenir autre. Le théâtre a cependant ceci de particulier qu’il se saisit de cette dynamique de plusieurs façons, soit en l’intégrant à son processus même de création, en l’exposant comme thématique spécifique, ou en la posant comme démarche qui interroge les scènes sociales et politiques – trois aspects que nous avons rencontrés sur la scène théâtrale montréalaise. Le passage immédiat de la personne au personnage en constitue une modalité, tout comme la conquête du statut de personne d’un point de vue individuel ou intersubjectif, de même que le désir de faire reconnaître l’égalité de toute culture. Mais si la caractérisation de la scène théâtrale montréalaise à l’aune du métissage donne un aperçu saisissant d’un phénomène sociétal beaucoup plus large, c’est bien parce qu’elle rejoint précisément des tendances internationales où l’universel est débattu toujours dans ses formes locales. Les études de Marc Maufort sur le théâtre contemporain montrent bien que, de l’Europe aux Amériques, en passant par l’Afrique et l’Asie, le Moyen-Orient ou l’Inde (Maufort, 2004 et 2010 ; Figueira et Maufort, 2011), une dynamique similaire est à l’oeuvre, dont on voit qu’elle se réfléchit à la fois sur les scènes théâtrales, sociales et politiques. Le métissage, forcé en quelque sorte dans ces conditions, devient une modalité par laquelle la scène théâtrale participe activement de cette transformation de la citoyenneté culturelle.

Synthétisant les deux formes principales sous lesquelles se décline cette nouvelle notion de citoyenneté culturelle, soit une nouvelle catégorie de « droits » associés à la citoyenneté et une nouvelle façon d’envisager la « participation culturelle », Christian Poirier explique comment les recherches anthropologiques, sociologiques et politiques ont conduit cette analytique vers de nouvelles approches du phénomène culture ; concernant la première forme, qui nous intéresse davantage ici, il écrit qu’elle

[…] remet en question l’hégémonie de l’identité nationale comme fondement essentiel de la citoyenneté et repose principalement sur une définition de la culture conçue en termes d’identités et de différences culturelles. Plusieurs communautés ont, depuis les années 1960, 1970 et 1980, revendiqué une légitimité sociale et politique fondée aussi bien sur la communauté nationale que sur l’appartenance à un groupe culturel spécifique. La diversité culturelle « pluralise » ainsi la notion traditionnellement singulière de citoyenneté. Cela s’est traduit, selon les sociétés, par l’enchâssement dans la constitution d’un ensemble de droits. […] Cette recherche d’un équilibre entre les pratiques culturelles minoritaires et la communauté élargie constitue d’ailleurs un défi majeur des sociétés contemporaines

Poirier, 2017 : 159

Voilà qui justifie pleinement les explorations théâtrales autour de l’ethos de la personne devenue personnage. Juste retour des choses lorsque l’on connaît l’origine de cette notion de persona (masque) au théâtre, puis son transfert dans l’ordre politique et juridique des sociétés occidentales[17]. Car aujourd’hui, c’est le théâtre, par sa nature même, qui éclaire la portée politique de cette norme juridique. Et s’il prend des allures de métissage, c’est bien parce qu’il met en scène de manière éclatante ce devenir autre qu’imposent la recherche et les transformations de l’ethos de la citoyenneté culturelle contemporaine. Je conclus donc brièvement sur cet aspect des choses.

Conclusion

La scène théâtrale montréalaise, par le biais du métissage de ses pratiques, nous instruit sur des transformations de plus grande ampleur s’opérant sur la scène de l’ethos contemporain de la citoyenneté culturelle. Ce métissage agit objectivement comme un esprit traversant la création théâtrale, sur le fond des enjeux politiques du monde contemporain. Le théâtre devient ici métonymie des enjeux universels qu’il mobilise sur la scène, peuplée de « personnages » dont le caractère de « personnes » ne peut échapper à l’attention, parce que chaque individu s’en trouve le porteur légitime, au travers des questionnements identitaires qui le traversent au gré des transformations du monde contemporain, lequel est agité par un brassage incessant des cultures. Le jeu des personnages ainsi mis en scène nous montre les différentes modalités de représentation de la personne, auxquelles chaque individu aspire dans son devenir autre. C’est en cela que sa particularité rejoint l’universalité de la représentation, comme condition de la citoyenneté culturelle d’aujourd’hui. C’est bien d’un mouvement cadencé rejoignant tout le monde, d’une danse à laquelle tous et toutes sont conviés qu’il s’agit, dans cette formation d’un ethos d’ensemble cherchant encore ses pas au travers d’une déambulation qui secoue la mémoire et agite l’imagination.