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Selon le manuel d’orientation sur les résidences d’artistes de l’Agenda européen de la culture, l’art créé en résidence permettrait d’améliorer la compréhension entre les pays et les cultures, serait une manière de lutter contre l’intolérance culturelle et les « comportements antisociaux » et constituerait un moyen de régénération et de changement social (European Commission, 2016). Les résidences présenteraient également d’autres avantages politiques : la formulation de nouveaux modèles de travail contribuant à la durabilité environnementale, un moyen de créer des « cellules de connaissance » et des académies alternatives. Loin des colonies d’artistes de la fin du xixe et du début du xxe siècle qui exprimaient surtout le désir de trouver de meilleures conditions de création dans un cadre inspirant et économiquement plus confortable (Lübbren, 2001), les résidences actuelles s’organisent souvent autour de la possibilité d’un travail en collaboration avec un territoire ou des communautés locales[1]. Leur expansion suit en cela un tournant dit social ou collaboratif de l’art dont les pratiques se multiplient depuis la fin des années 1990 (Bishop, 2006 ; Lind, 2007). Cette forme d’art existe également en dehors des résidences, à l’initiative d’artistes ou d’institutions, mais le cadre, la temporalité et le contexte offerts par celles-ci semblent particulièrement propices à son développement. De nombreuses résidences reçoivent ainsi des artistes avec des projets précis ou les sélectionnent en fonction de leurs capacités présupposées à créer du commun, tout en cherchant à répondre aux enjeux soulevés par les transformations sociétales et environnementales contemporaines. Certaines ont même comme objectif déclaré de créer des activités collectives pour résoudre des problèmes sociaux ou penser de nouvelles formes d’action sociale. Elles s’imposent donc de fait comme des outils permettant d’implanter des valeurs démocratiques et citoyennes. L’impact social des programmes artistiques est désormais reconnu. Dès la fin des années 1990, François Matarasso, à l’origine d’une étude sur les bénéfices à attendre des programmes artistiques en Grande-Bretagne, identifie pas moins de cinquante impacts sociaux résultant de la participation aux arts, qu’il classe en six domaines : développement personnel, cohésion sociale, autonomisation et autodétermination de la communauté, image et identité locales, imagination et vision, santé et bien-être (Matarasso, 1997). Il ne manque pas non plus de souligner l’impact sur la confiance en soi des personnes qui y participent. En les rassemblant et en encourageant la coopération et les contacts intergénérationnels, ces projets artistiques semblent contribuer à la cohésion sociale. Ils concourent également à la démocratie locale, en incitant les gens à devenir des citoyens plus actifs. La participation à ces programmes peut également favoriser l’autonomie et renforcer la fierté de groupes marginalisés. Les personnes interrogées par Matarasso déclarent avoir changé de perception et parfois modifié leurs idées sur un sujet, ce qui a pu les inciter à faire de nouvelles expériences. Enfin, elles ont pu désirer s’impliquer davantage dans l’amélioration de leur environnement et se sentir mieux dans leur lieu d’habitation.

La présence de résidences d’artistes sur le territoire permet en soi d’encourager la citoyenneté culturelle par les programmes de médiation classique qui y sont généralement proposés : expositions-restitutions, visites d’ateliers, rencontres-conférences, ateliers de pratiques artistiques, etc. Cependant, si l’on envisage la citoyenneté culturelle comme une appropriation des moyens de création, de diffusion et de consommation des formes culturelles ou artistiques, il semble que dans le contexte des résidences artistiques, elle puisse également s’exercer ailleurs. Nous supposons que ce n’est pas tant dans les espaces ou les moments les plus évidemment liés à la pratique ou à la mise en présence des arts que se créent les situations les plus opérantes, mais davantage dans le type de recherches que les artistes mettent en place, lesquelles se déploient dans et avec le terrain sur lequel ils résident temporairement. La citoyenneté semble plutôt se façonner dans des interstices ou des espaces de négociation quasiment invisibles que nous chercherons à distinguer, afin de discerner ce qui fait des résidences d’artistes des sites particulièrement adaptés à son éveil, y compris lorsque le projet de la résidence n’est pas explicitement ancré dans un projet communautaire. Si les résidences peuvent former un cadre idéal pour créer de nouvelles façons de travailler, de penser et de s’émanciper collectivement, c’est peut-être justement parce qu’elles présentent des spécificités contextuelles et situationnelles fondatrices de la citoyenneté.

Nous verrons que la relation établie entre les artistes et les hôtes est une condition préalable déterminante pour les collaborations possibles à venir. Du fait même qu’elles reposent sur l’accueil d’artistes, les résidences placent l’hospitalité comme prémisse d’une relationalité constructive sur le plan des connaissances et des échanges culturels. Un autre facteur déterminant paraît être lié au format des recherches que mènent les artistes, lesquelles participent de la formation de communautés épistémiques labiles et temporaires qui peuvent contribuer aux renouvellements des imaginaires locaux. Nous chercherons enfin à montrer comment ces résidences, en laissant la possibilité au dissensus de s’exprimer, permettent la construction de la subjectivité et de la solidarité dans la résolution de problèmes communs. Nous privilégierons les résidences qui proposent aux artistes des thèmes de recherche liés à des problématiques sociétales actuelles. Notre étude repose sur des propos d’artistes et de responsables de résidences que nous avons rencontrés, des récits ou des restitutions de résidences, ainsi que des observations directes et participantes, matériaux à partir desquels nous avons pu construire une analyse par théorisation ancrée. Il s’agira donc moins d’évaluer l’efficacité des programmes de résidences d’artistes que de tenter de montrer en quoi ils conditionnent l’émergence d’une citoyenneté culturelle. Nous ne nous intéresserons pas aux possibles instrumentalisations de ce type de programmes par les pouvoirs publics, mais essayerons plutôt de comprendre comment la seule présence d’artistes sur un territoire peut contribuer à faire advenir la pluralité, la diversité et la différence dans le quotidien des populations locales.

L’activité en résidence, reflet d’un tournant social et collaboratif de l’art

Avant d’analyser les modalités d’une collaboration potentielle entre les artistes et la population, il convient de préciser ce que l’on entend par tournant social et collaboratif de l’art. Ce tournant désigne un certain nombre de pratiques artistiques se développant dans la société depuis les années 1990 (Bishop, 2006 ; Lind, 2007). L’artiste, qui était plutôt perçu comme un « producteur individuel d’objets discrets[2] », est alors devenu un « collaborateur et un producteur de situations » (Bishop, 2012 : 2). En impliquant la population dans l’élaboration d’une oeuvre, on marque un changement important dans la conception de celle-ci, mais aussi dans la perception de l’artiste et du public. L’évolution est également visible dans la temporalité de l’oeuvre, la production des artistes se confondant avec un projet à moyen ou à long terme dans lequel le public ne peut plus être considéré comme un spectateur uniquement, mais aussi comme un collaborateur, un coproducteur, voire un cocréateur (Poulin et Preston, 2019). Ce tournant met en avant la créativité sociale davantage que l’expression individuelle. Il convoque des termes proches, parfois utilisés de manière interchangeable : art participatif, art social engagé, pratiques collaboratives, coopératives ou communautaires, etc., toutes ces pratiques ayant pour dénominateur commun d’établir un lien entre l’art et le changement social et politique. Si le terme même de « collaboration » semble pouvoir englober les autres (Lind, 2007), des nuances sont perceptibles dans le degré d’implication de la population. La participation comme principe d’élaboration de l’oeuvre a pu donner lieu à des critiques, car même lorsqu’il y a une volonté sincère d’engager des personnes dans un projet social, celles-ci peuvent n’être considérées que comme un simple support ou un matériau pour l’oeuvre (Bishop, 2012). Il ne suffit pas non plus de désirer que la population participe pour que son investissement soit effectif. Les critiques ont beaucoup porté sur le changement réel que ces pratiques pouvaient apporter à la société. Claire Bishop constate que les transformations sont souvent idéalisées, mais moins opérantes dans une réalité concrète. Même lorsqu’il est possible d’établir a posteriori un résultat positif des pratiques participatives en art en matière d’impact social (Matarasso, 1997), il est parfois difficile de discerner les mécanismes à l’oeuvre d’un point de vue qualitatif.

Les résidences d’artistes semblent pouvoir éviter certains de ces écueils, en premier lieu parce que, s’inscrivant dans un contexte local, elles constituent une forme sociale en elles-mêmes (Badham, 2017). Ainsi, dans les projets de résidence qui n’encouragent pas explicitement les relations communautaires, l’emplacement même de la résidence et de son activité produit des effets. Le désir de contribution à la société exprimé par de nombreuses résidences passe en effet par l’identification d’un contexte local, avec l’idée sous-jacente que, si des formes sociales sont créées, elles doivent produire un bénéfice mutuel. Selon une conception répandue, une résidence réussie doit non seulement fournir de bonnes conditions de travail aux artistes, mais également leur permettre de comprendre les attentes et les besoins de leurs hôtes (Badham, 2017 ; Budhyarto, 2015 ; Kocache, 2012).

La compréhension de l’hôte comme élément premier d’une relationalité

Pour que les artistes interviennent comme une force sociale active, il faut qu’une relation particulière s’établisse entre eux et la société. On associe généralement aux résidences des valeurs de générosité, d’échange, de curiosité, lesquelles reposent sur un dénominateur commun : l’accueil fait aux artistes. Le terme « résider » implique que l’on « fasse sa demeure » à un endroit, et suppose, dans le cadre des résidences artistiques, que l’on y soit invité. Dans certaines zones rurales par exemple, l’arrivée d’un ou de plusieurs artistes, ne serait-ce que pour un temps limité, modifie la vie quotidienne et habituelle des habitants. Il est impossible d’ignorer ces étrangers qui vivent sur place et qui, à côté de leur pratique artistique, doivent s’inscrire dans un nouveau territoire pour quelques semaines et en connaître les règles de vie minimales pour parvenir à se déplacer, à se nourrir ou à trouver une assistance en cas de besoin…

Bien qu’il s’agisse d’un accueil non spontané, puisque encadré et codifié par une structure hébergeante, l’arrivée des artistes engage une forme d’hospitalité qui suppose une réciprocité et s’inscrit dans une logique de don et de contre-don (Mauss, 2007). Marcel Mauss a démontré que l’on ne reçoit jamais de façon totalement désintéressée. Pour que l’accueil des artistes sur un territoire ne soit pas perçu comme un sacrifice de la part de la population locale, on attend d’eux qu’ils apportent une rétribution, aussi symbolique soit-elle ; il peut s’agir de leurs connaissances et de leurs expériences propres ou de leur personnalité singulière en tant qu’artiste.

Cette réciprocité véhicule également une valeur d’honorabilité : celui qui reçoit met son honneur et sa fierté en jeu à travers la qualité de l’accueil, tandis que celui qui est accueilli s’honore de répondre à cet accueil convenablement (Caillé et al., 2019). Dans ce contexte, les habitants peuvent aspirer à présenter sous son meilleur jour leur lieu de vie aux artistes. Certains deviennent des ambassadeurs et des intermédiaires pour l’ensemble de la population. Une bénévole de l’association Les Ateliers des Arques, résidence située dans une petite commune du département du Lot en France, éloignée des centres culturels, confirme à ce propos :

Ce qui m’a frappée, c’est qu’il y a des gens dans le village pour qui ce n’était pas une évidence, mais qui ont manifesté un intérêt, dans un esprit d’accueil et d’ouverture. Dans ce village, il y a des personnalités qui ont imprimé une manière d’accueillir de l’inconnu. Le village est magnifique, le paysage alentour aussi… Il y a un désir de partager le contentement, de voir les gens aimer le lieu autant qu’eux.

Ateliers des Arques et al., 2019 : 43

Qu’il soit envisagé par des structures privées ou publiques, l’accueil des artistes demande plus ou moins d’implication, mais reste toujours soumis à des principes de base constitutifs de l’hospitalité : le passage d’un quotidien familier à une situation qui fait entrer des membres extérieurs inconnus ou peu connus dans la communauté. Comme le souligne encore Anne Dufourmantelle, l’hospitalité est une histoire de seuil qui « délimite un dedans et un dehors, [qui] offre à penser le franchissement, mais aussi l’agression, l’invitation, l’échange, tout ce qui peut avoir lieu autour de cette frontière » (Dufourmantelle, 2012 : 58). La qualité de l’expérience de la résidence, aussi bien pour les hôtes que pour les artistes invités, va se construire autour de ce seuil et, avec lui, permettre une potentielle collaboration. Cela suppose un temps suffisamment long pour construire quelque chose en commun, une fois les règles de base intégrées, et la possibilité éventuelle de faire évoluer la relation vers davantage de confiance. Dans le cadre de la manifestation « Des artistes chez l’habitant », les villageois de Fiac, dans le Tarn, accueillent chez eux une dizaine d’artistes pendant une à deux semaines chaque année. Les objectifs annoncés par l’association responsable du programme consistent à introduire l’art dans le quotidien de chacun, mais également à « provoquer des rencontres fécondes entre des artistes, des populations et l’art contemporain ». Chaque année, des familles sont sollicitées. L’artiste, en retour, est incité à produire une oeuvre durant sa résidence, en lien avec les hôtes si cela est possible. Les habitants se désignent par le terme de « familles », comme l’on parle de familles d’accueil. Une thématique générale oriente chaque saison de résidence, chaque artiste ayant quelque chose à construire avec le foyer qu’il rencontre. Il est courant qu’un artiste arrive avec une ébauche de projet, qu’il en vient à reconsidérer après avoir pris connaissance de la réalité du contexte et à la suite de ses interactions avec les habitants. Par exemple, l’artiste David Mickael Clarke raconte qu’il avait à l’esprit la Ferme radieuse et le Village coopératif de Piacé, que Le Corbusier et Norbert Bézard avaient imaginés dans les années 1930, pour aménager la campagne. Arrivé sur place, il est accueilli chez un couple d’agriculteurs retraités, découvre leur histoire, prend connaissance de leur parcours en agriculture intensive et de leur volonté de se rediriger vers un projet plus durable. Finalement, ce sont des pneus usés, détournés de leur fonction originelle pour maintenir des silos de stockage, vestiges de cette productivité accélérée, qui vont intéresser l’artiste et agir comme liant de la rencontre. Les agriculteurs, conscients de la nécessité d’organiser le recyclage, avaient déjà ramassé près de dix-sept mille pneus qui gâchaient le paysage de la communauté de communes. Conjuguant cette initiative et l’idée du village coopératif qui préexistait à sa résidence, l’artiste a finalement choisi de créer un « outil », prétexte à la rencontre. En reprenant la forme des pneus entreposés les uns sur les autres, comme sur un boulier chinois, tels qu’il les avait vus dans la ferme de ses hôtes, il a fini par réaliser un jeu de quilles en bois avec l’aide d’un artisan local :

J’ai commencé à réfléchir sur les différents prétextes de rencontres post-travail qui existent dans le milieu rural en France. L’apéritif et le jeu de pétanque sont sûrement les plus populaires.

Clarke, 2015

Ainsi, l’hospitalité ne consiste pas seulement à assurer le gîte et le couvert, mais à permettre la mise en oeuvre de pratiques sociales et artistiques finalement assez peu prédéterminées, liées au fait même que l’invité réside sur un territoire qui n’est pas le sien. Bien que le logement des artistes chez l’habitant reste au demeurant un modèle singulier et assez extrême dans le paysage des résidences, il sert de révélateur. Résider dans une communauté, quelle qu’elle soit, fait nécessairement jaillir des interrogations sur l’environnement, le contexte et la vie de celle-ci.

Anne Gotman va encore plus loin au sujet de l’hospitalité :

[Elle] implique des pratiques de sociabilité, des aides et des services qui facilitent l’accès aux ressources locales, et l’engagement de liens allant au-delà de l’interaction immédiate, seuls à même d’assurer la réciprocité. L’hospitalité suppose aussi et peut-être surtout un dispositif, un cadre, un protocole qui garantit l’arrivée, la rencontre, le séjour et le départ de l’hôte – le « ce qui permet… »

Gotman, 2001 : 3

Ce cadre et ce protocole paraissent donc constituer le socle de la résidence telle qu’elle sera vécue par les artistes et par la population, à mi-chemin entre un sentiment d’appartenance et la nécessité de s’ouvrir à l’autre. Une artiste témoigne de cette rencontre :

Ça ne marche pas avec tout le monde, mais je pose énormément de questions, je viens voir, je les accompagne […]. C’est en donnant, en m’impliquant que je parviens à avoir des choses. En allant voir. Du coup, quand j’arrive à ça, généralement, ça passe tout seul. Je leur pose des questions. Je m’intéresse à ce qu’ils font. Je fais les choses avec eux. Je les aide, et par le fait de refaire leurs gestes, de prendre leur rythme, d’être vraiment avec eux, de vivre leur vie, pendant ce temps-là, je peux poser des questions. Si j’arrive avec des questions sans être impliquée, ça fait voleuse. Quand tu les aides, tu peux donner des exemples de contributions à leur vie[3].

La résidence est alors non seulement un lieu d’ouverture, mais aussi un lieu où se vit l’épreuve de l’étranger. Ainsi que le précise Jacques T. Godbout, toujours à propos de la notion d’hospitalité, un jeu subtil se met en place :

Dans la mesure où il ne s’installe pas (et où on ne lui prête pas cette intention…), celui qui est reçu bénéficie de privilèges, d’une tolérance particulière à certaines différences habituellement difficilement acceptées dans les manières, la politesse, les rituels ; il peut poser des questions jugées normalement indiscrètes ; bref, faire des choses « qui ne se font pas ». En retour, il doit apporter l’exotisme, il doit pouvoir parler de son pays. Mais pas trop, car il doit aussi respecter le code qui s’applique aux étrangers reçus.

Godbout, 2019 : 170

On retrouve une sorte d’exotisme dans l’univers artistique qui accompagne les artistes lors de leur résidence dans des territoires éloignés d’une offre culturelle. Une relation de confiance mutuelle est à établir : les habitants n’empêcheront pas l’artiste de produire et de profiter de sa résidence ; celui-ci se sentira chez lui, mais pas trop.

L’hospitalité s’étend également à l’espace public qui entoure les espaces physiques de la résidence. Elle se fonde sur une bonne connaissance du territoire de ses responsables, qui peuvent signaler toutes les ressources disponibles aux artistes invités et les mettre en lien avec les acteurs et les habitants du territoire. Cette mise en relation s’effectue dans un temps raccourci par rapport à celle qui pourrait se construire sans intermédiaire.

Les acteurs d’un territoire, ses habitants, sont souvent encouragés eux aussi à partager leurs savoir-faire. L’honneur qui accompagne l’hospitalité se situe parfois simplement dans l’aide technique qu’ils peuvent procurer aux artistes pour mener à bien leurs projets, mais il se loge également dans les réponses aux questionnements que les artistes ont par rapport au territoire ou concernant un programme plus précis émanant de la résidence.

Aux Ateliers des Arques, les projets artistiques en lien avec le territoire sont fréquents. Une artiste nous explique sa rencontre avec un couple de bergers qu’elle n’aurait jamais pu rencontrer aussi rapidement sans l’aide de l’administratrice de la résidence. Intéressée, comme eux, par l’élevage des moutons, elle cherche à connaître leurs réalités professionnelles :

Je viens les rencontrer pour comprendre leurs problématiques de travail, d’environnement et de développement de leur activité et pour savoir comment, eux, ils existent sur ce territoire-là […], je me mets vraiment en activité avec eux, c’est-à-dire que, par exemple, avec ces deux jeunes-là, pendant 6 jours, j’ai fait du clôturage. J’ai déplacé les bêtes. […] Ils se sentent écoutés et valorisés, ils ont envie de partager avec moi cette expérience qui m’intéresse et que j’ai envie de placer au centre du débat culturel, de la réflexion[4].

Les deux bergers, qui ont le même âge que l’artiste, défendent un élevage respectueux de l’animal et du territoire, et sont de ce fait en rupture avec les conceptions habituelles de l’agriculture et dans une situation très précaire, car ils ne peuvent percevoir, pour les mêmes raisons, d’aides de l’État. Ils défendent un pâturage tournant dynamique, plus respectueux de l’animal, qui suppose que leurs bêtes puissent se déplacer en permanence. L’artiste souligne aussi que les résidences permettent de faire se rencontrer des personnes qui viennent de mondes complètement différents, mais qui partagent les mêmes questionnements, et ajoute : « partout, les gens avec qui j’ai vraiment collaboré, j’ai l’impression d’être dans une cocréation avec eux et je pense que c’est aussi ce qu’ils ressentent ». Le projet artistique a eu un effet concret sur la vie des éleveurs. Lors de la restitution du travail artistique réalisé avec le couple de bergers, le maire de la commune leur a proposé des terres supplémentaires pour qu’ils puissent plus facilement mettre en oeuvre leur choix de pâturage.

Discussions et échanges informels

Cette hospitalité, le fait d’être ouvert à la rencontre, constitue selon nous un soubassement pour le développement d’échanges productifs. Elle s’accompagne de discussions informelles, et il est parfois difficile de distinguer à partir de quel moment les échanges relèvent d’une participation à une pratique artistique ou de la simple discussion entre individus. Grant Kester a associé les formes discursives des pratiques socialement engagées à une esthétique dialogique. En s’intéressant aux pratiques artistiques qui se construisent autour de la facilitation du dialogue entre les communautés, il a montré que celles-ci pouvaient constituer un catalyseur de transformation pour les personnes qui y participent : « Une esthétique dialogique suggère une perception très différente de l’artiste, désormais définie par l’ouverture, l’écoute et la volonté d’accepter la dépendance et la vulnérabilité intersubjective. » (Kester, 2012 : 81) Selon Kester, les échanges reposent sur une matrice discursive commune qui donne un sens provisoire au collectif et contribue à cultiver un sentiment de solidarité. Dans le contexte des résidences, les discussions prennent des formes multiples, mais il n’est pas rare que les artistes cherchent à travers celles-ci à créer des dispositifs conviviaux, fondés essentiellement sur l’échange. Le « Barmobile » du collectif d’artistes N55 est resté dans la mémoire du village des Arques. Le bar, installé dans une vieille Méhari achetée dans un garage local, devait permettre à tout un chacun de transformer n’importe quel espace en un lieu convivial pour se rencontrer, boire un verre et danser. Composé d’un système sonore, d’un conteneur rempli d’alcool, de collecteurs de déchets, de tabourets et de tables, et même de toilettes, ce « bar » non lucratif est révélateur de la volonté des artistes de créer des dispositifs permettant de constituer, selon leurs termes, de « petits groupes éthiques », dont le fonctionnement repose exclusivement sur la confiance entre individus. Avec leur proposition, le groupe d’artistes a également pu répondre temporairement au désir des habitants et des élus d’avoir un bar ou un café dans la commune.

Estelle Zhong Mengual considère justement que l’efficacité potentielle des pratiques collaboratives repose sur le choix de pratiques artistiques ayant une forme suffisamment implicite pour permettre une appropriation créatrice, par exemple la conversation, la cuisine, le bricolage (Zhong Mengual, 2019). Ces formes ne sont pas considérées au premier abord comme des formes artistiques et, par là même, risquent moins de placer l’artiste dans une position dominante ou surplombante. Elles ont l’avantage d’entraîner la collaboration de manière implicite, sans que l’artiste ait à demander aux personnes impliquées de participer. La collaboration n’obéit pas alors à une directive imposée par l’artiste, elle est générée d’elle-même par le dialogue ou le type d’activités partagées : « Ainsi, la coopération que l’artiste espère mettre en place advient sans qu’il la commande – mais grâce à lui, ou plutôt grâce à sa bricologie, à sa capacité à déceler dans les matières brutes les formes implicites. Peut ainsi advenir une forme de communauté. » (Zhong Mengual, 2019 : 12)

Dans le contexte des résidences artistiques, la collaboration peut aussi reposer sur l’émergence de situations inédites produites par la présence temporaire des artistes. Selon Kester, ce sont d’ailleurs surtout les conditions nouvelles de conversation qui assurent la réussite du dialogue. L’avantage d’accueillir un artiste sur une période assez longue – mais de manière non pérenne – réside dans le regard vierge qu’il peut porter sur le territoire ; en retour, les habitants ne sont pas précédés par leurs histoires personnelles ou locales, ni même par leurs fonctions dans la société. Le terrain de dialogue qui se forme part de zéro et se renouvelle à chaque nouveau résident. Les relations créées dans un contexte d’hospitalité semblent ainsi plus facilement horizontales et égalitaires, et permettent de constituer des communautés labiles dont l’identité n’est pas fondée sur des critères essentialisants. Pour le directeur de la résidence « Des artistes chez l’habitant » évoquée plus haut, la manifestation agit comme un « révélateur de lien social » qui peut même « faire sauter les clans » (Puig, 2007).

La constitution de petits collectifs temporaires, qui peuvent être limités à des relations interindividuelles – la rencontre d’un artiste et d’un ou de plusieurs habitants –, s’apparente à une auto-organisation fortuite. Bien que celle-ci ne soit pas tout à fait spontanée, puisqu’elle suit souvent indirectement une impulsion donnée par l’artiste ou la résidence, elle reste relative à la liberté d’action et de participation de chacun. Plus les relations se forment au gré des envies et des affinités personnelles, plus les artistes et les habitants ont la possibilité de se constituer en partenaires d’une communauté productive, même temporairement.

Une recherche artistique contextuelle et intégrée

Au-delà du principe d’hospitalité, les projets de recherche des artistes en résidence tendent à faire passer l’implication collective à un niveau supérieur en matière de coconstruction. Les échanges discursifs, constitutifs de la « bricologie » de l’artiste, sont précieux pour accompagner le type de recherches artistiques encouragées par les résidences. Celles-ci se fondent sur une approche expérimentale de recherche-création dans laquelle les artistes intègrent au processus de création une recherche privilégiant une production de connaissances pouvant être relatives à la résolution d’un problème situationnel, sociétal ou environnemental local. Les recherches menées en résidence ont été qualifiées par Michael Lithgow et Karen Wall de recherches « intégrées » ou « embarquées », par analogie avec l’investigation journalistique (Lithgow et Wall, 2017). Le journalisme embarqué désigne l’intégration de journalistes dans des unités militaires combattantes sur le terrain des opérations et suppose une incorporation et une immersion totales. Bien que toutes les résidences ne demandent pas aux artistes de travailler en lien direct avec le territoire, elles impliquent de fait pour ces derniers une plongée immersive dans une écologie locale et culturelle qui leur est étrangère. Lorsque l’un des objectifs de la résidence consiste à tenter de résoudre des problèmes sociaux ou environnementaux, cette situation d’immersion est propice aux recherches menées par les artistes, qui peuvent alors comprendre les caractéristiques d’un lieu de l’intérieur, le cartographier, en collecter des données, avec l’aide de partenaires locaux. Amanda Abi Khalil, responsable de TAP – Temporary Art Platform, plateforme curatoriale située à Beyrouth, a créé une résidence pour réfléchir aux difficultés spécifiques rencontrées à Meziara, village rural du Liban où des industries implantées illégalement sur le territoire provoquaient des dommages écologiques et des problèmes sociaux. Alertée par un artiste natif du village, Abi Khalil met en place en 2014 cette résidence, dont l’objectif était d’établir un dialogue entre les différents protagonistes, habitants et propriétaires des industries voisines. Les artistes, dont six sur sept n’étaient pas libanais, ont dû interagir avec un contexte inconnu. L’objectif déclaré d’« élaborer une vision ou du moins [d’]entamer une conversation sur cette catastrophe environnementale par l’intermédiaire d’une approche participative et d’une résidence informelle » (Abi Khalil, 2015) pourrait paraître peu ambitieux, mais il prend acte du fait que des discussions peuvent déjà contribuer à amener des changements subtils sans s’inscrire dans le spectaculaire. Abi Khalil mentionne que les conversations informelles qui ont eu lieu avec les artistes ont permis aux habitants du village de se faire une nouvelle représentation de la forêt menacée, et leur a donné l’occasion de commencer à discuter de leurs réalités sociales et environnementales. Elle souligne également l’habileté des artistes à développer des méthodologies et des outils originaux en peu de temps, ce qui « leur perm[et] d’appréhender le territoire et sa complexité tout en s’y engageant artistiquement, esthétiquement et politiquement ».

Les résidences comme sites de production de connaissances « libres »

La capacité des artistes à s’adapter à un contexte et à un site peut être associée non seulement à leurs méthodes de travail, mais également à la nature des connaissances qui sont créées ou convoquées dans l’optique d’un apprentissage collectif. Hors du cadre institutionnel, universitaire ou scolaire, les collectifs à entités variables formés par la présence d’artistes en résidence semblent pouvoir instaurer une autre relation au savoir, plus horizontale. Les artistes Henriette Heise et Jakob Jakobsen, fondateurs de la Copenhagen Free University, résument assez bien le type de connaissances qui peuvent être élaborées dans un cadre alternatif : « Nous travaillons avec des formes de connaissances qui sont fugaces, fluides, schizophrènes, intransigeantes, subjectives, non économiques, acapitalistes, produites dans la cuisine, produites pendant le sommeil ou apparues lors d’une excursion sociale – collectivement. » (Heise et Jakobsen, 2001 : 35) Cette conception fait écho à la bricologie de l’artiste et à l’esthétique dialogique précédemment évoquées, mais témoigne aussi de la singularité des connaissances produites. Irit Rogoff a qualifié ce type de connaissances apparaissant dans des formes alternatives et inattendues de « libres » (Rogoff, 2010). Elle les relie également à la contemporanéité, puisqu’elles produisent un savoir qui émergerait non plus des questions définies par les conventions du savoir, mais par des situations urgentes à résoudre, et qui résulterait d’une tentative de définition des pressions et des luttes engendrées par la contemporanéité. En les associant à une configuration spatiale permettant l’auto-organisation, elle les fait correspondre à un contexte de production semblable à celui que nous avons décrit plus haut à propos des résidences. Lind prête à ce type de connaissances produites par les méthodes des artistes une dimension performative, au sens où ce sont des connaissances qui font plutôt qu’elles sont. Elles seraient également de nature plus investigatrice, car elles remettent en question des conditions préalables données (Lind, 2012). Cette liberté résonne également avec l’audace qui peut être engendrée par l’hospitalité, laquelle autorise des questions qui ne se poseraient pas habituellement (Godbout, 2019).

Les hôtes et artistes qui travaillent ensemble en résidence ont parfois été qualifiés de « partenaires épistémiques » (Budhyarto, 2015 ; Papastergiadis, 2012), en référence à l’anthropologue George E. Marcus. Plutôt que de n’accorder de crédit qu’au rapport de l’anthropologue comme source de connaissance fiable, Marcus a suggéré de repenser l’agentivité propre aux membres des communautés lorsqu’elles sont confrontées à des forces étrangères, et d’envisager leur capacité à maintenir ou à modifier leur identité culturelle en toute conscience. Cette reconsidération souligne leur capacité critique à participer aux échanges et à transformer leur territoire et leurs représentations. L’expression met en évidence la nécessaire réciprocité de la relation. La résidence de Jatiwangi art Factory (JaF), gérée par un collectif d’artistes à Jatiwangi en Indonésie, se fonde sur l’échange culturel et amical. Il s’agit pour les artistes de faire « l’expérience de la vie, des traditions et de la culture des habitants de Jatiwangi et, en retour, de partager avec leurs hôtes leurs propres antécédents culturels et leurs perspectives en tant qu’artistes » (Budhyarto, 2015). Ces partenaires s’impliquent dans l’échange et produisent ensemble des connaissances sociales alternatives et locales, comme le montre le projet « Panenergi (Harvesting Energy) », qui consiste à « récolter l’énergie du village » en présentant non seulement les énergies renouvelables sous des formes artistiques, mais aussi en les cartographiant, en créant une déclaration d’indépendance énergétique, ou encore en organisant des discussions avec les décideurs politiques.

Dans cette étape fondée sur l’échange, qui ne donne pas immédiatement lieu à des productions artistiques tangibles, le processus d’élaboration des connaissances est aussi important que les connaissances produites. Le fait même de participer à des échanges dialogiques donne confiance dans la capacité à s’engager dans des discussions et par extension à prendre part à des décisions collectives à venir (Kester, 2012). Les réseaux informels construits par les résidences et autour d’elles donnent l’occasion à la population impliquée de construire une communauté qui se développe en s’investissant de plusieurs façons dans les activités induites par la résidence. Comme nous l’avons vu, il peut s’agir de l’initiative d’une artiste qui veut rencontrer des bergers localement, d’un collectif d’artistes qui propose un bar mobile comme dispositif d’échange et de discussion, ou encore de l’aide apportée par un artisan pour la maîtrise d’une technique.

En Inde, le projet de résidences « Negotiating Routes: Ecologies of the Byways », à l’initiative de Varsha Nair, artiste, et de Pooja Sood, commissaire, rattachées à la plateforme Khōj à New Delhi, montre également comment un programme de résidences peut contribuer à construire des connaissances en commun. La plupart des projets s’appuient sur des méthodes similaires : cartographie des sites concernés avec la population locale, discussions pour recueillir des récits, des mythes ou des recettes ancestrales dans le but de documenter des transformations en cours et d’en faire l’objet d’une réflexion avec les populations concernées.

Mené sur une période de quatre ans (2010-2014), le programme a été créé en réaction à des changements infrastructurels importants, notamment le plan de création de quinze mille kilomètres de routes et d’autoroutes à travers le pays et leur impact sur les populations et écologies locales. Dix-neuf résidences ont été créées dans l’objectif d’imaginer des « feuilles de route alternatives ». Toutes ont été faites dans des sites différents, liés aux modifications en cours et à leurs impacts sur l’écologie et le bien-être des populations : construction du plus grand barrage de l’Inde, restructuration d’un lac pour le transformer en zone récréative au détriment des usages domestiques, dégradation de l’environnement naturel urbain, transformation d’un lieu de pèlerinage en site de tourisme de masse, pollution, déforestation… La première résidence, en 2010, avait d’abord pour but de sensibiliser la population à son environnement immédiat. Elle s’est notamment installée avec le collectif d’artistes delhiites Frame Works dans la ville de Chungthang, dans le nord du Sikkim, choisie en raison du projet de construction du plus grand barrage de l’État. Ces derniers avaient pour intention première de recueillir des récits, des mythes ou des objets associés à l’écologie locale et de les archiver au sein d’un livre vert en collaboration avec les habitants (Khōj, 2014). Les artistes se sont toutefois heurtés à une conscience écologique très dégradée, la communauté ne voyant dans le barrage que des occasions favorables sur les plans économique et social, chacun étant d’une façon ou d’une autre impliqué dans sa construction. Les habitants ont exprimé aux artistes une forme d’anxiété relative aux changements qui s’opéraient dans leur quotidien, sans la connecter pour autant directement aux transformations liées au barrage. Plutôt que de créer ce livre vert, que les discussions ont rendu caduc, c’est la révélation de cette inquiétude qui a fait l’objet d’un catalogue reprenant les émotions et ressentis de la population. Les artistes ont constaté qu’il a fallu que ce travail collectif se termine pour que les habitants commencent à s’interroger sur les conséquences de la construction du barrage.

Réveiller la conscience citoyenne

Les résidences peuvent permettre à la population de cerner ce qui fait son identité culturelle propre, en l’amenant par exemple à s’intéresser à une particularité locale qui passait inaperçue jusqu’alors. Elles sont susceptibles également d’amener des habitants locaux à revendiquer des besoins ou des droits, enhardis par le travail des artistes. C’est le cas par exemple des bergers rencontrés par l’artiste préalablement citée, qui ont pu obtenir des terres de pâturage supplémentaires une fois le projet artistique exposé à la communauté.

Il ne s’agit donc pas forcément d’abord de permettre aux personnes concernées de s’approprier une culture artistique, mais d’être en capacité d’établir, quand les conditions sont réunies, une compréhension interculturelle émancipatrice. En cela, les résidences actionnent des éléments fondateurs de la citoyenneté. Il semble même difficile de distinguer ce qui relèverait d’une citoyenneté culturelle plutôt que d’une citoyenneté plus classique, car ces deux sphères se superposent et s’entremêlent. En dehors des restitutions de résidence – présentation du travail des artistes –, qui constituent de fait un moyen pour les populations d’aborder et d’apprivoiser une forme artistique, la citoyenneté semble pouvoir s’établir dans l’écart que réalise la population entre l’habituel et l’artistique.

Zhong Mengual note l’importance du décadrage général induit par un projet artistique. Celui-ci permet une forme d’horizontalité, car les problèmes politiques ou sociaux ne sont pas discutés avec des personnes qui représentent une position politique ou sociale, mais avec des artistes (Zhong Mengual, 2019). Il ménage ainsi un espace pour remettre en question l’autorité. Les résidences peuvent donc casser le rapport à une culture dominante. Kester souligne d’ailleurs que, face à des situations sociales et politiques compliquées, les formes d’interaction permises par l’esthétique dialogique permettent de produire une compréhension qui, même si elle n’est que provisoire, peut constituer un préalable indispensable à une prise de décision (Kester, 2012).

S’affirmer face aux modèles dominants

Les résidences participeraient ainsi d’un processus démocratique de subjectivation. La capacité des artistes en résidence à créer des méthodes innovantes d’appréhension de la réalité peut contribuer à redessiner l’espace politique. Toutefois, il serait naïf de penser que les projets menés en résidence forment systématiquement un dialogue pacifique ou des actions durables, d’abord parce que certaines personnes sont hermétiques à ce que proposent les artistes ou à l’activité qui se construit autour de la résidence, mais également parce que certains projets artistiques bousculent parfois les représentations de la communauté dans laquelle ils apparaissent, leur présence même pouvant faire l’objet de critiques. En permettant à de nouvelles identités et subjectivités d’être mises au jour, la situation est susceptible de créer des discordes. Selon Lithgow et Wall, ces conflits seraient dus à l’émergence et à la prise de conscience de ce qui n’était pas visible avant la rencontre. Les échanges devraient même avoir pour but de produire des « frictions productives », les résultats issus de ces désaccords étant souhaitables pour remettre en question les connaissances, valeurs ou pratiques habituelles (Lithgow et Wall, 2017). En effet, les sujets abordés et les nouvelles relations qui s’opèrent redistribuent les cartes et peuvent être à l’origine de conflits. Par l’activation des subjectivités, le dissensus peut s’exprimer.

Dans le petit village des Arques, la question de l’occupation des espaces privés ou publics de la commune revient régulièrement dans les discussions entourant les projets des artistes. En 2002, la mairie a exercé son droit de préemption pour acheter une parcelle de terrain afin d’y exposer des oeuvres. Cette décision a fait l’objet d’un recours de la part d’un propriétaire riverain. Le collectif d’artistes N55 décide alors d’y installer LAND, une oeuvre conceptuelle déjà plusieurs fois activée qui consiste à dédier au public de petites parcelles de terrain souvent délaissées en y installant un cairn polyédrique en acier, pour signaler que la zone appartient à un patrimoine commun.

Aux Arques, la réactivation de l’oeuvre affecte symboliquement et concrètement la parcelle qui était restée en friche, l’espace étant nettoyé et ouvert au public. En déclarant que « ce qui appartient au domaine privé public de la commune est à présent une partie de LAND », une discussion s’engage sur la notion d’« espace public privé » de la commune et sur la privatisation des espaces publics dans ces villages ruraux achetés par les plus riches pour en faire des résidences secondaires (N55, 2003 : 49-57). Un habitant de la commune confirme également les tensions qui peuvent exister autour de la répartition de ces espaces[5] :

Il y a l’espace public, communal, il y a aussi l’espace privé, et les privés sont plus enclins, je crois, à dire : « OK, on vous prête les lieux. » [Avec] l’espace public, il y a toujours un problème de dire : « Oui, est-ce que c’est lié à la loi, est-ce que c’est lié à… Est-ce que l’élu ne va pas être… mis en cause parce qu’on touche tel ou tel… » Ça va être l’interlocuteur premier du plaignant. Après, il y a des événements où, par le passé, pour tel ou tel mariage, il fallait cacher telle ou telle oeuvre parce que ce n’était pas « convenable » pour la photo de groupe ou… Le sanglier d’Antoine Boutet les quatre pattes en l’air, les responsables à l’époque, ils ont censuré l’oeuvre carrément, en mettant des seaux sur les quatre pattes et sur la tête pour qu’on ne voie pas l’oeuvre. C’était la volonté des jeunes mariés.

Chantal Mouffe, autrice souvent citée dans la littérature sur les pratiques artistiques censées reconfigurer le politique, décrit un nouveau modèle de démocratie qui s’appuierait sur ce qu’elle nomme un pluralisme agonistique, où les acteurs en présence sont envisagés comme des adversaires plutôt que comme des ennemis (Mouffe, 2000). L’adversaire est un Autre dont l’existence est légitime, contrairement à l’ennemi qui doit être abattu. L’agonisme, plutôt que l’antagonisme, autorise donc l’Autre à exprimer une opinion divergente (Mouffe, 2010). L’insertion de ce qui est étranger, inédit et innovant semble ainsi être la meilleure manière de créer une prise de conscience concernant les modèles dominants (Rancière, 2022).

Conclusion

Si la citoyenneté culturelle se définit comme la possibilité pour un citoyen de s’approprier la culture – de sa production à sa diffusion –, les résidences de recherche et de création, compte tenu des formats de travail artistique qui y sont encouragés, semblent être des sites pertinents pour l’exercice plus global de la citoyenneté. Le soutien des politiques publiques à l’échelle internationale prouve qu’elles ont perçu la capacité des résidences à être une force de changement social et un vecteur d’émancipation. L’objectif de notre analyse était de montrer que, dans le cadre des résidences artistiques, la citoyenneté culturelle ne s’exerce pas seulement dans la relation directe que la population peut avoir avec l’art et sa production, mais dans des espaces intermédiaires d’échanges collaboratifs liés spécifiquement aux résidences comme dispositif d’accueil temporaire d’artistes sur un territoire. L’étude de récits de résidences et les entretiens et discussions informelles menés avec des artistes et responsables de résidences ont permis de montrer que celles-ci constituent un point d’ancrage pour l’exercice de la citoyenneté. Le lien avec un contexte local est constitutif des résidences de recherche et de création, il induit une hospitalité faite aux artistes qui forme les prémisses d’une éventuelle collaboration. Les artistes présents et les habitants peuvent se former en petits collectifs au gré des envies ou des besoins, afin de résoudre des problèmes mis au jour par les uns ou les autres. Les résidences forment alors des espaces d’interlocution pouvant mener au partage et à la création de connaissances libres qui émergent dans des lieux inédits, que l’on n’associe pas nécessairement à l’art, engendrant une pratique créative et performative de la connaissance.

Ces mécanismes témoignent d’une certaine indistinction entre ce qui relève d’une citoyenneté classique et ce qui relèverait plus spécifiquement d’une citoyenneté culturelle. Les résidences sont des espaces privilégiés d’apprentissage collectif permettant de faire émerger une pensée critique qui procède d’un remodelage du quotidien. Les artistes amènent d’autres méthodes d’appropriation du temps et de l’espace local, créant de nouvelles sphères d’intérêt et permettant de résoudre des problèmes en les abordant de manière différente. En reliant le local au global, les résidences peuvent éveiller au cosmopolitisme, elles offrent une ouverture à la différence, à la diversité et à la pluralité. Elles renouvellent les imaginaires et permettent de repenser notre relation au monde en s’insérant dans des enjeux sociaux et politiques plus larges. On pourrait objecter que ces échanges collectifs laissent dans l’ombre un certain nombre de personnes qui semblent être indifférentes aux projets qui se réalisent sur leur territoire, voire qui y sont hostiles. Il n’en demeure pas moins que la seule présence des artistes, qui introduisent de l’étrangeté dans un quotidien, peut contribuer à modifier la conscience que l’on a de son environnement. Les frictions qui peuvent découler de la présence des artistes ou de leurs échanges avec les habitants ont effectivement le potentiel d’être constitutives d’une citoyenneté en ceci qu’elles forment un espace où la parole critique et divergente est possible, et même encouragée.