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Introduction

Le développement exponentiel des tiers-lieux en France, en zones urbaines comme rurales (Burret, 2015 ; Idelon, 2022), témoigne d’un élan citoyen notable, mis au service d’une revitalisation des territoires. L’intérêt des pouvoirs publics pour cet essor est indéniable (Pommie et al., 2022) et se manifeste par le déploiement de politiques publiques spécifiques par l’État à travers l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et un groupement d’intérêt public (GIP) intitulé France Tiers-Lieux. Bien que les définitions opérationnelles et théoriques demeurent mouvantes, nous pouvons considérer, de manière générale, que « les tiers-lieux se construisent par l’engagement d’une communauté et son action collective ancrée dans le territoire, [qu’]ils se démarquent comme espaces de libre pratique où prime le “faire”, [et] se développent grâce à la mixité et à l’hybridation d’activités » (France Tiers-Lieux, 2021). Dans ce vaste écosystème de plus de 3500 espaces recensés[1], notre étude se concentre sur les tiers-lieux solidaires.

En mettant en oeuvre des conditions de mise en capacitation des individus (Falzon, 2005 ; Fernagu Oudet, 2012), ces espaces cherchent à favoriser le développement du pouvoir d’agir des personnes vulnérables (Ferraton, 2008). Tout en maintenant des modes d’ouverture à tous les publics, ils s’adressent de manière prioritaire et spécifique à des personnes en situation de fragilité, auxquelles ils proposent différents services (accueil de jour, insertion par l’activité économique, hébergement d’urgence, accompagnement social…). En cela, ils peuvent apparaître comme des espaces d’empowerment (Bacqué et Biewener, 2015 ; Beyort, 2003), visant le développement d’un pouvoir d’agir individuel, la consolidation d’une action collective, et pouvant conduire à des transformations systémiques à l’échelle de certains territoires (Klinenberg, 2018).

Mais ces tiers-lieux illustrent également les tensions des politiques sociales contemporaines, tiraillées entre des solidarités de droit contestées et des solidarités d’engagement souvent fragiles (Arrignon, 2022 ; Aguilera et Rouzeau, 2020). Ce sont des espaces qui expérimentent concrètement un État-providence « à la française » fragilisé dans sa capacité à produire du commun. Ces tiers-lieux solidaires rencontrent ainsi des fragilités structurelles notables qui peuvent précariser les services rendus aux personnes démunies. Si l’instabilité et la contrainte peuvent être des ressorts créatifs et expérimentaux fructueux, comment les personnes vulnérables mais aussi les professionnel·le·s engagé·e·s dans l’action publique réagissent-ils à ce contexte d’incertitude ? De quelle manière se saisissent-ils des occasions offertes par ces lieux ? Ces tiers-lieux solidaires sont-ils finalement les laboratoires de l’action sociale de demain ou actent-ils, au contraire, le déclin d’un modèle « à la française » principalement financé et organisé par les pouvoirs publics (administrations d’État et collectivités territoriales) ?

Cet article présente ainsi les premiers résultats d’une enquête ethnographique au sein de plusieurs tiers-lieux solidaires en France (Rennes, Paris, et département du Loiret)[2]. Cette étude empirique s’appuie sur des observations et des entretiens conduits avec des personnes vulnérables accueillies dans ces tiers-lieux, ainsi qu’avec des membres des équipes professionnelles qui coordonnent, animent et assurent leur accompagnement. Après avoir resitué l’institutionnalisation des tiers-lieux solidaires en France, nous explorons la capacité de ces nouveaux espaces à développer un pouvoir d’agir pour des publics fragiles. En effet, l’environnement capacitant (Falzon, 2005 ; Fernagu Oudet, 2012) qu’ils cherchent à produire ne manque pas de se heurter aux difficultés d’une action sociale sous tension.

Les tiers-lieux, nouvel instrument d’action publique en faveur des solidarités ?

Quel étrange cheminement que celui de la notion de tiers-lieu, laquelle a émergé il y a plus de deux décennies dans les débats de la sociologie américaine sur les mutations du lien social dans les communautés locales et leur impact sur la confiance vis-à-vis des institutions et la participation citoyenne dans le fonctionnement de la démocratie américaine (Oldenburg, 2001 ; Putnam, 1999). Au coeur des mutations et des attentes sociales contemporaines, les tiers-lieux vont dès lors faire l’objet d’usages multiples. Aux États-Unis, et plus largement dans le monde anglo-saxon, les tiers-lieux sont happés par un processus grandissant de marchandisation. De grandes marques, comme Starbucks ou Tesla, se saisissent de cette expérience sociale nouvelle pour l’incorporer dans des stratégies renouvelées de marketing communautaire. En France, bien que les tiers-lieux s’inscrivent dans une longue tradition de lieux intermédiaires de socialisation comme les Bourses du travail, les Maisons du peuple ou les Maisons des jeunes et de la culture (Cossart et Talpin, 2012 ; Burret, 2021 ; Idelon, 2022), ces lieux et dynamiques sociales localisées connaissent un processus accéléré d’institutionnalisation aussi bien à l’échelle territoriale que nationale.

Dès les années 2010, les conseils régionaux d’Île-de-France puis d’Aquitaine, compte tenu de leurs compétences en innovation, en entreprises, en formation et en aménagement du territoire, déploient des programmes d’appui au développement des tiers-lieux. Tous deux devenus autorités de gestion des Fonds européens en 2014 et constatant l’adéquation de leur usage avec les actions développées par les tiers-lieux, ils amplifient le mouvement en créant des dispositifs d’appui (Occitanie, Centre-Val de Loire, Grand Est) ou en soutenant le déploiement de réseaux d’envergure (Coopérative des Tiers-Lieux en Nouvelle-Aquitaine, soutien à la Compagnie des Tiers-Lieux en Hauts-de-France). En 2018, l’institutionnalisation franchit un cap avec la construction d’une politique publique nationale. À la suite du rapport de Patrick Levy-Waitz[3], entrepreneur du numérique et proche du président de la République, une instance nationale des tiers-lieux est créée, soutenue et financée par le ministère de la Cohésion des territoires et le ministère du Travail. Par l’intermédiaire de la nouvelle association France Tiers-Lieux, le gouvernement, en pleine crise des Gilets jaunes, cherche dès lors à structurer la filière des tiers-lieux en leur apportant un soutien pour aider à leur développement, à leur émergence et à leur promotion dans tous les territoires. Le tiers-lieu « à la française » se transforme en instrument d’action publique porteur d’une vision singulière du monde social et doté d’outils financiers et techniques pour la promouvoir et la mettre en oeuvre.

Pourtant, le caractère hybride des tiers-lieux et leur capacité à fédérer de multiples acteurs brouillent les frontières traditionnelles de certains champs d’activité qui, bien qu’habitués aux relations partenariales, restent souvent sectorisés. Ainsi, l’on voit se développer depuis quelques années des structures comme Yes We Camp, Ancoats ou Plateau urbain, qui se professionnalisent dans une forme d’ingénierie de l’hybridation, et qui accompagnent des projets de mutualisation, d’urbanisme transitoire, d’occupation multiacteurs et multiactivités. En tiers-lieux solidaires, la solidarité sort donc progressivement du seul champ d’action des acteurs traditionnels de l’action sociale. Yes We Camp, structure spécialisée dans l’animation d’espaces temporaires (aménagement, communication, action culturelle…), s’associe par exemple régulièrement à des structures de lutte contre l’exclusion pour animer des lieux hybrides et expérimentaux à vocation sociale (nous pensons par exemple aux Amarres, en collaboration avec Aurore, ou à Coco Velten, en collaboration avec le Groupe SOS). Jouant pleinement le jeu de l’ouverture propre aux tiers-lieux, ces espaces décloisonnent le monde de l’action sociale, visant ainsi à croiser des publics vulnérables avec d’autres qui, à première vue, ne le sont pas.

Dès lors, la puissance publique s’engage également dans un soutien actif à ces nouvelles formes d’espaces de solidarité et intervient directement dans le développement de ce type de lieux dans le champ social et médico-social par le biais d’appels à projets. À partir de juin 2019, l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) gère le programme « Nouveaux lieux, nouveaux liens », destiné à développer et à structurer les tiers-lieux partout dans l’Hexagone autour de 5 axes prioritaires : développer les manufactures de proximité, soutenir le développement de la formation professionnelle, accueillir 300 missions de service civique, déployer des conseillers numériques France services, et renforcer le maillage national et territorial du réseau. La politique nationale des tiers-lieux est en marche et affiche ses résultats : 175 millions d’euros investis, 300 fabriques de territoires labellisées, 100 manufactures de proximité labellisées… En 2021, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) lance quant à elle un appel à projets doté de 3 millions d’euros en faveur des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), de manière à encourager la création de tiers-lieux en leur sein, et étend ce soutien en 2022 aux résidences autonomie. Entre 2022 et 2024, ce sont 2,5 millions d’euros par an qui vont être consacrés par la CNSA à cette ouverture des établissements, par l’intermédiaire de dotations aux Agences régionales de santé (ARS). Dans le cadre du plan France Relance et de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté, ce sont également 25 millions d’euros qui ont été consacrés à la création et au développement de tiers-lieux destinés à favoriser l’accès à l’alimentation des ménages hébergés à l’hôtel.

L’institutionnalisation des tiers-lieux, notamment ceux engagés dans des actions sociales, n’est pas sans susciter de controverses. L’engagement de la puissance publique provoque l’institutionnalisation de lieux traditionnellement marqués par une identité contestataire (Lhoste et Barbier, 2016), tandis que les projets d’urbanisme transitoire ne sont pas toujours sans contribuer aux processus de gentrification en zones urbaines (Dalis, 2022). En outre, le développement des tiers-lieux solidaires émerge aussi dans un contexte social particulièrement fragilisé. Dans le même temps, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) compte 9 millions de Français·e·s en situation de privation matérielle et sociale pour l’année 2022[4], soit le plus haut niveau mesuré depuis 2013. Le Rapport sur les inégalités en France publié en 2023 par l’Observatoire des inégalités[5] témoigne d’une fracture sociale qui persiste, tandis que subsiste également l’angle mort du non-recours aux minimas sociaux (Marc et al., 2022) en France et en Europe. Les tiers-lieux qui s’emparent de la pratique de la solidarité se trouvent ainsi en première ligne face à la paupérisation des populations. En s’alliant avec des acteurs de l’action sociale (à l’instar d’Aurore, association de lutte contre l’exclusion engagée depuis des années dans des projets emblématiques comme les Grands Voisins à Paris) ou en bricolant une solidarité du quotidien, les tiers-lieux solidaires tentent d’agir localement contre le délitement du lien social et la précarité. Cet engagement, exigeant et en réinvention permanente, se heurte également aux propres fragilités structurelles des tiers-lieux. Car le soutien de la puissance publique, s’il a été actif et a permis d’impulser de nombreux lieux, reste situé dans le temps et contraint par la forme et les calendriers des appels à projets. Tout en agissant auprès des populations, les tiers-lieux doivent ainsi également travailler leurs modèles organisationnels et économiques pour assurer leur pérennité.

À la recherche du pouvoir d’agir : les tiers-lieux solidaires comme environnements capacitants

Notre point de départ empirique pour faire émerger une catégorie « tiers-lieux solidaires » a consisté en l’identification de caractéristiques communes tenant à une double entrée « publics (publics vulnérables)/objectifs (accompagner les publics précaires) ». Dans le cadre de notre étude, nous avons laissé de côté les préoccupations évaluatives, ainsi que les questions opérationnelles (modèle économique, accès au foncier, cadres juridiques…), qui occupent souvent les acteurs des tiers-lieux. Nous avons préféré aborder ces espaces comme des tissus d’actions et de relations, en cherchant à faire émerger ce qui relève d’une mise en capacitation des personnes en situation de vulnérabilité. Si la solidarité, l’entraide et le partage sont des valeurs communes promues par les tiers-lieux en général, l’approche scientifique de ces objets nous a invités à nous distancier du sens commun pour comprendre la manière dont la solidarité est entendue, mais surtout mise en oeuvre. Dans une perspective critique, notre souhait était de porter l’observation au-delà de dimensions autodéclaratives, pour décrire la mise en oeuvre effective de la solidarité, sans toutefois en quantifier les impacts. Nous abordons donc le tiers-lieu solidaire comme un espace d’expérimentation, ancré et ouvert sur son territoire. Il est, selon nous, un environnement capacitant (Falzon, 2005 ; Fernagu Oudet, 2012) qui favorise et coconstruit des conditions d’empowerment (Bacqué et Biewener, 2015 ; Parazelli et Bourbonnais, 2017) pour et avec des personnes en situation de vulnérabilité dans leur parcours de vie (Soulet, 2005 ; Brodiez-Dolino et al., 2014).

La notion d’environnement capacitant a notamment été travaillée dans le champ de l’ergonomie par Pierre Falzon (2005) et Solveig Fernagu Oudet (2012) dans le cadre de l’étude des risques psychosociaux et de la qualité de vie au travail. L’environnement capacitant est défini comme un espace permettant aux individus de développer leur autonomie, à travers l’élargissement de leur potentiel d’action, par le développement de compétences et de savoirs et par l’augmentation de leur degré de contrôle sur leurs actions et activités. Leur approche s’appuie notamment sur la notion de capabilité, qui relève de ce qu’Amartya Sen nomme des libertés substantielles (Sen, 1980). Ces dernières consistent en une possibilité de choix et d’actions, permis ou non par un ensemble de facteurs environnementaux (sociaux, politiques, économiques). La capabilité tient à la rencontre entre des capacités individuelles, envisagées comme des potentiels latents d’action, et un environnement qui va favoriser l’actualisation de ce potentiel et le transformer en action effective sur le monde.

L’environnement capacitant peut être abordé suivant trois points de vue complémentaires (Falzon, 2005, cité par Fernagu Oudet, 2012). Il peut être appréhendé d’un point de vue « préventif », comme un espace qui met tout en oeuvre pour préserver « les capacités futures d’action » de l’individu et évite ainsi de l’exposer à des conditions délétères pour son intégrité physique et mentale. Il peut être abordé d’un point de vue « universel », dans lequel l’environnement prend en considération l’ensemble des singularités des individus pour prévenir toute forme d’exclusion et de discrimination. Enfin, il peut être abordé du point de vue « développemental », en ceci qu’il s’inscrit dans une démarche active de développement de savoirs et de compétences visant « l’élargissement des possibilités d’action et du degré de contrôle sur la tâche et sur l’activité » (Fernagu Oudet, 2012 : 12).

En nous appuyant sur trois exemples de tiers-lieux solidaires, nous souhaitons désormais montrer comment ces espaces favorisent le « pouvoir faire », tout en soulignant les limites d’une solidarité qui s’organise souvent « avec les moyens du bord ». De fait, si la dimension expérimentale est fructueuse, elle n’est pas exempte de points de tension qui peuvent fragiliser les individus et les collectifs.

Trois exemples d’une solidarité mise en actes

Dans la sélection opérée pour fixer notre corpus d’enquête, nous avons assumé le choix d’une cartographie diversifiée en retenant des lieux avec différentes configurations organisationnelles, une répartition spatiale entre zones rurales et zones urbaines plus ou moins denses, et évoluant dans des configurations matérielles variées (occupation transitoire, projets pérennes, taille des bâtiments, etc.). Afin de rendre compte de ces exemples de lieux, cette partie présente trois tiers-lieux intégrés à notre enquête ethnographique.

Dans le 13e arrondissement de Paris, Les Amarres occupe de manière temporaire les anciens bureaux des Ports autonomes de Paris. Cette collaboration entre Aurore, association de lutte contre l’exclusion, et Yes We Camp, association qui travaille à l’occupation créative d’espaces temporaires, constitue une émanation des Grands Voisins et des Cinq Toits, respectivement fermés en 2020 et en 2023. Aux Amarres, Aurore et Yes We Camp poursuivent un travail conjoint d’action sociale et d’organisation événementielle, en accueillant, le jour, des hommes et des familles primo-arrivants sans hébergement ou en situation de grande précarité, et en proposant, le soir, des animations culturelles et festives ouvertes à tous les publics. L’accueil de jour pour hommes accueille de 300 à 400 personnes par jour, celui des familles entre 80 et 140. Ces accueils disposent d’une offre de services de première nécessité (service de petit-déjeuner et de déjeuner, buanderie, vestiaire, douches, accès Internet) et ont des espaces réservés à des activités spécifiques (salles de repos, salle de jeux pour les enfants). Ils proposent par ailleurs un accompagnement social particulier, qui s’est spécialisé dans les parcours d’exil. Cet accompagnement comprend des consultations médicales et psychologiques, une assistance pour la recherche de logement et les démarches administratives, des cours de français pour les niveaux grands débutants, etc. Pour stabiliser son modèle économique, Les Amarres fait de la location d’espaces pour des événements privés. L’objectif est de s’imposer comme un lieu ouvert à tous les publics :

On ne veut pas être identifié comme un endroit qui n’accueille que des migrants, ni comme un endroit qui n’accueille avec des privatisations que de grosses entreprises ou qui n’accompagne que des bobos parisiens qui vont boire des bières sur un bord de Seine dans un lieu gratuit. Donc l’enjeu, c’est d’insuffler à tout le monde, toutes et tous, qu’il est bienvenu ici et sans faire de différence. […] La mixité sociale, pour moi, c’est de créer des espaces ouverts inconditionnellement pour toutes et tous.

Extrait d’entretien, salariée de l’association Yes We Camp

Dans le Nord Loiret, l’association Les Jardins de la voie romaine, membre du réseau Cocagne, travaille depuis plusieurs années au maillage de tiers-lieux agricoles à vocation sociale. L’association gère quatre sites : le Jardin maraîcher du Beaunois (premier site de l’association, créé sur un délaissé autoroutier mis à disposition par Vinci Autoroutes), le Domaine de Flotin, la Roseraie de Morailles et le Relais des trois écluses. Chacun de ces sites accueille des chantiers d’insertion par l’activité économique qui permettent à des personnes très éloignées de l’emploi de se reconnecter progressivement au monde du travail[6]. Ces dispositifs proposent un cadre de travail adapté aux personnes en difficulté, qui sont également accompagnées dans la définition d’un projet professionnel individuel. Ces chantiers de culture maraîchère biologique sont aussi une occasion d’engagement dans les transitions alimentaires, au sein d’une région fortement marquée par l’agriculture intensive. Mais ces lieux sont surtout des espaces de socialisation en zone rurale, qui agissent sur différents leviers pour recréer du lien entre les populations avoisinantes, notamment en revalorisant le patrimoine local. Les Jardins de la voie romaine sont pleinement engagés dans un projet de revitalisation du territoire. Les lieux se sont ainsi implantés dans des sites patrimoniaux vacants, que l’activité associative a permis de réinvestir. L’un des salariés de l’association témoigne d’un territoire en mutation, qui se repeuple progressivement à la faveur de mouvements d’exodes urbains : « Et donc, il y a un désir que d’autres choses se passent », indique-t-il, ajoutant que « les personnes qui tiennent un peu les rênes du territoire [...] ont bien conscience des difficultés ». La dégradation des situations économiques et sociales de ces territoires offre alors une marge de manoeuvre plus large pour y impulser des projets à caractère social et économique : « T’es là, t’as les gens qui sont là, qui sont assis, qui passent, qui discutent. Tu vois le lieu qui vit, tu te dis : “Purée, c’est… Tu vois, c’est super, quoi, ce que ça produit comme espace de références communes.” » (Extrait d’entretien d’un salarié de l’association)

À Rennes, le quartier Cleunay, quartier prioritaire de la Politique de la Ville (QPV), est en pleine réurbanisation. Les anciens lieux de socialisation ont disparu, créant un vide pour les habitant·e·s historiques. C’est dans ce contexte qu’une association collégiale composée de plusieurs structures[7] a investi les locaux d’une ancienne Maison des jeunes et de la culture (MJC) et salle de spectacle. Ce projet d’occupation temporaire s’appelle le Bâtiment à modeler (ou le BAM), et a pour vocation de proposer un espace public ouvert à toutes et à tous. Ce nom, qui incarne en lui-même le projet d’un espace à coconstruire, a une portée singulière :

Moi, ça m’a toujours parlé. Une base intéressante pour prendre du pouvoir, prendre part, prendre corps dans la société, c’est d’abord et avant tout matériel. Donc, c’est d’abord comment on peut construire un lieu qui nous correspond et qui nous rend légitimes aussi de laisser les clés à quelqu’un. C’est quelque chose d’assez fort de lui dire : « Tu peux péter les murs, refaire des trucs. »

Extrait d’entretien avec le coordinateur du lieu

Le bâtiment accueille en son sein une dizaine de structures socioculturelles. Il fonctionne avec un coordinateur/animateur à temps plein, dont le poste est salarié par l’association collégiale avec une participation financière de la Ville de Rennes. Deux postes en services civiques viennent renforcer les activités de communication et d’animation en 2023. Le BAM dispose d’espaces de travail (bureaux) pour les associations hébergées, mais aussi d’espaces mutualisés répartis sur deux étages, et qui peuvent être mis à disposition à prix libre. Des événements socioculturels et festifs y sont organisés de manière régulière, ainsi qu’un café associatif les jeudis et vendredis après-midi. Le lieu est un espace ouvert qui permet aussi à des structures extérieures de disposer d’espaces pour proposer des ateliers, des animations, des événements. Pour répondre aux situations de précarité constatées dans le quartier Cleunay, le BAM met l’accent sur des activités à caractère social et solidaire, avec des temps de distribution alimentaire et des rendez-vous mensuels de coiffure solidaire assurés par une association rennaise.

S’il est toujours compliqué de se représenter un tiers-lieu sans l’avoir fréquenté, ces présentations visaient à montrer la diversité des formes que peut prendre la mise en oeuvre de la solidarité en tiers-lieu. Entre accompagnement professionnel et entraide informelle, entre dispositifs sociaux contraints et pratiques alternatives, entre soutiens structurels et institutionnels forts et formes associatives plus fragiles, la solidarité en tiers-lieux n’est pas une pratique homogène. Qu’est-ce qui, dès lors, fait commun dans ces nouveaux modes d’action ?

Favoriser le pouvoir d’agir : entre expérimentation sociale et fragilités organisationnelles

Les usager·ère·s concerné·e·s par des situations de précarité perçoivent ces espaces comme des lieux de refuge et de mise à l’abri, au sein desquels ils et elles vont pouvoir obtenir une aide immédiate et inconditionnelle. Si, en cela, les tiers-lieux solidaires semblent un prolongement d’une action sociale classique, ils s’en distinguent par plusieurs aspects, car bien qu’ils assurent ces missions d’accompagnement social, ils le font dans des conditions qui s’extraient des modèles classiques, sans toutefois toujours en réinventer tous les aspects. L’innovation est parfois discrète, et encore une fois, souvent expérimentale. Elle intervient en premier lieu dans les modes de relation qui s’établissent entre les personnes vulnérables et les professionnel·le·s qui les accompagnent. Aux Amarres, l’une des bénéficiaires de l’accueil de jour compare ce lieu avec d’autres accueils qu’elle a fréquentés :

Quand [Les Amarres] était fermé, je partais dans un autre centre les week-ends, et franchement, c’est différent. Je ne me sentais pas à l’aise comme j’étais à l’aise ici, ce n’était pas le même accueil, ce n’était pas la même ambiance. C’est normal que, dans chaque endroit, il y ait des personnes qui sont gentilles, d’autres moins. Mais, ici, tout le monde est pareil, ils sont tous accueillants, de… comment dire… de la cheffe au plus bas.

Les configurations spatiales et sociales tendent ainsi vers moins d’asymétrie relationnelle entre l’accompagnant et le bénéficiaire, au profit d’une horizontalité parfois difficile à maintenir, mais qui montre en tout cas un souhait affirmé de rompre avec les configurations classiques. L’environnement s’y fait également plus normalisant, moins stigmatisant (Goffman, 1975). Les publics vulnérables sont le moins possible renvoyés à la honte sociale que constitue la situation de précarité, tout en ayant accès à un suivi personnalisé. La posture attentionnelle et le travail de care subtil (Ibos et al., 2019) qui se déploie en tiers-lieu solidaire s’attachent à assurer un accompagnement au plus près des besoins et des aspirations des personnes, tout en essayant de gommer les distinctions de classes sociales. Pour autant, cet effort de mixité sociale est loin de toujours porter ses fruits, et voit se reproduire de nombreuses situations de frictions (Galvão, Hoover et Machemie, 2022), qui peuvent à tout moment relancer le processus de stigmatisation (Goffman, 1975). Au sein des Jardins de la voie romaine par exemple, le statut de « salarié en insertion » porte à lui seul une charge symbolique particulière. La stigmatisation « est inhérente au statut », souligne en entretien une salariée encadrante de l’association, « et ça, ça ne changera pas avec de bonnes intentions, ça changera si les choses sont claires, si on est recentrés sur la situation de travail [qui va] amener les gens à se redresser, à se repositionner, à reprendre une direction dans leur vie et à ouvrir petit à petit des portes ou à faire sauter des portes ». La vie en collectif et l’injonction à la mixité peuvent parfois conduire à des comportements bien intentionnés mais contre-productifs envers les personnes fragiles accompagnées, ainsi que l’explique en entretien l’encadrante citée précédemment :

Ce n’est pas la bienveillance qui va aider ça [la stigmatisation]. Au contraire, la bienveillance, ça va maintenir dans cette situation d’exclusion. Et de stigmatisation. Même si le cadre est bienveillant, ce n’est pas le moteur de ce qui doit, de notre point de vue, susciter l’inclusion. C’est le travail au centre qui le permettra. Mais dans un espace hybride, ce n’est pas toujours facile à cerner.

La cohabitation en tiers-lieu est complexe et toujours mouvante. Izabel Galvão, Elona Hoover et Pierre Machemie (2022) définissent trois aspects de cette cohabitation : la juxtaposition (de corps, d’imaginaires, de parcours de vie), l’intrusion et la fabrication. La juxtaposition désigne la coexistence spatiale d’individus et de représentations sociales, qui charge d’affects les relations se tissant dans le lieu ; l’intrusion relève de situations interactionnelles « rugueuses », de points de tension ou de conflits qui naissent au cours de la cohabitation ; la question de la fabrication mobilise enfin différentes formes du faire (faire pour, faire avec, faire ensemble), « qui impliquent différentes mises en relation ainsi que des limites et possibilités pour nourrir le pouvoir d’agir » (Galvão, Hoover et Machemie, 2022 : 100). Ces perspectives apparaissent nettement dans notre enquête, avec des coprésences plus ou moins distantes, plus ou moins frictionnelles, mais qui tentent toujours de composer en collectif tout en respectant les singularités individuelles. L’une des illustrations de ce jeu d’équilibriste réside dans les dynamiques d’assistance mutuelle que nous avons pu observer. Plusieurs fois, on nous indiquera ainsi, avec pudeur, que l’on « parle entre nous », que l’on partage des récits de vie difficiles qui trouvent une écoute attentive et dénuée de jugement. Pour autant, cette expression de soi trouve aussi ses limites, lorsqu’elle sort du cadre tacite de partage. Si l’expression est permise, elle ne doit pas « déborder », sous peine de créer des formes de repli du reste du collectif, attentif à sa propre préservation. L’expression de la souffrance atteint aussi les équipes professionnelles des tiers-lieux, qui relèvent de différentes catégories de statuts et de métiers, et ne sont pas toujours outillées pour aborder certaines problématiques de vie qui peuvent nécessiter des prises en charge particulières. Cette confrontation à des situations de vie difficiles peut conduire à la saturation, voire à des situations de souffrance professionnelle :

Parce qu’il y en a, justement, [pour qui], émotionnellement, c’est fort. [I]l y avait une p’tite jeune qui était vraiment ultra compétente. Je la trouvais top, mais on sentait que ça allait être… c’était en train de la bouffer petit à petit. Et au bout de six mois : « Là, non, je peux plus. Je sature », et on l’a plus abîmée qu’autre chose, alors que, le but, c’est que ça lui ait apporté quelque chose, cette expérience. Ben, ça lui a presque fait plus de mal que de bien.

Extrait d’entretien, salarié encadrant, Les Jardins de la voie romaine

Les équipes elles-mêmes travaillent à garder une juste distance, à poser des limites à ce qu’elles peuvent recevoir et accompagner.

Ce rôle d’accompagnement, formel ou informel, doit être considéré à l’aune des réalités professionnelles des personnes qui coordonnent et administrent ces lieux. Pour les structures classiques de l’action sociale, l’exercice professionnel en tiers-lieu peut se révéler stimulant, mais il peut aussi être source de perturbations d’habitudes et de modes de faire (Lamaure, 2021). Les postes de coordination, d’animation et de facilitation sont quant à eux aux prises avec une injonction à une polyvalence extrême, contrainte par les moyens humains réduits et aléatoires dont souffrent souvent ces lieux. Ces « couteaux suisses » doivent ainsi savoir être partout, aussi bien au contact du public que des partenaires, entre problèmes logistiques et enjeux stratégiques. Les bénévoles et contrats courts (services civiques, contrats d’alternance) peuvent quant à eux se trouver en difficulté devant les situations de vie complexes et douloureuses de certain·e·s usager·ère·s. En outre, le tiers-lieu a ceci d’ambigu qu’il brouille régulièrement les frontières entre activité professionnelle prescrite et engagement citoyen bénévole. Lieu de convivialité pour les professionnel·le·s comme pour les usager·ère·s, la tentation est parfois grande pour les premier·ère·s de « déborder » de leur cadre de travail, d’y passer plus de temps, de « faire plus » pour les usager·ère·s, au risque parfois de brouiller distances et repères entre les sphères de vie. Dans le travail de care permanent que suscite ce type d’espaces (Tehel, 2022), la question du soin et de l’accompagnement à apporter à celles et ceux qui prennent soin se pose ainsi. Le « métier passion » a ses pièges, et l’épuisement professionnel semble n’être jamais loin.

Souvent montrés comme des lieux intenses et foisonnants, les tiers-lieux vivent aussi dans des temporalités plus calmes et parfois routinières au quotidien. Dans le cadre de notre enquête ethnographique, nous avons essayé de nous éloigner des « temps forts » par lesquels les tiers-lieux tentent d’affirmer leur formidable bouillonnement. Nous avons au contraire voulu en observer le quotidien, plus discret, moins spectaculaire, mais tout aussi révélateur d’une solidarité concrète et constante. Aux foules informes et « consommatrices » des activités, nous avons ainsi préféré « les habitué·e·s », moins nombreux·euse·s si l’on s’en tient à des critères quantitatifs, mais dont le rapport au projet est celui d’un engagement régulier, qu’il s’agisse du bénévole retraité d’un café associatif, du flâneur qui déambule dans le lieu en attendant un rendez-vous, des personnes qui font la sieste dans un coin de canapé. Le temps, en tiers-lieu solidaire, prend des formes multiples. Les Amarres constitue parfois un lieu d’attente pour les femmes qui y passent la journée avant d’aller chercher leurs enfants à l’école. Les Jardins de la voie romaine sont un temps de repli et de refuge pour se reconstruire avant de « rebondir ». Le BAM, avec ses habitant·e·s fidèles qui fréquentent régulièrement le café associatif, est un lieu d’habitudes et de retrouvailles. Le tiers-lieu solidaire forme ainsi un ancrage spatial et temporel, un espace rassurant qui, s’il offre des occasions multiples, est aussi un lieu dans lequel on peut s’autoriser à ne rien faire, sans jugement ni injonction. À rebours de la définition originelle de Ray Oldenburg (1999 et 2001), les tiers-lieux solidaires sont des lieux de travail (pour les équipes des tiers-lieux, mais aussi pour les personnes vulnérables embauchées en contrat d’insertion aux Jardins de la voie romaine par exemple) et de vie (pour les bénéficiaires accueillis aux Amarres, entre autres, qui s’extraient d’un domicile parfois peu hospitalier). Le tiers-lieu est un chez-soi distinct du domicile, et/ou un lieu de travail, dans lequel on fait « autrement » que dans le milieu ordinaire.

Conclusion

Les premiers résultats de notre enquête en tiers-lieux solidaires montrent que ceux-ci s’efforcent d’être, au quotidien, des environnements capacitants pour leurs usager·ère·s. Ils articulent les trois points de vue proposés par Pierre Falzon (Falzon, 2005, cité par Fernagu Oudet, 2012) : préventif, universel et développemental. Le tiers-lieu solidaire est, avant d’être un espace de possibilités, un lieu refuge de mise à l’abri qui permet la préservation des capacités d’action des personnes les plus fragiles. Il agit ensuite comme un environnement prenant en compte les singularités des individus et encourageant leur respect constant. Ces espaces s’inscrivent dans des luttes actives contre les discriminations, soit par un cadre d’interactions tacite, soit par des chartes formelles spécifiant les règles du vivre-ensemble. Enfin, le tiers-lieu solidaire s’engage dans une démarche de valorisation et de développement des savoirs et des compétences des individus : chacun·e travaille à trouver, dans le tiers-lieu, la place qui est la sienne, en fonction de ses capacités et aspirations.

Si l’action de ces espaces est remarquable, il n’en reste pas moins que ces tiers-lieux solidaires sont exigeants humainement, tant la charge mentale et émotionnelle qui repose sur les équipes semble importante. Les conditions matérielles de ces lieux sont souvent incertaines/fragiles (occupations éphémères, bâtiments vétustes)[8], tout autant que leurs modèles économiques, et le statut professionnel des personnes impliquées est parfois lui-même très précaire (services civiques, bénévoles). La ligne de crête est par ailleurs fine entre travail prescrit et engagement militant, ce qui peut conduire à des glissements (surinvestissement) ou à des différences d’engagement professionnel au sein des équipes, potentielles sources de tensions. Les moyens humains réduits condamnent aussi les équipes d’animation et de coordination à endosser des rôles de couteaux suisses, une polyvalence qui confine parfois à l’absurde et qui peut causer rapidement des situations d’épuisement professionnel. Nous voyons donc, au sein de ces tiers-lieux solidaires, une action sociale bricolée, fructueuse dans sa dimension expérimentale, mais dont la précarité structurelle et organisationnelle témoigne aussi de politiques sociales fragilisées.