Corps de l’article

Introduction

La multiplication des dispositifs de participation citoyenne en France apparaît dans une période d’instabilité sociale et politique au tournant des années 1980. Les critiques adressées au modèle représentatif de la démocratie face à l’abstention électorale croissante et à la diminution des formes traditionnelles d’engagement politique (Neveu, 2003), l’entrée dans le chômage de masse, l’émergence d’une « nouvelle question sociale » (Castel, 1995), voire d’une « question urbaine » (Donzelot, 1999), apparaissent comme des problématiques nouvelles nécessitant une réorganisation de l’action publique. La participation des citoyens aux affaires publiques s’est alors imposée comme une condition d’efficacité de l’action publique (Hassenteufel, 2011), avec pour ambition d’offrir une voie démocratique alternative, de renouveler les modalités du « vivre-ensemble », de favoriser l’insertion des individus dans des réseaux sociaux locaux et d’enclencher l’engagement des groupes dominés dans la transformation de leurs conditions sociales, ce qu’accompagne la diffusion du langage de l’empowerment dans les institutions publiques (Bacqué et Biewener, 2015). Les expériences françaises de la participation citoyenne se sont surtout développées à l’échelle microlocale du quartier ou de la ville (Bacqué et Sintomer, 2011), et si elles concernent des secteurs de plus en plus importants des politiques publiques – y compris dans des domaines régaliens, à l’instar de la sécurité (Malochet, 2022) –, c’est au sein des politiques urbaines que ces expériences semblent être les plus fécondes. Les villes ayant des quartiers prioritaires constituent notamment un vivier en matière d’initiatives participatives impliquant des acteurs variés (municipalités, associations, entreprises privées, travailleurs sociaux et habitants).

Dans une perspective critique, de nombreuses recherches ont souligné un ensemble de limites aux dispositifs participatifs institutionnalisés mis en place dans ces territoires. Concernant la constitution des publics et leurs caractéristiques, on peut noter la sous-représentation des plus précaires, des minorités étrangères (Piettre, 2012) et des jeunes (Daquin et al., 2019). Leur présence est souvent le fruit d’un travail d’enrôlement institutionnel, avec des dispositifs qui contribuent à fabriquer leurs publics sur la base de critères géographiques ou catégoriels (Bachir et Lefebvre, 2019). La participation des publics précaires et marginalisés se résume souvent à la consultation plus qu’à l’implication dans les processus décisionnels ; ils peinent à être considérés comme des acteurs à part entière (Bacqué et Mechmache, 2013). Un autre ensemble de critiques renvoie à la dimension normative de la participation dans les quartiers prioritaires. Les dispositifs institutionnels dans lesquels elle se déploie ne sont pas neutres, et les acteurs qui les mettent en place distinguent, plus ou moins implicitement, la « bonne » participation de la « mauvaise » selon qu’elle s’accorde ou non avec les préoccupations municipales (Tissot, 2007). Selon leur forme, les types d’acteurs qui les portent et leurs objectifs, les dispositifs participatifs offrent des prises variables à leur appropriation (Mazeaud, 2012) : les habitants des quartiers populaires s’accommodent des assignations catégorielles qui tendent à les enfermer dans des rôles et des identités subalternes (Neveu, 2011 ; Chevallier, 2019). Loin d’être un levier de coconstruction institutionnelle et citoyenne des modalités du vivre-ensemble, la participation s’assimile alors à une « injonction » (Carrel, 2013) et à un devoir civique (Donzelot, Mével et Wyvekens, 2003) qui incombe à chaque habitant. En effet, elle s’accompagne d’une fonction d’éducation des populations (Leclercq et Demoulin, 2018) et de pacification des rapports sociaux relative à la représentation de quartiers marqués par une socialité défaillante (Avenel, 2010). Cette conception dominante de la participation empêche alors de considérer les habitants comme des acteurs à part entière pouvant oeuvrer à des transformations individuelles et politiques (Gourgues, 2018).

Fort de ces enseignements, cet article se propose d’analyser les effets de l’institutionnalisation de la participation à un dispositif initialement organisé par les habitants : la Fête des voisins. Ce dispositif collaboratif (un repas entre voisins auquel chacun contribue), porté depuis 1999 par l’association Immeubles en fête, est présenté comme un événement « organisé par les citoyens eux-mêmes[1] » et a vocation à remédier aux situations d’isolement social ainsi qu’à l’anonymat des relations urbaines par l’entraide dans le voisinage. Dans ce cadre, et parce qu’elle permet aux habitants de redéfinir localement les modalités du vivre-ensemble (Felder, 2020), la Fête des voisins favorise une forme ordinaire de citoyenneté et d’expérience politique qui s’enracine dans la vie quotidienne (Carrel et Neveu, 2014). L’intérêt d’étudier ce dispositif réside dans le fait qu’il est porté en parallèle par des municipalités qui, en échange d’une adhésion forfaitaire auprès de l’association, bénéficient d’un ensemble d’outils de communication et d’une assistance visant à le promouvoir. On peut ainsi explorer la tension entre l’initiative citoyenne de la Fête des voisins et sa promotion municipale, qui impose un cadre dans lequel elle doit se concrétiser, pour interroger la dimension politique de la participation. Au regard des enseignements sur la participation citoyenne en France, il est à se demander si son institutionnalisation dans le cadre de la Fête des voisins ne contribue pas à reproduire les travers de « l’injonction participative » (Carrel, 2013). Dans quelle mesure l’encadrement municipal de la participation permet-il d’ouvrir un espace permettant à des habitants de prendre part à des discussions collectives relatives au commun, même à petite échelle ? Quelles sont les caractéristiques sociales des participants, et au nom de quoi s’engagent-ils ?

Afin d’apporter des réponses à ces questions, l’article s’appuie sur une enquête qualitative menée au sein d’une agglomération urbaine du nord-ouest de la France. Adoptant une perspective compréhensive, la recherche visait à saisir la complexité de la mise en oeuvre de la Fête des voisins en confrontant les logiques et pratiques de production institutionnelle de l’événement à son appropriation par les habitants. Parallèlement à des observations participantes dans des fêtes de voisins (n = 8), l’appréhension des interactions entre les institutions et les habitants a été permise par la tenue d’observations dans des fêtes où nous étions cette fois-ci accompagnés par les équipes municipales, ainsi que dans des réunions publiques visant à présenter, à préparer et à faire le bilan de l’événement (n = 8). Des entretiens semi-directifs auprès des organisateurs de fêtes (n = 20) et des acteurs institutionnels (n = 11) ainsi que l’analyse d’un corpus documentaire composé de supports accompagnant les réunions, d’outils de communication, etc., complètent le matériau. L’analyse mobilisera plus spécifiquement les données produites sur une période de quatre ans (2018-2022) au sein de Maissons, une ville moyenne située dans la banlieue de la ville-centre, dont la majeure partie des quartiers appartient à la géographie prioritaire de la Politique de la Ville.

Après la présentation du cas d’étude, l’article s’intéressera à la manière dont la municipalité (au sens des élus et des services de la mairie) s’approprie la Fête des voisins en l’articulant à des objectifs politiques de mixité culturelle. Nous verrons que l’institutionnalisation de la participation des habitants à la Fête des voisins conduit les acteurs municipaux à osciller entre une logique d’accompagnement des habitants des classes populaires et une logique d’encadrement de leurs pratiques. L’article analysera ensuite l’appropriation, par les habitants, de la Fête des voisins. Il montrera que, malgré son caractère inégal, la participation constitue un vecteur de reconnaissance pour les femmes appartenant aux milieux populaires. Finalement, nous verrons que la Fête des voisins ouvre un espace de discussion et d’interpellation de la municipalité sur un ensemble de problèmes individuels et collectifs qui témoigne de l’exercice d’une forme de citoyenneté ordinaire.

1. Présentation sociologique du cas d’étude

Maissons[2] est une ville qui comptait un peu plus de 20 000 habitants en 2019, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Elle se caractérise par un tissu associatif d’une grande vitalité, avec plus de 530 associations recensées en 2022 dans les secteurs sportifs, de la santé, de l’emploi ou encore de la citoyenneté et de la vie locale (associations d’habitants, jardins écocitoyens, café des parents et des enfants…). Son paysage urbain présente plusieurs grandes zones d’activités commerciales et industrielles et un habitat majoritairement collectif (79 %). L’arrivée de travailleurs immigrés dans les années 1970, lesquels constituaient une main-d’oeuvre importante pour l’ancienne industrie locale, fait que la population maissonnaise se caractérise par une diversité culturelle forte : 77 nationalités étrangères sont recensées par la municipalité en 2022. De nombreuses associations locales d’initiative citoyenne proposent ainsi de la médiation interculturelle, valorisent la découverte de la culture d’autres pays par l’apprentissage de la langue ou de pratiques artistiques, oeuvrent pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes immigrées, etc. Par ailleurs, la mairie, située au centre droit de l’échiquier politique, a fait du multiculturalisme un marqueur identitaire fort de la ville et développe depuis plus de 20 ans, de concert avec les associations, un ensemble d’événements, notamment festifs, promouvant la diversité culturelle. C’est entre autres le cas de la Fête des cultures, dont le but est de « promouvoir la diversité culturelle qui caractérise la richesse de la ville ». À cette occasion, l’ensemble des associations culturelles sont présentes et proposent différents types d’activités (restauration, pratiques artistiques et sportives, etc.).

Parallèlement à cette diversité culturelle, la population de Maissons est marquée par une certaine mixité sociale. En 2019, elle présente un taux de chômage relativement élevé (13,5 %). Alors que la part d’ouvriers et d’employés est de l’ordre de 13 % et de 19 %, les professions intermédiaires et les cadres représentent 14 % et 6 % de la population. Plus de la moitié (68 %) des habitants sont locataires, et un peu plus de 39 % d’entre eux vivent en logement social. Sur les huit quartiers de Maissons, cinq font partie de la géographie prioritaire[3] de la Politique de la Ville et sont l’objet d’actions institutionnelles spécifiques dans les domaines de l’emploi, de la santé ou encore de l’habitat. La diversité sociale de la population masque donc des disparités fortes entre les quartiers. Pour les cinq classés en zone prioritaire, les revenus médians en 2019 sont compris entre 15 500 € et 16 000 € et sont inférieurs à celui de la ville (18 000 €). Selon des chiffres issus d’un observatoire de l’urbanisme local et établissant une moyenne sur ces quartiers en 2012, leurs habitants sont principalement locataires (86 %), et une majorité vit en logement social. Le chômage touche un quart des habitants de 15 ans et plus, dont presque la moitié sont sans diplôme (47 %). Les classes populaires sont nettement surreprésentées (43 % d’employés et 33 % d’ouvriers), un peu plus de la moitié des ménages ont de bas revenus (51 %), 80 % perçoivent des aides sociales pour le logement, et 30 % sont allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Seulement un peu plus de la moitié (52 %) des 18-24 ans sont scolarisés, et 38 % d’entre eux sont au chômage. La situation est différente dans les trois autres quartiers de la ville. Si l’un d’entre eux affiche une population relativement modeste avec un revenu médian d’un peu plus de 17 500 €, une part importante de locataires de logements sociaux (67 %) et de familles monoparentales, les deux autres quartiers ont un revenu médian supérieur à celui de la ville (21 000 € et 25 000 €), avec une présence plus forte de professions intermédiaires et de cadres, mais aussi de propriétaires.

2. Les visées politiques de la Fête des voisins : entre accompagnement et responsabilisation des habitants

2.1. Un dispositif adapté aux objectifs politiques et aux spécificités locales de la ville

Depuis le début des années 2000, la municipalité de Maissons encourage ses habitants à organiser la Fête des voisins. Sur le site Internet de la mairie et dans les discours des adjoints et des conseillers municipaux présents lors des réunions publiques en présence des habitants, l’événement est présenté comme un moyen de « créer du lien social » et de la « convivialité » dans le voisinage. Or, les échanges répétés avec le référent municipal (un employé du service logement) chargé de coordonner la Fête des voisins à l’échelle de la ville font apparaître des objectifs politiques plus contrastés. En effet, bien que la réduction de l’anonymat soit un des effets escomptés, il est minoré dans le discours du référent pour laisser place à la « découverte de l’autre », de « sa culture et de ses traditions » (entretien avec le référent municipal). Alors que la diversité culturelle de la population maissonnaise constitue un trait identitaire fort de la ville, valorisé par le biais d’événements festifs, elle semble également avoir un versant négatif : la proximité spatiale entre voisins ayant des pratiques culturelles hétérogènes comporterait un risque de conflit, voire de rejet de l’autre lié à la « peur » qu’il soit nuisible au « vivre-ensemble » (entretien avec le référent municipal), entendu au sens de relations interindividuelles harmonieuses, marquées par le respect et la solidarité (Avenel, 2014). Ces éléments ne sont sans doute pas sans lien avec la représentation commune d’une socialité conflictuelle des quartiers prioritaires de la Politique de la Ville (Avenel, 2010). La Fête des voisins contribuerait alors au vivre-ensemble en faisant du voisinage un espace d’interconnaissance apaisé, qui permettrait d’éviter l’isolement et la fermeture sur la « communauté d’origine » selon le référent municipal.

Avec la Fête des voisins, c’est donc principalement un objectif de mixité culturelle (ayant pour corollaire une sorte de prévention de la conflictualité de voisinage) qui est poursuivi par la municipalité : le discours du référent révèle en creux l’idée que la diversité culturelle de la population pourrait porter atteinte à la cohésion sociale si elle ne s’accompagne pas d’une mixité culturelle ou, en d’autres termes, de l’établissement de relations entre habitants qui ne partagent pas les mêmes codes culturels. Bien que la municipalité adhère à l’objectif principal de développement de l’entraide de voisinage, le sens qu’elle donne à l’événement et la façon dont elle s’approprie ses valeurs se construisent aussi en référence à certains traits identitaires (le multiculturalisme) de la ville, en lien avec son histoire et les caractéristiques de sa population. Mais il faut noter que l’événement contient l’idée, plus ou moins implicite, d’un brassage culturel et social entre les participants, pouvant faciliter l’adhésion des municipalités qui poursuivent ces objectifs (Demichel-Basnier, 2021).

Figure 1

Affiches de la Fête des voisins (éditions 2008 et 2009)

Affiche de 2008

Affiche de 2009

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C’est notamment le cas lorsqu’Immeubles en fête présente la Fête des voisins comme l’occasion donnée aux individus de partager leurs « spécialités exotiques ou régionales », évoquant en cela la rencontre de personnes d’origines culturelles différentes. Sur les affiches de l’événement (figure 1), la mixité culturelle est symbolisée par des personnages ethnicisés : couleur de peau, marqueur religieux comme le voile (affiche de 2009). La mixité sociale est également parfois mise en scène, comme on le voit en arrière-plan de l’affiche de 2008, où deux hommes sont en pleine conversation ; l’un est vêtu d’un costume noir et d’une cravate, l’autre d’un bleu de travail, ce dernier tenant un verre de vin rouge à la main – ce qui peut être interprété comme une volonté de marquer l’identité ouvrière de manière un peu caricaturale. Au-delà des typifications des personnages, c’est l’acte de commensalité qui symbolise la mixité, dans la mesure où il crée du lien entre l’ensemble des convives.

C’est à l’aune d’une dimension participative qui s’impose aujourd’hui comme un impératif des politiques publiques, mais aussi de la représentation du voisinage et du quartier comme lieux naturels de création du lien social (Genestier, 1999), que la Fête des voisins apparaît comme un dispositif de choix pouvant contribuer à la mise en oeuvre de ces objectifs politiques de développement des relations entre les habitants, en favorisant la rencontre de milieux sociaux et culturels différents. La présence de ces objectifs entraîne, par voie de conséquence, des attentes institutionnelles vis-à-vis des habitants, lesquelles trouvent à s’exprimer à travers la catégorie particulière des « habitants-relais ».

2.2. Accompagner ou encadrer les habitants ? L’ambivalence de la participation

Contrairement à ce qui est présenté par Immeubles en fête et sur le site Internet de la municipalité de Maissons, la Fête des voisins ne relève pas stricto sensu d’une « initiative citoyenne autonome ». D’abord, l’autonomie invoquée des habitants, qui supposerait qu’ils prennent d’eux-mêmes l’initiative de la Fête des voisins et l’organisent sans appui de l’institution, est contrariée par le fait que l’événement est impulsé par la mairie. Un appel à participation est diffusé chaque année sur le site Internet de la Ville, qui contacte les organisateurs des années précédentes pour savoir s’ils renouvellent l’expérience. Il arrive même parfois que des conseillers municipaux lancent la Fête des voisins dans leur rue ou leur immeuble en espérant qu’elle suscitera des volontés de reprise. Puis, consciente qu’une partie des habitants sont aux prises avec des difficultés socioéconomiques qui peuvent compromettre leur participation, la mairie propose de les « accompagner » dans leur démarche. Cette logique d’accompagnement se traduit par des aides matérielles[4], mais aussi par différentes réunions visant à expliquer les « valeurs » de la Fête des voisins et son objectif principal (l’établissement de relations de voisinage), le tout avec la promesse de garantir des échanges (entre habitants, mais aussi entre ces derniers et la municipalité) permettant de faciliter l’organisation.

Ensuite, la dimension citoyenne de l’événement, bien qu’affichée sur le site Internet de la Ville, est absente des discours des élus et des services lors de sa mise en oeuvre. Comme l’a montré Catherine Neveu (2003) dans ses travaux, s’intéresser à l’usage des sémantiques institutionnelles permet de mieux saisir les processus à l’oeuvre et les enjeux qui sous-tendent les dispositifs participatifs. Dans le cas de Maissons, les participants à la Fête des voisins ne sont jamais désignés comme des « citoyens », mais comme des « habitants », et ceux qui prennent en charge l’organisation sont nommés des « habitants-relais ». Alors que les catégories de « citoyen » et d’« habitant » renvoient, pour l’une, à la constitution d’un sujet politique capable de s’exprimer dans un espace public sur des questions d’intérêt général, pour l’autre, au détenteur d’un savoir d’usage du quartier, lié à son ancrage local (Neveu, 2011), celle d’« habitant-relais », spécifiquement créée pour le dispositif, révèle l’ambivalence qui se situe au fondement de la conception institutionnelle de leur participation.

L’habitant-relais est bien placé dans une position d’expert-usager par la municipalité lors des réunions préparatoires. Détenteur de connaissances concernant le quartier, qu’il s’agisse de ses différents espaces ou des fréquentations de ceux-ci, il est considéré comme celui qui est le plus à même de définir le lieu de la fête. Lors des réunions, les élus précisent que ce sont eux, les habitants-relais, qui « connaissent le mieux » le quartier, et que le but de la municipalité n’est pas de « décider à leur place » (adjoint à l’action sociale, réunion préparatoire, 2022). Mais l’habitant-« relais[5] » est aussi celui qui crée du lien, car, du fait de son ancrage local, il disposerait d’un capital social qu’il peut mettre à profit pour accroître la participation à la fête : il est ainsi encouragé à « parler de l’événement aux voisins [qu’il] connaît », à « aller à la rencontre » de ceux qui viennent d’emménager ou des « plus timides », etc. Cette catégorie s’inscrit donc dans le droit fil d’une conception du quartier comme lieu naturel du lien social et de la convivialité, qu’il suffirait de réactiver par l’intervention institutionnelle (Genestier, 1999).

Alors que les discours municipaux placent les habitants-relais dans cette position de détenteurs d’un savoir d’usage disposant d’un ancrage relationnel local, valorisant ainsi leur esprit d’initiative et leur autonomie, on peut relever la présence d’une rhétorique de la responsabilisation au sujet des usages des espaces publics et des pratiques festives qui s’y déroulent le jour de l’événement. Elle s’exprime d’abord à travers un règlement d’inscription que les habitants-relais doivent signer avant d’assister aux réunions préparatoires. Ce règlement stipule le cadre dans lequel la fête doit se dérouler et engage la « responsabilité » de l’organisateur, qui « doit s’assurer du bon déroulement » et « de la sécurité générale » de la manifestation, de « la propreté de la voie publique », tout en veillant au « respect du voisinage tant par le bruit que la gêne de circulation occasionnée ». En outre, le document précise que la consommation d’alcool est interdite sur la voie publique, et qu’en cas de non-respect de l’application de ces mesures, la mairie se réserve le droit « d’annuler » la manifestation, et la police, de « condamner » l’ivresse. La responsabilisation des habitants-relais a donc pour corollaire une forme d’encadrement de leurs pratiques festives (Demichel-Basnier, 2021). Aussi, les bonnes pratiques évoquées dans le règlement sont rappelées lors des réunions. Ces temps d’échange dessinent la fonction socialisatrice du dispositif, dans la mesure où il s’agit de faire intérioriser un ensemble de règles, comme l’exprime le référent municipal :

Donc on leur explique qu’il est bien de se signaler au service logement, parce que, quand on s’inscrit, on a effectivement tout […] le kit, on a tout ce qui est communication, mais aussi [le détail des lois] par rapport à l’urbanisme. [Par exemple,] vous n’avez pas le droit de faire de barbecue sur la voie publique. Donc on leur apprend aussi – et ils le savent – qu’effectivement, dans la ville, comme là, pour organiser un barbecue sur la voie publique, on est obligés de passer par un arrêté municipal.

Le souci pédagogique de l’institution est manifeste (« on leur explique que… », « on leur apprend à… ») : si l’espace public est accessible à tous, son appropriation doit se faire en respectant certaines règles, comme le ramassage et le tri des déchets, la maîtrise du volume sonore et l’arrêt de la musique passé une certaine heure… Les pratiques festives sont alors soumises à un contrôle social en pointillé le soir de l’événement, d’une part parce que la mairie fournit la liste de recensement des lieux festifs à la police municipale, qui se tient prête à intervenir en cas de débordement, d’autre part parce que les élus passent dans les fêtes et peuvent parfois adresser certaines remarques ou demandes aux participants (« Ne rentrez pas trop tard ! » conseille ainsi ironiquement le maire aux habitants).

Le caractère ambivalent de la conception institutionnelle de la participation des habitants à la Fête des voisins réside donc dans cette apparente contradiction entre une autonomie qui serait fondée sur la détention d’un savoir d’usage et d’un ancrage dans le quartier, et la nécessité d’un accompagnement – voire d’une responsabilisation et d’un encadrement – des pratiques festives. La participation comporte bien une dimension normative, au sens où elle aurait vocation à faire intérioriser une forme de sens civique, rejoignant en cela la dimension « éducative » souvent prêtée à la participation par les institutions (Carrel, 2013 ; Leclercq et Demoulin, 2018). La catégorie d’habitant-relais dessine ainsi la figure d’un « bon habitant » dans la mesure où il met en oeuvre, au sein des espaces publics et de son voisinage, un ensemble de conduites qui oeuvrent à l’amélioration de la qualité de vie dans l’espace local.

3. Logiques et pratiques d’appropriation habitante de la fête

3.1. Une participation inégale selon les quartiers et les caractéristiques sociales des habitants

À l’instar d’autres dispositifs (Daquin et al., 2019 ; Bachir et Lefebvre, 2019), la Fête des voisins dans la commune de Maissons se heurte à l’inégale participation des individus, notamment ceux issus des milieux sociaux défavorisés. Le tableau 1 ci-dessous, qui donne à voir la somme des fêtes organisées par type de quartier à Maissons sur trois ans, montre qu’elles sont moins répandues dans les quartiers prioritaires. Les quartiers 6 et 8, qui détiennent les revenus médians les plus élevés de la ville et les proportions les plus importantes de professions intermédiaires et de cadres, sont ceux qui accueillent le plus de fêtes sur la période.

Tableau 1

Nombre de fêtes organisées par quartier à Maissons sur trois années

Nombre de fêtes organisées par quartier à Maissons sur trois années

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La répartition inégale des fêtes est un fait connu des élus. En 2022, la municipalité a organisé une réunion publique – ce qu’elle n’avait pas fait depuis des années – dans l’espoir de recruter de nouveaux habitants-relais dans les quartiers désertés. Ces données vont dans le sens des résultats présentés dans une enquête récente qui montre que la fréquence de participation à la Fête des voisins tend à suivre l’échelle de la hiérarchie sociale : les participants réguliers sont plutôt des cadres, les participants occasionnels ont des revenus plus modestes et appartiennent aux professions intermédiaires ou aux cadres à dominante culturelle, tandis que les individus déclarant ne jamais participer sont plus souvent des ouvriers, des personnes au chômage ou aux revenus plus modestes (Bonneval, 2021). Dans la mesure où la Fête des voisins repose sur un principe collaboratif et sur une logique de réciprocité (contribuer financièrement au repas, partager ses mets), et en dépit des aides fournies par les institutions, il est probable que les difficultés socioéconomiques des familles les plus précarisées les maintiennent à distance de l’événement.

Par ailleurs, les profils des habitants qui prennent en charge l’organisation de la fête dans leur voisinage présentent certains points communs. En effet, les observations dans les réunions municipales auxquelles les organisateurs sont conviés mettent en évidence la proportion plus importante des femmes. Le recensement des habitants-relais par la municipalité permet de dénombrer avec précision la part d’hommes et de femmes, à la fois dans le parc social et dans le parc de logements privés.

Tableau 2

Répartition des organisateurs des fêtes des voisins à Maissons sur deux ans (2019-2020) selon le genre et le type d’habitat

Répartition des organisateurs des fêtes des voisins à Maissons sur deux ans (2019-2020) selon le genre et le type d’habitat

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Le tableau 2 ci-dessus montre que les femmes sont toujours plus nombreuses que les hommes à prendre l’initiative d’organiser la Fête des voisins, avec un écart plus saillant dans le parc social. Cette prédominance féminine peut d’abord être attribuée à la dimension genrée de l’entretien des relations de voisinage. En effet, même si l’effet du genre dans les sociabilités de voisinage est difficile à interpréter indépendamment de son articulation à d’autres variables telles que la position dans le cycle de vie, la profession ou encore l’âge, les femmes voisinent plus que les hommes (Héran, 1987 ; Bonneval, 2021).

Toutefois, la plus forte proportion d’organisatrices au sein du parc social de Maissons peut aussi s’expliquer par la dimension genrée de ce type de résidence. Selon une étude menée par l’Insee en 2016, le parc social français accueille deux fois plus de familles monoparentales – avec une garde des enfants le plus souvent en faveur de la mère, notamment pour les ménages à faible revenu (Bonnet, Garbinti et Solaz, 2015) –, et un peu plus de personnes seules (38 % contre 35 % pour l’ensemble des logements), dont plus de la moitié (60 %) sont des femmes (Delance, 2018). Au-delà de ces éléments structurels, les entretiens menés avec les organisatrices des fêtes résidant en quartier prioritaire apportent un éclairage complémentaire pour comprendre leur participation.

3.2. Quand la participation s’articule à la reconnaissance : le cas des femmes des quartiers populaires

La participation des habitants issus des milieux sociaux défavorisés à un dispositif participatif porté par des institutions locales se comprend parfois à l’aune des bénéfices symboliques et de la revalorisation de l’identité sociale qu’elle produit (Gauthier, 2019). Aussi, pour nos enquêtées issues des milieux populaires, faiblement diplômées et/ou sans emploi, être organisatrice de la Fête des voisins peut constituer une source de reconnaissance au sens que lui donne Axel Honneth (2000), à savoir l’attente normative du sujet vis-à-vis d’autrui d’obtenir une reconnaissance de ses capacités. L’enjeu de la reconnaissance contenue dans la participation trouve à s’exprimer et à se réaliser par le biais des relations avec les élus et les voisins sous deux modalités principales : une modalité compensatoire davantage « choisie » et une modalité davantage « subie », qui s’ancre dans des jeux de réputation et de notabilité locale.

Dans la première modalité, la participation à la Fête des voisins vise à pallier le défaut de reconnaissance de l’estime sociale dans la sphère du travail. Selon Honneth, l’estime sociale se traduit en effet par la reconnaissance de qualités et de capacités à contribuer à la société, reconnaissance conférant le sentiment d’être utile à autrui. Le déni de reconnaissance dans cette sphère de la vie sociale équivaudrait alors à une forme de déclassement social. Cette volonté d’être « utile » aux autres se retrouve explicitement chez Stella, qui s’engage dans l’organisation de la Fête des voisins à la suite de sa mise en invalidité :

Quitte à ne pas être en activité pendant que j’étais malade, je me suis dit « autant faire quelque chose d’utile, autant faire ça ».

Stella, 44 ans, auxiliaire de vie, bac +2, en couple avec enfants, locataire d’un logement social

Le travail de care que l’enquêtée exerçait dans le cadre de son emploi en tant qu’auxiliaire de vie se reporte alors sur ses relations de voisinage. Stella aime en effet rendre service lorsqu’elle le peut et décrit l’entraide de voisinage à laquelle elle participe : elle prête sa voiture à une voisine qui a des « problèmes financiers » pour qu’elle puisse se déplacer, elle donne régulièrement des légumes ou du pain à d’autres lorsqu’elle en « prévoit trop »… En outre, la Fête des voisins permet de mobiliser et de rendre visibles, au sein de l’espace public, des compétences propres à la socialisation féminine acquises dans l’espace privé : cuisiner et s’occuper des autres, notamment des enfants. Stella insiste tout au long de l’entretien sur la joie de ces derniers à participer à la fête, sur le plaisir qu’elle a d’échanger avec eux ou encore de leur donner à manger. Elle s’était d’ailleurs montrée intéressée, lors d’une consultation de la mairie, à obtenir un tablier floqué au nom de l’événement. Ces tabliers à l’effigie de la Fête des voisins ont finalement vu le jour à l’édition 2022, et seules des femmes – pour la plupart issues des quartiers prioritaires – en ont porté lors de l’événement, ce qui est révélateur des représentations de genre associées au rôle nourricier et de la manière dont ces compétences perçues comme féminines assoient la légitimité du rôle d’organisatrice et font l’objet d’une valorisation dans l’espace public.

Ce besoin de « faire quelque chose d’utile » pour compenser le déni de reconnaissance dans la sphère professionnelle se retrouve chez une autre enquêtée, elle aussi résidente d’un logement social et actuellement sans emploi. Suspendue de son activité par son employeur, Sandra se montre très affectée par cette situation au moment de nos échanges. Alors qu’elle mène un combat judiciaire contre cet employeur qui l’aurait « mise plus bas que terre », selon ses mots, elle nous explique que l’organisation de la Fête des voisins dans son immeuble lui permet de « se changer les idées », de se « prouver » à elle-même qu’elle « peut faire des choses bien ». Ravie d’avoir rencontré une partie de ses voisins à cette occasion, son désir de reconnaissance s’exprime très clairement à l’égard des élus, et notamment du maire, qui, selon elle, la « connaît bien et la reconnaît ». Ainsi, lors d’une réunion destinée à faire le bilan de l’événement en présence des élus et d’une responsable de site du bailleur social qui administre l’immeuble où elle vit, Sandra prend longuement la parole pour témoigner de son investissement au sein de son voisinage, au-delà de la Fête des voisins : elle propose en l’occurrence de créer une « charte de cordialité » précisant quelques règles de bon voisinage à faire signer à l’ensemble des habitants, ce qui permettrait selon elle de « réduire les problèmes d’alcoolisation » et de remédier à la « présence de déchets » dans les parties communes. L’investissement de Sandra dans la vie collective, à l’échelle de la résidence et par extension à celle de la ville (puisque la Fête des voisins est portée par la mairie), est mû par le désir d’être estimée socialement : elle veut être reconnue dans ses qualités et ses capacités à oeuvrer pour le collectif en améliorant les relations de voisinage et le cadre de son lieu de vie résidentiel.

Dans la seconde modalité, ce sont les relations de voisinage, voire les liens établis dans le quartier, qui ont amené les enquêtées à s’engager, souvent malgré elles, dans l’organisation de la Fête des voisins. C’est le cas de Labiba, qui habite dans un quartier prioritaire depuis 50 ans. Elle a conscience d’être une figure connue du quartier, et d’ailleurs, durant l’entretien que nous avons mené sur un banc public de Maissons, plusieurs habitants se sont arrêtés pour échanger quelques mots avec elle. La vie quotidienne de Labiba est principalement tournée vers son réseau familial : elle voit ses frères et soeurs régulièrement, ses enfants, s’occupe de ses petits-enfants qu’elle garde, amène à l’école et promène dans le quartier. Son ancienneté résidentielle et l’ancrage local de son réseau familial fait qu’elle connaît « tout le monde », et réciproquement. C’est ce réseau d’interconnaissance qui lui a valu d’être inscrite en tant qu’organisatrice de la Fête des voisins malgré elle :

Je ne me suis pas lancée comme ça, [c’est] parce que j’avais une voisine et […] elle a mis nos deux noms [sur la feuille d’inscription à la mairie]. C’est comme ça que je me suis retrouvée à « planter ma graine », comme on dit. Elle, elle s’est tirée, et moi, je suis restée. Et je vous dis à la base pourquoi je suis restée, pourquoi je la maintiens : c’est pour les gamins.

Labiba, 55 ans, sans emploi, sans diplôme, en couple, locataire d’un logement social

Labiba se montre très investie dans la Fête des voisins pour les enfants du quartier. Il y a quelques années, elle avait souhaité organiser un couscous, mais la participation financière avait rebuté certaines familles, qui trouvaient cela « trop cher ». Déçue, elle a finalement décidé de ne rien organiser. Cependant, les enfants du quartier et son époux l’ont poussée à reprendre :

Je ne l’ai pas faite une année, et l’interphone chez moi n’a pas arrêté de sonner. Mon mari commençait à m’engueuler, il m’a dit : « Mais pourquoi t’as pas fait la Fête des voisins ? Regarde les gamins. » Moi, c’est pour les gamins que je la fais, hein […]. Si je ne la fais pas, ils vont me harceler ! À 6 h du soir, ils m’appellent : « Tata – ils m’appellent “tata” en plus, hein –, est-ce que tu [la] fais ? » J’ai dit : « Ah, non, désolée… » Puis après, j’étais gênée, je n’aime pas dire non aux enfants.

D’abord désignée organisatrice auprès de la mairie par une ancienne voisine sans son accord, Labiba poursuit son implication en raison des sollicitations des enfants. Son engagement résulte donc d’une forme d’ancrage local (par les sociabilités), il est le produit d’une reconnaissance – de sa place dans le quartier – qu’il entretient en retour et dont il lui est difficile de se départir.

3.3. Jouer avec le cadre : des résistances discrètes à l’autorité municipale à la constitution d’un espace d’expression d’une citoyenneté ordinaire

Les rapports sociaux qui engagent les habitants et les élus dans le cadre de la Fête des voisins donnent à voir un jeu subtil avec le cadre (composé des règlements, mais aussi des attentes, objectifs et représentations de ce que doit être l’événement) que tente d’imposer l’institution. En effet, chaque année, les élus et quelques agents du service logement se répartissent en plusieurs équipes qui se rendent sur les lieux festifs. Leur venue est pensée comme un gage de reconnaissance pour les habitants, qui, de fait, y accordent une grande importance. Celle-ci se mesure à l’aune des mécontentements qui s’expriment, durant les réunions-bilans, lorsque les élus, et notamment le maire, n’ont pu se rendre dans certaines fêtes par manque de temps. Les observations menées lors des tournées des fêtes avec les élus témoignent aussi de la satisfaction des habitants lorsqu’ils sont présents ; la venue du maire, toujours incertaine, est un des temps forts de la fête, celui-ci étant parfois accueilli avec des applaudissements, et suscitant souvent l’enthousiasme (« Hé ! Il y a le maire ! » a-t-on pu entendre à son arrivée).

Photo 1

Visite des élus lors de la Fête des voisins dans un quartier prioritaire à Maissons en 2022

Visite des élus lors de la Fête des voisins dans un quartier prioritaire à Maissons en 2022
Source : Sarah Demichel-Basnier

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Au-delà de cet enthousiasme, certaines interactions entre élus et habitants révèlent des formes discrètes de résistance à l’imposition du cadre institutionnel. En 2020, dans le contexte de la pandémie de COVID-19, la mairie avait autorisé la tenue de la Fête des voisins en relayant un ensemble de consignes sanitaires qui entamaient, au regret des élus comme des habitants, la dimension proprement festive de l’événement. Face aux rappels des gestes barrières à tenir, des formes déguisées d’opposition s’exprimaient sur le ton de la dérision :

Lorsqu’elle nous voit arriver au loin, une femme s’écrie : « J’ai mis le masque parce que je vous ai vus ! » D’autres précisent : « On l’avait à la main ! » Un membre de l’équipe municipale ajoute : « Oui, à la main ! » Devant cette remarque, un participant fait mine de s’interroger : « Vous allez marquer qui n’a pas de masque [rires] ? »

Extrait du journal de terrain, tournée des fêtes 2020

Ces résistances discrètes face à l’autorité institutionnelle ne se restreignent pas aux consignes sanitaires, mais se retrouvent aussi au sujet des pratiques d’alcoolisation sur la voie publique (normalement interdites dans les règlements, mais tolérées dans les faits), ce que nous avons pu constater lorsqu’une habitante d’une autre fête a montré du doigt une bouteille de whisky posée sur la table en demandant à l’édile : « Monsieur le Maire, vous avez soif [rires] ? » La consommation d’alcool constitue bien un des points d’achoppement du cadre institutionnel : si la mairie produit des règlements qui interdisent la consommation d’alcool et précise que des sanctions s’appliqueront en cas de troubles à l’ordre public, l’espace-temps particulier de la Fête des voisins fait que les élus eux-mêmes ne respectent pas cette interdiction. Le partage de boissons, très souvent alcoolisées, donne lieu à des rapports sociaux entre habitants et élus qui sortent de l’ordinaire.

Loin de n’être qu’un temps de convivialité, la fête ouvre aussi un espace propice à l’expression, individuelle et collective, d’un désir de changement, d’amélioration du lieu de vie résidentiel. En effet, les habitants saisissent l’occasion pour porter à la connaissance des élus des situations problématiques. Lors d’une fête se déroulant au pied d’un immeuble social dans un des quartiers prioritaires, une locataire s’adresse à nous – pensant que nous travaillons à la mairie – en nous expliquant que son appartement « est trop petit », que les « voisins sont insupportables » et « qu[’elle] ne peu[t] plus vivre comme ça », en nous demandant si nous n’avons pas « une maison en location avec quatre chambres » à lui proposer. Parallèlement à ces demandes individuelles, d’autres habitants engagent des discussions relevant plus largement de l’intérêt commun. C’est par exemple ce qui s’est produit lors d’une fête organisée pour la première fois dans un immeuble social au sein d’un autre quartier prioritaire. Après quelques formules de politesse, un des participants attire l’attention du maire sur la dégradation d’aménagements dans le parc public situé derrière l’immeuble ainsi que sur la gestion des espaces verts l’entourant, qu’il juge « désastreuse » :

Les haies, il y en avait une belle ! Il y avait des arbres – les tamarins –, tout a été enlevé. Là, c’est devenu n’importe quoi, vous avez la forêt vierge, alors en plus les chats qui viennent là-dedans… Donc vous passez et vous avez les odeurs… c’est… franchement, c’est n’importe quoi.

Participant, tournée des fêtes 2020

En portant à l’attention des élus des revendications individuelles et collectives qui concernent l’espace résidentiel ou le quartier, les habitants pratiquent une forme de citoyenneté « par le bas » (Carrel et Neveu, 2014), au sens où ils expriment leur avis et tentent d’agir sur leur quotidien et sur des lieux de vie communs. L’institutionnalisation de la participation ne s’accompagne donc pas d’une forme de dépolitisation de celle-ci ; elle contribue au contraire à la production d’une forme ordinaire d’exercice politique. Pourtant, l’expression de ces mécontentements n’est pas toujours très bien reçue ni comprise par tous les membres des équipes, certains estimant qu’elle entame la convivialité du moment. C’est notamment le cas du référent municipal, qui nous interpelle : « Vous voyez, c’est fatigant, à force, quand vous êtes sollicités pour des choses comme ça tout le temps », et tente finalement de mettre fin à l’échange : « Bon, je vais essayer de couper la conversation sans être mal élevé… parce que ça peut déplaire aussi, si c’est mal placé [la coupure]. » C’est parce que les problématiques individuelles et collectives font irruption dans un temps pensé comme étant une parenthèse (heureuse) de la vie quotidienne et politique que certains membres de l’équipe municipale cherchent à les passer sous silence (ce qui n’a d’ailleurs pas fonctionné).

Conclusion

Alors qu’elle est présentée comme une initiative portée par les habitants, la Fête des voisins, en raison de l’institutionnalisation de la participation des citoyens, contribue à reproduire deux principaux écueils bien connus des dispositifs participatifs. Le premier renvoie à la dimension éducative (Carrel, 2013 ; Leclercq et Demoulin, 2018) de l’événement, la participation à la Fête des voisins devenant un vecteur d’intériorisation d’un sens civique. Le caractère citoyen de l’événement est alors réduit à l’observance d’un ensemble de bonnes conduites dans l’espace public et au sein des rapports sociaux de voisinage. Le second a trait à la sous-représentation des publics les plus précaires (Bachir et Lefebvre, 2019) des quartiers prioritaires, la Fête des voisins étant davantage organisée dans les quartiers de classes moyennes et supérieures de la ville. L’institutionnalisation de la participation accentue par ailleurs la dimension normative de celle-ci et s’articule à des objectifs politiques relevant essentiellement de la mixité culturelle et sociale.

Néanmoins, au-delà de ces écueils, nous avons montré comment ce dispositif participatif contribue à nourrir un processus de développement des capacités d’agir (Vallerie et Le Bossé, 2006) des habitants. En effet, la Fête des voisins constitue un vecteur de reconnaissance (Honneth, 2000), en particulier pour les femmes des milieux populaires : d’une part, le rôle d’organisatrice leur permet de visibiliser et de valoriser des compétences et des pratiques relatives au care (cuisiner, s’occuper des enfants…) ; d’autre part, il témoigne de leur investissement individuel pour améliorer les relations de voisinage et de quartier. Aussi, c’est peut-être précisément parce qu’elle n’est pas pensée comme un dispositif de participation démocratique que la Fête des voisins ouvre un espace permettant aux habitants les moins familiers du fonctionnement des instances administratives et municipales de tenter d’agir en fonction d’intérêts particuliers et/ou collectifs. Ainsi, l’ancrage de l’événement dans le lieu de vie des habitants, sa relative « plasticité » malgré l’encadrement institutionnel dont il fait l’objet, les échanges directs avec les élus et les rencontres entre habitants qu’il rend possibles favorisent une forme de citoyenneté ordinaire (Carrel et Neveu, 2014) qui s’exprime par le biais de la concertation collective sur des problématiques qui revêtent une importance (Vallerie et Le Bossé, 2006) pour les habitants.