Corps de l’article

1. De la participation citoyenne à la participation « organisationnelle » : analyse de l’injonction du législateur

Le nouveau décret[1] régissant le secteur des centres culturels[2] – 119 ont été dénombrés en 2022 en Fédération Wallonie-Bruxelles – marque un véritable tournant sur le plan des politiques culturelles belges, d’une part parce qu’il est conçu dans une perspective de soft law (Abbott et Snidal, 2000 : 422) à travers laquelle il est question d’indiquer une orientation de sens plutôt que de définir des prescriptions à exécuter. Son fonctionnement peut se comprendre, comme le suggèrent Christophe Dubois et Jean-François Orianne, grâce à l’analogie de la « partition à construire » de John Cage, « modèle heuristique [qui] met l’accent sur l’inachèvement du travail compositionnel, sur la continuité entre la composition et l’interprétation et sur le caractère aléatoire de l’oeuvre » (2012 : 119). D’autre part – et c’est ce qui nous intéresse plus particulièrement ici –, il assigne à l’action culturelle un nouveau leitmotiv : celui de la participation citoyenne. Pour cerner les changements qu’apporte cette réforme à la conception de la participation, il faut (1.1.) observer les différentes modalités qui s’y combinent pour ensuite (1.2.) mieux dégager la spécificité de l’une d’entre elles et (1.3.) préciser les ressources prévues par le législateur pour la mettre en oeuvre. Notre objectif, dans cette première section, est d’expliciter, du point de vue de l’action publique, (1.4.) les enjeux de la promotion d’une nouvelle vision de la participation.

1.1. Les différentes conceptions de la participation citoyenne à la culture

Le décret de 2013 réforme le secteur des centres culturels en imposant un nouveau référentiel : celui des « droits culturels ». Il articule les enjeux de la démocratisation de la culture et de la démocratie culturelle, et ce faisant, promeut différentes visions de la participation. Elles apparaissent dès l’article 1er, qui définit et « décompose » (Romainville, 2012) les droits culturels :

Droit à la culture : au sein des droits humains, l’ensemble des droits culturels tant en termes de créances que de libertés, individuelles et collectives, comprenant notamment : a) la liberté artistique, entendue comme la liberté de s’exprimer de manière créative, de diffuser ses créations et de les promouvoir ; b) le droit au maintien, au développement et à la promotion des patrimoines et des cultures ; c) l’accès à la culture et à l’information en matière culturelle, entendu comme l’accès notamment économique, physique, géographique, temporel, symbolique ou intellectuel ; d) la participation à la culture, entendue comme la participation active à la vie culturelle et aux pratiques culturelles ; e) la liberté de choix de ses appartenances et référents culturels ; f) le droit de participer à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques et programmes, et à la prise de décisions particulières en matière culturelle.

Trois visions de la participation citoyenne à la culture peuvent être dégagées de ce texte, dont deux sont traditionnelles ; nous les qualifierons, à la suite de Danielle Pailler (2018), de participation « présentielle » et « expressive ». La première, liée au référentiel de la démocratisation de la culture, se définit par la fréquentation des équipements culturels. Sa problématique est celle de « l’accès » garanti par l’attribut c). La participation « expressive » (ou créatrice) repose, quant à elle, sur la pratique d’une discipline artistique. Promue par les penseurs de la démocratie culturelle, cette forme participative est emblématique du secteur étudié (Vanneste et Scieur, 2013). Elle est défendue principalement dans l’attribut a).

1.2. Promotion d’une nouvelle vision : la participation organisationnelle

La troisième conception de la participation est plus novatrice pour le secteur[3] et apparaît plus loin, au point f). Elle cherche à impliquer des citoyens divers, à des échelons variés, dans la prise de décision de l’organisation culturelle. Danielle Pailler (2018) emploie l’appellation de participation « organisationnelle » pour désigner ces expérimentations dans lesquelles agissent ensemble opérateurs culturels et habitants. L’auteure ne fait pas explicitement référence aux travaux de Henry Mintzberg (1998) dans l’usage de son appellation ; pourtant, selon nous, la mise en perspective avec les recherches en sociologie des organisations permettrait de mieux problématiser les effets de cette nouvelle forme de participation sur le travail culturel. Effectivement, dans ces configurations nouvelles, il est question d’octroyer à des « acteurs externes » – les citoyens – un rôle décisionnel susceptible de produire une redéfinition des objectifs de l’organisation, et même une redistribution du pouvoir. Pour garantir sa mise en oeuvre, le législateur belge francophone a conçu un instrument[4] : le « conseil d’orientation ».

1.3. Le conseil d’orientation comme levier de la participation organisationnelle

Le conseil d’orientation peut se définir comme un groupe de personnes-ressources, dont la principale mission est de contribuer à « l’orientation » de la réflexion du centre culturel. L’article 90 précise ses fonctions : il évalue les actions menées, participe à la définition des objectifs à atteindre et/ou donne son avis sur les projets conçus pour y parvenir. En ce qui concerne ses modalités concrètes d’organisation, le législateur laisse libre cours aux centres culturels qui le mobilisent à différents degrés, sous différents dispositifs, à différentes fréquences.

La spécificité de cet organe réside surtout dans sa composition puisque, comme le précise l’article 89, il doit être « […] composé pour moitié au moins de membres qui ne font partie ni du personnel d’animation, ni du conseil d’administration du centre culturel ». Cette exigence de recruter « au dehors » de l’équipe ou du C. A. pour « orienter » les actions du centre culturel révèle la véritable fonction de cet organe : introduire, au sein du centre culturel, un regard « extérieur » qui pourra être celui de partenaires (culturels, associatifs, etc.) ou d’habitants du territoire d’implantation. Ces derniers sont d’ailleurs visés plus précisément à l’article 5, qui promeut l’idée selon laquelle « […] les populations participent activement à la définition, [à] la gestion et [à] l’évaluation de l’action culturelle mise en oeuvre par le centre culturel ».

1.4. Une vision renouvelée de l’expertise

La « participation organisationnelle » et son instrument, le conseil d’orientation, induisent un défi relationnel dont l’ambition est de créer du lien entre les multiples ressources en présence dans l’environnement du centre culturel. Si l’action publique prescrit la participation des citoyens à l’organisation culturelle, c’est dans la volonté que le centre culturel s’appuie sur des ressources qui leur sont spécifiques et qui sont liées à leurs expériences, à leurs vécus, à leur connaissance intime du territoire et de ses besoins. À travers ces dispositifs de « participation organisationnelle », le législateur promeut une vision renouvelée de l’expertise qui mobilise les habitants en tant qu’« experts de l’expérience » (Lemaire, 2022 : 119). S’affirme dès lors la volonté de travailler « avec » les habitants et non plus « pour » eux, en référence à l’une des distinctions établies par Denis Laforgue (2009) et qui pointe le changement vers une relation plus symétrique entre institutions et usagers. Dans son sillage, nous pouvons déceler un double défi lié à cette nouvelle forme de participation : celui des opérateurs culturels, qui devront trouver les moyens de nouer des relations de coopération avec leurs usagers, mais celui aussi des habitants, dont on attend qu’ils donnent naissance à de nouvelles figures de l’engagement citoyen en mettant leurs compétences expérientielles au service du projet institutionnel : « Donnez-moi ce dont j’ai besoin et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même » (Adam Smith cité par Laforgue, 2009 : 23). En matière culturelle, comme dans bien d’autres domaines, la participation citoyenne apparaît aujourd’hui comme la promesse d’une régénération des relations entre institutions et usagers…

2. Les positionnements des professionnels face à la prescription participative de l’action publique

Après avoir décrit le cadre législatif et explicité les visées de cette prescription participative organisationnelle du point de vue de l’action publique, il faut examiner comment les professionnels l’interprètent. Pour ce faire, nous proposons d’observer plus précisément la façon dont les directeur·rice·s des centres culturels mobilisent leurs conseils d’orientation et mettent en place, à travers lui, des partenariats « institution-citoyens » qui renouvellent plus ou moins les principes de l’organisation.

Dans cette section, nous allons procéder à une comparaison entre les différentes conceptions de la participation citoyenne qui guident les directeur·rice·s dans l’élaboration de leurs conseils d’orientation. Notre ambition est de décrire en quelque sorte le « versus des actions » (Dufrêne et Gellereau, 2004), c’est-à-dire les présupposés normatifs qui conditionnent les dispositifs mis en place et orientent leurs effets. Dans la lignée compréhensive de la sociologie wébérienne, nous proposons de dégager ici quatre logiques « idéales typiques » qui seront décrites à travers la présentation de quatre « beaux cas » synthétisant les traits constitutifs. C’est donc volontairement que seront exclues de notre analyse toutes les données contextuelles qui permettraient de relier telle ou telle logique à l’une ou à l’autre des caractéristiques du ou de la directeur·rice (ancienneté, âge, sexe, etc.) ou du territoire d’implantation (économique, démographique…). Mettre l’accent sur les effets plutôt que sur les causes, réfléchir à ce qu’« organiser la participation citoyenne » signifie mais aussi induit, tels sont les objectifs de cette deuxième section. À partir de la réflexivité de nos enquêtés, nous dégageons (2.1.) les axes de tensions qui nous ont semblé déterminants dans les positionnements, pour ensuite (2.2.) faire apparaître les différentes logiques.

2.1. Deux axes clivants

Schématiquement, nous pouvons dégager deux positions relativement à la participation des citoyens dans la prise de décisions : les « pour » et les « contre ». Il y a ceux qui défendent la participation comme un outil d’émancipation citoyenne et misent sur l’empowerment des populations pour renouveler la démocratie délibérative, et puis ceux qui la décrivent comme un leurre, dénonçant les mécanismes de reproduction qui s’y jouent et lui préférant le modèle traditionnel de la délégation, qui « fonctionne bien ». Ce premier axe de travail – les pour ou les contre ; la démocratie participative versus la démocratie représentative – est complexifié dans les travaux de Marion Carrel (2007), qui le croise avec une autre problématique : celle de la vision qu’ont les dirigeants (ici, les directeur·rice·s des centres culturels) des citoyens et la manière dont ils considèrent leur appartenance au collectif. Ici encore, deux camps se distinguent : certains travaillent avec une conception du collectif unifié et uniforme, tandis que d’autres mettent en avant le fait qu’il existe des exclus, des personnes qui sont « détachées » de la communauté. En croisant ces deux axes – conception de la démocratie, vision des citoyens –, Marion Carrel aboutit à la description de quatre positionnements que nous avons rencontrés chez les directeur·rice·s des centres culturels contraints, par leur pouvoir subsidiant, d’organiser la mise en oeuvre des conseils d’orientation. Sa typologie (voir le tableau ci-dessous[5]) sera mobilisée comme grille de lecture pour décrire les particularités de notre terrain d’étude et analyser les propos des directeur·rice·s, plutôt critiques, et donc réflexifs, vis-à-vis de l’injonction publique, mais aussi envers leurs propres pratiques. Une mise en perspective avec d’autres travaux relatifs à la participation citoyenne sera effectuée afin de mieux dégager les effets de ces dispositifs sur la relation institutions-usagers.

2.2. Quatre positionnements

-> Voir la liste des tableaux

2.2.1. Participation inutile

Cette position critique dans le débat sur la participation est tout sauf cynique, précisons-le d’emblée : selon ce point de vue, la participation est jugée « inutile » tout simplement parce que le traditionnel partage des tâches est efficace : les professionnels savent quelles décisions correspondent aux besoins des populations. Ce qui est déconsidéré, ce n’est donc pas l’expression citoyenne en elle-même, mais son inadéquation aux exigences d’efficacité du travail :

Je trouve qu’il y a une forme de bluff dans ces conseils d’orientation, où tout le monde a le droit de participer à la vie culturelle. En réalité, c’est tellement compliqué d’y participer : il y a un langage quand même assez pointu, et quand on essaye d’ouvrir ça à des gens qui ne sont pas du métier, je trouve que ça freine déjà. C’est tellement complexe, tellement technique… Il leur faudrait vraiment de longs mois d’apprentissage pour entrer dans les dossiers…

Ces propos mettent en exergue une forme d’incompatibilité entre deux langages que nous pouvons étendre à une tension entre deux logiques : celle des citoyens en général et celle des gens du métier. Cette tension conduit les professionnels à percevoir la participation des habitants comme un « frein » à la prise de décision plutôt que comme un « apport ». Ces directeur·rice·s se plient toutefois aux exigences du décret et « jouent le jeu » en organisant ces réunions, mais déclarent que :

Le C. O. [conseil d’orientation], oui, c’est sympa : on discute, on mange ensemble avec des gens qu’on ne connaissait pas, mais au niveau de mon métier et de la complexité que représente un centre culturel… ça ne sert à rien.

La séparation des mondes est revendiquée, rendant la relation institution-usagers nécessairement asymétrique : ce sont les professionnels qui détiennent le savoir, et la participation des habitants est perçue comme du « boulot en plus », un travail superflu qu’il est nécessaire de mener pour obtenir les subventions. Sur le fond, elle ne change en rien les objectifs donnés aux actions. La réflexion citoyenne y est, en quelque sorte, placée sous tutelle :

Le conseil d’orientation est présenté comme une forme de démocratie alors que, dans les faits, il n’a aucun pouvoir : il « propose » au C. A., mais, au final, le C. A. […], c’est lui qui dira oui ou non ! Donc on y prend ce qu’on veut, ce qui nous intéresse, ce qui correspond à nos envies, à nos intuitions…

Dans cette première logique d’action, le rapport usagers-institution repose sur une asymétrie fondatrice puisque le travail « avec » les publics – que la forme participative présuppose – est, en réalité, articulé « […] avec une logique pédagogique, incarnation du travail “sur” en ce qu’elle met face à face “celui qui sait” et “celui qui ne sait pas et qui apprend”, visant à faire adhérer les populations convoquées aux perspectives de l’institution » (Laforgue, 2009 : 34). La participation est critiquée parce qu’instrumentalisée par les pouvoirs publics pour légitimer des décisions qui se prennent, de toute façon, en dehors des arènes participatives. La vision de l’institution reste dominante, car c’est elle qui « […] définit le bien commun à l’attention de l’individu et qui, au regard de cet horizon de sens, éduque, transmet, protège, contrôle… et non l’inverse » (Laforgue, 2009 : 9).

En ce qui a trait à leur mise en oeuvre, ces dispositifs de « participation inutile » peuvent se décrire par le biais de ce qu’Erving Goffman appelait un « faire-semblant », c’est-à-dire « […] une activité qui apparaît à ses participants comme une imitation ou une répétition erronée, ostensible, d’une activité moins transformée, et dont on sait que rien de concret ne résultera » (Goffman, 1991 : 57).

2.2.2. Injonction participative

La distinction d’avec la première conception – la participation inutile – se situe dans la vision de la population : on ne fonctionne plus ici à partir de la conception égalitaire de « gens qui ne sont pas du métier » versus les professionnels de la culture, mais on travaille sur la base d’un traitement différentiel : l’accent est mis sur la difficulté de certains à s’exprimer. Au fondement de cette conception – toujours critique envers ces dispositifs –, il y a l’affirmation selon laquelle « la participation est entendue comme une compétence individuelle, inégalement répartie dans la société » (Carrel, 2007 : 6) :

Pour moi, […] ce conseil d’orientation, ce n’est pas vraiment des représentants de monsieur et madame Tout-le-Monde, mais ce sont, au contraire, des gens qui sont déjà intéressés par la culture. Ce sont les premiers de classe, ceux qui sont toujours assis au premier rang.

Pour la majeure partie de la population, participer ne va donc pas de soi. Cette compétence n’est acquise que pour certains habitants – les « dominants » – ne défendant pas des idées représentatives de l’ensemble de la population… Les directeur·rice·s sont bien conscient·e·s de ces biais, et leur critique porte précisément sur la composition du conseil d’orientation : par facilité ou nécessité, il rassemble des gens qui se ressemblent. Ils le décrivent tel un « entre-soi » non mixte socialement, potentiellement porteur de violence symbolique :

Le risque dans des dispositifs comme ceux-là, c’est de retrouver des personnes qui deviennent des espèces de ténors de toutes les commissions. Ce sont en fait des espèces de nouveaux notables, de nouveaux bourgeois qui, parce qu’ils ont du temps, occupent tous les temps de parole au nom de tout le monde alors qu’ils ne défendent qu’un point de vue personnel.

Ce qui est dénoncé aussi, c’est le degré de participation « organisationnelle » attendu par le décret : se réunir autour d’une table pour évaluer les actions passées ou débattre de projets à venir, en plus de supposer des compétences particulières, constitue une « charge » (Charles, 2012) pour plusieurs :

Nous, avec la population, on est plutôt dans un apport qui se fait de manière « logistique » : servir au bar, aider à l’installation, etc. Là, ils répondent plus que présents ! Mais si on leur demande de venir discuter de notre auto-évaluation à des réunions… Franchement, on a du mal à les mobiliser […]. Et certains nous le disent clairement : « Mais ça, c’est votre boulot ! »

Ce deuxième positionnement – « l’injonction participative » – dénonce l’utopie de l’injonction participative provenant de l’action publique : dans une société stratifiée, de tels dispositifs ne font que redoubler les inégalités initiales ; seule une infime partie des « représentés » s’éprouve et est considérée apte à participer à ces dispositifs « prévus pour eux ».

Cette conception nous permet, par la négative, de faire ressortir un nouvel aspect : celui des formats de la participation qui conditionnent sa production. Organisée selon le traditionnel mode délibératif, elle opère une sélection implicite parmi les participants : y viennent ceux qui ont du temps, mais aussi et surtout des compétences en matière discursive et délibérative. Ici, rien n’est mis en place par l’institution afin de « traiter ce handicap », pour reprendre l’expression de Marion Carrel.

2.2.3. Participation citoyenne

Dans cette troisième conception, la participation est perçue de façon positive : on a besoin des citoyens pour renouveler le fonctionnement des centres culturels ; il faut donc mettre en place des partenariats plus « horizontaux » :

Notre objectif est de faire en sorte que les projets ne soient plus uniquement descendants, mais ascendants, c’est-à-dire qu’ils doivent permettre à la population de s’exprimer, à travers l’opération.

C’est clairement une démarche ascendante qui pilote ici le travail culturel puisque les professionnels construisent leurs projets d’action à partir de l’expression des désirs et des besoins citoyens. Il s’agit de favoriser une conception du travail « avec » autrui présupposant « […] que les individus sont capables de faire valoir des perspectives et d’exprimer des attentes à même de contribuer à la définition des missions ou à la bonne marche de l’institution » (Laforgue, 2009 : 22). Le postulat de la symétrie des capacités entre institution et usagers est inscrit au fondement de leur relation.

Dans le but de rendre cette conception opérante, une réflexion sur les méthodologies est entreprise par les centres culturels. Les professionnels qui s’inscrivent dans cette troisième perspective interrogent surtout le format – la forme – des espaces de discussion, qui doivent rendre possible l’expression des intelligences de tous. Ainsi, plutôt que de convier les participants à des réunions, ils n’hésitent pas à se rendre « sur le terrain », à la rencontre des habitants et de leurs lieux de vie :

Quand on dit « expression citoyenne », « participation », ça signifie qu’on adapte la forme de nos projets. Donc on est aussi beaucoup dans la décentralisation et ça, c’est un enjeu extrêmement important pour nous, d’être au plus près des gens […]. On s’est rendu compte que, finalement, ce qui allait nous aider à changer, c’était simplement ce levier, c’est-à-dire d’avoir conscience de ce qui se passe sur le territoire, de « révéler les consciences citoyennes » ; voilà, nous, on aime bien utiliser cette expression…

« Révéler les consciences citoyennes » rend effectivement bien compte du mouvement ascendant de la démarche, qui aboutit à des dispositifs participatifs moins formels et souvent festifs (apéro des voisins, fête de quartier, etc.) où s’entretient le « vivre-ensemble »… Ce désir d’ouverture et de partage comporte toutefois un bémol, comme l’explique ce membre de la direction :

Comment les gens sont-ils acteurs dans leurs lieux de vie ? Finalement, qu’est-ce qu’ils pensent, qu’est-ce qu’ils imaginent, quelles sont leurs réalités, leurs difficultés, [quels sont] leurs besoins, et puis [quelles sont] leurs envies d’expression ? Est-ce que les gens ont envie de s’exprimer finalement ? […] Nous, on est un vecteur d’expression […], mais on ne peut pas « obliger » les gens à jouer vraiment leur rôle de citoyen, à vouloir s’exprimer et tout ça. Donc finalement, il y a une ambiguïté, […] une espèce de bémol dans notre travail. C’est quelque chose qui nous pose énormément question d’ailleurs.

Apparaît ici une distinction relevée par Julien Charles (2012) : celle du « vouloir » participer – qu’il distingue, à la suite de Jean-Louis Genard, du « pouvoir » participer –, qui confronte les représentants institutionnels au non-désir de coopérer, au non-« engagement » de certains habitants. La difficulté sur laquelle bute cette troisième logique est in fine celle de la « communauté » ou plutôt du « sens du commun », qui n’est pas partagé par tous et toutes. Elle conduit à revoir l’idéal de la « pleine participation » qui sous-tend cette troisième conception reposant sur une vision homogénéisante et unifiée de la population.

2.2.4. Participation construite

Avec cette quatrième logique, on aboutit à un processus dont l’objectif est de traiter une double asymétrie : celle qui sépare l’institution de ses usagers, mais aussi celle qui divise la population elle-même. Seront mis au point ici des dispositifs participatifs que nous pourrions qualifier de « participation à discrimination positive », c’est-à-dire cherchant spécifiquement à atteindre « […] les personnes les plus éloignées de la parole publique – pauvres, immigrés, non-diplômés étrangers […] » (Carrel, 2007 : 16). Ce sont celles et ceux qui ne possèdent ni les « capacités » délibératives de la deuxième logique, ni la « volonté » de participer de la troisième, car elles et ils sont « détaché·e·s » du commun, privé·e·s du sentiment d’appartenance au grand tout homogène.

L’appellation de participation « construite » choisie par Marion Carrel pour décrire cette conception met en avant le fait que, selon les défenseurs de cette perspective, le partenariat entre institutions et certains habitants est « contre nature ». Pour la partie de la population qui est visée ici, la participation est possible si, et seulement si, une « ingénierie participative » (Carrel, 2007) est mise en place. Le travail du centre culturel consiste dès lors à permettre aux minorités de faire valoir leurs points de vue, et cela n’est pas sans conséquence sur l’organisation du travail :

Alors ça a été tout un questionnement : finalement, qu’est-ce que la participation citoyenne ? […] Quel est le rôle du centre culturel ? Quel est le rôle des habitants ? On ne voulait pas être dans une logique de demande et de service du type : « Nous, on a envie de ça, faites-le ! » Ce n’est pas parce qu’on répond à des envies et des attentes du public qu’on est dans un processus participatif ; c’est beaucoup plus complexe que ça ! Ce n’est pas l’idée ! L’idée, c’est qu’on soit tous dans une logique horizontale, où chacun amène une expertise qui lui est propre. […] On s’est fixé comme objectif d’essayer de rencontrer des points de vue différents des nôtres, pour tout le temps se remettre en question. Et ça, c’est vraiment un de mes credos !

De ce point de vue, la participation est jugée « efficace » quand elle produit un double changement : sur l’institution, en la faisant dévier de sa routine, en la confrontant au regard extérieur, voire au conflit (Schaut, 2003) ; puis sur les habitants qu’elle cherche à « émanciper », au sens où il s’agit de les sortir de leur état de « minorité » (Rancière, 2008 : 48), de les inviter à s’exprimer dans des espaces qui ne sont au premier abord pas prévus pour eux. Comme le remarque Julien Talpin, « pour être véritablement émancipateurs, les mouvements doivent parfois se constituer en contre-espaces publics oppositionnels, en refuges (safe space) pour les dominés où ils vont pouvoir se former, se libérer pour interagir dans l’espace public » (2022 : 248). C’est exactement ce type de dispositif qui nous a été décrit :

Il y a un autre élément qui nous a permis aussi de nous rendre compte de ce qu’était la participation citoyenne, c’est le travail qu’on menait avec un des membres de notre équipe : Yanis. Lui, clairement, il a… Moi, j’appelle ça « le TGV de l’empathie », c’est-à-dire qu’il sait directement, quand il va interroger les habitants, quel est le besoin qui n’est pas assouvi et qu’est-ce qui fait qu’ils se sentent dans une forme d’injustice ou d’inconfort et donc, ce qu’on va faire pour aller au-delà de ça et créer quelque chose de nouveau, ensemble ! On ne se rend pas compte de tout ce qu’il met en route et en place simplement parce que… il est à l’écoute ! […] Il parvient à reformuler des revendications qui, parfois, sont exprimées dans la colère en quelque chose de positif qui pourra être entendu […].

Est ici mis au jour un dispositif participatif qui fonctionne en deux temps : le premier aménage une sorte de médiation au travers de laquelle se forme un « espace différencié », un « entre-soi où se partage l’expérience de la domination » (Talpin, 2022 : 248) pour permettre de structurer et de traduire les demandes. Elles seront dirigées ensuite, dans un second temps, vers l’équipe de l’institution, qui elle-même jouera un rôle de relais, auprès des pouvoirs publics notamment :

Nous, finalement, en tant que centre culturel, on est ce carrefour avec le pouvoir politique, avec les différents partenaires, avec les artistes, etc. On peut créer du lien pour obtenir telle ou telle aide logistique par exemple. Et donc, oui, ça fait partie de notre expertise, et maintenant, on l’assume en tant que tel. On va être « le liant » en fait, le carrefour qui permet de reconnecter tous les acteurs d’un territoire autour d’une question, d’un projet, et de créer de la force ensemble pour aller plus loin.

Au terme de ce processus de médiation en deux temps se met en place un « chaînage » – une logique de « maillage » (Vanneste et Scieur, 2013) – entre les différents acteurs du territoire. Cette deuxième étape incite à définir autrement le rôle des professionnels des centres culturels : leur travail consiste désormais surtout à « coordonner », c’est-à-dire à effectuer « […] une recherche de cohérence dans le travail qui est accompli par un ensemble d’individus » (Alsène et Pichault, 2007 : 67).

Dans cette logique, la figure du « médiateur » (Vandeninden, 2016) doit être mise à l’avant-plan : qu’il se revendique ou non de l’appellation, il exerce la fonction de pivot sans lequel l’ingénierie participative ne pourrait fonctionner. Plus fondamentalement encore, par ces dispositifs participatifs « à discrimination positive », le travail culturel se rapproche du travail social : la « pleine participation » n’est pas le but de ces professionnels ; ils veulent travailler sur les inégalités d’accès à la sphère publique. Dans cette lutte, la culture est bien plus qu’un outil : elle se constitue en scène d’apparition du politique (Rancière, 2008).

3. Les effets de la participation citoyenne sur le travail culturel

Après avoir examiné les différents agencements des conseils d’orientation (eux-mêmes induits par des conceptions différentes de la démocratie et des citoyens), reste à dégager les effets de la participation citoyenne organisationnelle sur le travail culturel. Autrement dit : que produit la rencontre entre expertise citoyenne et expertise professionnelle imposée par l’action publique dans la conception des actions culturelles ? Nous proposons dans cette dernière section de (3.1.) revoir les partages précédemment décrits pour, in fine, (3.2.) défendre une nouvelle vision du travail culturel comme lieu de « coopération ».

3.1. Faire et défaire

Pour dégager les effets des dispositifs participatifs sur la prise de décision, il faut observer les découpages effectués sous un nouvel angle : celui du degré de participation modélisé en 8 échelons par Sherry Arnstein (1969). Ce prisme nous permettra de décrire les différents partages de pouvoir opérant au sein des conseils d’orientation et de mieux comprendre leurs impacts sur l’organisation.

Figure 1

L’échelle d’Arnstein (1969)

L’échelle d’Arnstein (1969)

-> Voir la liste des figures

Trois degrés de participation distincts regroupent les quatre idéaux-types précédemment décrits : les dispositifs de type « faire-semblant » (logique 1) relèvent d’un faible degré de participation. Sur l’échelle d’Arnstein, ils renvoient à l’échelon 4 : celui de la « consultation », qui favorise les expressions citoyennes sans garantir leur prise en considération par l’institution, laquelle garde la maîtrise de la conception de projets. En ce qui concerne les « entre-soi » (logique 2) et le « vivre-ensemble » (logique 3), un affrontement de points de vue semble y avoir lieu. La prise de décision y relève alors davantage de ce qu’Arnstein décrit comme un « partenariat » en position 6 ou, au minimum, une « réassurance » en position 5 ; ces deux degrés moyennement élevés de participation résultent d’une négociation menée entre expressions citoyennes et représentants institutionnels. La participation « à discrimination positive » (logique 4) semble quant à elle tendre vers un des degrés les plus élevés de l’échelle d’Arnstein, l’échelon 7 : celui de la « délégation de pouvoir », dans laquelle l’institution confie à une certaine partie de la population la mission de définir par elle-même les projets pour lesquels les professionnels lui viendront en appui. Pour prolonger et décrire mieux ce haut degré de participation citoyenne et ses impacts sur la conception du travail culturel, nous nous référerons à l’« éthique de la coopération » décrite par le sociologue Richard Sennett (2014), sous-jacente à ce dernier type de dispositifs.

3.2. De la participation à la coopération

Dans Ensemble : pour une éthique de la coopération, Richard Sennett défend l’hypothèse selon laquelle la mise en place de dispositifs coopératifs repose sur des compétences non pas « dialectiques », mais « dialogiques ». Dans cette distinction, le sociologue opère un passage de Socrate à Bakhtine : l’art de la dialectique, c’est Socrate parvenant à montrer de quelles façons les malentendus éclairent la compréhension mutuelle pour parvenir à une intelligence commune. Avec la référence à Mikhail Bakhtine et à sa pensée « dialogique », Sennett cherche à évacuer la question du terrain d’entente – la coopération n’est pas une question d’accord, de consensus – et insiste sur la particularité d’une communication fonctionnant sur le malentendu (Servais et Servais, 2009). Il s’agit simplement « d’accoutumer différentes personnes à être ensemble » (Sennett, 2014 : 355) et, ce faisant, de révéler aux interlocuteurs la spécificité de leurs points de vue et leur degré de sensibilité à autrui.

Cette fonction « dialogique » repose sur deux compétences : la réflexivité et le sens de l’écoute. La première est ce qui conduit à « penser ce que d’habitude on ne pense pas » (Sennett, 2014 : 266), à remettre en question les « vieux rôles » (Sennett, 2014 : 265), les conduites mécaniques, qui semblent aller de soi. La seconde – le sens de l’écoute – est « un don étouffé par les affirmations d’autorité, par les orateurs qui proclament la supériorité de leur savoir » (Sennett, 2014 : 265). Pour entendre, il faut « aller voir au-delà de nous » (Sennett, 2014 : 358), « s’intéresser aux autres tels qu’ils sont, être attentifs aux différences mutuelles et aux dissonances » (Sennett, 2014 : 358), mais aussi comprendre ce qui se dit et chercher à entendre ce qui ne se formule pas. De plus, selon Sennett, la coopération ne peut pas être instaurée par un leader, conduite ou guidée par un chef ; elle doit partir « d’en bas ». C’est pourquoi, à l’instar de Julien Talpin, on peut plaider pour que les professionnels qui mettent en place la participation/coopération « ne soient pas trop éloignés socialement des dominés qu’ils cherchent à émanciper » (2022 : 249). À l’image du modèle des « grands frères » qui prévaut dans le recrutement de certains travailleurs sociaux, « une forme d’identification entre l’éducateur et l’éduqué doit pouvoir être opérée afin notamment d’atténuer la relation de pouvoir et permettre l’expression des paroles minoritaires » (Talpin, 2022 : 249). Telles sont donc les trois caractéristiques de ceux qui rendent possibles les démarches coopératives et que nous avons décrits dans le quatrième positionnement sous les traits du médiateur, de cet intermédiaire qui organise une médiation « à deux étages » partant d’un entre-soi des « exclus » pour monter vers un « maillage d’engagements ».

Conclusion

La participation organisée sous la contrainte des pouvoirs publics donne naissance à de multiples traductions en actions aux effets forts inégaux sur le plan de la citoyenneté culturelle. Nous avons voulu exposer le détail des différents dispositifs participatifs mis en oeuvre dans les centres culturels – les conseils d’orientation – pour rendre justice au sens critique et à la réflexivité des directeur·rice·s. En tenant compte des biais et des difficultés qu’ils et elles ont soulignés, nous avons été amenée à corroborer une seule des quatre logiques présentées plus haut : celle de la « participation à discrimination positive ». Sa mise en oeuvre rencontre cependant, elle aussi, un obstacle en ce qu’elle propulse les travailleurs culturels dans un secteur qui n’est pas le leur : celui du travail social, au sujet duquel Stéphanie Pryen évoquait, en 2004, un phénomène de « culturalisation du social ». Est-ce à dire qu’aujourd’hui, du point de vue des politiques que nous avons décrites, « sociétaliser la culture » serait devenu le défi des centres culturels ? Si cette voie est poursuivie, nul doute qu’on observera une transformation profonde du travail dans ce secteur à partir d’une nouvelle posture professionnelle : celle du « médiateur culturel », qui, selon la typologie de Dufrêne et Gellereau (2004), ne s’adresse ni aux publics des institutions culturelles (type 1) ni aux habitants des territoires d’implantation (type 2), mais vise, de façon plus spécifique, les usagers d’institutions non culturelles (type 3), par exemple les personnes détenues, hospitalisées, sans emploi, etc. Ces publics que certains appellent « empêchés » ou « éloignés », nous proposons, dans le cadre de nos analyses, de les désigner plutôt comme des « contre-publics ». Dans cette référence aux travaux de Nancy Fraser, il s’agit de souligner les enjeux politiques de la participation citoyenne à la culture, à travers laquelle il est question, en définitive, de former « des arènes discursives parallèles dans lesquelles les membres des groupes sociaux subordonnés élaborent et diffusent des contre-discours, afin de formuler leur propre interprétation de leurs identités, leurs intérêts et leurs besoins » (Fraser, 2001 : 138).