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Introduction

Nous assistons depuis plusieurs années, dans le domaine culturel, à la montée d’idées renouvelées souhaitant mettre de l’avant l’agentivité (Giddens, 1987) et les capacités des individus et des communautés. Par le déploiement de dispositifs qualifiés de tiers-lieux, la bibliothèque est l’une des premières institutions culturelles « traditionnelles » au Québec à s’être saisie de cette tendance, et fut en quelque sorte précurseure des espaces de collaboration diversifiés qui essaiment désormais (fab labs, ruches d’art et autres ateliers de création et de partage). Nous avons précédemment étudié ces changements en analysant le cas de la bibliothèque Marc-Favreau (BMF) à Montréal, considérée emblématique d’un virage « citoyen » significatif (Derbas Thibodeau, 2021). Étudiant la perspective des acteurs institutionnels (Derbas Thibodeau et Poirier, 2019) et celle de ses publics et non-publics (Derbas Thibodeau, Poirier et Luckerhoff, 2023), nos travaux ont particulièrement mis en lumière la portée et les limites de cette approche institutionnelle citoyenne qui, présente sur le plan discursif, demeure ambivalente en pratique.

Or, une partie intégrante de l’idéal d’une bibliothèque « citoyenne » réside dans l’ouverture, par-delà les publics qui la fréquentent en présentiel comme par le biais des environnements numériques, à une pluralité d’acteurs extra-institutionnels – acteurs culturels variés, mais aussi socioculturels ou issus du secteur communautaire – présents sur le territoire. Cette piste, qui demeure à creuser tant empiriquement qu’au sein de la littérature scientifique, engage de surcroît la notion de collaboration, omniprésente dans plusieurs sphères, mais peu souvent éclairée dans ses dynamiques constitutives (Gardère, Bouillon et Loneux, 2019 : 10). Dans cet esprit, il apparaît pertinent de creuser l’interface relationnelle entre la BMF et des organisations avoisinantes, par l’étude des visions et des pratiques associées aux dimensions citoyennes ainsi qu’à la collaboration, et ce, afin de développer une meilleure compréhension des conditions d’élaboration d’espaces communs. Ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le déploiement ou les résultats des activités ou projets collaboratifs en eux-mêmes, mais plutôt ce qu’il advient d’acteurs inscrits ou souhaitant s’inscrire en amont dans des dynamiques relationnelles. Ainsi, il s’agira de voir comment les dimensions citoyennes et les représentations symboliques de la collaboration sont travaillées par une pluralité d’acteurs aux intérêts, aux représentations et aux modes d’action différenciés, et quelles synergies et conflictualités les structurent ou en découlent.

Cette étude se déploie sur le socle conceptuel[1] de la citoyenneté culturelle, qui se propose dans nos travaux (Poirier et al., 2012 ; Poirier, 2017 ; Gravel, Poirier et Pelletier, 2019[2]) de saisir et de comprendre les façons dont les individus se construisent culturellement comme citoyens dans le monde, comme sujets porteurs de représentations et d’actions, par rapport à eux-mêmes et en relation avec autrui. Elle se situe ainsi au croisement de trois pôles, variables dans leurs intensités et relations[3] : culturel, du sujet et politique.

Le pôle culturel renvoie aux différentes modalités de participation au champ culturel (exploration, création, interprétation, réception, consommation, fréquentation, médiation, partage, diffusion, discussion, etc.), liées à des significations variées et engageant à différents degrés la personne participante. Le pôle du sujet traduit le travail accompli par la culture dans le développement de l’identité personnelle, et ce, dans le cadre d’une mise en relation/tension entre soi-même, autrui et le monde, entre singularités et projection vers des horizons partagés, contestés et/ou englobants. La citoyenneté culturelle se déploie également de façon individuelle, voire solitaire, sans nécessairement être liée à une forme de regroupement ou à un projet de nature collective. Toutefois, même sous cet angle, elle engage, par le biais de la participation culturelle et ses dimensions esthétiques et symboliques, des composantes intersubjectives et collectives. De la sorte, et cela ouvre vers le politique, les individus et les communautés éprouvent, grâce à l’appropriation et au déploiement de référents symboliques et culturels, leur compréhension, leur discussion et leur remise en question, la possibilité et la capacité de se constituer comme acteurs en société. Dans cette dynamique de subjectivation située (socioéconomiquement, politiquement, etc.), traversée de conditions et de contextes aussi bien habilitants que contraignants et de relations de pouvoir tant implicites qu’explicites (Hudon et Poirier, 2011), les individus et les communautés s’inscrivent dans des espaces donnant lieu à des possibilités d’expression, voire d’émancipation, ainsi qu’à des situations d’empêchements, d’absence d’inclusion, voire d’exclusion. Dès lors, les acteurs culturels (institutions, organisations, etc.) peuvent être envisagés sous l’angle de leur (r)apport à la création et au développement d’espaces pertinents de déploiement de la citoyenneté culturelle.

Les possibilités institutionnelles (Sattrup et Lejsgaard Christensen, 2013) et extra-institutionnelles de participation selon différentes modalités de collaboration constituent des manifestations de ce déploiement d’un espace d’apparition des individus (Arendt, 2014) et de constitution potentielle d’un monde commun sur trois plans, soit 1) ouvert à une pluralité d’acteurs ; 2) susceptible de donner prise à l’élaboration d’activités et de projets en commun ; et 3) participant à l’élaboration du commun au sens d’Arendt, lequel « résulte de la somme des aspects que présente un unique objet à une multitude de spectateurs » (2018 : 118), que cet « objet » soit une activité, un projet, une institution, un enjeu ou autre[4].

Notre terrain est constitué de la bibliothèque Marc-Favreau et d’organismes qui ne sont pas parvenus, pour différentes raisons, à développer une collaboration pérenne avec celle-ci. Si cela ne signifie aucunement que les synergies sont absentes, ce choix permet d’éclairer la complexité de l’entrelacement des composantes représentationnelle et symbolique d’une part (les idées de collaboration, de projets communs et de visées citoyennes), et les conditions pratiques de leur élaboration et de leur développement de l’autre[5]. Les organismes considérés sont Halte la Ressource, qui rassemble des ressources pour et par les femmes monoparentales, ainsi que L’Hôte Maison, une maison de jeunes consacrée aux personnes âgées de 12 à 17 ans. Bien que leurs missions respectives ne soient pas d’abord culturelles, d’importantes ressources sont consacrées à la culture au sein de ces deux organismes. Aussi, ils partagent de mêmes intentions de collaboration et déploient un argumentaire considérant les publics (femmes, mères et familles d’un côté, jeunes de l’autre) comme des individus citoyens et non simplement des « clientèles », mais le font de manière différente. Les deux cas se distinguent par l’historicité de la relation établie ou tentée avec la BMF[6].

Nous exposons d’abord de quelles façons la BMF et les organismes déploient, sur les plans discursif et pratique, les dimensions collaborative et citoyenne, et ce, nonobstant leurs relations réciproques. L’analyse de l’interface des relations entre les acteurs est ensuite proposée, incluant l’examen des tentatives, limites et conflictualités repérées. Une discussion des résultats complète l’article, laquelle dégage des éléments théoriques (et pratiques) potentiellement pertinents.

1. Bibliothèques publiques et intentions citoyennes à la bibliothèque Marc-Favreau

La bibliothèque publique, première institution culturelle québécoise en matière de fréquentation (ABPQ, 2019), traverse depuis le tournant du millénaire ce que McCook (2011) et Servet (2010a) ont qualifié de crise identitaire. Cette réflexion porte sur les missions de l’institution et interroge la position de cette dernière dans les environnements informationnels, numériques, culturels, éducatifs, sociaux et politiques courants – eux-mêmes en forte évolution. Ce faisant, la conception traditionnelle de la bibliothèque centrée sur le livre et l’accès au savoir est progressivement ouverte, au-delà de la variété des supports médiatiques, à des offres et activités programmées qui non seulement intègrent une panoplie de pratiques et de domaines culturels (musique, films, séries télévisées, jeux vidéo, expositions, etc.), mais élargissent la programmation du culturel au socioculturel (activités livresques et culturelles à destination de publics déterminés et incluant des visées sociales : personnes âgées, personnes immigrantes, etc.), voire revêtent un rôle premier de sociabilité (Derbas Thibodeau, Poirier et Luckerhoff, 2023).

Certaines transformations se sont avérées substantielles, inspirées par différents modèles de développement qui pointent tous invariablement vers l’émergence d’une perspective communautaire au sein d’une institution sommée de se diversifier. Fondé sur la théorie du tiers-lieu d’Oldenburg (1989), qui souligne l’importance de l’émergence de discussions et de débats dans la formation d’opinions politiques, la constitution d’un espace public et la pratique de la citoyenneté dans certains lieux plus informels, hors de la maison et du travail, tels que les cafés et les terrasses, le modèle de la bibliothèque tiers-lieu (Martel, 2012, 2015 et 2017 ; Servet, 2009, 2010a, 2010b et 2015) se répand au Québec durant les années 2010, et ce, afin de favoriser la rencontre, le dialogue, ultimement avec des visées démocratiques. Ses caractéristiques touchent plusieurs aspects[7] (Derbas Thibodeau, 2021), ce qui va de pair avec l’émergence de critiques concernant son caractère flou (Burret, 2015 et 2017 ; Evans, 2015 ; Jacquet, 2015 ; Servet, 2009, 2010a et 2018) et la superficialité de certains projets s’en réclamant (Martel, 2012 ; Servet, 2015), lesquelles souhaitent amener la réflexion au-delà de « l’émerveillement discursif » (Calenge, 2015 : 48).

Or au cours de la même décennie est apparue dans les réseaux de ses acteurs au Québec une conception dite « citoyenne » de la bibliothèque, et l’utilisation de plus en plus fréquente de cette expression[8] traduit une volonté générale de considérer les usagers comme citoyens, de les positionner au coeur des préoccupations institutionnelles, de sorte que l’institution incarne un lieu de vie et d’engagement qui permette leur pleine participation à la société. Une telle approche s’inscrit dans la lignée du tiers-lieu, mais élargit le concept à une représentation plus extensive du rôle joué aussi bien par les institutions que par les acteurs et publics interpellés. C’est à ce point de jonction que peut être située la perspective de la bibliothèque Marc-Favreau.

Ayant pignon sur rue dans l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal, la BMF, dont le nom rend hommage au poète et comédien Marc Favreau et à son iconique personnage de clown philosophe Sol, est inaugurée en 2013. La bibliothèque projette une image ludique, facilitatrice d’une appréhension décontractée du lieu. Des espaces ouverts et lumineux, animés d’une programmation à dominante familiale affirmée, y invitent à la sociabilité informelle. L’architecture est pensée afin de permettre un « zoning » à échelle humaine, soit l’aménagement de salles et niches vocationnelles, ce qui la différencie des projets de bibliothèque tiers-lieu de première génération à tendance monumentale, à l’instar du hall de la Grande Bibliothèque de Québec, précurseure durant les années 1980 (Martel, 2015 et 2017). C’est toutefois son espace laboratoire médiatique, la Créasphère, qui témoigne de son appartenance à une troisième génération de bibliothèques tiers-lieux, espace laboratoire (BAnQ, 2019b) rassemblant équipements, ressources et activités liés aux nouvelles technologies et destinés à ce que des individus et des groupes (accompagnés d’une personne médiatrice) se les approprient, dans un esprit de collaboration prenant différentes formes : expérimentation, cocréation, discussion, partage, etc. (Derbas Thibodeau et Poirier, 2019 ; Martel, 2015).

Dans ce cadre, la notion de médiation (Casemajor et al., 2017 ; Lafortune, 2012) accompagne ces évolutions sur divers plans. Bien que peu mobilisée dans la littérature en sciences de l’information, laquelle informe le cursus principal encadrant le domaine des bibliothèques, plusieurs bibliothécaires de la BMF soulignent qu’elle constitue, par l’entremise de l’idée centrale de mise en relation d’une pluralité d’acteurs avec un contexte culturel, un référent à la fois de leur pratique et de leur conception de l’action démocratisante de la bibliothèque (Derbas Thibodeau et Poirier, 2019). Ainsi, sur le terrain de la BMF, cette médiation se décline en deux volets de pratique : soit par des initiatives variées visant l’atteinte de groupes ou de communautés qui sont autrement éloignés de l’institution, dans une logique de diffusion ou de démocratisation d’une culture pour tous ; soit par la tenue d’activités socioculturelles conçues dans le but de stimuler l’expression culturelle ainsi que la rencontre des citoyens et des communautés, ce qui renvoie à une logique de démocratie culturelle ou de la culture par tous (Derbas Thibodeau et Poirier, 2019). Les aspirations qui sous-tendent la Créasphère, malgré un plafonnement à un stade embryonnaire, se situent précisément dans le sillage de cette seconde acception. Ce faisant, des intentions relationnelles, que nous rattachons à une conception dite « citoyenne » de la bibliothèque, sont établies.

Ces considérations concernent tant les individus que les communautés, ainsi que des organismes externes à l’institution, notamment communautaires[9]. Le volet « démocratisation » de la médiation s’incarne par exemple par des visites de bibliothécaires dans des résidences pour personnes âgées ou encore dans des centres hospitaliers de soins de longue durée afin d’y présenter des oeuvres sélectionnées parmi la collection de la bibliothèque. Le volet axé sur la démocratie culturelle se manifeste dans des offres d’activités participatives, voire contributives (Derbas Thibodeau, Poirier et Luckerhoff, 2023), dont la prestation peut reposer sur des organisations externes[10].

La prise en compte de cet aspect nécessite de surcroît une compréhension de son cadre administratif et politique. Ainsi, la structure organisationnelle possède des ramifications par-delà ses murs et implique l’intervention relativement importante d’acteurs de l’Arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie, eux-mêmes redevables au Service des bibliothèques de la Ville, avec des degrés d’autonomie variables. Par exemple, en 2017-2018, la Division culture, bibliothèque et développement social de l’Arrondissement intervient activement dans l’élaboration de la programmation culturelle de la bibliothèque, en collaboration avec les bibliothécaires, dans l’objectif d’harmoniser les programmations relevant de structures distinctes (bibliothèques et maisons de la culture, notamment)[11]. Les activités de diffusion et de référence associées aux institutions en question sont également coordonnées par l’Arrondissement. Les dynamiques relationnelles et potentiellement collaboratives sont encore complexifiées dans la mesure où ce sont des agents de développement provenant de l’Arrondissement qui interviennent dans la formalisation de partenariats de toutes natures, sont présents sur diverses tables de concertation d’acteurs du territoire et qui, bien que représentant indirectement la bibliothèque, n’en sont pas moins distincts et plus éloignés.

Une complexité supplémentaire est liée au parc Luc-Durand, attenant à la BMF, puisqu’il relève de la Division des parcs, distincte, de l’Arrondissement. Or, sur le plan empirique, les publics rencontrés ont exprimé leur perception du parc Luc-Durand et de la bibliothèque Marc-Favreau comme formant un ensemble unifié (Derbas Thibodeau, Poirier et Luckerhoff, 2023), ce qui est d’ailleurs fidèle à la volonté des acteurs responsables de sa conception au sein de l’Arrondissement (Derbas Thibodeau et Poirier, 2019). En plus d’être géographiquement juxtaposés, le parc et la bibliothèque se révèlent liés esthétiquement et symboliquement[12], mais aussi fonctionnellement ; la bibliothèque Marc-Favreau contribue régulièrement à l’animation du parc, y offrant des activités ou des projets en association avec le milieu communautaire.

En somme, la BMF déploie une conception de l’institution et de la perspective des acteurs concernés (incluant les usagers et les organismes externes) qui déborde du modèle de la bibliothèque tiers-lieu en l’élargissant vers des considérations citoyennes, principalement individuelles. Le pôle culturel de la citoyenneté culturelle est mis de l’avant, tandis que les pôles du sujet et politique apparaissent faiblement. Les modalités concrètes de la collaboration et de cette approche citoyenne demeurent à préciser et s’inscrivent dans un environnement administratif complexe.

2. Organismes : variabilité des pôles de citoyenneté culturelle et pratiques collaboratives

Fondée en 1984, L’Hôte Maison (L’HM) est une maison de jeunes qui propose un espace et des activités de sociabilité et de loisirs ainsi que différentes formes d’accompagnement (personnel, culturel, éducatif, sportif, psychologique, santé, etc.). L’organisme développe ses actions sur la base d’une conception des membres – et, par extension, de la communauté – en tant qu’acteurs et citoyens critiques au sein de l’organisme, dont le fonctionnement est envisagé de façon démocratique : « [I]ls [les jeunes] ont la possibilité, sur une base volontaire et au contact d’adultes significatifs, de devenir des citoyen·ne·s actif·ve·s, critiques et responsables, et ce, par le biais d’activités diverses et par leur participation active à toutes les instances administratives de l’organisme. » (L’HM, 2018 : 2) Les valeurs mises de l’avant incluent la coopération, qui renvoie explicitement à un principe de collaboration et à « une forme d’organisation collective qui sous-entend la mise en place de principes démocratiques et égalitaires et qui favorise les rapports sociaux […] visant la prise en charge des individus et des communautés » (L’HM, 2018 : 4). De tels repères s’incarnent notamment avec le Conseil des jeunes (L’HM, 2018 : 12), qui permet aux personnes d’expérimenter concrètement les notions de responsabilisation, de participation et de collaboration. En 2018, neuf projets ont par ailleurs été menés systématiquement en collaboration externe, laquelle prend la forme d’une action envisagée « en concertation avec les acteurs du milieu » tout en mettant de l’avant l’importance du principe de « reconnaissance » (L’HM, 2018 : 2)[13].

En ce qui concerne l’organisme Halte la Ressource (HLR), sa mission principale est de « [r]econnaître, [de] valoriser et [de] soutenir les familles dans toute leur diversité […] », avec un souci particulier pour les « mères cheffes de famille éprouvant des difficultés d’ordre socioéconomique » (HLR, 2017 : 2). Une vision centrée sur les liens de solidarité familiaux et communautaires y est mise de l’avant, vision explicitement applicable à différentes situations et se transposant ainsi à l’échelle du quartier et de la collaboration entre organisations, rejoignant de fait la vocation familiale de la BMF. Pour illustrer cette vision, ses intervenantes recourent fréquemment à la métaphore des poupées russes, qui renvoie à un principe holistique (HLR, 2017 : 4) liant des idées fortes telles que « des histoires de familles qui développent de nouveaux réseaux et de nouvelles solidarités entre elles », « des histoires d’entraide, de partage et de soutien », « une manière organique de concevoir le vivre-ensemble » ainsi qu’« une autre manière de démontrer que la négation de ces liens fragilise tout le monde […] à différents niveaux, comme un effet domino […] » (HLR, 2017 : 4)[14].

Combinant, à l’instar de notre appréhension de la citoyenneté culturelle, les dimensions identitaire (être mère, parent) et structurelle (« Cela fait plus de 25 ans maintenant que Halte la Ressource met les familles au coeur de ses actions, celles-ci touchant autant la sphère parentale que la sphère socioéconomique ! » [HLR, 2017 : 6]), l’organisme prône une approche explicitement axée sur la considération des individus en tant que citoyens actifs : « [O]n pense que les familles, bien c’est aussi des acteurs de la cité » (participante HLR) ; « Soutenir les parents, c’est aussi s’adresser à la citoyenne et au citoyen en elle-lui ; c’est aussi respecter son intelligence et sa capacité à réfléchir à ce qui ne fonctionne pas. » (HLR, 2017 : 7) L’individuel et le collectif se conjuguent dans une vision centrée sur l’avènement des conditions de réalisation de cette philosophie aux échelles personnelle, interindividuelle et sociétale (« [c]oconstruire un contexte favorable […] » pour le vivre-ensemble [HLR, 2017 : 18]), en mettant l’accent sur la déconstruction des préjugés, l’identification des injustices, la capacitation en commun des personnes[15] et la mobilisation citoyenne. Il s’agit donc d’une perspective politisée :

Au-delà du caring, c’est comment prendre soin de tes enfants dans toutes les sphères de la vie, pas seulement bien manger, bien supporter, bien aller à l’école et tout. C’est aussi ouvrir ton enfant sur le monde, et ça vient avec des considérations aussi d’ordres politique et social et tout. En on fait donc ça, parfois avec des flous artistiques, parfois pas. C’est comme dans une famille. Quand on parle d’éducation, on peut parler de politique autour d’une table aussi.

Participante HLR

Plusieurs personnes engagées au sein d’HLR sont particulièrement actives dans un organisme partenaire, la coopérative Mosaïques, qui promeut l’accessibilité à des outils permettant la création artistique, vidéographique et Web. Le projet de création littéraire et plastique Femmes plurielles permet, grâce à une déambulation dans la ville (rues, ruelles, parcs, etc.), une prise de parole collective, et combine ainsi les trois pôles (culturel, du sujet, politique) de la citoyenneté culturelle :

L’idée, au départ, c’était vraiment la place des femmes dans l’espace public, à Montréal. Et ça a été proposé, d’être dans la rue, mais aussi dans tous les sens. Ça se passe aussi dans la tête. […]

C’est de voir qu’elles pensent qu’elles sont pas capables, pis qu’elles sont pas inspirées, pis la dernière fois… elles ont tellement parlé ! […]

Un espace pis un public aussi, là […]. Veux, veux pas, quand t’écris, t’écris à la maison, mais t’as pas nécessairement de canaux de diffusion. […] [J]uste le fait de le lire devant d’autres personnes, c’est déjà quelque chose. […]

Puis prendre le temps, prendre le temps de déambuler, de flâner. Tsé, y’a plein d’interdits […].

Participante HLR

Sont de la sorte mises en lumière ce que Rancière (2022) nomme les capacités de « n’importe qui », lesquelles reposent sur la faculté de penser le monde par soi-même ainsi que de mettre en oeuvre des formes d’énonciation et d’action collectives. Les activités et ententes collaboratives déployées par l’organisme (HLR, 2017 et 2018) entendent refléter cette approche : cartes d’abonnement au musée McCord (spécialisé notamment en histoire sociale), projet en sécurité alimentaire et fourniture de paniers avec le Centre de ressources et d’action communautaire de La Petite-Patrie en échange de l’animation d’un atelier de bricolage, cafés-causeries et magasin de partage de matériel scolaire, lancement d’un journal pour les familles du quartier. Diverses ententes de référence de clientèle avec le Centre local de services communautaires de La Petite-Patrie, l’école secondaire Père-Marquette (partenaire de premier plan de L’HM), le centre La Place et le Groupe d’entraide maternel institutionnalisent cet esprit de collaboration et les éléments citoyens proposés. Les activités de représentation et de participation au sein de divers comités et assemblées d’une variété d’organismes locaux, régionaux et nationaux permettent en outre à l’organisme de traduire et de partager ses visées de mobilisation politique.

L’Hôte Maison et Halte la Ressource sont ainsi des organismes distincts aux potentialités communes. Halte la Ressource témoigne de représentations de la collaboration et des dimensions citoyennes particulièrement imbriquées et intellectuellement travaillées, puisant à même des corpus littéraires et philosophiques, et suggérant une compréhension systémique de l’organisation des acteurs culturels et sociaux – ce qui sous-tend son caractère explicitement engagé politiquement. Le recours répété à la métaphore, dans les contenus et documents de l’organisme ainsi que lors de l’entretien, est une pratique notable, qui vise à rendre compréhensibles aux différents interlocuteurs les positionnements associés à des pratiques effectives de collaboration et d’engagement citoyen. Ce faisant, les pôles du sujet et politique de la citoyenneté culturelle sont prédominants, tandis que le pôle culturel ainsi que la collaboration potentielle de nature culturelle avec la BMF sont présents, mais de façon moins marquée. L’Hôte Maison, de son côté, démontre un usage de la collaboration comme principe essentiellement opératoire, tandis que la dimension citoyenne se traduit par une conjugaison des pôles culturel et du sujet, à un moindre degré politique. Les potentialités de collaboration dans le cadre de projets communs avec la BMF sont quant à elles relativement similaires et élevées.

3. Des dynamiques actancielles en tension

Comment les représentations et pratiques tant des dimensions citoyennes que de la collaboration, propres aux trois acteurs, se manifestent-elles lorsque mises en relation ? Le fil conducteur proposé afin de répondre à cette question consiste à éclairer leurs conditions d’exercice propres. Notre analyse identifie un écart entre le discours portant sur la bibliothèque citoyenne et les contextes effectifs d’exercice de la collaboration (liés ou non à des projets communs), tant sur les plans interne et externe de la bibliothèque qu’au sein des modalités associées à la gouvernance de celle-ci, notion qui, théoriquement du moins, pose de façon institutionnalisée la question de la collaboration. Déplions successivement ces différents aspects.

Des initiatives, des tentatives ou des projets impliquant des formes de collaboration ont vu le jour à la BMF. D’abord, L’Hôte Maison a déjà réalisé certaines collaborations ponctuelles, notamment la participation à une Soirée des Ados ainsi qu’à un projet de montage vidéo. Le dispositif de la Créasphère a souhaité institutionnaliser ces synergies potentielles entre L’HM et la bibliothèque. Or, le projet s’est principalement traduit par la création d’un espace au sein duquel une personne (sélectionnée par L’HM) était présente sans qu’en résulte toutefois de structuration de contenus ou d’activités, ni d’animation. Cette situation laisse entrevoir un problème de coplanification et de coélaboration du contenu entre les partenaires, également lié à l’absence de mobilisation des jeunes de L’HM et de l’école affiliée (Père-Marquette). Deux univers de sens sont ainsi en opposition : mobilisation et participation active d’une part, impliquant une reconnaissance des acteurs ; ouverture minimale (accessibilité) de l’institution et surveillance des jeunes de l’autre[16]. Des dynamiques renvoyant à une relation d’autorité verticale descendante sont par ailleurs repérées :

Tu vois, là, quand […] on a commencé [il y a quelques années], je me souviens très bien que les jeunes me disaient qu’ils y allaient [à la bibliothèque] des fois après l’école. Ils allaient y jouer à des jeux vidéo. Pis ils avaient engagé un agent de sécurité pour gérer ça. Moi, j’ai suggéré fortement : « Pourquoi vous engagez pas un intervenant ? […] Il va faire la même job, [l’]intervenant, mais [en étant plus] cool […]. Il va négocier avec eux, créer des liens et tout.

Participant L’HM

Du côté de Halte la Ressource, quelques tentatives d’approche ont mené l’organisme à considérer la bibliothèque comme un milieu hermétique aux organisations du quartier, parfois pour des motifs peu lisibles :

C’tait comme intimidant presque, tsé, aller demander pour être affiché sur le babillard. Pis on me répondait : « Ah ! Il faut que ça passe par le bibliothécaire, pis que ce soit [gratuit, et] financé par la Ville de Montréal… » Pis là, moi, je pointais le logo sur mon affiche, en disant que c’était [effectivement] financé par la Ville, ça fait que ça devrait être correct, pis elle disait [sur un ton réprobateur] : « Ah ! Mais, en tout cas… » [Ça n’a conséquemment jamais abouti.]

Participante HLR

Les possibilités et projets de collaboration se manifestent également à l’extérieur de la bibliothèque. La convergence potentielle des intérêts de L’HM et de la BMF est mise en évidence par la présence, au sein du parc Luc-Durand jouxtant cette dernière, d’une patinoire extérieure servant à accueillir des activités d’improvisation, lesquelles sont particulièrement mises de l’avant par l’organisme (L’Hôte Maison, 2018 : 6 et 8), qui a d’ailleurs eu l’occasion de participer à quelques ateliers d’improvisation organisés par la BMF, mais seulement en tant que participant, et non coorganisateur. Or, la réalité d’un cadre institutionnel dont les limites et aspects conflictuels se sont rapidement révélés est venue freiner la mise en place d’une réciprocité soutenue, incluant une potentielle négociation :

Quand ils ont annoncé l’ouverture de la patinoire d’impro, j’étais heureux […]. [Mais] si je veux l’utiliser, [il] faut [que] je fasse une demande soixante jours à l’avance. […] [M]ais les jeunes me disent : « Hey, on fait-tu un match [d’impro] ? » Pis là, je dis : « OK, dans deux mois on va pouvoir y aller ! » [rire nerveux] […] [Et] j’aurais besoin de speakers. Mais on peut pas, parce que ça dérangerait les voisins ![17]

Participant L’HM

Ces difficultés empêchent, en amont, de considérer chez Halte la Ressource d’entreprendre des démarches de collaboration :

— On a fait une courtepointe [constituée de 160 dessins] avec les enfants. Pis cette courtepointe-là, on voulait la promener dans le quartier parce qu’elle appartient surtout aux gens qui l’ont créée – les enfants du quartier. C’est vraiment une promenade, là, [pour] l’afficher un peu partout. […] [Ç]a fait qu’on a parlé un peu à tout le monde. Puis, là, tu vois là… [Avec le m]onde municipal, là, ça a pas marché.

— Mais on n’a pas essayé avec la bibliothèque.

— Ben, [la] maison de la culture, elle voulait pas, pis là elle m’a dit : « Ben peut-être la bibliothèque, mais là, tsé, si on fait ça pour vous, va falloir le faire pour tout le monde, pis tsé… » C’tait ben compliqué !

Participantes HLR

Dans le même esprit, l’organisme n’a pas osé contacter la bibliothèque afin de discuter d’un projet de bibliothèque jeunesse inclusive au sein d’HLR, présentant pourtant un fort potentiel collaboratif[18]. En découlent des réactions que l’on peut qualifier avec Hirschman (1995) d’évitement (HLR), voire de retrait ou de défection (L’HM) d’une relation pour aller vers d’autres institutions culturelles du quartier[19]. Ces limites sont en outre à situer dans un cadre plus englobant, également limitant. L’HM, fortement dépendant d’une source financière principale (Ville de Montréal), a l’obligation de demeurer ouvert à de nombreux moments, ce qui, compte tenu des ressources humaines limitées, réduit la possibilité de s’engager plus activement à l’extérieur. La situation est perçue comme « un objet de contrôle, malheureusement » (participant L’HM).

Des défis sont également repérables sur le plan de la gouvernance intra- et extra-institutionnelle, particulièrement en ce qui concerne les différents mécanismes associés à la détermination de l’action institutionnelle dans un contexte de prise en compte d’une pluralité d’acteurs[20]. En premier lieu, la participation des citoyens à la gouvernance même de la bibliothèque demeure inexistante, qu’il s’agisse d’une représentation organisationnelle ou plus largement d’occasions permettant l’institutionnalisation d’une discussion collective : « Ben, la sentir, cette ouverture-là ? Admettons que la cheffe de la bibliothèque […] callait une rencontre avec tous les intervenants du quartier, je ferais : “Wow ! Cool ! Oui !” » (Participante HLR)

Ensuite, à un échelon intermédiaire externe situé entre la bibliothèque et les organismes, une présence institutionnelle est assurée au sein du conseil d’administration de L’HM par une personne (agente de liaison ou de développement) travaillant pour l’Arrondissement, mais qui ne représente la bibliothèque que de façon indirecte, en plus d’agir (selon le participant rencontré) essentiellement à titre de bailleur de fonds (en opérant le suivi des dossiers financés, notamment), et non dans l’optique de développer des projets collaboratifs. Se repère de la sorte une dichotomie entre les aspects « techniques », administratifs d’une part, et l’élaboration de contenus de l’autre. Cette configuration s’explique également par l’absence d’une personne réalisant cette liaison en provenance de la bibliothèque, à l’exception de l’implication ponctuelle de certaines personnes dans des projets précis. La complexité associée à la diversité des acteurs interpellés sur le plan institutionnel (la BMF, l’Arrondissement, la Ville…)[21] fait ainsi écran aux possibilités d’une gouvernance « participative » qui engagerait les citoyens, les groupes et les organismes du quartier.

Finalement, à l’échelle du quartier, en opposition avec une approche mobilisatrice des acteurs communautaires, les participants évoquent l’absence de la BMF au sein de plusieurs instances et tables de concertation locales où sa présence serait jugée pertinente afin de créer des liens (table culturelle intersectorielle, table de concertation pour la jeunesse, etc.) : « On a l’impression que la bibliothèque, elle est là, c’est nous qui allons vers elle, mais elle, elle ne vient pas vers nous[22] […]. » (Participante HLR) C’est l’idée même de « médiation » (participante HLR) entre différents acteurs qui est évoquée ici.

Ainsi, chez les deux organismes, les points de convergence et de synergies potentielles se révèlent par moments favorisés, mais principalement empêchés par la conflictualité associée aux conditions de la collaboration entre les acteurs, ce qui concourt à l’absence de création d’espaces de citoyenneté culturelle[23].

4. Espaces hybrides, démocratie et politique

Cette étude indique que tant la bibliothèque que les organismes sont animés d’un souci tantôt explicite, tantôt implicite, pour les dimensions citoyennes, qui se décline toutefois selon des appréhensions singulières distinctes. Du côté de la bibliothèque, cela se traduit surtout par une ouverture aux citoyens alignée sur les principaux paramètres de la démocratisation culturelle et de l’accessibilité, ainsi que de la démocratie culturelle dans ses modalités plutôt individuelles, tandis que chez les organismes se repère une appréhension orientée tant sur la démocratisation que sur une démocratie culturelle de nature davantage collective. La création d’espaces communs de citoyenneté culturelle est par ailleurs problématique, tributaire d’une collaboration qui demeure absente, déficiente ou en gestation. En résulte un contraste entre la posture potentielle de l’usager-acteur et des formes variées de lacunes participatives et contributives, paradoxalement conséquentes des nouvelles orientations institutionnelles citoyennes et des attentes communes partagées.

L’analyse éclaire de la sorte certaines limites associées au modèle du tiers-lieu, précédemment identifiées par Servet et Martel. Ainsi, au-delà d’une proposition permettant potentiellement d’accroître la fréquentation de l’institution[24], Servet (2010a, 2010b et 2015) soutient que la démarche de création de tels lieux devrait s’inscrire dans un projet institutionnel « mûrement réfléchi en amont et bien défini » (Servet, 2015 : 23) afin de ne pas en réduire la portée aux aspects physiques (aménagement, esthétique) (Martel, 2015) ou marketing, l’objectif étant plutôt d’activer son potentiel « d’entreprise politique » (Servet, 2015 : 24) en intégrant de front les aspects relationnels et le renouveau de l’approche culturelle (Martel, 2015). Dans le cas de Marc-Favreau, bien que le projet ait pu être mûrement réfléchi en amont, la non-compréhension et la non-appropriation de certains des aspects relationnels par les acteurs intervenant directement sur le terrain ont mené à un essoufflement relativement rapide des aspirations au déploiement d’activités et de projets collaboratifs. Ces limites se répercutent du côté des modalités qui se veulent parmi les plus participatives du tiers-lieu, notamment les laboratoires de création. Sur ce plan, la Créasphère s’est davantage déployée selon une logique traditionnelle d’accessibilité pour tous, et surtout chacun, de mise à disposition pour les publics appréhendés par l’entrée individuelle, et non suivant des logiques plus collectives (par exemple : pour la cocréation, l’échange, la discussion), ou d’inclusion et de participation active de groupes traditionnellement éloignés. Ces écueils se répercutent sur d’autres dispositifs tels que la patinoire d’improvisation. Ce faisant, ils sont susceptibles de s’aligner implicitement sur les paramètres de la version entrepreneuriale et individuelle de la créativité, voire d’une injonction à la participation, en faisant fi des contextes et des conditions (notamment socioéconomiques ou liés à l’âge) de participation propres aux divers publics.

Ces limites entrent en contraste avec d’autres modèles et propositions. C’est le cas de la community library étatsunienne (Buschman et Leckie, 2007) et de la community-led library (Pateman et Williment, 2013 ; Williment, 2009), ce dernier modèle visant à « établir des méthodes qui permettent aux bibliothèques de travailler avec les communautés à faible revenu en adoptant une approche de développement communautaire » (Vancouver Public Library, 2008 : 4). Il en va de même de la needs based library (Pateman, 2008), qui propose des politiques et processus concernant le repérage, la priorisation et la satisfaction des besoins propres à la collectivité desservie, tout en adoptant une structure et une culture organisationnelles démocratiques. Lankes (2016, 2018 et 2020) suggère pour sa part le modèle de la bibliothèque en tant que plateforme (expression par ailleurs utilisée par un participant d’un organisme à l’étude) faisant partie de la communauté, engageant les individus comme membres et partenaires participant à de multiples conversations (dans l’espace public, qu’ils produisent de ce fait) et apportant diverses contributions au sein d’une institution partagée, relationnelle plutôt que transactionnelle[25].

Dans cette perspective, le cadrage conceptuel de la citoyenneté culturelle peut s’avérer pertinent afin d’interroger le modèle plus circonscrit de la bibliothèque tiers-lieu. Considérant l’interface entre la dimension subjective de la participation aux arts et à la culture et ses éléments structurels, ceux-ci renvoyant ici aux offres et moyens institutionnels, facilitants comme contraignants, la citoyenneté culturelle permet d’éclairer a contrario l’absence d’émergence de dynamiques d’appropriation et de collaboration impliquant les acteurs externes au sein d’un cadre institutionnel qui s’en trouverait non plus offert, mais plutôt ouvert. De telles possibilités impliquent des modalités de participation souples, l’élargissement des perspectives singulières à des considérations interindividuelles et collectives, la convergence entre idées qui demeurent distinctives, notamment. Ces perspectives invitent à réfléchir aux conditions de création d’espaces hybrides institutions-organismes dont les cadres, normes et visées sont exprimés, négociés et décidés par l’ensemble des acteurs pertinents.

Aussi, nous proposons d’ajouter aux deux logiques d’action « historiques » que sont la démocratisation de la culture et la démocratie culturelle (voir Bellavance, 2000 ; Evrard, 2016 ; Genard, 2017a et 2017b ; Germain-Thomas, 2019-2020 ; Lafortune, 2016 ; Romainville, 2014 et 2016 ; Santerre, 2000) un volet « fort » à cette dernière, qui, tablant sur ses principales caractéristiques (diversité et légitimité des formes et contenus culturels, ajout de la portée sociale et politique de la culture, expression et participation, etc.), considère les modalités mêmes, participatives et collaboratives, de la constitution de cette démocratie. Ces propos renvoient en outre à l’écosystème des acteurs de la gouvernance culturelle, plus précisément au « partage du pouvoir culturel » (Santerre, 2000 : 49), déjà implicite dans certaines formulations classiques de la démocratie culturelle concernant les politiques culturelles nationales et leur partage avec différents acteurs politiques (sociétés d’État, instances régionales et locales [municipalités]), mais peu mis de l’avant à l’échelle « micro » des relations entre institutions culturelles et acteurs de la société civile.

Il s’agit également d’une visée démocratique intégrant le politique sous l’angle du « système de médiation entre les antagonismes qui s’expriment dans le débat public » (Schemeil, 2010 : 59), rassemblant des acteurs porteurs d’intérêts différents mais qui se considèrent comme appartenant à un même ensemble (Schemeil, 2010 : 34-35), et qui permet une prise étendue et collective sur la société ainsi qu’une réflexion entourant les conditions de sa structuration (Hudon et Poirier, 2011). Nous rejoignons ici Arendt (2014), pour qui l’espace politique est la conjugaison de la pluralité (diversité des individualités et, ajoutons, reconnaissance de celles-ci), de la parole (possibilité de s’exprimer, iségorie, etc.) et de l’action, concourant à la création d’un espace de cohabitation de points de vue différents sur un même monde, espace hybride et composite de singularités et de coconstruction irréductible aussi bien à une juxtaposition des différences qu’à un ensemble homogène[26]. Nous proposons à cet égard d’interpréter les difficultés exprimées par les acteurs comme révélatrices des lacunes, voire de l’absence d’une arène politique comprise au sens de Schemeil (2010) et de Rancière (2008)[27].

Cette perspective politique invite enfin à considérer sous un regard renouvelé la question de la conflictualité, qui apparaît dans notre étude sous la forme de représentations et de pratiques de la dimension citoyenne et de la collaboration tant convergentes que divergentes. Le problème ici ne réside pas tellement dans la conflictualité en soi, dont les bénéfices sur les plans démocratique et politique ont largement été relevés (la conflictualité comme prise collective sur un monde commun, etc.[28]), mais dans l’absence d’espaces communs permettant d’en discuter, c’est-à-dire d’espaces de médiation des représentations différenciées, voire antagonistes, proprement politiques, que certains lient par ailleurs à l’idée de gouvernance participative sur le plan opérationnel (Gaventa, 2004) : « [G]overnance is a political activity ; it is about coordination and decision-making in the context of a plurality of views and interests. Conflict and dissent provide essential ingredients to a governance process. » (Chhotray et Stoker, 2010 : 6) Notre terrain d’étude montre plutôt un évitement de la conflictualité (du dissensus, dirait Rancière [2008]) se manifestant par des absences d’interactions, voire des sorties de situations relationnelles, et ne donnant que peu de prises à des possibilités de négociations et de compromis, pourtant centraux dans l’établissement de liens sociaux (Nachi, 2011 ; Thuderoz, 2000)[29].

Conclusion

Cet article a mobilisé la notion de citoyenneté culturelle afin de repérer les points de jonction et de disjonction, les synchronicités et les décalages dans le cadre de relations établies, tentées et souhaitées entre une bibliothèque publique et des organismes communautaires. Il souligne l’importance, sur le plan de la recherche, de comprendre les conditions pratiques, situées et fines du déploiement effectif ou envisagé des dimensions citoyenne et collaborative. L’analyse a permis à cet égard de saisir, malgré un horizon discursif commun concernant leur pertinence, un écart entre, d’une part, les intentions et, d’autre part, des logiques et une praxis culturelles qui témoignent du caractère toujours embryonnaire de l’instauration pratique d’une approche citoyenne de nature collaborative, notamment avec des organismes externes. L’attention portée à l’imbrication des aspects – ou pôles – culturels, identitaires (les sujets-citoyens interpellés par les organismes – femmes et familles monoparentales, jeunes) et politiques éclaire finalement un double écueil : les lacunes liées à des espaces communs au sein desquels se manifesteraient des possibilités de collaboration et de contribution sont à situer plus profondément dans l’absence d’espace politique susceptible de permettre aux acteurs en présence de discuter de ces espaces mêmes, de dialoguer à propos des modalités de mise en relation et de participation.

Ce faisant, l’étude indique que l’établissement d’une démocratie culturelle forte au sein d’espaces de citoyenneté culturelle communs nécessite de penser et de mettre en place un processus d’institutionnalisation flexible, capable d’instaurer un cadre pour la collaboration tout en conservant fondamentalement ouverts non seulement les activités et projets mis de l’avant, mais l’évolution même du cadre en question. La question n’est pas simple, tant du côté de l’institution que des organismes, engageant de surcroît des « mondes » distincts, nommément culturel et communautaire[30], dont l’analyse des relations doit encore être creusée dans la littérature actuelle. Il s’agit, compte tenu de l’héritage passé des schèmes de pensée et d’action, et tout en s’appuyant sur l’expérience acquise, d’ouvrir la voie à l’expression de propositions inédites et à l’indétermination qui y est nécessairement associée, et ce, comme composantes mêmes de la formation d’espaces hybrides de citoyenneté culturelle susceptibles de dépasser la dichotomie entre un cadre exclusivement institutionnel et des projets particuliers externes de nature ponctuelle. Il serait à cet égard particulièrement intéressant d’élargir l’analyse à d’autres contextes associant bibliothèques, ou toute autre institution culturelle, et organismes externes qui proposent ou souhaitent proposer différentes modalités participatives et collaboratives.