Corps de l’article

David Koussens : Engagé au Parti socialiste français, membre du Conseil d’État, vous avez eu une importante carrière dans l’administration publique et dans la vie politique locale et nationale en France. Maire, député, président de conseil général, vous avez également été secrétaire général de l’Élysée et occupé plusieurs ministères sous la présidence de François Mitterrand. Quand et comment, au cours de votre parcours, vous êtes-vous retrouvé confronté au principe de laïcité ?

Jean-Louis Bianco : J’ai rencontré le principe de laïcité de façon très différente dans chacune des fonctions que j’ai occupées. Comme maire, le principal problème que j’ai rencontré n’était pas très compliqué mais a été vécu de façon conflictuelle : il s’agissait de savoir si une commune avait le droit, ou non, de prêter une salle municipale à une association à la fois culturelle et cultuelle. La réponse est claire dans la jurisprudence : il ne doit pas y avoir de traitement différent au nom de la liberté d’expression. Si la salle municipale est prêtée gratuitement, cela doit être gratuit pour tout le monde. S’il s’agit d’une location payante, elle doit l’être pour tout le monde. Et au même tarif. Ceci dit, on voit aujourd’hui que certaines municipalités, soit par ignorance, soit par engagement militant, estiment qu’une association catholique mérite naturellement la gratuité, ce qui n’est pas le cas quand il s’agit d’autres confessions.

Si je résume à grands traits, la grande bataille du xxe siècle, c’est l’application réelle de la séparation des Églises et de l’État. Cette bataille se situe sur l’enseignement et s’articule autour d’une thèse dominante, mais non unanime, chez les militants laïques, selon laquelle l’argent public doit financer seulement l’école publique : argent public pour l’école publique, argent privé pour l’école privée. Ce grand combat a tenté de remettre en cause la loi de 1959[1] adoptée à l’initiative de Michel Debré et selon laquelle l’État peut subventionner les écoles privées sous plusieurs conditions : premièrement, qu’elles accueillent tous les enfants sans discrimination ; deuxièmement, qu’elles respectent les programmes de l’Éducation nationale ; troisièmement, qu’elles se soumettent au contrôle de cette dernière. Le principe même de ce fonctionnement est critiqué par une partie importante du camp laïque, bien que cela soit moins vrai aujourd’hui qu’hier.

Puis, comme secrétaire général de l’Élysée, j’ai principalement rencontré le principe de laïcité à travers la grande polémique du foulard à Creil en octobre 1989. On n’en était pas conscient à l’époque, mais cet épisode a marqué un tournant dans le débat public sur cette question. L’analyse de la circulation de l’information est intéressante dans ce cas-ci. Dans un premier temps, il ne se passe rien. Puis, un journaliste du quotidien Libération s’est rendu compte de l’importance symbolique et politique de la décision du chef de cet établissement secondaire d’exclure ces jeunes filles du collège. À partir du moment où cela sort dans la presse nationale, tout s’enflamme. En quelques jours, 500 journalistes du monde entier sont là, et mes chers amis intellectuels français — j’en ai dans les deux camps — manient l’outrance.

L’épisode va être ainsi qualifié de « Munich de l’école républicaine »[2], ce qui n’a pas contribué à une discussion apaisée du sujet. Face à cet emballement, le ministre de l’Éducation nationale de l’époque Lionel Jospin est embarrassé. Il décide alors de consulter le Conseil d’État, qui rend son avis stipulant que le port par des élèves de l’enseignement secondaire public de signes religieux comme le foulard n’est pas en soi contradictoire avec la laïcité, à condition qu’il n’y ait pas de prosélytisme[3]. Le gouvernement va suivre les recommandations du Conseil d’État et donne aux chefs d’établissement d’enseignement la consigne de regarder au cas par cas, suivant les situations concrètes qui se présentent, si le port du foulard peut être autorisé dans leur collège ou lycée. C’est ce qui se fait, et cela ne se passe pas bien. Le conflit avait en effet été très idéologisé dès le départ et la tension reste forte. Tout au long des années 1990, il y a de nombreux contentieux devant les tribunaux administratifs et les décisions rendues vont dans des sens souvent différents.

Quelques années plus tard, Jacques Chirac, alors devenu président de la République, réunit une commission dite « commission Stasi », du nom d’un ancien ministre, centriste au sens propre du terme car il n’était ni de gauche ni de droite. La commission fait un travail énorme et présente un ensemble de suggestions que personne ne va pourtant retenir. La plupart d’entre elles avaient comme objectif de stopper les contentieux devant les tribunaux afin d’apaiser le climat. La seule qui sera retenue est celle visant à promulguer une loi stipulant l’interdiction du port de signes religieux par les élèves dans les écoles, collèges et lycées publics. La position de la commission est presque unanime. Seul l’un de ses membres, Jean Baubérot, s’abstient de voter le rapport pour des raisons qu’il a très bien expliquées (Baubérot, 2004 ; de Galembert, 2008). Le gouvernement soumet donc à débat au Parlement une loi, qui deviendra la loi du 15 mars 2004, proscrivant les signes ou comportements manifestant ostensiblement une appartenance religieuse[4]. Les mots ont tout à fait leur importance, et je précise que c’est bien « ostensible » qui est employé dans la loi, et non « ostentatoire ». Au début, il était question du qualificatif « ostentatoire » pour distinguer s’il y a de la part de la personne portant un symbole religieux une intention de choquer ou de provoquer alors que le qualificatif « ostensible » renvoie à ce qui « se voit ». À l’Assemblée, la loi est votée par la grande majorité des députés. Une petite minorité estime que l’on est en train de changer de régime de laïcité avec l’adoption de cette loi. Pour eux, il n’y aurait pas besoin de légiférer en la matière, mais plutôt de continuer la pédagogie et de prendre des décisions au cas par cas. Néanmoins, la loi est donc adoptée et d’un point de vue opérationnel, ça marche. Il n’y a plus de contentieux, ou presque pas. Peu à peu, dans la plupart des collèges et des lycées, les jeunes filles prennent l’habitude de retirer leur foulard en entrant à l’école, car il s’agit effectivement principalement de jeunes filles qui portaient un foulard, même s’il pouvait également y avoir des sikhs portant un turban ou des catholiques portant une croix. Néanmoins, cette loi visait principalement les jeunes filles portant un foulard d’inspiration musulmane.

David Koussens : Il reste qu’à partir de ce moment-là le débat sur la laïcité se situe principalement sur la question de l’islam et, plus particulièrement, sur le port de symboles religieux dans l’école publique, mais aussi plus largement, dans l’espace public à partir de 2010.

Jean-Louis Bianco : Vous avez raison. Mais ce que je voulais dire, c’est que 1989 est un tournant. On oublierait presque le débat sur le financement des écoles publiques et privées, pour se focaliser sur le port des signes religieux, et surtout sur les symboles musulmans.

David Koussens : Vous nous dites ici que l’un des débats importants des années 1980 était justement celui portant sur le financement des écoles publiques et privées, et que l’un des terrains majeurs de la laïcité était précisément la laïcisation de l’école. Aujourd’hui de l’étranger, on pense et on réfléchit sur la laïcité française à partir de ses rapports à l’islam. N’est-ce pas un peu réducteur et si on prend un peu de hauteur historique, comment peut-on comprendre la laïcité française ?

Jean-Louis Bianco : Je crois que c’est en effet tout à fait réducteur. Le fait est que le discours politique est très centré sur ces questions-là [l’islam], et sur les questions d’apparence. Nous avons eu des discussions avec des amis allemands pour qui les fonctionnaires publics et notamment les professeurs doivent également être neutres, mais cette neutralité y est exigée dans l’action et non dans l’apparence, cela même si un avis minoritaire de la Cour constitutionnelle allemande s’est rapproché du cas français[5]. Toutefois, en France, la neutralité doit aussi être une neutralité d’apparence. Pour des raisons de symboliques, de goût du débat politique violent, vif, de recherche du buzz, on se concentre là-dessus. On le voit avec les débats récents sur le burkini à la plage ou plus récemment, à la piscine de Grenoble[6], et le dernier en date, sur l’expulsion d’un imam[7]… On a donc une focalisation sur des évènements qui touchent aux vêtements et essentiellement au foulard islamique, même si les contentieux français portés jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme ont concerné des élèves sikhs à qui on refusait le turban au nom de la loi de 2004 et de la circulaire qui s’appliquait.

La vérité c’est que si l’on revient à l’histoire, chaque pays a ses racines propres. En France, la laïcité s’est construite initialement dans un combat opposant l’Église catholique et la République. Il s’agissait d’une Église catholique toute puissante, important propriétaire foncier, qui se battait avec la royauté pour le contrôle de la Nation. Et donc ce combat occupe tout le xixe siècle et monopolise l’essentiel de la discussion sur la séparation des Églises et de l’État qui donnera lieu à l’adoption de la loi de 1905[8].

Mais ce sur quoi je voudrais insister, parce que c’est à la racine de beaucoup de débats d’aujourd’hui, c’est sur le fait que la loi de 1905 est une loi de séparation des Églises, pas seulement de l’Église catholique, et de l’État. Or le débat a particulièrement porté sur un point qui peut apparaître ridicule aujourd’hui, mais qui reflète bien la focalisation toute française sur les vêtements : il s’agissait de la question du port de la soutane pour les prêtres catholiques. Un camp laïciste intégriste qui s’inspire d’Émile Combes ou de Maurice Allard va ainsi dire en substance que la religion est l’opium du peuple et que maintenant qu’on a enfin réussi à séparer les Églises et l’État, on ne va pas continuer à leur donner la possibilité de s’exprimer dans l’espace public. Les propos du député Chabert de la Drôme, lorsqu’il interpelle Aristide Briand, le rapporteur de la future loi de 1905, sont assez évocateurs : « Il est étrange, il est vraiment incompréhensible qu’un projet de loi si longuement et si mûrement étudié et, à tous égards, si remarquable, ne dise pas un mot d’une question qui a une importance extrême, capitale, le port du costume ecclésiastique[9]. » La réponse d’Aristide Briand est fortement intéressante car elle est au coeur de la laïcité : « La soutane une fois supprimée, M. Chabert peut être sûr que, si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se différencierait encore assez du veston et de la redingote pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’oeil un prêtre de tout autre citoyen[10]. »

Je ne dis pas que le débat contemporain sur le foulard islamique est exactement le même que celui de 1905, mais il est intéressant d’observer qu’on retrouve ici une sorte de genèse de la thèse implicite que la religion est une affaire privée. De façon presque caricaturale, ces questions d’expression publique ont même donné lieu à des amendements proprement stupéfiants de la majorité sénatoriale dans le débat entourant la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République[11]. Plusieurs sénateurs de la majorité, donc des membres du parti de droite les Républicains, souhaitaient interdire à tout jeune de moins de 18 ans de porter un signe ou d’avoir une tenue manifestant une expression religieuse. Vous imaginez les policiers interpellant dans la rue des individus proches de18 ans, afin de vérifier leur âge pour les laisser tranquilles s’ils sont majeurs, ou leur donner une amende de 130 euros s’ils ne le sont pas ? Comme s’ils n’avaient que cela à faire ! C’est proprement aberrant. Il y a donc bien une espèce de déviation généralisée des débats récents sur la laïcité, influencée par ceux que l’on pourrait qualifier de marabouts du laïcisme tels que Éric Zemmour, Michel Houellebecq ou Michel Onfray. Le débat en France devient de plus en plus structuré autour de l’identité, peut-être de façon plus forte encore que dans d’autres pays.

Roberto Blancarte : Dans ce contexte, est-ce que l’on peut dire que la question du prosélytisme a complètement disparu des débats ?

Jean-Louis Bianco : Pas complètement, non. Il y a un exemple qui vient illustrer cela. C’est un cas récent qui engage l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Il a voulu interdire aux parents accompagnant une sortie scolaire le port de tenues manifestant une appartenance religieuse. Monsieur Blanquer est allé plus loin en expliquant très clairement que d’une manière générale « le voile n’est pas souhaitable »[12]. Cela a déclenché des conflits là où il y en avait très peu. La règle en la matière, jusqu’alors suivie par le gouvernement, était inspirée d’une décision du Conseil d’État sur les parents accompagnateurs, rendue sur demande du Défenseur des droits, ce qui est une procédure très rare en France, en Assemblée générale du Conseil d’État. La décision stipulait clairement que le port de signes religieux par des parents accompagnateurs n’est absolument proscrit ni par la loi ni par la jurisprudence. Sauf bien sûr en cas de prosélytisme ou de volonté de créer du désordre de la part de parents accompagnateurs. Du coup, beaucoup de chefs d’établissements scolaires s’interrogent sur ce qu’est réellement la loi en la matière. Dans ce contexte, on voit donc qu’il y a nettement plus de conflits sur le terrain depuis quelques années.

Roberto Blancarte : Les débats publics que vous évoquez touchent à l’islam sur la période la plus récente. D’autres touchent au catholicisme, comme celui sur la présence de crèches de la nativité dans certains édifices publics. Qu’en est-il des femmes ? La laïcité française a-t-elle toujours été à leur avantage ?

Jean-Louis Bianco : La laïcité est loin d’avoir toujours été à l’avantage des femmes, tout comme la Révolution française d’ailleurs. Olympe de Gouges a quand même fini sur l’échafaud. Il y a bien sûr un lien entre la laïcité et la cause des femmes : Vive la laïcité ! Vive la République ! Vive l’égalité entre les femmes et les hommes ! Pourtant, le lien n’est pas vraiment fait dans la pratique sur ces questions-là. On peut évoquer le cas du droit de vote. Émile Combes, un des partisans les plus fermes d’une laïcité de combat, d’une laïcité qui conduit jusqu’à l’interdiction de toute manifestation d’appartenance religieuse, a été un virulent et efficace opposant au droit de vote des femmes. L’argument était celui selon lequel les femmes allaient systématiquement suivre ce que leur diraient leur mari ou le curé.

David Koussens : Le parcours de la laïcité reflète aussi un rapport de force politique opposant initialement des républicains de gauche et les partisans de la monarchie à droite de l’échiquier politique. Comment ces rapports de force ont-ils évolué depuis 1905 ?

Jean-Louis Bianco : Ils ont considérablement évolué, sans que cela ait été théorisé explicitement ou même débattu. À gauche et à l’extrême gauche, on observe que plusieurs politiques venant du Parti socialiste ou de la mouvance communiste ont adopté, les uns sincèrement, les autres par tactique, des postures « à la Zemmour[13] » : « On n’est plus chez nous » ; « On est envahi » ; « On n’a jamais eu autant de foulards dans la rue »… Dans ce processus, un groupe appelé le Printemps républicain a été très influent. Ce mouvement rassemble des gens qui viennent de la gauche et qui souhaitent être intransigeants sur les questions de laïcité. J’ai eu un jour quelqu’un qui m’a appelé pour me dire que dans sa commune, on avait refusé de faire un pot de départ pour le curé du village parce que ce n’était pas laïque. Les chiens de garde de la laïcité avaient estimé que cela était un enjeu central que d’interdire ce pot de départ, alors que le curé était présent depuis plus de 60 ans dans la commune et était devenu par la même un personnage central de la vie du village. Leur thèse est d’avancer que nous sommes menacés par une dérive vers une laïcité à l’anglo-saxonne, multiculturaliste, faisant l’apologie d’une pensée woke, individualiste.

Roberto Blancarte : Qu’est-ce que cela vous inspire que des partis d’extrême droite comme l’AfD en Allemagne citent en exemple le modèle de laïcité à la française dans leur programme ?

Jean-Louis Bianco : On a la même chose en France depuis quelques années, Marine Le Pen se fait la défenseure de la laïcité, en prenant un mot pour un autre. Au lieu de dire « immigré », elle va dire « musulman ». Sous couvert de laïcité, on promeut un combat fondamentalement anti-étranger, anti-travailleur immigré, et antimusulman. L’extrême droite tente de s’approprier la laïcité mais personne n’est dupe et je crois que c’est la même chose en Allemagne.

David Koussens : En 2003, le député François Baroin a remis un rapport dans lequel il demandait de « faire de la laïcité une valeur de droite » et de « s’opposer à une gauche qui s’est convertie au multiculturalisme et a perdu le combat du communautarisme ». On voit à partir de ce moment-là une réappropriation par les mouvements de droite de la laïcité comme valeur, avec des extrêmes qui s’emparent également de ce sujet. Dans ce contexte, est-ce que l’on peut dire aujourd’hui que la laïcité est une valeur de gauche ?

Jean-Louis Bianco : Oui, mais tout dépend du contenu que l’on met dans le mot laïcité. À droite, on parle de valeur, moi je parle de principes laïques. Il y a un certain nombre de politiques à gauche qui ont une position très raide sur cette question, ce qui n’est pas la tradition historique de la gauche, même s’il y a eu débat. À l’extrême gauche, vous avez des gens de Lutte Ouvrière[14] extrêmement rigide sur les questions de laïcité, comme sur d’autres d’ailleurs. Vous avez des gens du Nouveau Parti anticapitaliste[15] qui ont eu un très gros débat pour savoir s’ils auraient une candidate portant un foulard islamique aux élections régionales de 2010[16]. Le parti a tranché par la positive, ce qui est sa liberté, et qui d’ailleurs est juridiquement possible. Le Parti socialiste est divisé entre des gens du Printemps républicain et les autres. Le Parti communiste est également divisé entre de vieux militants très rigides sur ces questions et la jeune génération plus ouverte. Tous les partis sont donc divisés sur la laïcité. Mais encore une fois, le lobbying du Printemps républicain a été très fort et s’est livré à des attaques d’une rare violence contre des chercheurs comme Jean Baubérot, ou contre des responsables politiques comme moi, alors président de l’Observatoire de la laïcité, ou contre Nicolas Cadène, qui en était le rapporteur. C’est très problématique. On a là une offensive qui dispose de porte-drapeaux comme Michel Houellebecq, Michel Onfray, Alain Finkielkraut… Le problème, c’est qu’en face, il n’y a personne pour agir comme porte-drapeaux pour défendre une laïcité inclusive, respectueuse des différences, ce qui ne veut pas dire multiculturelle dans notre contexte français. Personne n’a de voix assez forte pour se faire entendre là-dessus. Il y a bien Pierre Rosanvallon. Mais ce n’est pas un spécialiste de la laïcité. On a donc un pilonnage systématique d’une puissance extraordinaire, très actif sur les réseaux sociaux, Twitter notamment. Ils ont une grande influence également dans les cabinets ministériels, dans les médias, dans tout un réseau de journalistes. C’est une position dure partagée par une partie importante de la franc-maçonnerie également. Cela donne une idée de l’influence globale de ce mouvement de lobbying.

Roberto Blancarte : Justement, quelle a été l’influence médiatique des scandales liés aux enjeux associés à la laïcité ?

Jean-Louis Bianco : Leur influence a été considérable, à cause de ce goût du buzz, du conflit, de ce qui fait du bruit. Cette course à l’audience, ce glissement global vers la droite et l’extrême droite, ont été accentués avec la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle.

David Koussens : On perçoit le climat conflictuel autour de l’enjeu laïque, ce qui est étonnant, car quand on regarde l’histoire de la laïcité française, elle est certes née du conflit, mais elle a toujours permis de le dépasser, d’apaiser la situation. Aujourd’hui, vous évoquez les mots de « pilonnage », « d’attaques ». Finalement, cette laïcité est-elle redevenue ce que le doyen Rivero qualifiait de « mot qui sent la poudre » (Rivero, 1949) ?

Jean-Louis Bianco : Cette expression est toujours juste. Simplement, il y a une différence entre le débat médiatique national et le terrain. Sur le terrain, il y a des gens qui se sont appropriés la laïcité, qui y réfléchissent. Et cela fait partie du travail qu’on a fait avec l’Observatoire de la laïcité et que l’on continue avec la Vigie de la laïcité[17]. Et cela est un progrès considérable. Quand j’étais à l’Observatoire, nous avions fait un sondage demandant notamment si un professeur d’université avait le droit de porter un signe religieux quand il enseigne à l’université. Sept personnes sur dix avaient répondu correctement à la question, avec assez peu de différences suivant leur niveau culturel et assez peu de différences selon leur appartenance religieuse. Naturellement, il y a plus de réticence du côté des musulmans qui s’explique notamment par les discriminations dont ils sont victimes. Je vois sans arrêt des élèves de quartiers dits « difficiles » et des classes essentiellement musulmanes où les jeunes lycéens en terminale me disent : « Vous êtes bien gentil de dire la laïcité, c’est l’égalité, la liberté de croire. Moi, si je mets mon nom, je ne suis pas convoqué à un entretien d’embauche. Si je suis dans la rue, je suis arrêté prioritairement par des policiers. » Donc ça, c’est la réalité qu’ils vivent, ils considèrent, non sans quelques raisons, que la laïcité devient « anti-islam ». Mais le fond du travail réalisé sur le terrain est remarquable, il y a des gens qui réfléchissent à ces questions au quotidien. C’est ce travail qu’il faut poursuivre.

David Koussens : Vous diagnostiquez ici un décalage entre le débat médiatique conflictuel et des ouvertures sur le terrain dans les milieux professionnels. Aujourd’hui, la littérature universitaire produite hors de France associe systématiquement la laïcité à ces dimensions conflictuelles, et à la seule question de l’islam. Et l’on retrouve constamment l’idée que la laïcité française serait une laïcité rigide, fermée, intolérante, liberticide. Est-ce le cas selon vous ?

Jean-Louis Bianco : Ça n’est pas le cas si la laïcité n’est pas interprétée ou utilisée en dehors du cadre législatif. Si on ne prend pas comme référence le droit, qu’est-ce que vous voulez qu’on prenne ? On ne va pas mettre en oeuvre la laïcité selon son bon vouloir. Or, le droit est très précis. Il y a une importante jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour de cassation qui fixe des limites de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas, ce que nous rappelions constamment dans le cadre de l’Observatoire de la laïcité.

Roberto Blancarte : Concernant l’Observatoire de la laïcité que vous avez présidé de 2013 à 2021, pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel il a été mis en place et le rôle qu’il a joué ?

Jean-Louis Bianco : L’Observatoire a été créé à partir de l’idée qu’un organisme indépendant devait pouvoir observer ce qui se fait concrètement sur le terrain sur les questions de laïcité afin de proposer des réponses pour résoudre les conflits de plus en plus importants qui y surgissaient. C’est une idée qui avait été émise publiquement par le président de la République Jacques Chirac. À la fin de son mandat en mars 2007, un décret avait alors été publié et signé par le Premier ministre Dominique de Villepin et le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy instituant cet Observatoire de la laïcité[18]. Le projet était alors très vague, l’Observatoire devant servir d’appui à la réflexion du gouvernement sur la question de la laïcité et produire tous les éclairages nécessaires. Toutefois, quand Nicolas Sarkozy est devenu président de la République, il a préféré mettre en place une mission laïcité, qui était alors une annexe du Haut Conseil à l’intégration, ce qui est très orienté idéologiquement. La laïcité a en effet bien d’autres fonctions que l’intégration. Puis, quand François Hollande est arrivé au pouvoir en 2012, il a décidé de remettre en place l’Observatoire de la laïcité en reprenant le même décret que celui que Chirac avait fait signer. L’Observatoire avait pour intérêt d’être une structure baroque. C’est très rare dans le système français : vous aviez à la fois des représentants de l’Assemblée nationale et du Sénat, de la majorité et de l’opposition, des représentants des principaux ministères… C’est là une extraordinaire diversité qui allait de Dounia Bouzar à Daniel Maximin, un ami d’Aimé Césaire… plus des inspecteurs de l’Éducation nationale, des conseillers d’État…

On a fabriqué des consensus à bas bruit. À part sur la question de la crèche Baby Loup[19], j’ai fait en sorte que tous les avis soient votés par consensus ou à l’unanimité, pendant huit ans. On préparait le terrain, pour que des gens puissent s’exprimer. On prenait des décisions apaisées puis les ministres en disposaient comme ils voulaient. On a dû rendre vingt-cinq ou trente avis, la moitié environ sur demande du gouvernement, l’autre en auto-saisine. Par exemple, l’Observatoire s’est autosaisi sur le cas de l’Alsace-Moselle, sur l’université… On a consulté cent vingt établissements universitaires, la conférence des présidents d’université, pour constater qu’il n’y avait que très peu de problèmes de laïcité dans les universités, notamment pas le port du voile, qui était alors l’obsession permanente dans le débat public. Dans certains cas, des professeurs ignorant le droit, ce qui est quand même curieux, ont pu exclure de leur cours des jeunes femmes portant le foulard. En revanche, on a aussi pu constater des problèmes d’appropriation des locaux par des groupuscules extrémistes, y compris extrémistes religieux. Donc on a recommandé la prudence dans la mise à disposition des locaux par les universités. J’avais eu un échange avec Manuel Valls là-dessus, premier ministre à l’époque. Mais la question de l’interdiction du port du foulard à l’université le préoccupait plus. Il est allé à la radio et à la télévision[20] se prononcer pour l’interdiction du foulard, sans avoir lu notre rapport, en précisant toutefois que cela serait difficile à mettre en place. J’ai répondu par un communiqué pour rappeler que « le Premier ministre a[vait] effectivement raison, en plus d’être inconstitutionnel, ce serait difficile à faire »[21].

David Koussens : Dans vos travaux à l’Observatoire, vous avez touché à beaucoup de domaines. Quels sont les principaux sujets sur lesquels vous avez été amené à vous prononcer ?

Jean-Louis Bianco : À peu près sur tous les sujets à vrai dire. La question du travail social, la protection judiciaire de la jeunesse, l’organisation du culte musulman, la visibilité extérieure des signes religieux. On a d’ailleurs constaté à cet égard, avec un chercheur comme Philippe Portier, une recrudescence de la visibilité des signes religieux dans presque toutes les religions. C’est vrai pour une partie des catholiques, des juifs et bien sûr des musulmans. Mais cela reste des positionnements minoritaires. On a aussi beaucoup travaillé à décrypter les sondages qui, suivant la manière dont les questions étaient posées, induisaient les réponses. Je me souviens d’un sondage particulièrement remarquable de l’IFOP, au moment où j’ai été interviewé par le rapporteur de la Commission spéciale de l’Assemblée nationale sur la laïcité, qui posait la question suivante : « Est-ce que vous trouvez qu’il faudrait que l’Observatoire soit dirigé par des personnes résolues à combattre l’intégrisme religieux ? » On parle de l’IFOP ! Ce genre de question devrait poser des problèmes déontologiques, mais là, pas du tout. Cela donne un bon aperçu de la façon dont l’Observatoire a pu être contesté.

David Koussens : Vous nous expliquez que l’Observatoire a fait un travail d’éducation et de déconstruction de représentations sociales, un travail de proposition, de conseil du politique. Comment les responsables politiques ont-ils reçu ces travaux, et comment peut-on expliquer que l’Observatoire a été à ce point attaqué ?

Jean-Louis Bianco : Dans un premier temps, nos travaux étaient bien reçus, car on proposait des solutions concrètes, appuyées sur l’état de la recherche. Nous n’avons jamais été pris en défaut sur les sujets de droit technique en huit ans d’exercice. On a même été cités par la Cour européenne des droits de l’homme et par la Cour de justice de l’Union européenne. On faisait de la médiation informelle sans faire de grands discours publics, en rapprochant des gens et en leur exposant ce qui nous paraît être la solution raisonnable. Et nous avons eu des centaines de témoignages de citoyens quand on a été remerciés : « Qu’est-ce que l’on va devenir, on n’aura plus l’Observatoire ? … » Avec la Vigie de la laïcité, c’est un rôle plus scientifique que l’on se donne et on essaye de combler un peu le vide. Donc voilà, dans un premier temps, cela s’est bien passé. Tout comme quand Emmanuel Macron est devenu président de la République, sa ligne n’étant pas celle de Manuel Valls, en tout cas dans la campagne électorale et au début de son premier quinquennat. Sauf qu’il a laissé se développer des positions radicales sur ces sujets, il a laissé le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer dire ce qu’il voulait, et peut-être même l’y a-t-il encouragé. L’Observatoire est donc très rapidement devenu la seule instance de résistance au Printemps républicain.

David Koussens : Est-ce que vous pouvez nous dire quelques mots sur la Vigie de la laïcité qui a été mise en place après l’Observatoire ?

Jean-Louis Bianco : La Vigie de la laïcité, c’est une initiative d’une quinzaine de personnes, des acteurs de terrain, des chercheurs, des élus également. On n’a pas de moyens, pas de subventions et on vit sur le militantisme de nos membres, mais on tente de faire un état des connaissances sur la laïcité, avec des chercheurs associés français ou étrangers. Et en conclusion de cela, qu’est-ce que l’on pense ? Quelles sont nos positions ? On ne pense pas tous la même chose, et on fait souvent des dossiers, on fait valoir les positions de la Vigie, comme par exemple sur la loi du 24 août 2021.

David Koussens : Si la laïcité est aujourd’hui mise à l’épreuve, s’il y a de nouveaux combats laïques à mener, quels sont-ils ?

Jean-Louis Bianco : Je crois que le combat laïque devrait être mené sur un terrain qui n’est plus directement celui de l’école. Il devrait être mené sur la mixité sociale. Casser les ghettos, favoriser le pluralisme, ce qui serait la meilleure manière de recréer du commun. Autrement dit, je ne crois pas, et je me méfie beaucoup, d’un certain catéchisme républicain qui serait diffusé par le haut. Je crois plutôt à une pédagogie par l’action. Et si l’on vit ensemble en étant différents, on a beaucoup de chance de faire des choses ensemble sur tout un ensemble de sujets, pour le climat, pour l’environnement, pour les solidarités… Mais pour se connaître et ne pas avoir une vision fantasmée de ceux qui nous entourent, il faut vivre ensemble. Ce n’est pas facile, il y en a qui y arrivent, mais pour moi, c’est la clé d’une vision contemporaine et moderne. Cela passe par le pluralisme. Or, aujourd’hui, la diversité et la mixité sociale sont très insuffisantes dans ce pays.

David Koussens : Pour terminer, reprenons le titre de votre livre, « La France est-elle laïque ? » (Bianco, 2016).

Jean-Louis Bianco : La question a été posée de manière un peu provocatrice. Certains pensent qu’elle n’est pas laïque parce qu’elle offre trop de droits aux religions. D’autres pensent qu’elle n’est pas laïque parce qu’elle est trop brutale avec les convictions religieuses. L’expertise acquise après huit années passées à présider l’Observatoire de la laïcité me conduit à dire que oui, la France est toujours laïque. Mais c’est un équilibre fragile. Cela dépend de chacune et de chacun d’entre nous. Cela ne dépend pas seulement de simples déclarations, de proclamations, de lois ou de décrets. Cela dépend de la façon dont on vit et on pratique cette laïcité. Donc, oui, la France est laïque et il ne dépend que de nous qu’elle continue de l’être.