Corps de l’article

Au cours des vingt dernières années, la construction scientifique de l’objet « laïcité » a connu plusieurs déplacements et l’on observe autant une évolution des cadres d’interprétation que des terrains à partir desquels la laïcité est étudiée.

Dans les démocraties libérales, les laïcités ont historiquement émergé de la transformation des rapports entretenus par les États avec le religieux dans sa dimension collective, c’est-à-dire des « communautés morales » unies autour d’un même « système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées » (Durkheim, 1912 : 51). Elles procédaient ainsi d’une séparation progressive et d’une autonomisation des institutions étatiques à l’égard d’Églises et de systèmes religieux souvent dominants, avec pour effet de contribuer à ce que les groupes religieux minoritaires bénéficient d’une plus grande liberté de conscience et de religion.

Longtemps, les travaux universitaires sur la laïcité ont donc mis l’accent sur l’évolution des relations entre les États et les Églises, abordant autant les processus par lesquels l’expression collective des croyances religieuses (l’exercice du culte, notamment) se trouvait garantie, que ceux participant à dissocier ce qui relevait de la sphère politique et de celle du sacré. C’est ainsi que de nombreuses recherches ont documenté comment le principe de séparation des Églises et de l’État s’incarnait dans les règles de non-reconnaissance (et par là même de non-financement) étatique des groupes religieux (p. ex. : Basdevant-Gaudemet, 2004), dans leur évincement des structures de décision politique (p. ex. : Baubérot, 2000 ; Date, 2015 ; Portier, 2018), tout comme dans leur éloignement de la gestion des institutions publiques (p. ex. : Palard, 2010 ; Amiraux et Koussens, 2014). Elles ont mis en lumière les conditions d’émergence d’une souveraineté populaire contrecarrant le traditionnel principe du caractère sacré du pouvoir (p. ex. : Blancarte, 2005 ; Perry, 2005), le plus souvent dans des contextes conflictuels (p. ex. : Champion, 1999 ; Haarscher, 1996), et ont ainsi questionné la légitimité du religieux à participer de la production d’un commun, et notamment d’une culture et de valeurs partagées par tous et toutes les citoyen.ne.s (p. ex. : Beaman, 2020).

Ensemble, les travaux réalisés dans des contextes nationaux très diversifiés ont contribué à l’émergence d’une conceptualisation sociologique de la laïcité se trouvant dans la Déclaration universelle sur la laïcité au xxie siècle[1] rédigée par trois universitaires français, canadien et mexicain (Baubérot, Milot et Blancarte) et signée par plus de 250 chercheur.se.s spécialistes de la laïcité dans 30 États différents. Cette déclaration, présentée au Sénat français le 4 décembre 2005 lors du 100e anniversaire de la Loi de séparation des Églises et de l’État, énonce plusieurs principes aux fondements de la laïcité (« respect de la liberté de conscience et de sa pratique individuelle et collective ; autonomie du politique et de la société civile à l’égard des normes religieuses et philosophiques particulières ; non-discrimination directe ou indirecte envers des êtres humains »). Elle rappelle également que de tels fondements sont identifiables dans toutes les démocraties libérales, cela, malgré des trajectoires historiques différentes. On soulignera d’ailleurs que trois ans plus tard au Québec, le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences religieuses (rapport Bouchard-Taylor) s’engage dans une analyse sociohistorique du parcours de la laïcité particulier à la province pour en déterminer des principes fondamentaux (liberté de conscience et de religion ; égalité morale des citoyens ; séparation des Églises et de l’État ; neutralité de l’État), faisant directement écho à ceux énoncés dans la Déclaration précitée. Au Québec, ces principes seront ultimement formalisés dans le dispositif juridique avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État du 16 juin 2019[2].

Dans les démocraties libérales, la laïcité s’apparente ainsi à un principe d’organisation politique qui implique que l’État soit séparé des organisations religieuses et que sa gouvernance s’exerce de façon autonome à l’égard des normativités religieuses. Neutre à l’égard des conceptions de la vie bonne présentes dans la société, il garantit la liberté de conscience et de religion à tous et toutes les citoyen.ne.s, quelles que soient leurs convictions religieuses. S’agissant bien d’un principe d’organisation politique, il n’est donc pas étonnant qu’une part très importante de la production universitaire sur la laïcité ait mis l’accent sur les structures de l’État, telle circonstance ayant certainement contribué à un tropisme favorisant l’étude des systèmes normatifs et institutionnels dans le champ des études sur la laïcité. Dans ce contexte, les travaux questionnant les fondements de la laïcité à partir de la philosophie (p. ex. : Taylor et Maclure, 2010 ; Calhoun, Juergensmeyer et VanAntwerpen, 2011 ; Laborde, 2017), tout comme ceux qui en analysent la concrétisation dans les dispositifs juridiques nationaux (p. ex. : Ferrari, 2008 ; Fallers Sullivan et Beaman, 2013 ; Hennette-Vauchez et Valentin 2014) ou internationaux (p. ex. : Shakman Hurd, 2007), sont pléthoriques. Il en est de même pour les recherches qui mettent en lumière l’évolution des relations entre les États et les Églises, ou groupes religieux, à partir d’analyses sociohistoriques (p. ex. : Baubérot, 2000, 2004 ; Blancarte, 2001 ; Milot, 2002 ; Portier, 2016) ou sociojuridiques (p. ex. : de Galembert et Koening, 2014 ; Koussens, 2023).

Le domaine de l’éducation est rapidement devenu le terrain d’étude privilégié sur la laïcité, avec une importante production documentant comment les laïcités avaient émergé d’oppositions entre l’État et des Églises qui souhaitaient garder la mainmise sur cette institution (p. ex. : Willaime, 2007)[3]. C’est le cas par exemple en Belgique où les deux guerres scolaires (1879-1884, puis 1950-1959) ont durablement marqué le parcours de la laïcité : l’éducation y est encore aujourd’hui l’un des enjeux centraux du débat politique, mais aussi des travaux universitaires sur la laïcité (p. ex. : Delgrange, 2007), ce dont témoignent les très contemporains débats sur la place de l’« éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle » (EVRAS) dans le curriculum. Pareil tropisme caractérise les études sur la laïcité au Québec, les questions relatives à l’éducation n’ayant été supplantées dans le débat laïque qu’au cours des dernières années par les controverses relatives à la visibilité des expressions de foi en islam dans la sphère publique[4]. On notera d’ailleurs qu’au Québec, près du tiers des mémoires de maîtrise et thèses de doctorat soutenus entre 1971 et 2020 (soit 45 sur 132) portaient sur la laïcisation du système scolaire, sur l’évolution de la place de l’enseignement religieux/sur le religieux dans le curriculum, ou sur les conditions d’expression des convictions religieuses dans des écoles pourtant laïques[5]. Enfin, on constate en Amérique latine qu’une littérature importante contribue encore aujourd’hui à maintenir une vigilance laïque face aux coups de boutoir que les Églises évangéliques et catholiques assènent au système d’éducation, en dénonçant fortement les contenus de programmes laïcisés.

Désormais, les recherches sur la laïcité sont amenées à déborder les champs dans lesquels elles sont longtemps restées cantonnées, cela en raison d’un double mouvement (chacun n’étant pas exclusif de l’autre).

Premièrement, les débats sur la laïcité se caractérisent aujourd’hui par l’engagement progressif de nouvelles actrices et de nouveaux acteurs, qu’il s’agisse de représentant.e.s de nouvelles confessions religieuses présentes sur le territoire (groupes évangéliques, musulmans, sikhes, etc.), de groupes féministes, d’organismes syndicaux ou de militant.e.s LGBTQ+[6]. Celles-ci et ceux-ci ne s’engagent plus nécessairement pour la défense d’une liberté réduite à sa seule dimension collective, soit la liberté de culte. Plutôt, ils et elles défendent une conception de la liberté plus individuelle pour déterminer ce qu’est une vie bonne et les moyens d’y parvenir. Et si les terrains traditionnels de la laïcité, dont l’éducation, font toujours l’objet de tensions, ces nouvelles actrices et nouveaux acteurs contribuent à déplacer le conflit sur des enjeux — éthiques, bioéthiques ou liés aux transformations de la famille contemporaine — souvent inconnus des aménagements traditionnels de la laïcité. Ces déplacements participent parfois d’une remise en question des processus de laïcisation du droit et de séparation des normativités religieuses et civiles, fragilisant les droits fondamentaux de la personne, dont les droits sexuels et reproductifs. Sur le plan de l’étude de l’objet « laïcité », ils ouvrent la voie à des analyses qui s’incarnent moins dans les seuls rapports entretenus entre les États et les religions, mais s’ancrent dans de nouvelles réalités contemporaines, et notamment dans la prise en compte de certains problèmes sociaux ou enjeux éthiques.

Deuxièmement, on constate une autonomisation certaine de la notion de laïcité dans la société civile. À la faveur des débats sur la visibilité de l’islam dans la sphère publique ou de l’activisme religieux sur des enjeux sociétaux comme le mariage entre personnes de même sexe, les questions de genre ou l’avortement, la laïcité entre plus largement dans l’usage populaire. Dès lors, elle s’émancipe des milieux politiques et universitaires pour être réappropriée par des « entrepreneurs de sens », soit des militant.e.s féministes ou LGBTQ, des syndicats, des partis politiques, voire même des groupes religieux qui la redéfinissent en fonction de leurs projets idéologique, religieux, politique ou électoral du moment. Ce faisant, ils lui associent les répertoires sémantiques les plus variés (Koussens, Mercier et Amiraux, 2020 : 11). À côté de ces « entrepreneurs de sens » se trouvent celles et ceux que l’on peut qualifier de « réceptrices » ou « récepteurs ». Il s’agit là des personnes qui mobilisent le mot « laïcité » sans pour autant promouvoir un agenda particulier, mais qui contribuent néanmoins à en redéfinir les contours (ibid.)[7].

Bref, que ce soit dans les milieux politiques, universitaires, associatifs, militants ou plus largement dans la société, la laïcité renvoie aujourd’hui à une multiplicité de significations. Certain.e.s en font une valeur à défendre, d’autres veulent la combattre ; certain.e.s y voient une philosophie, d’autres, une morale ou une « conviction de conscience », c’est-à-dire un « type de croyances ou de préférences subjectives » (Taylor et Maclure, 2010 : 93). Et l’on oppose la « laïcité ouverte » à la « laïcité fermée », la « laïcité souple » à la « laïcité rigide » ; on évoque la « laïcité républicaine » ou la « catho-laïcité », la « laïcité pluraliste » et la « laïcité radicale ». L’Église catholique va même jusqu’à évoquer l’importance d’une « saine laïcité », laissant supposer que celle-ci pourrait, a contrario, être « malade ». Ce double mouvement appelle donc à un élargissement du champ d’action de la sociologie de la laïcité : il ne s’agit plus seulement de la comprendre et de l’analyser comme un seul principe politique, mais également de s’en saisir à partir de ce qu’en perçoivent et en racontent celles et ceux qui participent au débat sur la laïcité ou contribuent, dans leur quotidien, dans leur milieu professionnel, à en promouvoir les aménagements les plus concrets.

Ce dossier vise à décloisonner les travaux sur la laïcité en confortant leur assise empirique à partir d’enquêtes de terrain réalisées auprès d’actrices et d’acteurs engagé.e.s dans les processus de laïcisation. Comment ces organismes ou ces personnes comprennent-ils la laïcité et quels vocabulaires lui associent-ils ? Comment prennent-ils position sur le projet, le mouvement et l’enjeu d’une mise à distance de la norme religieuse dans la régulation juridique et politique de la vie en société ? Au nom de quelles normes le font-ils, selon quelle hiérarchie de valeurs ? Leur participation au débat contribue-t-elle à en reconfigurer les termes, ouvrant la voie à différents modèles ?

Telles sont plusieurs des questions auxquelles ce dossier propose de réfléchir à partir d’articles qui examinent l’évolution des positionnements et stratégies de groupes d’intérêts traditionnels dans les débats laïques, à l’instar des catholiques, des protestant.e.s, ou de fonctionnaires engagé.e.s dans l’éducation publique, ainsi que l’émergence de nouvelles actrices et acteurs dans les débats laïques les plus récents, comme peuvent l’être les partis politiques populistes, les groupes féministes ou les militant.e.s LGBTQ. Chacun des textes présentés dans le numéro définit les contextes d’énonciation de ces actrices et acteurs, qui évoluent dans des cadres temporel (temps court ou long) et sociétal (micro, méso et macro) situés et informés. Ce dossier vise ainsi à contribuer à une sociologie de la laïcité qui serait attentive à la pluralité des discours sur la religion et la laïcité, et à leurs diverses médiations, juridiques et sociétales. 

La consolidation des démocraties libérales s’est accompagnée d’un renforcement des régimes de laïcité, un processus qui a caractérisé le Mexique depuis le milieu du xixe siècle. Le texte de Roberto Blancarte ouvre ce dossier en présentant un portait de l’établissement de la laïcité mexicaine à partir de l’évolution des rapports de force, alliances ou oppositions, entre les groupes confessionnels (principalement les Églises catholiques et évangéliques), les partis politiques et des groupes de défense des droits des minorités sexuelles et de genre. Il y montre que la religion et les institutions religieuses n’y sont plus que l’arrière-plan de nouveaux combats laïques qui se positionnent sur des questions de droits sexuels et reproductifs, et opposent de nouvelles actrices et de nouveaux acteurs féministes ou LGBTQ à des mouvements emprunts de populisme et se réclamant d’une défense de la moralité publique. Tel déplacement contribue à redéfinir la liberté de conscience, laquelle ne se cantonne plus à la seule liberté de choisir ses croyances, mais inclut tant pour les femmes que pour les minorités LGBTQ celle de décider de leur propre corps, identité de genre et vie affective et sexuelle.

Ces derniers enjeux sont également au coeur des débats laïques contemporains en Argentine où le cadre juridique n’a été modifié que très récemment pour légaliser l’avortement, comme en témoigne l’article présenté par Lila Aizenberg, Juan Cruz Esquivel et Juan Marco Vaggione. Dans leur texte, les autrices et auteurs présentent les groupes féministes et « Pro vie » en opposition sur la question du droit des femmes à disposer de leur corps et retracent comment s’articulent le politique, le religieux et l’avortement dans les imaginaires d’une Argentine où les institutions religieuses conservent encore une place prédominante. Ces deux premiers textes illustrent l’importance des droits sexuels et reproductifs dans les débats sur la laïcité en Amérique latine, alors même que de telles questions ne sont que très rarement (voire pas du tout) associées à la laïcité dans d’autres contextes nationaux, comme au Québec. C’est d’ailleurs l’un des arguments que présente le texte proposé par David Koussens et Thomas Windisch, pour lesquels l’ouverture du mariage civil aux conjoint.e.s de même sexe est un impensé de la laïcité québécoise. Partant de la prémisse selon laquelle les militant.e.s LGBTQ seraient ainsi des militant.e.s laïques qui s’ignorent, les auteurs présentent les résultats d’une enquête qui met en lumière comment l’évolution des rapports qu’elles et ils entretiennent avec les normativités juridiques, religieuses et sociales détermine leurs engagements militants et est révélatrice de leurs positionnements — parfois très divergents — dans les débats sur la laïcité.

Si le poids des normativités religieuses dans la société et sur les gouvernant.e.s politiques est de plus en plus faible au Québec, tant eu égard à un important processus de sécularisation qu’à la laïcisation des institutions publiques, tel n’est pas le cas au Liban où le confessionnalisme politique constitue un frein à la laïcité de l’État. Dans son article, Fatiha Kaouès montre que plusieurs organisations laïques sont pourtant à l’oeuvre et se structurent notamment autour de clubs laïques, très présents dans les universités du pays pour militer pour plus de laïcité. Si dans un tel contexte national, le projet laïque semble être l’apanage de milieux plus jeunes et progressistes, Kiyonobu Date soutient que ce n’est plus le cas au Japon. Il y révèle en effet comment les milieux politiques et intellectuels de droite et d’extrême droite se sont progressivement réapproprié une idée de la laïcité, mobilisant le shintoïsme pour contrer une stricte application du principe de séparation des Églises et de l’État, et la tradition pour limiter la portée de certains droits fondamentaux de la personne.

Les deux derniers articles présentés dans ce dossier s’attachent enfin à analyser les agencements d’actrices et d’acteurs de terrain dans le domaine de l’Éducation nationale française, d’une part, et des institutions de santé québécoises, d’autre part. Il ne s’agit donc plus là de questionner comment des « entrepreneurs de sens » se positionnement sur une question laïque dont ils souhaitent déterminer les contours, mais d’observer comment la norme de laïcité est négociée « par le bas », c’est-à-dire par les agent.e.s de l’État qui sont chargé.e.s de la mettre en application, donnant ainsi à la laïcité toute sa concrétude.

S’appuyant sur les résultats d’une enquête ethnographique, Vanille Laborde décrypte ce qu’elle qualifie de « laïcité au concret », c’est-à-dire une laïcité qui procède tout autant des représentations que des pratiques des professionnel.le.s de l’Éducation nationale française lorsqu’ils et elles mettent en oeuvre des dispositifs laïques imposés sur le plan national, mais parfois en décalage avec leurs réalités de terrain. Mobilisant plutôt la notion de « laïcité vécue », Bertrand Lavoie analyse, pour sa part, les réponses que les personnels soignants d’une salle d’urgence d’hôpital apportent aux demandes de nature religieuse exprimées par des patient.e.s. Il en diagnostique une pragmatique de la laïcité procédant d’une conciliation entre les impératifs du service (laïque) de la santé publique, les contraintes pratiques et matérielles de l’institution hospitalière et la garantie des droits de la personne.

Ce dossier se clôt enfin par une entrevue réalisée avec Jean-Louis Bianco, ancien ministre français et ancien président de l’Observatoire de la laïcité. Acteur central de la vie politique française et témoin privilégié (et engagé) de tous les débats laïques depuis plus de quarante ans, il offre son regard sur les évolutions contemporaines de la laïcité française au gré des débats et des positionnements de celles et ceux qui y participent.