Corps de l’article

1. Introduction

La prévention des risques professionnels s’est historiquement construite dans les milieux industriels. C’est notamment le cas en France (Leoni-Panier, 2012) et au Québec (Ouellet, 2003). Notre travail de recherche s’est interrogé sur l’impact de cet ancrage au regard de l’adéquation de la prévention avec certaines nouvelles formes de travail, les activités de service. Cet article s’inscrit dans un travail de thèse en ergonomie de l’activité financé par le Parcours doctoral national en Santé Travail coordonné par l’EHESP dans le cadre du Plan Santé Travail 3[1]. Il est réalisé au sein du laboratoire Environnement Ville Société et de l’université Lumière Lyon 2. Ce travail de recherche nous a demandé d’articuler des objets complexes et protéiformes – la prévention et les services – situés sur différentes échelles (macro, méso et micro). Les apports se situent donc d’une part dans les résultats, mais aussi dans le travail de conceptualisation et la méthodologie proposée.

En effet, nous avons d’abord souhaité appréhender la prévention des risques professionnels dans sa totalité et dans toute sa complexité, c’est-à-dire comme un objet qui comprend des productions scientifiques, des éléments d’ordre juridique, des pratiques d’acteurs diverses, etc. Or, si de nombreux travaux alimentent aujourd’hui les connaissances dans le domaine de la santé et sécurité au travail, ceux proposant de considérer la prévention des risques professionnels dans sa dimension conceptuelle et praxique[2] et comme un objet de recherche sont plus limités. De surcroît, ils sont ciblés sur des pans spécifiques à la manière de l’ergotoxicologie (Mohammed-Brahim & Garrigou, 2009) qui se propose de remettre en question les modèles dominants pour la prévention des risques chimiques. En outre, dans la continuité d’une action de recherche antérieure (Pueyo, Ruiz, Haettel, & Béguin, 2019), nous proposons de considérer l’existence d’un cadre de pensée et d’action générale à la prévention des risques professionnels, une « doctrine de prévention » des risques professionnels. Nous en présentons une conceptualisation originale à partir du concept de dispositif développé par Foucault (1977). Ce travail permet à la fois de penser la prévention dans sa globalité, de fournir des repères sur les mécanismes qui articulent ses différents composants et d’inscrire nos réflexions en lien avec le savoir et le pouvoir. Nos résultats ont notamment abouti à l’identification d’un point spécifique de la doctrine de prévention qui se trouve réinterrogé par les activités de service : la subordination. La première partie de cet article vise ainsi à présenter ce travail de conceptualisation et à rappeler les liens qu’entretiennent la prévention des risques professionnels et la subordination en France.

Les activités de service recouvrant une grande diversité de situation, nous exposerons dans un second temps notre caractérisation de ce type d’activité. En raison de cette diversité, nous avons construit une méthodologie comparative à partir de trois terrains : une activité de médiation sociale, qui représente le terrain principal, une activité de préparation des cytotoxiques en pharmacie hospitalière et la gestion d’un jardin partagé par un centre social. Toutefois, du fait de l’approche située que nous avons développée, chaque terrain a mobilisé des spécificités méthodologiques liées aux problématiques de santé et de sécurité rencontrées par les milieux de travail. De plus, même si la subordination s’est présentée comme un élément transversal, dans un souci de clarté, nous nous limitons à présenter dans la troisième partie de cet article le terrain de médiation sociale et la méthodologie associée. La quatrième partie de cet article présente les résultats, ce qui nous permet ensuite de développer la dissonance de cette activité servicielle avec la subordination et le modèle du pouvoir véhiculé par la doctrine de prévention.

2. La doctrine de prévention : un dispositif

2.1 Conceptualisation de la doctrine de prévention

Le concept de doctrine de prévention renvoie en substance à un ensemble de principes et d’énoncés traduisant une certaine conception de la prévention, de l’humain, du travail et s’accompagnant de modèles de pensée et de règles de conduite et d’action (Pueyo et al., 2019). Le choix du terme de doctrine, originellement mobilisé dans le champ religieux, trouve un certain écho dans de nombreux travaux qui associent ce champ lexical à la prévention des risques professionnels. Davezies (1993) a établi un premier rapprochement en considérant que les acteurs de la prévention inscrivent leurs actions dans une « éthique de la conviction » à rationalité axiologique (Weber, 1963) en opposition à une rationalité praxique (Hottois, 1996) qui se fonde sur le résultat obtenu. Davezies (ibid) approfondira ce point en soulignant que c’est dans les textes législatifs que le préventeur trouve sa légitimité, puisque ce sont eux qui constituent le socle de valeurs sur lequel il s’appuie : « Dans nos sociétés, la définition de ce qui est juste relève de l’accord entre les personnes. À l’échelle de la société, il relève du compromis social formalisé dans la loi. » (np.). Autrement dit, cet auteur effectue un rapprochement entre le prêche exercé dans le domaine religieux et l’action en prévention ; le prêcheur détient la vérité – une vérité qui dans le cas de la prévention se situe dans la loi – et il diffuse cette vérité. Ce qu’il développe ne peut donc pas faire l’objet de négociation ou d’ajustement : il a raison. Si ses interlocuteurs sont en désaccord avec lui, cela remet en question son argumentation, voire l’intelligence de ces derniers, mais pas le fond de son propos qui, lui, est exact.

En parallèle, l’émergence du concept de risque comme résultante d’une dissociation de l’accident et de la punition divine (Kermisch, 2011) et l’identification de mythes dans le champ de la sécurité (Besnard & Hollnagel, 2014) constituent autant de liens établis entre religion et prévention. Dekker (2018) ira plus loin dans l’association en considérant la prévention comme « une nouvelle religion »[3]. En effet, pour cet auteur, « les sciences et les institutions laïques ont capté ce que la religion ne pouvait plus rassembler de manière crédible : l’explication et la maîtrise présumée du malheur humain » 2 (p.195). Il appuie notamment son argumentaire sur l’existence d’instruction morale, la référence à des valeurs plutôt qu’à des éléments empiriques, et l’existence de mythes, rituels et profession de foi.

Nous nous inscrivons dans la continuité de ces travaux et mobilisons le terme de doctrine de prévention pour :

  • Signifier l’existence de ce cadre composite et protéiforme qui véhicule également des éléments de nature implicite qui orientent la manière de penser et d’agir en prévention.

  • Souligner la place qu’y occupent les dimensions juridiques comme valeurs et fondement à l’action. Notre travail de recherche ayant été effectué en France, nous nous basons sur la législation française en matière de santé et de sécurité au travail en ce qui a trait à ces dimensions.

  • Énoncer la place qu’occupe le fait de convaincre dans l’action des professionnels de la prévention.

Toutefois, il nous est apparu utile de l’enrichir par l’usage du concept de « dispositif » (1977) emprunté à la pensée de Foucault.

Le dispositif est tout d’abord « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (Foucault, 1977, p. 299). Ce point de définition ne permet pas d’identifier le contenu d’un dispositif, mais il en pose deux caractéristiques ontologiques : la diversité et la systémie de ses éléments. Le dispositif « inclut virtuellement chaque chose » (Agamben, 2006, p. 26), à la fois des composants immatériels, mais également matériels (Lafleur, 2015) qui vont fonctionner entre eux ; Foucault parlera ici de « jeu ».

Le dispositif est également une « formation, qui, à un moment historique donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence » (Foucault, 1977, p. 299). Il apparaît dans un contexte spécifique, en réponse à un problème donné. De ce fait, on peut identifier son origine, à la fois temporelle et fonctionnelle. Fonctionnel, car étant la réponse à une urgence, il poursuit un but. Foucault (ibid.) évoque une « fonction stratégique dominante ». Cette caractéristique apporte deux dimensions au dispositif : d’une part, le lien avec le savoir et d’autre part, le lien avec le pouvoir. Foucault (1977, p. 300) développe ce point : « le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés par eux ». Pour Vuillemin (2012), il est de ce fait une table d’opération, une forme de grille de lecture ; il donne une orientation cohérente et découpe un champ. Par extension, il relève aussi du contrôle, du pouvoir, en orientant la production de connaissances et plus généralement les manières de penser et d’agir. Agamben (2006) parle d’asservissement docile et de contrôle sans violence, tandis que pour Lafleur (2015), le dispositif sert à évaluer, mesurer et isoler dans une logique de domination.

Qualifier la doctrine de prévention de dispositif nous permet donc tout d’abord de l’enrichir des dimensions matérielles qui, de notre point de vue, en sont des composantes essentielles ; elles conditionnent les manières de faire, penser, agir et « cristallisent » (Béguin, 2009) les représentations des personnes qui les construisent. Cela nous permet également de rappeler sa genèse et par extension son orientation stratégique : la doctrine de prévention française a émergé à la moitié du XIXe siècle devant l’urgence que représentait l’état des populations ouvrières. Il ne s’agit pas ici de nier l’existence d’évolution depuis, mais plutôt de souligner son ancrage dans un régime sociohistorique industriel qui la marque encore aujourd’hui.

Cela nous donne également l’occasion de poser le cadre conceptuel à partir duquel nous appréhendons le savoir, le pouvoir et les rapports que ces objets entretiennent. De plus, les mécanismes d’isolement, de mesure – liés à la discipline – identifiés par les auteurs s’avèrent d’autant plus significatifs au regard de l’un des éléments sur lequel repose la doctrine de prévention : la subordination.

2.2 L’un des éléments structurants de la doctrine de prévention : la subordination

Définie comme le droit de l’employeur à donner des directives, à en contrôler l’exécution et à en sanctionner les manquements en droit français[4], la subordination pourrait sembler relativement éloignée de la question qui nous occupe. Toutefois, la prévention et la subordination sont intrinsèquement liées dans l’économie du contrat de travail, « c’est en raison du rapport à la subordination que l’employeur est tenu de l’obligation de sécurité. Cette obligation constitue le pendant, la contrepartie de la subordination » (Benbouaziz, 2011, p. 57). En effet, là où le travailleur se doit de mettre à disposition sa force de travail tout en respectant les consignes de l’employeur, ce dernier doit exercer son pouvoir de direction dans le respect de l’intégrité physique et morale du travailleur. De ce fait, la subordination est la « raison d’être » de la prévention. Plusieurs critiques sont aujourd’hui adressées à ce modèle, principalement en raison du développement des plateformes[5] ; l’augmentation du nombre de travailleurs non salariés et donc non subordonnés représente une hausse directe du nombre de travailleurs exclus du champ de la prévention. Par exemple, dans le domaine juridique, Lokiec (2019) souligne le décalage qui peut exister entre ce modèle et les nouvelles formes de travail et invite ainsi à abandonner le concept de subordination pour penser la relation de travail à partir du contrôle.

3. Les spécificités des activités de service

Dans la lignée de nombreux auteurs français, nous n’employons pas le terme de service tel que défini dans la classification sectorielle proposée par l’Institut National de la Statistique et des Études Economiques[6]. En effet, celle-ci est faite « sur la base d’un critère qui instruit le niveau d’homogénéité des produits ou des services, mais qui fait abstraction des conditions de leur production, c’est-à-dire de l’exercice du travail réel » (du Tertre, 2005, p. 38). Si ce qui produit est un point important dans la caractérisation d’une activité de service, deux autres éléments participent de les identifier :

  • la « configuration productive » (du Tertre, 2013) qui correspond à « cette combinaison d’un collectif de travail, d’une organisation et de ressources qui agit sous contraintes de temps et de valorisation » (ibid. p105)

  • la relation de service.

Du Tertre identifie huit types de configuration, dont la « configuration de services immatériels et relationnels » (2013). L’une de ses caractéristiques est un impact au-delà du bénéficiaire lui-même, sous forme de réseau. Cet élément s’avère particulièrement présent dans les activités de service relevant du secteur du social telles que la médiation.

Quant à la relation de service, elle renvoie en premier lieu à un point de vue interactionniste (Goffman, 1974). Celle-ci a fait l’objet de plusieurs travaux visant à caractériser le contenu des échanges (Cerf & Falzon, 2005) ou les registres dans lesquels se déroule l’interaction ; ils peuvent aller de la coopération au conflit (Caroly & Weill-Fassina, 2007). L’ensemble de ces recherches mettent en avant la part active de l’usager dans la production du service, évoquant alors la coproduction, un élément de différenciation fort du service au regard de l’industrie.

Mais le terme relation de service renvoie également à la construction du rapport dans le temps long (Petit, 2005), car les relations de service « ne se limitent pas aux moments forts que constituent souvent les épisodes de face-à-face, de discussion directe. Elles peuvent dans certains cas exister et être étudiées en tant que relations durables » (Gadrey, 1994, p. 384). Or, parler de relation durable fait référence à la fois au lien qui unit un seul et même travailleur avec un usager, mais également à la dimension collective qu’impliquent ces différentes interactions, qui ne se réaliseront que rarement avec le même interlocuteur. À l’intérieur de la structure se construit alors ce que certains auteurs qualifient de « collectif transverse et transactionnel » (Poret, 2015), c’est-à-dire une pluralité d’acteurs, potentiellement de métiers différents et dans des temps différents, qui concourent à la production du service et forment une « chaîne de coopération » (Zarifian, 2013). Cette dimension collective peut également déborder le cadre de la structure, c’est ce que montre l’exemple du conseiller funéraire et de sa compétence d’orchestration (Caroly & Trompette, 2006). Sans qu’il s’agisse nécessairement d’un collectif de travail, ce rôle d’intermédiaire ou d’interface avec de nombreux acteurs représente ainsi une caractéristique majeure des situations de service.

4. La médiation sociale

4.1. Présentation de l’activité

Le terme de médiation sociale est employé pour parler d’activités visant la création ou réparation du lien social, ou la prévention des conflits (Comité interministériel des villes, 2001). Ces termes relativement génériques recouvrent dans la réalité une grande diversité d’activités et placent la médiation sociale dans le champ du « care » entendu comme une activité « qui consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres - travail domestique, de soins, d’éducation, de soutien ou d’assistance » (Molinier, Laugier, & Paperman, 2009, p. 11). Nous formulons cette précision pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette étude a été réalisée en adoptant un point de vue émique, et qualifier un métier comme relevant du care, c’est mobiliser un concept qui fait écho « pour de nombreux professionnels du soin et de l’assistance qui cherchent à faire formaliser et à faire comprendre la part la moins technique de leur travail, souvent celle qui s’avère la plus importante à leurs yeux : l’attention, la présence, l’accueil, l’écoute… » (Molinier, 2020, p. 32) et c’est bien ce qui est le coeur de l’activité pour les médiatrices : l’accueil, l’écoute, la bienveillance et l’absence de jugement envers les usagers. Ensuite, l’association offre également un service d’insertion à ses salariées qui se traduit par des contrats courts, un accompagnement dans la construction du parcours professionnel et un soin tout particulier au développement et à la valorisation des compétences des médiatrices. Car, comme dans la majorité des métiers liés au care, les travailleuses de la structure sont majoritairement des femmes « pour l’essentiel en bas de l’échelle sociale » (Molinier, 2020, p. 36), « le plus souvent représentées par des femmes Noires ou Arabes » (Adelaide Nascimento, 2019, p. 129). Afin de ne pas invisibiliser ces caractéristiques dans notre écriture, nous emploierons le féminin pour parler des travailleuses, médiatrices et salariées, qui ont accepté de nous aider à produire ces résultats, et ce, malgré la présence de quelques médiateurs.

Le terrain auprès duquel a été réalisée l’étude est l’association PIMMS Métropole de Lyon dont les effectifs fluctuent entre 50 et 60 salariées. Son financement repose sur un modèle mixte mêlant financement public et subventions par certains services qui sont également membres du conseil d’administration et à l’origine de la création de l’association en 1995.

Le PIMMS propose un éventail de prestations extrêmement vastes qui peut être découpé en deux catégories en fonction de l’origine de la demande : d’une part, celles provenant des services publics et privés partenaires et d’autre part, celles impulsées par les usagers. Cette catégorisation se retrouve dans l’organisation des équipes, avec respectivement le terrain et les sites.

L’équipe terrain réalise ses missions à la demande des services. La majorité de celles-ci impliquent de se déplacer physiquement dans des lieux publics pour réaliser de l’information et de la sensibilisation (port du masque dans les marchés, sécurité aux abords des voies ferrées dans les gares, etc.) ou de l’assistance (aide à l’usage des machines dans les bureaux postaux). Les médiatrices peuvent aussi être amenées à se déplacer au domicile des usagers afin de déposer des avis de coupure (électricité). Une journée par semaine, elles réalisent également une activité dite de phoning : elles contactent les usagers en retard de paiement pour le compte de différents services (eau, électricité) afin de les aider à mettre en place un échéancier.

Les équipes sur sites prennent quant à elles en charge l’accueil des usagers dans la réalisation de leurs démarches administratives. Cela peut les amener à remplir un formulaire, à prendre un rendez-vous avec un organisme, à faire la lecture de courrier, à téléphoner à un service, etc. La gamme des services pouvant faire l’objet d’une médiation recouvre ainsi tous les plans de la vie quotidienne des usagers (eau, électricité, emploi, impôts, éducation, téléphonie, etc.). Elles gèrent également les ateliers numériques, un service récemment mis en place par l’association et qui vise à enseigner les bases de l’informatique aux usagers, ce qui inclut la manipulation de la souris et du clavier, la rédaction de courriels, la prise de contact avec les divers services publics et privés, etc. Si cette offre peut sembler déconnectée du reste de l’activité, elle s’explique en réalité par la dématérialisation croissante des services. Cette dernière est souvent présentée comme permettant la simplification des démarches et l’accès aux services.

Enfin, il est à noter qu’en plus des médiatrices, les équipes sur site sont constituées de services civiques, des travailleuses de 16 à 25 ans qui choisissent de s’engager volontairement dans une mission d’intérêt général pour une durée de 6 à 12 mois auprès d’une association. L’article L120-7 du Code du service national énonce spécifiquement que le contrat qui les lie à la structure « organise une collaboration exclusive de tout lien de subordination » avec l’organisme qui l’accueille ; l’employeur, du point de vue de la prévention, n’est donc pas l’association.

4.2. Méthodologie

Notre travail de recherche s’est articulé en réponse à deux demandes de l’association. La première concernait le déménagement de l’un des sites et de l’équipe terrain dans un nouvel établissement. La seconde portait sur la mise en place de séance d’analyse de la pratique[7].

Le suivi de la structure s’est déroulé sur une période d’un an, de juin 2020 à juin 2021, en mobilisant des démarches d’analyse ergonomique du travail (Guérin, Laville, Daniellou, & Duraffourg, 1991). L’ergonomie a posé dès son origine qu’il y a toujours plus dans le travail réel que dans la tâche prescrite : l’activité de travail réfère en effet moins à la tâche et à sa prescription qu’à certaines dimensions objectives des situations qui devront être interprétées, analysées, voire conceptualisées par le travailleur pour réussir l’action (Leplat, 1997). Afin de pouvoir être au plus près de l’expérience des travailleurs, la méthode privilégiée est alors l’observation en situation. Les entretiens, formels et informels, viennent enrichir les données recueillies, tout particulièrement sur les dimensions subjectives.

Le travail d’analyse s’est principalement centré sur l’activité sur site avec 94 heures d’observation réparties sur l’année et la réalisation de 3 entretiens semi-directifs. 22 personnes ont participé à l’étude : 14 médiatrices, 2 responsables de site et 6 services civiques. Le traitement des données obtenues a été réalisé en mobilisant le cadre conceptuel de la didactique professionnelle (Pastré, 2011). Au croisement de trois courants théoriques, soit « la psychologie du développement, l’ergonomie cognitive et la didactique » (Pastré, Mayen, & Vergnaud, 2006, p. 145), la didactique a développé une réflexion originale sur le rapport entre savoir et action, réflexion marquée à la fois par le lien avec l’activité de travail et les théories de la conceptualisation pour l’action dans la lignée des travaux de Piaget (1973) et Vergnaud (1985). L’un des apports majeurs de ces théories est l’existence de « schème » qui peut être défini succinctement comme une organisation invariante de l’activité pour une classe de situation donnée ; ils sont une structuration de l’action relativement générique qui peut être reproduite pour deux situations d’une même famille (Vergnaud, 2011). Ils peuvent également être de plusieurs niveaux hiérarchiques (ibid.).

Les entretiens réalisés ont été spécifiquement orientés sur les classes de situations rencontrées par les travailleuses et devaient permettre de les coproduire avec elles. Notre objectif au travers de la didactique était :

  • D’appréhender les situations du point de vue des professionnelles, en cohérence avec la conceptualisation qu’elles établissent lors de leur activité.

  • De faciliter l’identification des caractéristiques servicielles et ce qu’elles induisaient pour les travailleuses tout en facilitant la catégorisation de la diversité inhérente aux activités servicielles.

  • De permettre la comparaison entre les différentes structures par le biais de la comparaison des situations et des caractéristiques qui les composaient[8].

Ces données ont ensuite eu plusieurs usages. D’un point de vue finalisé, elles ont alimenté une restitution sur l’usage de l’espace par les travailleuses auprès de la direction. Elles ont également permis de construire une séance d’analyse de la pratique à partir de récits de médiation prenant pour thématique la gestion de la relation[9]. En plus de répondre à la demande de l’association, l’objectif était ici de participer de la constitution du « monde professionnel » qui peut être défini succinctement comme « un ensemble d’arrière-plans conceptuels, axiologiques et praxiques qui forment système avec l’objet de l’action » (Béguin, 2010, p. 72), celui-ci formant alors une ressource cognitive pour les travailleuses dans la résolution des situations auxquelles elles sont confrontées.

Du point de vue de notre travail de recherche, ces données sur l’activité :

  • Apportent une connaissance sur l’activité réelle des travailleuses que nous avons pu directement confronter à la part de la doctrine identifiable dans les productions de références existantes dans le domaine de la prévention (droit du travail, documents produits par les organismes de référence tels que l’INRS, articles scientifiques, etc.).

  • Ont permis d’alimenter un temps d’échanges avec les professionnels de la prévention qui suivent la structure : un médecin du travail, une infirmière du travail et un interne en médecine du travail. L’objectif était de recueillir des éléments sur la doctrine de prévention à une échelle plus proche des situations de travail.

En complément, 14 heures d’observation combinées à des entretiens informels ont été réalisées sur l’activité de phoning, dans la perspective de répondre à la demande de déménagement. Les données coproduites ont permis d’alimenter un groupe de travail avec le responsable de l’équipe, la référente technique, 4 médiatrices, la médecin du travail et l’infirmière du travail suivant la structure. Ce groupe de travail a également été conduit en mobilisant le modèle des mondes professionnels (Béguin, 2010). Cependant, il s’agissait ici de considérer le rapport entre deux mondes professionnels distincts, d’une part les travailleuses de la structure, d’autre part les spécialistes de la prévention. Le but était alors de permettre d’établir un dialogue entre ces deux mondes dans la lignée des travaux sur « les objets intermédiaires de prévention » (Judon, 2017) à partir d’un « objet frontière » (Star, 2010; Star & Griesemer, 1989) de prévention. Celui-ci prenait la forme d’une maquette volumétrique (Fig. 1) qui devait permettre à l’ensemble des acteurs de projeter leurs propres représentations. Cela s’est traduit en pratique par l’intégration des éléments qui nous paraissaient essentiels pour les acteurs de la prévention dans le cadre d’un travail sur les espaces, par exemple la position des fenêtres pour la luminosité sur les postes, la position des prises électriques ou les distances et surfaces des espaces.

Fig. 1

Maquette volumétrique utilisée comme objet frontière

Maquette volumétrique utilisée comme objet frontière

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Les échanges au cours du groupe de travail ont été enregistrés, permettant ainsi d’identifier des éléments de doctrine mobilisés dans l’action des préventrices, et articulés avec le réel de l’activité porté par les travailleuses et nos observations préalables.

5. Présentation des éléments d’analyse

5.1. L’activité de médiation sociale

Nos observations montrent d’abord que les services civiques participent activement à l’activité de la structure dans le cadre de la médiation sur site. En effet, fréquemment placées à l’accueil, elles posent les bases de la relation de service qui se construit avec l’ensemble des autres acteurs de la structure. Une mauvaise gestion de la relation à ce stade peut ainsi être source de conflits, qui seront alors pris en charge par les médiatrices. De plus, leur travail n’est pas uniquement cantonné à l’accueil, malgré ce que prévoit le cadre prescriptif : si les services civiques le souhaitent et qu’une relation de confiance s’est construite avec les médiatrices, elles peuvent être amenées à réaliser les médiations. Cette éventualité se présente d’autant plus fréquemment en cas de médiation urgente, ou lors de médiation jugée plus simple. Cette porosité est vécue positivement par les médiatrices et services civiques qui sont heureux de pouvoir varier leur activité et de bénéficier de souplesse dans la gestion de la charge de travail entre les postes ; elle est de ce fait tolérée en pratique par l’encadrement et la direction. Les services civiques travaillent donc au quotidien au même titre que les médiatrices dans le respect du cadre posé par l’association. Toutefois, ces dernières ont un temps de travail inférieur qui peut conduire certains responsables à privilégier leur participation aux temps productifs au détriment de ceux de régulation. Un conflit entre une médiatrice et un service civique a été constaté pendant nos observations ; les échanges et entretiens que nous avons eus par la suite nous ont permis d’identifier qu’il prend racine dans les diversités de pratique de gestion de la relation entre les deux professionnels[10].

Concernant l’activité en elle-même, nous avons identifié avec les médiatrices 7 classes de situations pour l’activité sur site : l’orientation, la médiation numérique, la vente, la gestion de la relation, la gestion de l’interne, la gestion des stagiaires, les ateliers numériques et la médiation. Cette dernière peut être subdivisée en trois sous-classes de situations qui représentent plutôt des déclinaisons spécifiques de la médiation et se différencient principalement par l’engagement émotionnel et la complexité cognitive qu’elles peuvent exiger : « la médiation administrative », « la médiation de négociation » et « la médiation sociale ».

Nos analyses nous ont également permis d’identifier qu’une part importante des déterminants de l’activité sont externes à la structure. Cela est particulièrement vrai pour trois classes de situations :

  • L’orientation, c’est-à-dire la catégorisation de la demande de l’usager pour lui permettre de rentrer dans le cadre de l’offre de service de l’établissement, ou l’orienter vers un établissement adapté.

  • La médiation de négociation qui place la médiatrice en situation d’intermédiaire entre l’usager et le service et induit une gestion simultanée des deux interlocuteurs.

  • La médiation sociale qui se caractérise par la situation de détresse de l’usager. Plus sollicitante sur le plan émotionnel pour la médiatrice, elle lui demandera également plus d’investissement du point de vue du travail, du temps ou de la complexité, puisqu’elle impliquera à la fois de résoudre le problème de l’usager, de gérer les émotions afférentes à la situation et de mettre en place un suivi qui mobilisera parfois d’autres interlocuteurs.

Dans ces trois classes de situations, les médiatrices travaillent à partir d’un « réseau ». Ce terme, employé par les travailleuses, désigne un « concept pragmatique » (Samurçay & Pastré, 1995), c’est-à-dire un concept qui émerge dans le cadre de l’activité et qui se construit au regard de sa dimension finalisée. Le concept de réseau recouvre les acteurs du social et solidaire et l’ensemble des services du territoire où se situe le site de médiation. Il inclut le moyen à privilégier pour les contacter, l’accès par le biais des transports en commun et du périmètre fonctionnel de l’ensemble des acteurs. Le réseau pouvant évoluer – notamment en période de COVID-19 –, il est dynamique et est actualisé au quotidien par les échanges avec les usagers et avec les autres médiatrices. Il comprend également les dynamiques collectives que les acteurs entretiennent avec ces structures, pouvant aller de la collaboration à une absence de lien. La possibilité de construire une collaboration et d’avoir des échanges représente une variable essentielle pour les médiatrices et un facilitateur important de leur activité. De manière générale, cela leur évite de transmettre des informations erronées aux usagers, ce qui peut être source de tension et de conflit. Cela participe également de la possibilité de répondre à la demande de l’usager et donc d’« aider l’autre »[11].

Cette construction cognitive qu’effectuent les médiatrices reflète plus globalement l’impact que peuvent avoir des éléments extérieurs sur leur activité. Par exemple, dans le cadre d’interaction directe, comme la situation de négociation, le comportement de l’agent au téléphone peut influer directement sur la médiation en cours, nous avons notamment constaté à plusieurs reprises que les difficultés de communication de certains usagers peuvent induire un changement de comportement de la part des agents, tel qu’un ton plus sec lorsque l’usager prend directement la parole. Un problème dans la résolution du dossier à l’échelle du service peut aussi constituer une source de frustration chez l’usager. Les émotions que cela peut susciter influenceront alors directement son comportement. Dans le cas le plus extrême que nous avons constaté, ce changement de ton combiné à l’impossibilité de résoudre le problème lié à son dossier a généré de la colère chez l’usager, colère qui s’est reportée sur la médiatrice et a donné lieu à des violences verbales. On notera également que les éléments externes peuvent affecter directement la santé mentale des médiatrices ; par exemple la réponse apportée par le service peut être en désaccord avec les valeurs de la médiatrice, qui rencontre alors un conflit éthique lorsqu’elle doit en informer l’usager.

Cette situation d’intermédiaire est également présente dans le cadre l’activité de phoning où ce sont cette fois les marges de manoeuvre laissées par les services dans la négociation avec l’usager qui pourront représenter une source de difficulté pour les médiatrices. Lors de cette étape, la médiatrice ne dispose que de certaines informations sur le dossier et doit ensuite appeler le service pour valider l’échéancier proposé. Cette mise en place peut impliquer plusieurs appels avec l’usager et le service et alors engendrer de l’agacement et de la frustration pour les médiatrices. En effet, lorsque l’échéancier coconstruit avec l’usager au vu des informations disponibles se voit refuser par le service, elle doit revenir vers l’usager pour expliquer ce refus. Il devient alors difficile de trouver un nouvel accord avec ce dernier, la confiance étant rompue.

Enfin, dans le cadre de la classe de situation d’orientation, les services affectent directement la charge de travail des médiatrices. On citera ici l’exemple de la Préfecture qui oriente fréquemment ses usagers vers l’association. Cette réorientation n’est pas toujours faite en cohérence avec les capacités d’action des médiatrices qui, en étant extérieures aux services, ne peuvent pas réaliser certaines opérations, notamment en l’absence de possibilité de contact avec lesdits services. Cela les conduit alors à renvoyer les usagers vers les services, et par extension à devoir gérer leur colère engendrée par l’incohérence des réponses fournies. De manière systémique, la fermeture des accueils physiques de nombreux services publics à la suite du premier confinement en France a induit une augmentation des personnes ayant besoin d’une médiation dans le cadre de leurs démarches administratives, renforçant d’autant cette problématique.

Lorsque nous avons abordé ces points avec la direction, nous avons constaté que le degré d’interaction entre cette dernière et les différents services était relativement variable ; elle peut se trouver dans une position allant de la négociation – la plus favorable et qui concerne les services présents au conseil d’administration – à une absence de lien comme c’est le cas avec la Préfecture[12].

Dans le cadre de l’activité sur site, nous avons également constaté que la situation évolue en permanence, conduisant les différentes médiatrices et services civiques à changer de poste en fonction des besoins. Une médiation particulièrement urgente, telle qu’un risque de coupure d’électricité, peut ainsi conduire la personne responsable de l’accueil (services civiques inclus), à réaliser la médiation alors même qu’elle se situe au poste d’accueil (Fig. 2). Le flux induit également des variations continues dans la répartition des travailleuses à l’accueil et dans l’activité qui y est réalisée : un faible nombre d’usagers conduit les travailleuses à y effectuer directement des médiations sans rendez-vous, là où un flux important peut induire le renfort d’une médiatrice affectée à un poste de médiation, parfois alors même qu’elle est déjà impliquée dans une autre médiation. Plus largement, la complexité de l’activité peut générer des renforts et collaborations entre les différentes travailleuses. L’activité à un poste évolue donc en fonction des demandes, des usagers et des flux.

Fig. 2

Médiation réalisée à un poste d’accueil

Médiation réalisée à un poste d’accueil

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Nos observations montrent également que le bénéficiaire est considéré par les médiatrices comme un individu à part entière avec qui elles vont coconstruire la médiation. Elles cherchent ainsi fréquemment à le faire participer au maximum, l’objectif idéal poursuivi étant son autonomisation dans les démarches. On observe ici une tension avec la doctrine de prévention qui l’appréhende comme un risque.[13] Cela n’exclut pas les situations de violence ; cependant, la gestion des tensions relève pour les médiatrices du périmètre de leur fonction et fait partie de l’essence même du métier de médiation.

La relation de service se jouant dans l’interaction, elle est également influencée par l’ensemble des rapports sociaux tels que ceux de race ou de genre et plus globalement par l’histoire des protagonistes. C’est ainsi que nous avons pu observer une grande diversité de pratiques et qu’un même cas de violence verbale de la part d’un usager a été perçu comme acceptable par une médiatrice et le responsable du site, qui l’ont associé à leurs propres expériences du racisme, alors que la médiatrice victime de ses violences les a associées à de la misogynie de la part de l’usager[14]. Ces différences dans l’interprétation de l’origine des violences ont engendré des réactions antagonistes ; celles et ceux l’associant au racisme souhaitaient que le bénéficiaire puisse être reçu à un autre rendez-vous, là où la perception d’un comportement misogyne amenait à une logique de refus de tout autre rendez-vous. Ces divergences ont provoqué des tensions au sein du collectif, et renforcé l’expérience négative que représentaient ces violences pour la médiatrice qui en a été victime.

Enfin, ce travail de recherche ayant été effectué à la sortie du premier confinement en France, différentes mesures avaient été mises en place par la structure : port du masque, plexiglas, attente des usagers à l’extérieur, accueil des usagers réalisé par la fenêtre (Fig. 3), désinfection des mains à l’entrée, maintien de la distanciation sociale, nettoyage des surfaces, etc.

Fig. 3

Accueil des usagers sans rendez-vous par les fenêtres de l’établissement

Accueil des usagers sans rendez-vous par les fenêtres de l’établissement

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Bien que ces mesures présentent des avantages, tels que la réduction de l’exposition à la COVID-19 et des espaces de travail moins bruyants, elles viennent également augmenter la charge de travail des médiatrices (rappels des règles auprès des usagers, nettoyages des surfaces, etc.). De plus, elles peuvent également venir dégrader la relation de service, et augmenter ainsi le risque de conflit et de tension avec l’usager. L’ensemble de ces mesures avait été validé avec le service de santé au travail avant la réouverture des sites.

5.2. L’activité de phoning et les échanges avec les professionnelles de la prévention

Les observations ont permis d’identifier avec les travailleuses des éléments significatifs au regard de la coactivité. En effet, cette dernière peut générer une gêne prévisible lorsque le nombre de médiatrices est trop élevé eu égard de l’espace global. Cependant, les dimensions collectives entre les travailleuses relèvent également de la coopération, de l’entraide, du développement des compétences et de la qualité de la relation de service. Elles permettent ainsi parfois de réaliser une médiation téléphonique à deux du fait d’une complexité spécifique, de fournir des informations à une autre médiatrice sur la médiation en cours, ou à l’inverse d’en demander. Entendre les autres médiations réalisées au téléphone permet également aux médiatrices de développer de nouvelles stratégies en observant les manières de faire de leurs collègues. Enfin, ces écoutes représentent également une stratégie de gestion de l’ennui lors de l’attente auprès des standards téléphoniques des services, participant ainsi de leur bien-être.

Dans le cadre des échanges autour de la maquette volumétrique, les dimensions portées par les professionnelles de la prévention montrent une représentation par le risque au poste de travail, tout particulièrement le bruit, mais également via la surface par poste et les distances à maintenir entre chacun. Plus globalement, l’activité est pensée par les préventrices principalement sous l’angle de la coactivité et uniquement des problématiques que cette dernière peut générer.

De manière générale, le poste de travail a été une référence fréquemment mobilisée par les professionnelles du service de santé, lors de ce travail sur maquette volumétrique, mais également lors de la présentation de l’accompagnement que nous avons effectué auprès d’elles. Cette référence pouvait concerner leur propre travail d’étude de poste, le poste spatial occupé par les médiatrices ou la fiche de poste. Cette dernière a été abordée à la fois comme un document ressource de leur propre activité, mais également comme un document de prescription de l’activité des médiatrices.

6. La subordination : un dispositif juridique remis en question par l’activité de médiation

L’exclusion des professionnels non salariés du champ de la prévention n’est pas la seule conséquence du lien qu’entretient la doctrine de prévention avec la subordination.

En effet, la subordination découpe un périmètre spécifique, celui où l’employeur détient un pouvoir. Par extension, en raison du lien entre subordination et prévention, cette dernière s’applique sur ce même périmètre qui est statutaire, mais également spatial. En effet, la doctrine de prévention effectue un découpage en unités élémentaires sur le modèle des mécanismes disciplinaires identifiés par Foucault (2004). L’évaluation des risques prescrite par le droit se réalise ainsi par « unité de travail » (art. R4121-1 du Code du travail), un découpage en situations exposées à des risques similaires. Le poste est aussi une référence fréquemment mobilisée en droit, une étude du poste est par exemple attendue avant de prononcer toute inaptitude (art. L4624-4 du Code du travail). Cette unité représente l’échelon le plus élémentaire du découpage auquel invite la doctrine et un élément structurant pour les professionnelles de la prévention comme l’illustrent les échanges avec les professionnelles de la prévention qui suivent le PIMMS.

6.1. La subordination : un périmètre doté de frontières

Nos observations montrent d’abord comment l’activité de médiation déborde largement le périmètre de la subordination.

Du point de vue du périmètre statutaire, la différenciation effectuée entre les médiatrices et les services civiques n’a qu’une très faible résonance au regard de l’activité :

  • Elles sont soumises aux mêmes règles et cadres prescriptifs que les médiatrices et si elles ne sont pas subordonnées, elles sont en pratique sous l’autorité hiérarchique des responsables de site, voire parfois même des médiatrices, du fait de leur jeunesse et de leur plus faible expérience.

  • Elles réalisent des tâches similaires et sont donc confrontées aux mêmes enjeux de santé et de sécurité. De plus, leurs actions affectent directement la santé et la sécurité des médiatrices elles-mêmes, par exemple en conditionnant le comportement futur des bénéficiaires.

A contrario, cette différence dans les statuts peut amener l’encadrement et la direction à établir des différenciations dans le traitement de ces professionnelles qui vont être à l’origine de problématique de santé et de sécurité, pour les services, mais également pour les médiatrices, telle la situation de conflit précédemment évoquée. Cette différence de traitement concerne également l’accès à des ressources permettant le développement des savoir-faire et des compétences. Ce point s’avère d’autant plus préjudiciable : en raison de leur jeune âge, elles sont en début de parcours professionnel et pourraient d’autant plus bénéficier de l’apport de ces formations.

En ce qui concerne le périmètre spatial, le découpage qu’il induit apparaît peu significatif, d’abord car de nombreux éléments externes à la structure s’avèrent déterminants pour l’activité – cela se constate notamment au travers du concept pragmatique de réseau et des classes de situations d’orientation, de médiation de négociation et de médiation sociale – mais également, car au sein même de ce périmètre, le mouvement produit par les dimensions servicielles – les demandes des bénéficiaires, les variations des flux, etc. – rendent une réflexion au travers d’une logique de poste peu pertinente.

De plus, la logique de périmètre et de découpage mène à la création d’un rapport d’externalité entre chaque unité, une dynamique qui se trouve renforcée par la modélisation des environnements de travail au travers du risque. Autrement dit, la doctrine de prévention incite à considérer tout ce qui est externe à une unité comme un risque, et ainsi à réguler au maximum l’influence de l’élément extérieur sur ce qui est interne. À l’échelle la plus fine, celle des postes, le rapport entre ces derniers est modélisé au travers de l’impact négatif qu’ils peuvent avoir les uns sur les autres – point que nous avons pu constater spécifiquement lors du groupe de travail sur maquette volumétrique via le bruit et la coactivité – alors qu’à l’échelle de l’entreprise, c’est l’usager qui sera perçu comme un risque, au regard de la COVID-19 et des violences externes. On observe ici spécifiquement la logique d’isolation des mécanismes disciplinaires, une logique qui entre en tension avec les dimensions servicielles puisque, comme nos analyses le montrent, les rapports entre les unités sont plus complexes :

  • Les postes spatiaux de la médiation sur site induisent une forte porosité. Cette dernière est positive pour la santé et la sécurité puisqu’elle est le reflet des régulations réalisées par le collectif en réponse notamment à la charge de travail et à ses variations. Elle permet également de limiter l’attente des usagers, et donc d’améliorer la qualité de la relation.

  • Pour l’activité de phoning, la coactivité entre les postes représente tout autant une ressource qu’une contrainte.

  • Les éléments externes à la structure peuvent influencer négativement l’activité, mais ils occupent fréquemment un rôle plus complexe. Cela s’avère d’autant plus significatif lorsqu’on s’intéresse au rapport qu’entretiennent les médiatrices avec les bénéficiaires, qui ne peuvent être réduits à un facteur de risque.

Ce rapport d’externalité amène à la création de ce que nous qualifierions de frontières – dont la COVID-19 accentue la visibilité – complexifiant alors autant l’activité qu’elles protègent des risques. L’effet sur la santé et la sécurité des médiatrices nous apparaît alors discutable et devrait être analysé dans une forme d’équilibre entre le risque et le bénéfice, une approche incohérente avec la doctrine, qui n’envisage que l’évaluation du risque.

6.2. Le pouvoir de direction de l’employeur confronté à la complexité de la réalité des rapports de pouvoir

La représentation du pouvoir au sein de la doctrine se confond avec la vision juridique du pouvoir : l’employeur est responsable et donc, dans une certaine mesure, omnipotent. Comme nous l’avons développé par rapport à l’éthique de la conviction, les outils développés relèvent principalement de l’information et de la sensibilisation, avec le postulat qu’en réussissant à convaincre le dirigeant du bien-fondé de la démarche, celle-ci sera mise en place. Or, la réalité du pouvoir est plus complexe, et cela s’avère d’autant plus percutant dans le cadre des activités servicielles.

Ce modèle de l’omnipotence est d’abord confronté à l’externalité des éléments – plus nombreux et significatifs en raison de la dimension servicielle – car ils échappent à un contrôle direct de la direction de l’association. Dans le cadre de notre accompagnement, la direction est convaincue de la pertinence et de la nécessité de préserver la santé et la sécurité des médiatrices. Cependant, elle se trouve confrontée aux limites de ses possibilités d’action en étant au mieux placée dans une situation de négociation avec les services qui financent l’association, des structures dont les personnes membres du conseil d’administration ne sont elles-mêmes pas en situation de contrôle hiérarchique de l’ensemble des agents.

Ce point renvoie à une autre caractéristique de la représentation de l’employeur sur laquelle s’appuie la doctrine : son unicité. L’employeur auquel le droit fait référence est, en dehors de certains cas spécifiques liés à la responsabilité pénale en matière de santé et de sécurité, la personne morale qu’est l’entreprise. Cette construction juridique qui est visée par la responsabilité dans une logique d’indemnisation recouvre en réalité une multiplicité d’acteurs qui entretiennent eux-mêmes des rapports complexes. La multiplicité des acteurs qui constituent une structure n’est pas propre au service ; cependant, elle se trouve de notre point de vue renforcée par les dimensions servicielles.

L’importance accordée au pouvoir de l’employeur dans la doctrine limite ou est tout au moins corrélée à la faible place qu’elle accorde aux autres rapports de pouvoir. Nos analyses mettent en lumière que des situations de violences peuvent prendre racine dans les rapports sociaux, ici de genre et de race, et avoir un effet différencié du point de vue de la santé et de la sécurité en fonction des parcours et expériences des personnes qui les subissent. Or, la doctrine fournit peu d’outils pour appréhender les situations de violence dans ce niveau de complexité ; schématiquement, la violence est un risque et est donc inacceptable, elle doit être supprimée à la source par l’organisation. Dans le cas présenté, le refus d’accueillir l’usager résonne en cohérence avec cette approche ; cependant, au regard d’une partie des professionnelles, elle entre en tension avec le sens de l’activité – aider l’autre – et donc avec leur santé.

Là encore, nous ne considérons pas les rapports sociaux comme propres aux activités servicielles ; toutefois, la dimension interactionniste et la place qu’y occupe la subjectivité renforcent d’autant l’importance de mieux les appréhender.

Enfin, ce rapport différencié à une même situation s’inscrit plus globalement dans une logique de singularité de chacune des interactions qui entre directement en tension avec celle de subordination et du pouvoir de direction de l’employeur qui lui est lié. Cette singularité demande aux médiatrices de faire preuve de ce qui pourrait être qualifié d’insubordination : d’avoir la possibilité de gérer la situation en fonction de leur propre histoire et de ce qui a du sens, et ce, pour pouvoir le faire en santé. Nous prendrons ici un cas assez simple : le dépassement de l’horaire de travail par une médiatrice afin de réaliser une médiation qui, si elle n’était pas faite le jour même, conduirait à une interruption du service d’électricité pour l’usager. Selon la doctrine, l’horaire de travail doit être respecté pour permettre la préservation de la santé. Ce dépassement des horaires pourrait sans doute même induire un rappel à l’ordre, car « le pouvoir de sanction s’est transformé en matière de santé au travail en un véritable devoir de sanction, corollaire du devoir d’agir en ce domaine » (Verkindt, 2006, p. 21).

7. Conclusion

Plusieurs auteurs (Veyne, 2008; Vuillemin, 2012) comparent métaphoriquement le dispositif[15] à une forme de bocal en verre, considérant que nous y sommes enfermés sans même nous en rendre compte. Cependant, « contrairement à un vulgaire poisson qui ne sait probablement pas qu’il se trouve enfermé dans un bocal, nous pouvons constater la présence de ce bocal et, d’une certaine mesure, nous avons la possibilité sinon d’y échapper complètement, du moins de le contester énergiquement » (Vuillemin, 2012, p. 47). Car pour Foucault, si le dispositif renvoie à une forme de déterminisme, cette dernière n’est pas synonyme de fatalité. L’objectif de l’auteur, et fréquemment de ceux qui le mobilisent, n’est donc pas tant de décrire que de mettre en lumière des éléments pour pouvoir les dépasser et ainsi permettre de penser dans une forme d’opposition, ou au moins de dissonance et finalement, en un sens, retrouver une forme de liberté et de capacité d’agir. C’est dans cette perspective que se situe le coeur de cet article.

De plus, si nous avons au travers pointé l’existence de ce dispositif et de la subordination, il ne représente qu’un des nombreux éléments qui constituent la doctrine de prévention. Or, nous avons analysé sa dissonance au regard d’une typologie d’activité spécifique : les activités servicielles qui revêtent une grande diversité. La doctrine de prévention, en tant que dispositif, pourrait donc être étudiée au regard d’autres situations de travail.

Ce travail de recherche nous a également permis de répondre aux besoins exprimés par la structure, mais également de l’accompagner sur des problématiques identifiées pendant la période de suivi. La complexité de ces situations et l’apport qu’a représenté l’analyse de la pratique confirment de notre point de vue l’intérêt des approches situées dans le cadre de la prévention. Ce point peut également être lu au travers des modèles de la sécurité réglée, gérée et construite (Daniellou, Boissières, & Simard, 2010; Adelaïde Nascimento, Cuvelier, Mollo, Dicioccio, & Falzon, 2013) et montre l’apport de cette dernière dans le cadre des activités servicielles – en raison de l’autonomie et de la singularité inhérente à ce type d’activité – et ce alors même que le paradigme dominant de la doctrine de prévention reste encore aujourd’hui celui de la sécurité réglée. De nombreux outils conceptuels et méthodologiques doivent donc être développés pour permettre le développement de la santé et de la sécurité dans les activités servicielles.

Enfin, l’activité du chef d’entreprise représente encore un pan relativement inexploré dans le cadre de l’ergonomie de l’activité. L’appréhender comme un professionnel engagé dans une activité de gestion qui pourrait faire l’objet de transformation et de développement ouvrirait de nouvelles pistes en prévention.