Corps de l’article

1. Introduction

Les restructurations avec suppressions d’effectifs, qu’elles soient de compétitivité ou de crise, sont généralement le théâtre d’une confrontation entre les projets envisagés par les dirigeants d’entreprises et les positions défendues par les salariés et leurs représentants (Didry et Jobert, 2010). Cette confrontation prend quelques fois la forme d’intenses conflits venant perturber le fonctionnement normal des entreprises (Bory et Pochic, 2014 ; Kuhn et Moulin, 2012 ; Beaujolin-Bellet et al., 2006). Ces conflits ne sont toutefois pas révélateurs du niveau d’implication des syndicats dans les résultats des restructurations. Certains syndicats rencontrent du succès dans les négociations avec les dirigeants d’entreprises quand d’autres peinent à se faire entendre (Bacon & Blyton, 2004 ; Frost, 2000).

Les variations dans leurs niveaux d’implication ou leurs réponses pour faire face aux restructurations sont présentées dans la littérature comme étant, entre autres, fonction du niveau de ressources de pouvoir qu’ils détiennent (Dupuis, 2020b ; Pulignano & Stewart, 2012 ; Lévesque et Murray, 2010). Seulement l’activité de chaque syndicat en période de restructuration est analysée dans ces travaux à l’aune d’un seul des différents types de réponse possibles ; ce qui présente une vision relativement statique de l’activité syndicale et ne permet pas de voir par quel(s) mécanisme(s) s’opère le passage d’un type de réponse à un autre dans le même processus de changement. Cet article se propose de combler ce vide, en s’appuyant sur les notions de pouvoir discursif/narratif (Geelan, 2022 ; Schmalz et al., 2018 ; Lévesque & Murray, 2013), de cadres de l’action collective (Snow & Benford, 1988) et de ressources de pouvoir (Lévesque et Murray, 2010).

L’analyse du discours de l’intersyndicale de NRTV, une entreprise audiovisuelle française, entre l’annonce du projet de restructuration avec suppressions d’effectifs (T1) et la fin de la négociation des mesures d’accompagnement des départs (T2), nous a permis de voir comment l’intersyndicale, confrontée au pouvoir formel des dirigeants du Groupe pour orchestrer le changement (Vaara & Tienari, 2002), a réussi à modifier les structures de pouvoir au sein de l’entreprise (Kaplan, 2008) et à amener les dirigeants à opérer des modifications substantielles dans les propositions initialement faites. Le positionnement discursif de l’intersyndicale par rapport aux significations fournies par les dirigeants du Groupe, combiné aux stratégies informationnelles et interprétatives qu’elle a déployées pour diffuser ses cadres (Demers, 1996), lui ont permis de produire un alignement entre les cadres qu’elle a élaborés et ceux de ses soutiens internes et externes et de les amener à se mobiliser autour de ses actions et même à prendre des initiatives personnelles venant la renforcer dans les positions qu’elle défendait. Le consensus et l’action ainsi mobilisés lui ont permis d’avoir une influence sur le processus et les résultats du projet de restructuration annoncé.

Cet article contribue à enrichir les travaux sur les enjeux du pouvoir discursif, en montrant comment l’articulation d’un modèle informationnel avec un modèle interprétatif de diffusion des cadres (Demers, 1996) peut permettre aux syndicats d’influencer les cognitions et de favoriser la participation à l’action syndicale. En identifiant et en conceptualisant une nouvelle variété de cadres de l’action collective qui permet de mobiliser au-delà des actions syndicales, il contribue également à enrichir l’architecture conceptuelle de la théorie du cadrage appliquée aux mouvements sociaux (Snow et al., 2018). La multitude de stratégies de cadrage utilisées par l’intersyndicale dans le même processus de changement montre, par ailleurs, en quoi l’adoption d’une approche processuelle permet de rendre compte du caractère évolutif des réponses syndicales dans le même processus de changement et, par extension, leurs niveaux d’implication à différentes étapes du processus.

2. Revue de la littérature

Les syndicats sont généralement présentés comme des acteurs éloignés du processus de prise de décision en matière de changement (Beaujolin-Bellet et al., 2006). Ils ne sont toutefois pas des acteurs passifs qui subissent de façon mécanique des politiques de changement édictées d’en-haut (Lévesque et Murray, 2010) ; ce qui a amené de plus en plus de travaux à s’intéresser à leur capacité à influencer les processus et résultats du changement (Dupuis, 2020b : 451). Les syndicats n’ayant pas le même degré d’implication dans le changement dans les processus et résultats du changement, ces travaux ont cherché à expliquer cette variation du niveau d’implication entre les syndicats. Dans ses travaux précurseurs cherchant à dépasser la tendance à analyser de manière dichotomique les réponses syndicales entre une position coopérative et une position militante, Frost (2001) soutient qu’au-delà de leurs orientations idéologiques (syndicats militants ou modérés), le niveau d’implication des syndicats est fonction de leur acceptation de négocier avec les dirigeants d’entreprises (réponses interventionniste ou pragmatique) ou non (réponses apathique ou obstructionniste). Bacon & Blyton (2004) lui ont reproché de confondre ce que font les syndicats (négociation distributive ou intégrative) avec les orientations idéologiques qu’ils affichent. En combinant ces deux dimensions, ils considèrent que le niveau d’implication des syndicats est tributaire des choix rationnels opérés par ceux-ci et qui sont basés sur leur orientation idéologique et les ressources et capabilités/aptitudes dont ils disposent (p.769). C’est à ces ressources de pouvoir et aptitudes stratégiques que se sont intéressés des travaux plus récents qui considèrent que l’exclusion des syndicats du processus de changement ou leur implication active est fonction de leur capacité à mobiliser des soutiens internes, à s’enraciner dans des réseaux externes et à proposer des alternatives socialement valables aux propositions des dirigeants d’entreprises leur permettant d’apparaître comme des interlocuteurs crédibles (Dupuis, 2020b ; Pulignano & Stewart, 2012 ; Lévesque & Murray, 2005). Cette solidarité interne leur permet d’assurer une vitalité délibérative et une cohésion entre les différents membres (Lévesque et Murray, 2010 ; Frost, 2000), tandis que l’enracinement dans des réseaux externes leur permet d’accéder à certaines informations et expertises pour agir de façon proactive (Dupuis, 2020b ; Lévesque & Murray, 2005 ; Frost, 2000) et de bénéficier d’un soutien financier et infrastructurel pour aborder les négociations dans des conditions favorables (Pulignano & Stewart, 2012). Malgré la sophistication des différents niveaux d’implication dressés, ces travaux, en ne prenant en considération que les différences entre syndicats dans l’analyse de la variation de leur niveau d’implication, en analysant l’activité de chaque syndicat à partir d’un seul de la multitude de niveaux d’implication identifiée et en mettant de côté le caractère potentiellement évolutif de ce niveau d’implication dans le même processus de changement, présentent une vision plutôt statique de l’activité syndicale en période de changement. Ils ne permettent pas de voir par quel(s) mécanisme(s) survient le passage d’un niveau d’implication à un autre et, encore moins, comment un syndicat, jugeant son stock de ressources de pouvoir insuffisant pour générer une capacité d’influence, parvient à augmenter son niveau de pouvoir pour peser dans les négociations avec les dirigeants d’entreprises. En choisissant comme porte d’entrée la notion de pouvoir discursif des syndicats, autrement dit leur capacité à influencer le débat public (Geelan, 2022 ; Schmalz et al., 2018), cet article cherche à combler ce vide, en privilégiant une approche processuelle d’analyse de l’activité syndicale qui part de l’annonce d’un projet de restructuration avec suppressions d’effectifs (T1) à la fin de la négociation des mesures d’accompagnement des départs (T2).

S’appuyant sur l’architecture conceptuelle de la théorie du cadrage appliquée aux mouvements sociaux (Snow et al., 2018), une littérature naissante sur les enjeux du pouvoir discursif montre comment le discours peut être mobilisé pour obtenir le soutien de la société aux revendications syndicales (Schmalz et al., 2018), constituer une communauté d’intérêts entre les travailleurs (Lévesque et Murray, 2010) et définir des priorités stratégiques qui unissent les membres afin que les énergies ne se dispersent pas dans une multiplicité d’initiatives disparates et peut-être contradictoires (Gumbrell-McCormick & Hyman, 2019). Cela passe notamment par le développement d’un argument persuasif qui transforme les perceptions de malheur en un grief sur lequel il est possible d’agir (cadres de diagnostic) (Gahan & Pekarek, 2012 : 164), convainc de l’existence de solutions plausibles pour y remédier (cadres de pronostic) (Heery et Conley, 2007 : 13) et renforce les voies vers l’action collective (cadres motivationnels) (Lévesque et Murray, 2013, 2010). Considérant l’opportunité qu’offre la théorie du cadrage d’étudier les mécanismes et les résultats des activités syndicales (Frege & Kelly, 2012) et de voir comment les cadres de l’action collective façonnent l’accès des syndicats aux ressources et capabilités (Gahan & Pekarek, 2012) ainsi que la compréhension et la réaction des gens au changement (Lévesque & Murray, 2013), nous faisons le choix de nous appuyer sur cette théorie pour voir comment l’intersyndicale de NRTV, au travers des cadres qu’elle a élaborés et des ressources de pouvoir que ces cadres ont permis de mobiliser, a réussi à amener les dirigeants du Groupe à opérer des modifications substantielles dans son projet de réorganisation initialement annoncé.

3. Méthodologie

3.1. Cas étudié

Environ une semaine après la fin du premier confinement (cf. COVID-19), les dirigeants du Groupe de NRTV, une entreprise audiovisuelle française, ont annoncé un plan de restructuration avec suppressions d’effectifs visant à sauvegarder la compétitivité du Groupe face aux problèmes d’ordre conjoncturel (crise sanitaire − COVID-19) et structurel (concurrence avec les plateformes de streaming) qui ont entraîné un « effondrement des recettes publicitaires, principale source de revenus du Groupe ». À la suite de la présentation du volet social du plan (suppression d’environ un tiers des effectifs en contrat à durée indéterminée (CDI) et du volume de recours aux pigistes, intermittents et consultants de 50 %), les DS ont convié les salariés à une Assemblée Générale (AG) au cours de laquelle un mouvement de grève de 24 heures renouvelables a été voté. Ce fut le premier mouvement de grève de l’histoire du Groupe. Après cette grève, la Direction a décidé d’ouvrir les négociations sur la base des revendications des grévistes, mais ces propositions étant jugées « incertaines », les salariés ont voté une reprise de leur mouvement pour 96 heures. Des garanties ont alors été apportées aux salariés grévistes et la reprise des négociations a été votée. Des accords ont été trouvés et une date de signature d’un accord majoritaire relatif aux modalités de mise en oeuvre du PDV (plan de départs volontaires) fixée. Toutefois, les DS ont finalement refusé de signer l’accord ; une décision que la Direction a jugée « incompréhensible » et « irresponsable » du fait des « mesures hors-norme négociées ». Elle décide alors de lancer unilatéralement son projet de réorganisation, avec des mesures moins favorables que la plupart des mesures initialement négociées. L’intersyndicale dénonce, pour sa part, la « déloyauté » des dirigeants qui veulent retirer les avantages négociés alors même que ce sont leurs manquements qui ont conduit à son refus de signer l’accord. Le dialogue social est rompu. Les échanges entre les avocats des différentes parties et l’intervention des autres structures de représentation des salariés qui, même si elles ne sont pas légalement reconnues comme des partenaires sociaux formels, parviennent à peser dans les délibérations, les négociations et les régulations de leur profession et de leur activité (Dupuy, 2016, 2014a), ont ramené les dirigeants du Groupe à la table des négociations, ce qui a permis la signature d’un accord majoritaire 4 mois après l’annonce du plan. La particularité de ce cas réside aussi dans le fait que, alors que le modèle français de relations industrielles repose sur la concurrence de plusieurs syndicats au sein des mêmes unités de négociation (Pasquier et De Becdelièvre, 2022), les différents syndicats de NRTV ont toujours fonctionné en intersyndicale ; ce qui permet de disposer d’une assise dans les négociations, avec des motions systématiquement votées à l’unanimité (Dupuy, 2016). Cette intersyndicale est constituée aussi bien de syndicats généralement qualifiés de contestataires (Confédération Générale du Travail (CGT) et Force Ouvrière (FO)) que de syndicats réformistes (Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT), Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC) et Union Nationale des Syndicats Autonomes (UNSA)), en plus du Syndicat National des Journalistes (SNJ), un syndicat corporatiste et non-confédéré qui domine la profession (Dupuy, 2014b).

3.2. Recueil des données

Le pouvoir discursif se définit par essence comme un pouvoir d’influence par le discours. Dans le domaine du changement organisationnel, ce pouvoir implique des acteurs aux intérêts divergents qui luttent pour imposer le sens qu’ils donnent au changement (Mumby & Clair, 1997). Le discours est ainsi constitutif de ces moments de domination et de résistance (Mumby, 2004) et fournit des cadres grâce auxquels les acteurs présentent le changement comme légitime ou a contrario illégitime (Demaurex et Claus, 2018 ; Vaara & Tienari, 2002). Considérant le texte comme une représentation matérielle du discours (Fairhust & Putnam, 2004) et que c’est à partir des stratégies textuelles que des intérêts et des voix particuliers sont reproduits et d’autres réduits au silence (Vaara & Tienari, 2008), nous avons fait le choix de centrer notre stratégie empirique principalement sur le recueil des textes produits et diffusés par les acteurs impliqués dans le projet de réorganisation de NRTV. Dans les travaux portant sur les cadres, il est d’usage de combiner l’analyse des données d’archive avec des entretiens pour accéder aux cadres interprétatifs (Heery & Conley, 2012), d’étudier les différences de stratégies entre les organisations (Ganz, 2000) et de recueillir des données contextuelles permettant de comprendre les stratégies de cadrage (Gahan & Pekarek, 2012 ; Heery & Conley, 2007). À l’instar de ces travaux, nous avons décidé, au-delà d’analyser ces données d’archive pour identifier les cadres développés par les différents acteurs, de mener des entretiens avec des acteurs clés de la stratégie de l’intersyndicale pour non seulement recueillir des éléments contextuels, mais aussi identifier les événements en « off » qui ont eu une incidence sur les négociations en « on ». Nous avons interrogé en profondeur Sophie, la déléguée syndicale (DS) chargée de la communication de l’intersyndicale, et Alex, un élu du Comité Social et Economique (CSE) qui, à l’instar des autres élus, a joué le rôle d’intermédiaire entre les DS et les salariés qu’il était chargé de mobiliser en masse. N’ayant détecté aucune divergence dans les positions publiquement défendues par les membres de l’intersyndicale (interviews dans la presse, textes publiés dans leurs blogs syndicaux respectifs, interventions lors des AG), nous n’avons pas jugé nécessaire d’interroger l’ensemble des DS ayant participé aux réunions de négociation. Les DS reprenaient, dans leurs différentes interventions publiques, les positions définies en interne d’un commun accord. Les divergences s’exprimaient, comme nous l’indique Sophie, dans des processus délibératifs internes où le primat était donné au consensus sur l’ensemble des questions traitées. La particularité de la structure des relations industrielles au sein de NRTV explique donc la faiblesse du nombre d’entretiens menés. Le tableau ci-dessous recense les acteurs ciblés par notre stratégie empirique, la nature, la quantité, les sources et l’utilisation faite de chacune des composantes de notre corpus d’analyse.

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3.3. Analyse des données

Une fois nos données empiriques recueillies, nous avons construit une grille d’analyse qui nous a permis, pour chaque texte analysé, d’identifier les cadres développés et les processus d’alignement dans lesquels ils s’inscrivent, entre T1 et T2. L’analyse des textes produits et diffusés par l’intersyndicale nous a permis de voir que l’intersyndicale a aussi énormément communiqué sur les actions qu’elle a menées et sur le bilan de ces actions. Cela nous a amené à introduire une nouvelle catégorie de cadre de l’action collective que nous avons intitulée « cadre de résultat ». Les ressources narratives identifiées grâce à notre grille d’analyse sont ainsi constituées aussi bien de cadres interprétatifs (diagnostic et pronostic) que de cadres d’action (motivation et résultat). Pour rendre compte de la portée du pouvoir discursif de l’intersyndicale, nous avons mené une analyse en plusieurs phases. Nous avons commencé par « cadrer » le discours des dirigeants du Groupe pour rendre compte des arguments avancés pour justifier le projet de restructuration et les mesures de redressement envisagées. Une fois le projet cadré, nous avons cherché à voir comment l’intersyndicale y a répondu. En comparant les cadres développés par l’intersyndicale avec ceux développés par la Direction, nous avons pu identifier des séquences interactionnelles, c’est-à-dire des points du projet de réorganisation sur lesquels l’intersyndicale a eu à se positionner au travers des cadres qu’elle a élaborés. En appliquant la méthode des tas (Démazière, 2013 ; Coenen-Hutler, 2006), nous avons pu identifier et typologiser les réponses de l’intersyndicale aux significations fournies par la Direction. Cette méthode a consisté à agréger, de manière progressive et itérative, des unités empiriques autour d’un petit nombre d’entre elles qui sont choisies comme noyaux de la typologie (Démazière, 2013). Le discours de l’intersyndicale ainsi cadré, nous avons effectué une analyse comparative en deux phases pour étudier leur degré de résonance et déterminer dans quelle mesure ils favorisent la participation à l’action collective (Gahan & Pekarek, 2012). La première phase de cette analyse a consisté à comparer les cadres interprétatifs de l’intersyndicale avec ceux des autres parties prenantes, dans les thèmes abordés et les arguments avancés, pour voir si un alignement des cadres s’est produit. Il a ensuite été question de vérifier si et dans quelle mesure les actions menées par les autres parties prenantes répondent aux appels à l’action lancés par l’intersyndicale (cadres de motivation) ou aux bilans qu’ils ont faits des actions déjà menées (cadres de résultat).

4. Résultats

L’analyse des textes diffusés par l’intersyndicale, entre T1 et T2, pour faire face au projet de réorganisation a permis de voir que son discours s’est majoritairement construit en se positionnant sur les cadres élaborés par la Direction de NRTV pour justifier son projet de réorganisation et les mesures de redressement qu’elle a définies pour faire face aux problèmes diagnostiqués. Le cadrage développé par l’intersyndicale et les stratégies de diffusion des cadres utilisés lui ont permis de mobiliser des soutiens interne et externe autour des positions qu’elle défendait et aussi d’amener ces soutiens à se mobiliser autour et même au-delà des actions qu’elle a menées pour faire face aux suppressions d’effectifs envisagées.

4.1. Les stratégies de cadrage de l’intersyndicale

Le pouvoir discursif est dans la capacité d’un acteur A à produire et à diffuser des cadres interprétatifs qui résonnent davantage que les cadres fournis par un acteur B avec qui il est en concurrence pour imposer des significations. Dans le domaine des restructurations avec suppressions d’effectifs, les changements sont à l’initiative des dirigeants d’entreprises qui développent un ensemble de cadres interprétatifs pour justifier leur projet de restructuration, présenter les mesures de redressement envisagées et susciter l’adhésion des autres parties prenantes. Chez NRTV, l’intersyndicale était contre le volet social du projet, sans pour autant s’inscrire dans une dynamique de rejet systématique des cadres fournis par dirigeants du Groupe. Elle a contesté le bien-fondé de certains arguments avancés par la Direction (stratégie de réfutation), a dédramatisé certaines situations qu’elle a jugé problématiques (stratégie d’euphémisation), a levé le voile sur les non-dits de certains de ses arguments ou actions (stratégie de dévoilement) et a proposé un cadrage alternatif (stratégie de recadrage).

4.1.1. La réfutation

L’intersyndicale a d’abord utilisé la stratégie de réfutation pour déconstruire l’argument de l’effondrement des recettes publicitaires du Groupe causé par la crise sanitaire. Pour elle, le fait que l’activité se soit poursuivie pendant la crise sanitaire, que le Groupe ait reçu des aides d’État dans le cadre du dispositif de chômage partiel, que ses positions sur le marché publicitaire se soient stabilisées, « malgré les conséquences prétendument néfastes de la crise sanitaire », rend caduque cet argumentaire économique qui ne vise qu’à « instrumentaliser la crise sanitaire pour amputer un groupe sain ». En outre, face aux dirigeants du Groupe qui soutiennent que « l’entreprise tourne à fond sans recettes depuis le début de la crise », l’intersyndicale souligne de son côté l’« absence d’urgence économique » dans la mesure où « le Groupe réalise structurellement des bénéfices » (120 millions d’euros en 2019 et 3 milliards d’euros pour la maison-mère à laquelle il est adossé) et que « les campagnes publicitaires [étaient] suspendues ou reportées plutôt qu’arrêtées ». Cette stratégie a aussi été mobilisée lorsque la Direction a soutenu que son plan de restructuration permettrait de « revenir à une organisation adaptée et à ce qui a fait [son] succès depuis 20 ans ». Pour l’intersyndicale, il est difficile de comprendre comment il était possible de « faire mieux avec moins de salariés ». Et, lorsqu’à T2 la direction a indirectement qualifié le refus de l’intersyndicale de signer l’accord majoritaire négocié d’acte irresponsable le poussant à lancer unilatéralement son projet et à revenir sur certains engagements pris lors des négociations, l’intersyndicale a réfuté cette accusation. Elle a demandé si les DS pouvaient, « en responsabilité », signer l’accord présenté sans aucune information sur la nouvelle organisation du Groupe, sans avoir l’intégralité de l’accord et à renoncer à toute procédure judiciaire.

4.1.2. L’euphémisation

La stratégie d’euphémisation a été utilisée par l’intersyndicale pour relativiser l’argument de l’effondrement des recettes publicitaires en raison également de la « concurrence des plateformes de streaming » et du « transfert du budget des ménages vers le digital ». Pour l’intersyndicale, cet effondrement des recettes n’est « ni nouveau, ni brutal, ni surprenant. Le Groupe est habitué à s’adapter aux changements de comportement des auditeurs et téléspectateurs ». Cette baisse effective, selon elle, que sur une période de 3 mois n’empêchera pas le Groupe d’être largement bénéficiaire à la fin de l’année. Et, selon Alex, élu du CSE, « les modifications de comportement [des consommateurs] se font sur un temps extrêmement long. Donc, si elles nécessitent effectivement de s’adapter, elles laissent la possibilité de s’adapter lentement ». L’euphémisation a aussi été utilisée pour relativiser l’argument du « caractère instable, imprévisible, inflationniste » du marché de la télévision payante évoqué par la Direction pour justifier sa volonté de maîtriser ses investissements dans le sport. Les DS, sans pour autant nier cette incontrôlabilité du marché, ont tenu à souligner que la perte des droits TV du sport était connue depuis la publication des résultats des derniers appels d’offres et que si elle pose désormais problème, c’est tout simplement parce que les dirigeants ont manqué d’anticipation dans leur politique de gestion des effectifs. En dehors des mesures liées à l’emploi, l’euphémisation a été la stratégie de cadrage généralement utilisée par l’intersyndicale pour parler des mesures de redressement présentées par la Direction (cf. harmonisation des stratégies entre les différentes entités du Groupe, publicité adressée, etc.). La posture de l’intersyndicale était de dire aux dirigeants du Groupe, se rappelle Sophie, « nous sommes conscients de votre capacité à définir les bonnes orientations stratégiques qui vont redresser l’entreprise, mais nous sommes réalistes et connaissons notre boîte. La faire tourner avec plus de 200 salariés en moins, c’est juste impossible ».

4.1.3. Le dévoilement

La stratégie de dévoilement a d’abord été utilisée pour dénoncer l’attitude des dirigeants en réunion d’information et de consultation (absence d’une volonté de répondre aux questions sur les nouvelles orientations stratégiques, présence partielle des interlocuteurs, manque d’informations chiffrées et de temps de réunion) ; une attitude d’autant plus choquante qu’elle est simplement liée, selon l’intersyndicale, à la volonté des dirigeants « d’accélérer le calendrier de mise en oeuvre d’un plan social annoncé 3 semaines plus tôt ». Et, face au projet de réduction de la masse salariale annoncé, l’intersyndicale a dénoncé « une coupe drastique dans les effectifs incompréhensible et inacceptable », d’autant plus que les mesures d’accompagnement proposées ne sont pas à la hauteur des sacrifices demandés aux salariés. Elle soutient que les suppressions d’emplois envisagées, notamment la réduction du volume des pigistes et des intermittents, risquent d’entraîner un bouleversement des horaires de travail, des congés et des journées de récupération et cachent une volonté des dirigeants de revoir l’accord d’entreprise sur le temps de travail. La stratégie de dévoilement a aussi été mobilisée à T2 pour dévoiler les non-dits de la décision des dirigeants de lancer unilatéralement le projet de réorganisation, à savoir : un mépris et une tentative de discréditer les DS, de même qu’une volonté de retirer des avantages négociés.

4.1.4. Le recadrage

La stratégie du recadrage a été utilisée par l’intersyndicale pour proposer des cadres alternatifs à ceux fournis par la Direction. Alors que la réduction des effectifs est présentée comme étant nécessaire du fait, entre autres, de l’augmentation des effectifs de 50 % en 6 ans, l’intersyndicale a préféré attirer l’attention sur le manque d’anticipation de la Direction dans sa politique de gestion des effectifs et l’invite à « ouvrir une discussion loyale sur la GPEC [Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences] ». Cette GPEC constitue, selon Alex, l’outil idéal pour s’adapter sur un temps long sans pour autant avoir à couper drastiquement les effectifs. Le recadrage a aussi été mobilisé pour se positionner par rapport à la volonté des dirigeants de maîtriser les investissements dans le sport et le secteur de la télévision payante, deux univers considérés comme étant de moins en moins rentables. L’intersyndicale a tenu à rappeler que les investissements dans le sport ont permis à la branche télécommunication du Groupe de récupérer les abonnés qu’elle avait perdus. De plus, en ce qui concerne le projet des dirigeants de recentrer l’activité sur l’information autour des marques emblématiques du Groupe, l’intersyndicale les invite à « valoriser l’activité du pôle média et son développement plutôt que son resserrement comme un axe stratégique de croissance du Groupe dans son ensemble dans le cadre d’une synergie entre les différents pôles et donc entre le contenu et le contenant ». Par ailleurs, alors que les dirigeants soutiennent que le plan de réorganisation permettra au Groupe de conserver sa position d’acteur majeur des médias en France en lui donnant les moyens de poursuivre son développement et sa croissance, l’intersyndicale a préféré insister sur les conséquences des réductions d’effectifs aussi bien pour les salariés appelés à partir que pour ceux qui restent.

Entre la phase d’annonce du projet de réorganisation (T1) et la phase de négociation des mesures d’accompagnement (T2), l’intersyndicale a développé toute une série de cadres pour se positionner par rapport aux significations fournies par les dirigeants de NRTV. La Direction n’ayant développé aucun cadre d’action, c’est sur son interprétation des restructurations envisagées que s’est positionnée l’intersyndicale. Alors qu’à T1 7 cadres interprétatifs (4 cadres de diagnostic contre 3 de pronostic), à T2, elle en a développé 5 (3 de diagnostic et 2 de pronostic). Sur les 5 cadres interprétatifs identifiés à T2, 2 de ces cadres ne font que reprendre ceux déjà fournis à T1 (cf. la non-conformité du plan avec la réalité économique du Groupe, les conséquences prévisibles des suppressions d’effectifs sur les conditions de travail) tandis que les 3 autres sont liés à l’état d’avancement des négociations et à la volonté de l’intersyndicale de mobiliser contre les suppressions d’effectifs (cf. mise en oeuvre d’une action collective, poursuite des négociations, déloyauté de la Direction). Entre T1 et T2, l’intersyndicale a utilisé les mêmes stratégies de cadrage qui vont de la modération des cadres fournis par les dirigeants du Groupe (stratégies d’euphémisation et de recadrage) au rejet pur et simple de ces cadres (stratégies de réfutation et de dévoilement). À T1, l’enjeu étant de mobiliser autour des positions qu’elle défendait, les positions de l’intersyndicale étaient plus nuancées, avec notamment une utilisation massive des stratégies de modération. À T2, l’enjeu était d’amener les autres parties prenantes partageant les positions de l’intersyndicale à se mobiliser. Et, faisant le constat que la Direction restait sourde devant les différentes revendications exprimées depuis l’annonce des suppressions d’effectifs et que les DS pouvaient d’un autre côté compter sur la mobilisation des salariés, les positions de l’intersyndicale se sont radicalisées à T2, avec une utilisation massive de stratégie de rejet des cadres interprétatifs fournis par les dirigeants du Groupe. L’utilisation de stratégies de rejet et de modération par l’intersyndicale a permis à cette dernière de produire des ressources discursives sur les restructurations envisagées qui viennent rivaliser avec les significations fournies par les dirigeants du Groupe et, dans certains cas, montrer que certaines questions ont été traitées de manière parcellaire par ces derniers. Cela a conduit à l’émergence dans le même espace discursif d’un ensemble de significations concurrentes et fragmentées pouvant être utilisées pour comprendre ce qu’il se passe et définir comment y faire face. Son pouvoir discursif ne pouvant être effectif qu’à partir du moment où ses cadres interprétatifs ont une influence sur la compréhension que les autres parties prenantes ont du projet annoncé par les dirigeants, il a ensuite été question de chercher à mobiliser du consensus.

4.2. La mobilisation du consensus : passage d’un modèle informationnel à un modèle interprétatif

L’analyse comparative des cadres développés par l’intersyndicale avec ceux élaborés par les collectifs de salariés nous a permis de conclure à un alignement des cadres qui s’est opéré à 3 niveaux : les conséquences prévisibles des suppressions d’effectifs envisagées, les solidarités exprimées et les demandes formulées. Dans les jours qui ont suivi la présentation du volet social du plan de restructuration et qui ont précédé la première AG à laquelle l’intersyndicale a convié les salariés, les collectifs de salariés (les SDJ, les rédactions des différentes entités du Groupe, le collectif des techniciens) ont publié toute une série de communiqués venant renforcer les positions défendues par l’intersyndicale. Alors que les membres de l’intersyndicale ont exprimé, dans les différents communiqués publiés par l’intersyndicale, leurs doutes quant à la possibilité de « faire mieux avec moins de salariés », les SDJ ont évoqué leur inquiétude quant à l’impact que le plan social pourrait avoir sur « la continuité, l’excellence et la rigueur de l’information » au moment où les rédactions se demandaient « comment était-il possible de maintenirla même qualité,la fiabilité et le volume des informations à traiter avec moins de journalistes ? ». Rejoignant une position préalablement défendue par l’intersyndicale sur les risques des suppressions d’effectifs sur la charge de travail, le collectif des techniciens a mis l’accent sur le risque de « dégradation des conditions de travail, des métiers et l’avenir des salariés » que ces suppressions pourraient induire. Par ailleurs, devant les difficultés évoquées par l’intersyndicale « d’envisager le travail à l’avenir sans réalisateurs, chefs d’édition, standard, maquilleuses, maintenance, régie, service web, sans effectifs suffisants » qui a aussi tenu à rappeler que « les pigistes et les intermittents font la force du Groupe et se sont autant investis pendant la crise sanitaire que les journalistes titulaires », les collectifs de salariés se sont montrés tout aussi solidaires de ces salariés aux statuts précaires, en soutenant que « ce sont toutes les entités et tous les corps de métier qui font la qualité des antennes » (les SDJ), que « la qualité éditoriale est impossible à atteindre sans la mobilisation de l’ensemble des équipes et notamment des pigistes et réalisateurs » (les rédactions) et que les intermittents constituent « uneforce vive ayant toujours répondu présente et ayant permis aux techniciens de s’enrichir professionnellement et au Groupe d’évoluer pour être un acteur majeur du paysage médiatique français » (le collectif des techniciens). Et, lorsque les DS, suite à leur refus de signer le projet d’accord de méthode soumis par les dirigeants, ont demandé à ces derniers d’« ouvrir un dialogue social constructif, uniquement sur la base de propositions sérieuses », les collectifs de salariés ont tous appuyé cette demande, en demandant aux dirigeants de « fournir des efforts à la hauteur des sacrifices demandés aux salariés » (les rédactions) et de proposer « un projet plus en adéquation avec la réalité financière du Groupe » (les SDJ). Le consensus obtenu par les représentants des salariés était tel que, se souvient Alex, « lorsque les dirigeants du Groupe faisaient le tour des services pour dire pourquoi le plan était nécessaire, ils se heurtaient à un mur, face à des salariés qui avaient l’impression qu’on leur rabâchait les mêmes arguments, mais des arguments déjà démontés par les élus du personnel et les DS et qui ont conforté les salariés dans le fait que le mouvement de grève avait un sens et qu’ils étaient dans leur bon droit ».

Cet alignement des cadres de l’intersyndicale est le fruit du travail de terrain réalisé principalement par les élus du CSE, issus des différentes entités du Groupe. Ces élus ont servi d’intermédiaires entre les DS chargés de négocier un accord de mise en oeuvre du projet de suppression d’effectifs et les salariés sur qui ils comptaient pour peser dans les négociations. En effet, en plus des communiqués de l’intersyndicale diffusés sur le compte Twitter de l’intersyndicale et sur l’Intranet du CSE, les élus du CSE ont créé des listes de diffusion et des groupes de discussion WhatsApp pour une meilleure ventilation des messages de l’intersyndicale. Ils ont conçu et affiché dans les couloirs des extraits récents de discours des dirigeants du Groupe sur la bonne santé financière de l’entreprise ; extraits qui viennent renforcer le tract qu’ils ont conçu pour dénoncer et déconstruire « les arguments douteux avancés par les dirigeants pour justifier le plan social ». Des réunions d’information et de mobilisation auxquelles l’intersyndicale a convié les salariés, ont par ailleurs été organisées par les élus, dans chacune des différentes entités du Groupe. Ces réunions, organisées aussi bien en présentiel qu’en distanciel sur Microsoft Teams, ont visé à expliciter les positions défendues par l’intersyndicale et à donner la parole aux salariés pour une harmonisation des revendications à porter, de manière à couvrir les intérêts particuliers de chacune des parties visées par les suppressions d’effectifs. C’est deux jours après les rencontres des représentants du personnel avec les salariés que les collectifs de salariés ont publié leurs communiqués de soutien à l’intersyndicale. L’AG qui s’en est suivie a également permis de donner la parole aux salariés des différentes entités du Groupe qui ont majoritairement voté une grève de 24h renouvelables « si la direction ne [revenait] pas sur ses positions ». La mobilisation massive des salariés lors de ce premier mouvement de grève dans l’histoire du Groupe a contraint la Direction à ouvrir les négociations sur la base des revendications portées par les grévistes. Les positions défendues par les DS étaient désormais des positions collectivement définies dans des AG à l’issue desquelles les salariés étaient régulièrement invités à voter sur la suite à donner au mouvement de grève ou la réponse à donner aux différentes propositions des dirigeants.

Il est apparu dans nos données empiriques que la sophistication des cadres interprétatifs développés n’est pas un facteur déterminant à lui seul pour produire un alignement des cadres. L’intersyndicale est constituée de DS, journalistes et techniciens, issus des différentes entités du Groupe et qui disposent d’une expertise dans le domaine de la communication de masse et qui ont, pour certains, pu bénéficier du soutien de leurs syndicats respectifs sur la bonne attitude à tenir. Cette hétérogénéité des profils, combinée aux compétences communicationnelles des membres, a permis à l’intersyndicale de produire des cadres qui prennent en considération les intérêts particuliers de chacune des différentes parties prenantes internes du projet de restructuration et qui sont susceptibles de créer une communauté d’intérêts autour des positions qu’elle défendait. Or, ce n’est que deux jours après la présentation du volet social du plan de restructuration annoncé un mois plus tôt et à la suite des différentes réunions d’information et de mobilisation organisées que les salariés ont commencé à publiquement se prononcer sur les annonces faites et à soutenir les positions défendues par l’intersyndicale, alors même que la plupart des cadres interprétatifs de l’intersyndicale ont été fournis dès l’annonce du projet. Les échanges réguliers entre les représentants du personnel et les salariés ont permis cet alignement des cadres et la détermination de revendications communes qui prennent en considération les intérêts de chacune des parties prenantes concernées par les suppressions d’effectifs annoncées. L’intersyndicale, grâce aux cadres interprétatifs qu’elle a développés et aux stratégies qu’elle a adoptées pour diffuser ces cadres, a su mobiliser du consensus autour des positions qu’elle défendait. Forte de ce consensus mobilisé, l’enjeu pour elle était désormais de mobiliser de l’action pour une participation active dans le processus et les résultats du changement.

4.3. De l’alignement des cadres à la mobilisation de l’action

Au-delà de développer des cadres interprétatifs et de mobiliser des stratégies de diffusion de ces cadres ayant favorisé l’adhésion des autres parties prenantes aux positions qu’elle défendait, l’intersyndicale a aussi conçu des cadres d’action pour, d’une part, appeler les salariés à se mobiliser contre les suppressions d’effectifs annoncées (cadres motivationnels) et, d’autre part, faire le bilan des actions menées (cadres de résultat). Ces cadres d’action ont été développés aussi bien à T1 qu’à T2, avec 6 cadres développés à T1, dans la période précédant l’ouverture des négociations, contre 7 à T2, entre le début des négociations et la signature d’un accord majoritaire. L’intersyndicale a su mobiliser les parties prenantes interne et externe autour et même au-delà des actions qu’elle a menées.

Sur le plan interne, la mobilisation de l’action est partie du refus de la Direction d’ouvrir « une discussion loyale sur la GPEC » à la demande de l’intersyndicale. Devant ce rejet, les représentants des salariés ont alors convié les salariés à des réunions d’information et de mobilisation pour les informer de la réalité du projet de réorganisation. À la suite de ces réunions, les collectifs de salariés ont pris l’initiative de diffuser pas moins de 7 communiqués pour inviter les dirigeants du Groupe à reprendre les négociations avec les DS, à évoquer leurs inquiétudes face aux suppressions d’effectifs et exprimer leur soutien aux salariés au statut précaire visés par le plan. À la suite à la publication de ces communiqués, les représentants des SDJ ont été reçus par les dirigeants à qui ils ont fait part de leurs inquiétudes et demandé un certain nombre de garanties allant dans le sens des demandes déjà formulées par l’intersyndicale. La mobilisation des salariés s’est aussi vue dans leur réponse à l’appel lancé par l’intersyndicale à participer aux AG pour « décider ensembledes actions à entreprendre pour se faire entendre ». C’est au cours de ces AG que deux mouvements de grève massivement suivis par les salariés ont été votés, que des revendications communes ont été portées, que des décisions de poursuivre ou non les grèves ont été collectivement votées, que les propositions de la Direction ont été rejetées ou acceptées. Comme le rappelle Sophie, la solidarité interne s’est aussi vue dans la participation des salariés, dont les postes dans l’entreprise ne leur permettaient pas de faire grève, à la caisse de grève ouverte par l’intersyndicale et pour laquelle elle a lancé un appel à soutenir financièrement les salariés dans « la grève initiée pour sauver les emplois des permanents, intermittents et journalistes rémunérés à la pige ». Si la mobilisation des salariés du Groupe s’est majoritairement faite à partir des cadres d’action développés par l’intersyndicale et aussi dans le cadre des actions collectivement décidées en AG, les SDJ ont mené des actions en leur nom propre, comme la diffusion à T2 de deux tracts : le premier a fait suite au premier mouvement de grève et à viser à dénoncer l’insuffisance des propositions de la Direction et le deuxième a visé à apporter un démenti face à certains propos tenus par les dirigeants du Groupe pour démobiliser les salariés grévistes. C’est d’ailleurs pour garder la mobilisation des salariés intacte que les SDJ ont organisé des rassemblements réguliers avec les salariés grévistes. Les SDJ ont par ailleurs signé une tribune commune dans la presse pour informer l’opinion publique sur les motivations derrière le mouvement de grève à l’initiative des salariés.

Sur le plan externe, toutes les actions menées relèvent d’initiatives personnelles d’acteurs ayant fait le choix de soutenir les salariés de NRTV « dans leur combat contre les suppressions d’effectifs », à part les actions qui ont découlé des appels à participer à la caisse de grève et à renoncer au débat télévisé sur les élections municipales prévues sur une des antennes du Groupe en plein mouvement social. L’action mobilisée par l’intersyndicale s’est vue dans la publication par certaines fédérations syndicales et les IRP (Instances Représentatives du Personnel) de certains organes de presse de la place de communiqués dénonçant les suppressions d’effectifs et exprimant un « soutien total aux salariés dans leur combat ». Au-delà de ces communiqués de soutien, les communiqués de l’intersyndicale étaient partagés par ces acteurs dans leurs réseaux sociaux respectifs ; des partages qui viennent s’ajouter aux actions menées par des journalistes appartenant à d’autres organes de presse qui, au travers de leurs tweets et articles de presse, ont offert une large couverture médiatique aux salariés de NRTV qui « luttent pour sauver leurs médias ». L’intersyndicale a aussi pu compter sur le soutien de personnalités politiques de premier plan qui, dans leurs différentes interventions médias, dans ou hors des antennes du Groupe, se sont dites solidaires des salariés grévistes. Par ailleurs, l’appel à soutenir financièrement les salariés grévistes a trouvé un écho favorable auprès des soutiens externes (la SNJ, des hommes et femmes de média, des anonymes) qui ont participé à cette caisse à hauteur de 11 495 euros pour un total de 162 participants et pour une grève qui a duré 5 jours. Il en est de même pour l’appel lancé aux candidates à la Mairie de Paris à renoncer à leur participation au débat télévisé prévu sur une des antennes du Groupe en plein mouvement social. Parallèlement à cet appel, l’intersyndicale a constitué 3 délégations pour rencontrer physiquement les 3 candidates afin de leur faire part du bien-fondé de leur demande, se rappelle Sophie. 2 des 3 candidates ont publié des communiqués pour renoncer à participer au débat télévisé qui a finalement été reporté par la Direction. Le jour du débat, les 3 candidates ont manifesté publiquement leur soutien aux salariés dans leur mobilisation pour sauver leurs emplois.

Les cadres d’action développés par l’intersyndicale à T1 ont globalement visé à amener les salariés à se mobiliser massivement contre les suppressions d’effectifs. Cela a débuté par les réunions d’information et de mobilisation qui les ont amenés à participer massivement à la première AG organisée par le Groupe. Au cours de cette AG, les salariés ont voté une grève de 24h qui a conduit la Direction à ouvrir les négociations sur la base des revendications des grévistes. L’intersyndicale a, dès T1, pu mobiliser de l’action de la part des salariés qu’elle représentait. Cependant, cette mobilisation de l’action est allée au-delà des frontières de l’entreprise et se voit dans le pouvoir qu’elle a eu de faire annuler un débat télévisé pourtant prévu de longue date et comportant d’importants enjeux politiques. Les salariés massivement mobilisés et la démonstration ainsi faite de sa capacité d’influence, de même que les cadres d’action qu’elle a élaborés à T2 ont globalement visé à générer le soutien des autres parties prenantes dans la mobilisation des salariés contre les suppressions d’effectifs. Si les cadres de motivation ont permis à l’intersyndicale de mobiliser à partir des appels à l’action lancés, les cadres de résultats développés lui ont parfois permis d’amener ses soutiens à aller au-delà des appels à l’action lancés et à entreprendre des actions personnelles qui l’ont renforcée dans les positions qu’elle défendait. Les actions menées par l’intersyndicale et par ses soutiens ont exercé une influence aussi bien sur le processus de changement (blocage des négociations, rallongement des délais de mise en oeuvre du projet de réorganisation) que sur les résultats qui en étaient attendus par la Direction. L’influence sur les résultats du changement se voit dans le passage d’un PDV de 350 à 380 CDI avec possibilité de recourir à des licenciements contraints à un plan de départs exclusivement volontaires ne concernant finalement que 250 CDI, d’un projet de réduction de 50 % du volume de recours aux intermittents, pigistes et consultants à une réduction du volume des pigistes de 33 % et des intermittents de 37 %, et des mesures financières au-delà des minimums légaux. 

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Les résultats présentés ci-dessus montrent que la capacité d’influence de l’intersyndicale de NRTV s’est construite en plusieurs étapes. Devant le sens que la Direction du Groupe a donné à son projet, l’intersyndicale y a répondu, en utilisant des stratégies de cadrage qui lui ont permis de faire émerger dans le même espace discursif un ensemble de significations fragmentées (stratégies d’euphémisation et de recadrage) et concurrentes (stratégies de réfutation et de dévoilement) qui ont conduit les salariés, cherchant à comprendre ce qu’il se passait autour d’eux et à définir comment y faire face, à opérer un arbitrage entre les différentes significations en présence. L’enjeu pour l’intersyndicale était alors de faire en sorte que cet arbitrage lui soit favorable. Elle est donc passée d’un modèle informationnel (diffusion des communiqués sur le compte Twitter de l’intersyndicale, sur l’Intranet du CSE et par courriel) à un modèle interprétatif qui lui a permis d’intervenir dans le processus d’interprétation du changement par les salariés (animation de réunions d’information et de mobilisation, création de groupes de discussion sur les réseaux sociaux, délibérations collectives en AG). Cet échange régulier d’informations avec les salariés lui a permis de mobiliser du consensus. L’enjeu était ensuite d’amener les salariés partageant ses positions à se mobiliser contre les suppressions d’effectifs. Elle a alors élaboré des cadres motivationnels qui lui ont permis de mobiliser autour des actions définies, pour la plupart, collectivement en AG, et des cadres de résultat qui lui ont permis d’amener ses soutiens internes et externes à entreprendre des actions personnelles qui l’ont renforcée dans les positions qu’elle défendait. Et, c’est cette mobilisation du consensus et de l’action qui lui a permis d’amener les dirigeants du Groupe à opérer des modifications substantielles dans le projet de restructuration initialement présenté. Le schéma ci-dessus illustre le processus d’acquisition par l’intersyndicale d’une capacité d’influence. Les rectangles bleus représentent les actions menées par l’intersyndicale tandis que les rectangles or représentent les effets produits par les actions.

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5. Discussion

Notre étude est partie du constat que les travaux s’intéressant aux différents degrés d’implication des syndicats dans les processus et résultats des changements entrepris par les dirigeants d’entreprises, en analysant l’activité de chaque syndicat à travers un seul des différents types de réponse au changement possible et en ignorant le caractère potentiellement évolutif d’une stratégie syndicale au cours du même processus de changement, présentent une vision plutôt statique de l’activité syndicale en période de changement. En prenant appui sur la notion de pouvoir discursif et en privilégiant une approche longitudinale qui va de l’annonce d’un projet de restructurations avec suppressions d’effectifs à la fin de la négociation des mesures d’accompagnement des départs, elle montre comment l’intersyndicale de NRTV, à partir des cadres de l’action collective qu’elle a développés et des ressources de pouvoir que ces cadres ont permis de mobiliser, est parvenue à faire entendre ses revendications. Nos constats empiriques suggèrent deux contributions majeures. La première est liée aux enjeux du pouvoir discursif des syndicats tandis que la deuxième est relative aux apports de l’approche processuelle et dynamique par rapport aux approches statiques dans l’analyse de l’activité syndicale en période de changement.

Dans les travaux sur le pouvoir discursif des syndicats, ce pouvoir se voit notamment dans la capacité des syndicats, partant des cadres qu’ils élaborent, à créer une identité collective (Geelan, 2022 ; Frege & Kelly, 2003), à définir des priorités stratégiques qui unissent les membres afin d’éviter une dispersion des initiatives (Gumbrell-McCormick & Hyman, 2019), à élaborer des ressources narratives qui fortifient l’espoir et renforcent les voies vers l’action collective (Lévesque & Murray, 2013 ; Gahan & Pekarek, 2012), à mobiliser des ressources de pouvoir déployées dans les batailles pour l’hégémonie (Schmalz et al., 2018 ; Frege et Kelly, 2003). Cette étude s’inscrit dans le prolongement de ces travaux et montre que les ressources discursives des syndicats en période de restructuration peuvent non seulement influencer les cognitions des autres parties prenantes, mais aussi favoriser leur participation à l’action collective. Elle montre toutefois que la résonance des cadres interprétatifs et d’action des syndicats ne tient pas uniquement au fait de faire circuler les cadres à travers les médias grand public, Internet et les réseaux sociaux (Geelan, 2022), mais à l’articulation entre un modèle informationnel et un modèle interprétatif de diffusion des cadres (Demers, 1993). Cette articulation leur permet de fournir des ressources discursives sur le changement et d’intervenir dans le processus cognitif à travers lequel les autres parties prenantes essaient de comprendre ce qu’il se passe autour d’elles et de définir comment y faire face (Goffman, 2009 ; Weick, 1995). L’étude contribue également à enrichir les travaux existants, en montrant que, s’il est vrai que les diagnostics posés par les syndicats et les solutions alternatives qu’ils proposent leur permettent de susciter l’espoir (Lévesque & Murray, 2013 ; Gahan & Pekarek, 2012) et que les appels à l’action lancés leur permettent de fournir un élan motivationnel pour la participation (Lévesque et Murray, 2013, 2010 ; Snow & Benford, 1988), les cadres de résultat leur permettent de mobiliser au-delà des actions envisagées/menées. Les discours sur les retombées positives d’une action syndicale ou sur son échec en raison d’un défaut de mobilisation des adhérents potentiels peuvent constituer une source de motivation pour les futures mobilisations et même amener ces adhérents à mener des actions parallèles qui renforcent les syndicats dans les positions qu’ils défendent. Cet article contribue ainsi à enrichir l’architecture conceptuelle de la théorie du cadrage appliquée aux mouvements sociaux (Snow et al., 2018).

Notre étude contribue également à la littérature dénonçant la tendance à analyser les réponses syndicales au changement de manière dichotomique entre une position coopérative et une position conflictuelle/militante (Dupuis, 2020a ; Lévesque et Murray, 2005 ; Bacon et Blyton, 2004 ; Frost, 2001). Malgré la multitude de réponses possibles identifiée, ces travaux n’analysent l’activité de chaque syndicat étudié qu’au travers d’un seul type de réponse. Les variations notées dans les réponses syndicales portent, qui plus est, sur les différences entre les syndicats qui rencontrent du succès dans les négociations et les autres qui peinent à faire entendre leurs revendications (Lévesque & Murray, 2005 ; Bacon & Blyton, 2004 ; Frost, 2000). Ces travaux ne traitent pas de l’évolution dans le temps des réponses de chaque syndicat au cours du processus de restructuration. Ils ne rendent donc pas compte des mécanismes par lesquels s’opère le passage d’un type de réponse à un autre, par exemple, comment d’un unilatéralisme contesté un syndicat passe à un unilatéralisme simple, à un modèle consultatif ou de régulation conjointe (Lévesque & Murray, 2005 : 510). Le cas de NRTV, où les stratégies de cadrage mobilisées par l’intersyndicale ont, tout au long du processus de restructuration, varié entre le rejet des cadres interprétatifs fournis par les dirigeants (stratégies de réfutation et de dévoilement) et la limitation de leur portée (stratégies d’euphémisation et de recadrage), montre que les positions syndicales ne sont pas figées. Un syndicat peut avoir, dans le même processus de changement, plusieurs manières d’y répondre. Au terme du processus de changement, ces réponses peuvent difficilement être analysées comme des positions exclusivement conflictuelles ou exclusivement coopératives. Les syndicats peuvent rejeter certains aspects des projets de réorganisation et en accepter d’autres. Au-delà de leur acceptation ou non de négocier (Frost, 2001), de leur inscription dans une négociation distributive ou intégrative (Bacon & Blyton, 2004) et des ressources de pouvoir qu’ils sont capables de mobiliser et des actions qui en découlent (Dupuis, 2020b ; Pulignano & Stewart, 2012 ; Lévesque et Murray, 2005), leurs stratégies pour faire face aux restructurations envisagées peuvent aussi évoluer en fonction du succès des actions qu’ils mènent pour promouvoir leurs propres intérêts et donc des réponses apportées à leurs différentes revendications. Une action inefficace peut donner lieu à un repositionnement stratégique qui modifie le type de réponse initialement adopté et, par extension, le niveau d’implication dans le changement.

6. Conclusion

Dans le cadre de cette recherche, nous sommes allés au-delà du simple constat de la nécessité pour les syndicats animés par la volonté de s’impliquer activement dans le changement de détenir un niveau élevé de ressources de pouvoir pour nous intéresser au processus d’acquisition de cette capacité d’influence. Nos données empiriques montrent que cette capacité d’influence se construit à partir des cadres interprétatifs produits par les syndicats et des stratégies de diffusion de ces cadres adoptées. Cela conduit à un alignement entre les cadres de l’intersyndicale et ceux des autres parties prenantes et c’est cette mobilisation du consensus, combinée aux cadres d’action élaborés, qui permet de mobiliser les soutiens interne et externe autour et au-delà des actions syndicales et d’exercer, in fine, une influence sur le processus et les résultats du changement.

La portée de nos résultats aurait toutefois pu être augmentée par une comparaison du cas de NRTV avec le cas d’une entreprise au sein de laquelle coexistent plusieurs syndicats défendant chacun leurs propres positions sur les restructurations et menant leurs propres politiques pour y faire face. Cela nous aurait permis de voir comment, dans un contexte de pluralité et de divergences syndicale(s), certains syndicats arrivent à mobiliser des ressources de pouvoir, du consensus et de l’action à un niveau suffisant pour arriver à une régulation conjointe du changement avec les dirigeants d’entreprises quand d’autres syndicats échouent à faire entendre leurs revendications. Cela nous aurait peut-être permis de mettre en évidence d’autres mécanismes d’acquisition d’une capacité d’influence qui ne sont pas forcément et uniquement construits autour de l’aptitude de cadrage des acteurs syndicaux. Par ailleurs, des entretiens avec les représentants des collectifs de salariés de NRTV et les (groupes d’) acteurs externes ayant apporté leur soutien à l’intersyndicale nous aurait permis d’apporter plus de précisions quant au processus d’alignement des cadres et aux motivations derrière chacune des actions menées en parallèle des actions de l’intersyndicale.

Malgré ces limites, cette étude fournit aux acteurs syndicaux français les bases théorique et pratique pour comprendre, au-delà de leur légitimité institutionnelle, sur quoi repose leur capacité d’influence et aussi en quoi il leur est nécessaire de définir une stratégie de communication adaptée aux différentes cibles auxquelles ils s’adressent et aux différents contextes socio-économiques dans lesquels ils évoluent pour faire face à leur crise de légitimité militante (pour aller plus loin dans la distinction entre légitimité institutionnelle et légitimité militante, voir Olivesi, 2013).