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Le projet photographique Humaine consiste d’une part en un livre, coédité en 2012 par Le Point du Jour (Cherbourg) et le Centre régional de la photographie Hauts-de-France (CRP) (Douchy‑les‑Mines), et d’autre part en une exposition itinérante en France, entre 2012 et 2013, coproduite par le CRP, la ville de Clermont-Ferrand (Hôtel Fontfreyde), l’Artothèque de Caen et Le Point du Jour.

Tous deux sont le fruit du programme de résidence de recherche et de création instauré par le CRP sous l’appellation Photographie et Territoire, auquel le photographe français Marc Pataut a pris part entre 2008 et 2011. Ce projet de résidence à Douchy-les-Mines a conduit l’artiste à réaliser principalement des portraits. Ceux de trois habitantes de cette municipalité de près de 11 000 habitants, nommément Sylvie Dureuil, Marie-Jo Noclain et Fred Kabla, devenues trois années durant ses modèles. Ces portraits féminins, associés à quelques vues paysagères, parviennent à donner métaphoriquement corps au portrait d’un territoire qualifié par son ancien ancrage minier.

Sur base de l’analyse du livre Humaine, c’est en effet l’hypothèse que nous nous proposons de vérifier, selon laquelle le genre du portrait peut s’avérer propre à identifier un territoire, à composer le portrait d’un pays. Elle sera développée en prenant successivement en compte : le processus créatif de Marc Pataut dans le contexte de la résidence du CRP; la structure complexe du livre renvoyant au travail mené par l’artiste en relation avec ses modèles, dans le temps long; le rapport entre expérience du territoire et expérience du corps et enfin l’intégration de ce genre spécifique au sein du genre du portrait de pays.

Le projet de résidence comme processus

Lorsqu’il entame ce projet de résidence, Marc Pataut est âgé de 56 ans et enseigne depuis 2001 la photographie à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. C’est dans la même institution qu’il se forme au début des années 1970 à une autre discipline artistique, la sculpture, au sein de l’atelier d’Étienne-Martin[1]. Rétrospectivement, cette formation se révèle fondatrice de sa pratique photographique à venir, le conduisant à affirmer : « Je choisis la sculpture pour devenir photographe[2]. » Le temps long du travail artistique et le rapport au modèle ou plus largement au corps, issus de cette expérience de la sculpture viennent en effet déterminer l’oeuvre photographique construit par Marc Pataut depuis les années 1980. À cette période charnière, ils le conduisent à délaisser son activité de reporter dans le champ de l’information depuis la fin des années 1970 au sein de l’agence Viva, au profit d’un travail documentaire de longue durée, désormais conduit dans le champ de l’art.

Pataut choisit alors d’investiguer des situations sociales auxquelles il décide de prendre une part active, refusant la posture de l’observateur retranché derrière son appareil photographique. Sur une période de deux à quatre ans, il effectue ainsi pour chaque projet[3] des images dont la qualité est liée à « sa capacité à travailler avec des personnes, des situations, et à associer, dans la conception et l’élaboration de l’oeuvre, un domaine d’activité, une situation sociale, une histoire et une intervention dans le contexte institutionnel[4] ». À rebours de la productivité soutenue exigée par la profession de reporter, Pataut privilégie la relation et la durée, concevant la photographie comme le moyen de conférer du sens aux images de ceux et celles avec qui il collabore, ces représentations résultant de nombreux échanges et de leur évolution dans le temps.

Ce principe se trouve également au centre des préoccupations du collectif Ne Pas Plier, à la fondation duquel Pataut participe en 1990. L’objectif de cette association est de « proposer, sur un mode expérimental, des moyens politiques et esthétiques (mots, images et paroles) pour participer aux luttes avec des formes heureuses[5] » ou, selon les termes de Pataut lui-même, de « créer, produire et diffuser des images qui ont du sens, pour des causes et des sujets humains d’urgence nationale et internationale[6] ». Ceci ayant pour corollaire pour les membres de ce collectif de s’inscrire de manière spécifique dans le champ de l’art contemporain, comme le souligne André Rouillé :

Abandonner l’espace du musée pour la scène des luttes sociales, refuser les règles, valeurs et catégories propres au marché de l’art, abolir l’orgueilleuse solitude de l’artiste par un travail conçu sur le mode de la coproduction, inverser le fétichisme de l’original et de la pièce unique en proposant des « images dont l’original est le multiple », adopter le principe de gratuité en allant jusqu’à donner les images au lieu de les vendre, telles sont les grandes directions de Ne pas plier. Cette attitude militante et anti-fétichiste repose sur la conviction que l’intérêt, l’efficacité et la valeur d’une image résident autant dans le processus que dans ses alentours, dans le processus dont elle est l’aboutissement, ou dans la dynamique qu’elle peut enclencher[7].

C’est dans la consécution des projets processuels réalisés par Marc Pataut depuis une dizaine d’années que s’inscrit le travail de résidence mené à Douchy-les-Mines entre 2008 et 2011. Petite ville du nord de la France que le déclin industriel a laissée en quasi-déshérence, elle bénéficie dans les années 1980 de l’implantation d’un Centre régional de la photographie (CRP). Oeuvrant à une forme de sauvetage mémoriel et culturel par le retissage de nouvelles formes de liens après ceux induits par l’industrie, le CRP voit son histoire intimement mêlée au passé industriel puis à la désindustrialisation de ce territoire. Fondé en 1982 par un collectif de membres du Photo-Club du comité d’entreprise Usinor de Denain, il se mue en centre d’art en 1991. Le centre poursuit depuis lors, parallèlement à sa mission d’accompagnement de la création, un travail de commande artistique en lien avec son territoire, dont les Missions photographiques transmanche (1988-2006) composent une part importante de sa collection, qui compte aujourd’hui 9000 oeuvres.

Lorsque Marc Pataut accepte l’invitation de Pia Viewing, alors directrice du CRP, à venir y développer un projet de résidence, le contexte socioéconomique qui caractérise Douchy-les-Mines lui est déjà familier, exploré 10 ans plus tôt à l’occasion d’une commande de la Maison de l’art et de la communication de Sallaumines, ancien bassin minier localisé à une quarantaine de kilomètres. Celle-ci avait donné lieu au projet Du paysage à la parole, mené en collaboration avec l’anthropologue Véronique Nahoum Grappe, qui accompagne régulièrement le photographe dans plusieurs de ses réalisations, comme ce sera à nouveau le cas à Douchy-les-Mines. Fondé sur des rencontres avec les habitants et leurs interviews, le travail accompli à Sallaumines aboutit à la réalisation d’un panorama de neuf photographies prises depuis un terril et de neuf blocs de tracts, reprenant recto verso d’une part les textes et d’autre part les images issus des rencontres[8].

Dix ans séparent ces deux résidences, la première introduisant le projet Humaine, sur le plan tant de la connaissance de ces territoires proches développée par le photographe que du livre lui-même, incluant des photographies de Sallaumines et y faisant à plusieurs reprises référence à travers les textes qui y figurent. Cette évocation inscrit l’immersion du photographe à Douchy-les Mines comme dans un espace « au sein duquel travaille le souvenir de Sallaumines[9] », pour reprendre les termes de Véronique Nahoum-Grappe. Ce préalable situe en outre clairement cette deuxième appréhension du nord de la France par Pataut dans une procédure de long terme, avec l’intention cette fois de l’aborder principalement à travers le portrait. L’avènement de la parole à l’image dans la résidence précédente, soutenu par la présence des textes issus des interviews, fait ici place au domaine du non-verbal, au langage du corps conçu par Pataut dans une forme d’équivalence à la sculpture. L’itération entre ces deux projets, résolument non linéaire, nourrit la trame complexe du livre Humaine et restitue l’épaisseur temporelle du travail de Marc Pataut, dans toute sa densité relationnelle.

Un livre réceptacle et miroir d’une procédure relationnelle inscrite dans la durée

La construction même du livre Humaine renvoie à cette double dimension de durée et de relation, caractéristique du processus de création de Pataut. L’ouvrage s’ouvre sur neuf photographies reproduites bord à bord, prises à Sallaumines entre 1997 et 2000, qui offrent une forme de travelling par l’image fixe. Partant d’un gros plan de terril, il dévoile un panorama de la cité de Billy‑Montigny et son arrière-plan industriel, pour aboutir au portrait d’un homme photographié depuis l’autre versant du terril, sous l’intitulé « Du paysage à la parole ». D’emblée, le lecteur est donc invité à considérer le regard posé par les habitants sur leur propre territoire, leur point de vue se trouvant relayé par le photographe qui leur donne ainsi la parole[10]. En outre, l’investissement personnel de Pataut dans les contextes qu’il photographie et la question de l’ancrage territorial des habitants sont évoqués par une photographie reproduite à la suite de ce premier ensemble, faisant directement référence à la biographie de l’artiste. Elle représente en effet sa propre mère, accompagnée de la légende suivante : « Le 3 juin 2009, Adeline Pataut-Da Costa dans son jardin, rue de Lomagne à Beaumont-de-Lomagne, Tarn-et-Garonne »[11].

Les six séries de portraits consacrées à chacun des trois modèles de Douchy-les-Mines composent l’essentiel des images du livre, soit 41 des 60 photographies reproduites pleine page. Deux ensembles de sept photographies, principalement des paysages, se rapportent quant à eux à Sallaumines et Douchy-les-Mines. Ce dernier propose, comme nous le constaterons plus loin, une représentation distanciée de l’environnement des modèles portraiturés.

Au centre du livre est reproduite une série de portraits de la comédienne Marie-Pierre Chaix, rencontrée à Sallaumines, portraiturée ultérieurement à Paris, puis à la même période que la résidence de Douchy-les-Mines. Ces portraits présentent des caractéristiques formelles communes à ceux réalisés lors de la résidence de Douchy-les-Mines, notamment le traitement du visage en gros plan et/ou par fragments. Leur intégration dans le livre Humaine rend sensible la durée qui imprègne le travail de Marc Pataut, les traits vieillissants de la comédienne d’une image à l’autre s’en faisant les marqueurs, sur une temporalité de 13 ans. Elle invite en outre le lecteur à considérer les portraits pris lors de la résidence du CRP dans la prolongation directe du travail mené par l’artiste, à travers une forme de mise en abyme à l’oeuvre dans ces portraits mêmes. Les planches‑contacts dont ils sont issus se trouvent en effet présentées à hauteur du deuxième tiers de l’ouvrage. Elles renvoient autant au déroulement des séances de prise de vue qu’au processus éditorial ayant ensuite mené à la sélection des images reproduites dans le livre. (On notera que ces planches-contacts ont aussi figuré dans l’exposition du CRP sous la forme d’un mur d’images.) Aussi, la distribution elle-même des photographies au sein du livre restitue elle-même les paramètres fondateurs de l’économie du travail de Marc Pataut que sont la relation et la durée.

Les séries d’images sont scandées par quatre textes accompagnés de photographies de Pataut reproduites en plus petit format, permettant de les distinguer du corpus principal et documentant essentiellement les travaux des résidences de Sallaumines et Douchy-les-Mines. Leur consécution dans le livre fait alterner deux contributions revenant sur l’historique et le déroulement des projets de résidence et deux analyses des portraits en tant qu’expression d’un fait social se rapportant aux classes dites « populaires » issues d’un territoire désindustrialisé.

Un premier texte du directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Philippe Roussin, intitulé « Trois ans pour faire un portrait », fait la synthèse d’une dizaine d’entretiens menés par l’auteur avec le photographe, Pia Viewing et l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe. Il détaille particulièrement l’expérience de résidence du CRP et la contextualise dans le parcours personnel et artistique de Pataut, mettant en exergue par son titre l’investissement du photographe dans la durée.

Véronique Nahoum-Grappe développe dans un second texte le point de vue de l’anthropologue « qui regarde par-dessus l’épaule de Marc Pataut les photographies des visages de ces trois figures de femmes[12] ». Ce faisant, elle recompose les « cercles qui les enveloppent : maison, lieu, mémoire collective[13] », livrant au lecteur une analyse approfondie de ce « terrain », au sens ethnologique du terme[14]. Au départ des témoignages consignés lors des conversations qu’ont eues l’anthropologue et le photographe avec les portraiturées, mais aussi de ses propres observations et recherches, Nahoum-Grappe interroge la manière dont le passé infuse ce qu’elle qualifie d’atmosphère, évoquée dans le titre de son texte, dans laquelle ces femmes évoluent. Minier et industriel, ce passé a laissé dans le nord un héritage difficile, le stigmatisant comme une région pauvre et presque sous‑évoluée, tout en se trouvant pourtant associé par ses habitants à un sentiment de fierté. L’environnement direct composé de friches, terrains vagues, chantiers inachevés et reconstructions modernes qui ont étrangement vieilli, s’avère aussi difficile à appréhender pour l’anthropologue qu’à représenter pour le photographe.

À Douchy, les rues sans plaque (le promeneur ethnologue les cherche en vain, pas les habitant du lieu bien sûr, qui connaissent leurs rues), les friches sans définition, les centres faux pour le promeneur (ni la place de l’église ni celle de la mairie ne ressemblent à des places centrales), liés à une extension des espaces pavillonnaires, font de cette petite ville une sorte de banlieue sortie de son orbite[15].

L’analyse de l’espace par l’anthropologue renvoie donc à un sentiment général de désorientation, qui contraste avec la détermination claire des femmes qu’elle perçoit dans l’accomplissement de leurs tâches quotidiennes. Arrimé en grande partie à l’espace privé, mais pas uniquement, leur « investissement de l’entre-soi (est) lié à la conviction non dite d’une exclusion sociale plus ou moins grande »[16].

Le texte de Véronique Nahoum-Grappe fait ainsi émerger, dans une sorte de mouvement centripète et d’ondes successives, le sous-texte des portraits de Marc Pataut autant que celui du territoire dont ils sont issus, dont l’anthropologue nous livre aussi sa propre perception participante. Par les informations et les analyses du territoire qui y sont développées, son contenu nous semble le plus proche des rôles attribués aux textes le plus souvent dus à des écrivains au sein des portraits de pays, entre description et expression subjective[17].

Le troisième texte du livre, signé par la directrice du CRP, Pia Viewing, détaille le projet de résidence dans ses rapports avec l’institution culturelle. Enfin, l’historien de l’art Jean-François Chevrier situe la pratique du portrait de Marc Pataut dans la perspective de l’histoire de l’art et de la photographie documentaire en particulier, ainsi que dans l’ensemble de l’oeuvre développé par cet artiste, à l’encontre de ce qu’il qualifie de « performance visuelle[18] ».

Ces contributions, qui éclairent autant le contexte de la production des photographies que leur portée anthropologique et leur positionnement face à l’histoire de l’art, occupent une place spécifique, laissant aux photographies leur entière autonomie. Celle-ci se manifeste visuellement par leur grand format et l’absence de légendes, dès lors que ces dernières se trouvent reléguées aux dernières pages du livre. La table des matières permet cependant d’identifier les modèles des différentes séries, en associant chacune d’elle au nom du modèle. Aussi, si le lecteur progresse dans son parcours du livre en ayant une information de plus en plus précise sur le contexte et les intentions qui ont présidé à sa réalisation, il est invité à son tour à une mise en relation de ses différentes composantes, emboîtant ainsi le pas à l’artiste. D’autant qu’il se trouve confronté aux portraits dans un face-à-face direct renforcé par le grand format, rappelant la relation initiale du photographe à chacun de ses modèles, jusqu’à son expression la plus intime dans la dernière série composée de nus. L’énonciation éditoriale d’Humaine « transforme[19] » ainsi l’expérience et le travail de résidence en un livre choral, tout en réservant aux portraiturées une place prépondérante.

Expérience du territoire et expérience du corps

Il faut en effet rappeler que ce sont trois femmes qui se trouvent au centre du projet de Douchy‑les‑Mines, ayant choisi le photographe en même temps qu’elles ont choisi de devenir ses modèles. À la suite d’une exposition du graphiste Gérard Paris-Clavel invité par Pataut au CRP à l’entame de sa résidence, le photographe se souvient : « Lors du vernissage, Fred, une habitante de Douchy que j’avais déjà rencontrée, a dit : “J’aimerais bien travailler avec Marc.” Marie-Jo et Sylvie étaient assises avec elle, sur l’escalier à l’entrée du CRP. Elles m’ont choisi[20]. »

La connaissance de ces trois femmes qu’a progressivement acquise le photographe s’est construite à la suite d’entretiens répétés, menés lors de plusieurs séjours à Douchy-les-Mines sur une période de trois ans. Tant pour Marc Pataut que pour ses modèles, cet étalement du temps a permis d’établir une relation de confiance au moins autant que de travail photographique, dans laquelle chacun s’est investi pour donner corps à ces portraits. Une relation qui dépasse le pacte explicite ou implicite associant généralement le portraitiste et son modèle[21]. Elle révèle une attitude d’écoute, inhérente au parti pris documentaire de Pataut, pour reprendre les termes de Jean-François Chevrier[22], qui pointe ce travail d’écoute comme un trait commun à un ensemble de cinéastes et photographes contemporains ayant fait le choix du documentaire[23].

C’est bien de cette méthode de travail dans la relation et l’écoute, détaillée par chacun des textes du livre, que surgit la référence à l’histoire socioéconomique, en particulier du phénomène de désindustrialisation avec lequel la région se trouve aux prises. L’ensemble des images faites à Douchy-les-Mines — portraits, nus et paysages — contribuent ainsi à représenter la réalité d’un territoire, dans un travail de visibilisation qui aborde le corps comme un corps d’expérience, selon l’expression forgée par Paul Ardenne pour désigner un corps « à la reconquête de lui-même[24] ».

Procédant essentiellement par fragments et prises de vue en gros plan, Pataut met en exergue cet effet de découpe des corps/visages délimités par le cadre blanc de la mise en page (fig.1). Tantôt reproduits en vis-à-vis au sein d’une double page, tantôt en regard d’une page blanche les singularisant, les portraits livrent des visages modelés par la pose, les effets de superposition et de dédoublement, les regards hors champ ou encore les effets de dissociation ou d’écran (fig. 2). Ils affirment la création volontaire d’une image de soi, dans un rapport de cocréation associant le modèle et l’artiste, et renvoient à la signification première du mot « visage », dont Marion Zilio nous rappelle qu’elle couple le voir au faire :

Provenant du latin vis, videre qui signifie « faculté de voir », le visage est associé, rappelle-t-il, à « aspect » et « apparence » ; il est la partie extérieure que l’on donne à voir, dont on construit l’aspect. Mais il est aussi synonyme de « face » qui a la même origine que « faire », le visage est donc ce que l’on fait pour (se) donner à voir[25].

Lieux de la (re)construction de soi, ces portraits renvoient aussi à un affranchissement : celui d’un statut social, d’un physique attribué, d’une représentation de soi prédéfinie par l’autre. Un affranchissement soutenu par le choix de renvoyer aux dernières pages du livre les légendes des portraits, qui apparaissent dès lors au fil des pages dans leur stricte autonomie, refusant l’assignation identitaire, au profit de l’expression d’un rapport à soi[26]. L’explicitation de l’ancrage territorial des modèles est pour sa part prise en charge par les textes du livre, ainsi que par la série de paysages qui renvoie à l’environnement des modèles, sans pour autant que celui-ci soit directement mis en rapport avec leurs portraits. Cette accession émancipatrice au statut de modèle permet d’échapper à la détermination sociale du genre du portrait, en particulier du portrait peint. L’inscription des portraits des trois femmes de Douchy-les-Mines dans un rapport d’équivalence avec ceux de la comédienne Marie-Pierre Chaix contribue à cette autorisation de se départir d’une forme de représentativité de la réalité socioéconomique du territoire auquel elles sont liées, par leur appartenance partagée au statut générique de modèle[27]. Chacune d’elle se trouve à la fois révélée et exposée, en une mise au jour considérée par Jean-Luc Nancy comme le propre du portrait.

Le portrait ne consiste pas simplement à révéler une identité ou un « moi ». Sans doute, c’est toujours ce qui est cherché, et c’est ainsi que l’imitation a tout d’abord sa fin dans une révélation […]. Mais cela même ne se peut, et c’est ce pouvoir et cette possibilité qui sont en jeu — qu’à la condition de mettre au jour la structure du sujet : sa sub-jectité, son être-sous-soi, son être-au-dedans de soi, par conséquent au-dehors, derrière ou devant. Donc, son ex-position. Le « dévoilement » d’un « moi » ne peut avoir lieu qu’en mettant en oeuvre et en acte cette exposition : peindre ou figurer n’est plus alors reproduire, même pas révéler, mais produire un exposé-sujet. Le pro-duire : le conduire devant, le tirer au-dehors[28].

Le choix de l’un des modèles de poser nu étend cette dimension d’exposition au corps, abordé par le photographe dans un rapport de dissociation du visage, qui n’apparaît pas dans ces images. C’est à l’occasion de la visite de l’exposition Lydia D., muse et modèle de Matisse, au musée Matisse du Cateau-Cambrésis, que Pataut entreprend avec les trois femmes, que l’une d’entre elles s’est proposée de poser nue, à l’instar de la muse de Matisse. Dans ces dernières images, le portrait s’étend à la matière même du corps, abstrait d’une identité assignée puisqu’acéphale (fig. 3). Si l’insertion de deux portraits de Fred Kabla dans cette série de quatre nus, qui clôture le livre, permet par association d’identifier le modèle, visage et corps sont volontairement dissociés. Ceci venant expliciter la remarque de Philippe Arbaïzar, selon laquelle « le corps et le visage ne semblent pas toujours exister sur le même plan. […] Le nu a mis longtemps à voir son visage comme les gens ordinaires ont mis du temps à reconnaître les photographies de leur corps nu »[29]. Ce n’est d’ailleurs pas tant la reconnaissance du corps qui est visée ici que sa découverte, son exploration, son expérience à travers l’image qui le fragmente et le dé-compose. Il nous semble en effet que, tant du point de vue du photographe pour qui la pratique du genre du nu constitue ici une première expérience que du point de vue de son modèle, il s’agit ici encore d’étendre le portrait à ce corps d’expérience défini par Paul Ardenne, à savoir : « un corps luttant contre les conditionnements, vivant le monde en vérité, à sa mesure, en réduisant le plus qu’il est possible la part d’aliénation (à commencer par l’aliénation à l’esthétique acquise), corps représenté qui serait comme le miroir de ce corps à la reconquête de lui-même [30] ».

Cette expérience s’avère nécessairement double, renvoyant d’une part au modèle, de l’autre au photographe. Pataut insiste à ce propos sur le fait qu’il photographie bien avec son corps :

J’ai compris qu’un portrait n’est pas seulement un visage, que la photographie passe par le corps et l’inconscient, par autre chose que l’oeil […] qu’on peut photographier avec son ventre, que le portrait est un rapport de corps — comment je place mon corps dans l’espace face à un autre corps, à quelle distance[31].

Au point que cette distance se transforme en proximité presque tangible par l’usage du gros plan, auquel le photographe recourt dans la plus grande part des images. C’est alors la peau même qui devient perceptible et nous révèle le sujet, par-delà la séparation entre visage et corps. Ce qui rappelle cette observation de Jean-Marie Schaeffer :

Trop souvent — héritage du dualisme âme-corps qui a façonné notre culture—, on a voulu opposer le visage au corps, oubliant ainsi le rôle central qui revient au contact corporel, et notamment au contact de peau à peau — qui est un contact visuel tout autant que tactile et olfactif— dans la construction de l’identité humaine[32].

On précisera enfin que les vues extérieures, bien que minoritaires[33], sont bel et bien présentes dans l’ouvrage. Mais ces paysages n’explicitent pas pour autant un contexte d’ailleurs perçu comme illisible par l’artiste. Alors que la série de vues extérieures prises à Sallaumines renvoie à un paysage habité par le travail de la terre au pied des terrils et à la présence des habitants dans le paysage de leur cité, celles réalisées à Douchy-les-Mines présentent l’espace extérieur dans son opacité. Murs et friches embroussaillées mettent l’espace à distance du promeneur inaverti (fig.4), ce dont témoigne Pataut à la suite de Véronique Nahoum-Grappe.

À Douchy, je cherche un centre, j’en trouve un, mort, entre église et cimetière, l’ancienne poste. Et un autre, non perceptible, impossible à définir — une place sans milieu ? Une route qui se perd en tournants ? Un parking ? Une esplanade pour magasins ? Il y a des plaques de pavillons sur le plateau, des jardins ouvriers redessinés tout près du nouveau centre. Des chemins piétonniers frôlent du vert et du béton un peu tagué en une même échappée vers nulle part. Le cimetière est au bout d’un côté, loin, grand, comme la proue du bateau Douchy, dont l’espace flotte au-dessus de plans d’urbanisation superposés. […] Pour le promeneur, l’espace est incompréhensible, impossible à se figurer à partir du lieu de son propre corps. Les habitants savent et circulent très bien dans tout cela ; ils vont partout où ils doivent aller[34].

On pourrait considérer cette impossibilité pour le promeneur de se figurer l’espace à partir du lieu de son propre corps comme le prétexte aux portraits réalisés par Pataut. Par ces portraits d’habitantes qui, elles, sont détentrices de ce savoir, il offre au spectateur de pouvoir se représenter l’espace de ce territoire non pas à partir du lieu de son propre corps, mais, indirectement, par la connaissance qu’en ont, de fait, ces trois femmes. Cette référence à un espace expérimenté par le corps renvoie plus directement à la sculpture qu’à la photographie, art du temps par excellence. Elle invite à reconsidérer le portrait photographique sous les auspices de la sculpture, l’image évoquant l’expérience de l’espace par un corps qui en garde la mémoire. C’est précisément ce que ce livre opère en retour et à rebours pour le lecteur : la projection d’un espace, fût-il en partie imaginaire, à partir de portraits photographiés à même de composer le portrait d’un territoire.

Portraits (d’un pays) après l’industrie

Le territoire et la temporalité dont il est question dans Humaine sont bien doubles, se rapportant à la fois à Sallaumines et Douchy-les-Mines, à 10 années d’écart. Le premier travail mené à Sallaumines, de nature narrative, fait prendre au photographe la mesure des conséquences de la désindustrialisation, dès lors que le passé minier de la région s’éloigne dans le temps, sans réelle relève économique. Cet éloignement se creuse encore dans la résidence de Douchy-les-Mines et nous paraît précisément induire la nécessité de se rapprocher des habitants à travers cette expérience du portrait et d’évoquer métaphoriquement cet arrière-plan socioéconomique invisible par une mise en présence du lecteur avec l’image des femmes portraiturées. C’est par cette tension entre présence et absence que notre hypothèse de départ (le genre du portrait de personne peut s’avérer propre à représenter un territoire, à composer le portrait d’un pays) nous semble se vérifier, par une caractéristique commune au portait et au portrait de pays, à savoir : leur valeur de substitution. Comme le note Jean-Luc Nancy, « le reflet (ou le double) n’a lieu qu’in praesentia, le portrait est in abstentia : il est par essence et en tous sens exposé à l’absence[35] ». De la même manière, le portrait de pays nous confronte à un pays absent, que nous n’appréhenderons peut-être jamais autrement que par sa représentation, supposée ressemblante. À défaut le plus souvent de pouvoir vérifier cette ressemblance, nous devons nous en remettre aux auteurs (écrivain et/ou photographe) qui l’ont élaborée et nous rendent ainsi présent ce qui est par nature absent, comme le souligne encore Jean-Luc Nancy :

Un portrait […] n’est pas ressemblant parce qu’il se ferait semblable au visage, mais la ressemblance ne commence et n’existe qu’avec le portrait, et en lui seul, elle est son oeuvre, sa gloire ou sa disgrâce, exprimant ce fait que le visage n’est pas là, qu’il est absent, qu’il n’apparaît qu’à partir de l’absence qui est précisément la ressemblance[36].

Il revient néanmoins aux textes du livre d’éclairer et de déployer l’arrière-plan pourtant uniformément sombre et abstrait des portraits (fig.5), d’enclencher leur mise en récit par la référence à un ancrage contextuel que le lecteur peut ainsi (re)constituer. La réponse fournie par Pataut à la question posée par Philipe Roussin « quelles sont, à dix ans de distance, les ressemblances et les ruptures entre Sallaumines et Douchy ? Comment les décrire ? » donne de ce contexte un véritable condensé :

L’histoire industrielle du bassin minier s’est terminée il y a trente ans. C’est la fin d’une histoire. Les gens avec qui nous parlions [à Sallaumines] étaient les derniers à être descendus dans la mine. À Douchy, la mine appartient à une histoire plus reculée encore dans le temps. La mine est l’histoire des grands-parents ou des arrière-grands-parents des personnes que nous rencontrons, ce n’est pas la leur. […] Douchy est associé à ce que nous connaissons aujourd’hui : la précarité, les contraintes matérielles, la distension des liens familiaux traditionnels, le travail qui a disparu après avoir été une denrée rare, le règne d’une situation de chômage permanent. La différence est aussi sexuée : Sallaumines, c’étaient des hommes ; à Douchy, ce sont des femmes. À Sallaumines, la grand-mère vivait avec les enfants et les petits-enfants. Le grand-père était mort à la mine, elle était « ayant droit », avait l’argent et restait dans la maison. À Douchy, la grand-mère a disparu. On est devant une famille mari/femme, parfois avec enfants, séparés ou non[37].

Les réalités de vie des trois modèles, rapportées plus loin par Pataut dans cet entretien, reflètent pleinement cette situation de suspens, voire de précarité : mariée et mère de deux enfants, Sylvie ne travaille pas, malgré une double licence en économie et en communication ; Marie-Jo, mariée et ayant des enfants majeurs, aide à faire traverser les enfants devant l’école, deux fois par jour ; Fred, dont on apprend qu’elle réside à Douchy-les-Mines parce qu’y vivent ses enfants, cumule quant à elle des emplois à temps partiel. Car, comme le souligne Pataut,

[…] à Douchy, comme ailleurs, l’époque est aux heures disséminées dans des horaires insensés, où le travail est distribué dans des structures différentes, tout au long de la semaine. Il y a aussi l’associatif local, autour des enfants, des fêtes. Les femmes font réseau, elles brisent la solitude. […] On rencontre ici des univers féminins qui obligent à poser la question de l’évolution du monde du travail non qualifié à l’époque des aides sociales, du temps partiel et des stages, des écrans partout et des rêves enfouis. Nous sommes face à un univers de travail très contemporain que l’on connaît moins bien que celui des anciens mineurs, pères et grands-pères des femmes dont on parle ici[38].

Ces univers féminins attestent la nécessité de se redéfinir après la désindustrialisation, en passant par une affirmation de soi, dans un contexte souvent qualifié par le manque ou par ce qui n’est plus : fermeture des mines, désindustrialisation, chômage ou travail précaire. Cette affirmation de chacun des modèles dans l’expérience des portraits nous semble celle d’une positivité teintée de connivence féminine, dont Véronique Nahoum-Grappe a saisi l’expression dans leur vie quotidienne et leur investissement domestique, familial, voire communautaire.

Ici dans ce salon, observe l’anthropologue, dans cet espace ouvert par l’absence radicale de pouvoir économique et politique, le monde est ailleurs, mais les dieux sont ici, et être soi fait briller les visages. Visages de femmes qui vieillissent, totalement dépliés à nouveau comme jadis dans l’enfance, vers le dehors et le milieu, figures de proue centrées sur le point d’équilibre de ce petit navire collectif qu’elles conduisent vers l’avant, leur invisible chef-d’oeuvre[39].

Ces visages composés par le portrait, ce que Jean-Marc Cerino qualifie de « visagéité[40] », donnent toute son ampleur à l’intitulé du livre, Humaine. Ce titre laisse en outre percevoir l’écho de l’apport de la géographie humaine, qui aborde les territoires à travers les activités humaines qui les façonnent et complète ainsi la connaissance qu’en offre la géographique physique au départ de leurs caractéristiques morphologiques. Pataut parvient à insuffler à cette visagéité une réelle portée métaphorique du territoire, au sens conféré par Michelle Debat à l’agentivité de la métaphore : « La métaphore deviendrait la seule clé permettant de saisir la réalité dès l’instant où l’effet d’éternel présent est recherché et où se concentre puis se diffuse au sein des images advenues cette indiscernable sensation de vérité[41]. »

Les traits singuliers par lesquels le livre Humaine compose le portrait métaphorique d’un territoire (dé)construit sur les décombres d’un ancien pays minier nous conduisent, pour conclure, à les confronter aux propriétés du genre spécifique du « portrait de pays », qu’il possède en grande partie, sans pour autant le revendiquer. Il revient à David Martens d’avoir forgé cette appellation générique « portrait de pays » et d’en avoir précisé les caractéristiques[42], auxquelles Humaine renvoie pour l’essentiel. Ce livre en présente la plupart des critères, comme autant de marqueurs communs : porter sur la présentation de territoires sous la forme d’albums photographiques de grand format, impliquant le plus souvent la contribution d’écrivains ; donner une place décisive à la description, exprimée dans le présent verbal ; ne pas être exclusivement composé de portraits et restituer la portée métaphorique de ceux-ci ; valoriser la subjectivité insufflée par les écrivains, à la lisière de l’essai ; rendre la présence réelle de l’entité portraiturée ; recourir à la métonymie. A contrario, deux paramètres du genre restent étrangers au livre de Pataut, à savoir : le formatage induit par la collection éditoriale et la vocation de valorisation patrimoniale, dans une portée laudative.

Ne s’écartant que de ces deux caractéristiques du genre identifié par David Martens, l’ouvrage de Marc Pataut actualise bien à la fois les ambitions et les traits essentiels du portrait de pays, sans pour autant volontairement y référer. Ceci révélant, comme l’a analysé Jean-Marie Schaeffer, que les pratiques transgénériques voire agénériques n’apparaissent jamais comme telles que par rapport aux genres qu’elles déconstruisent : en ce sens, ironie du sort, elles restent solidaires d’eux[43]. S’agissant de la finalité principale du portrait de pays telle que définie par David Martens, à savoir composer « le visage des lieux[44] », Humaine y atteint de la manière la plus entière qui soit, en parvenant à mettre le lecteur en présence d’un territoire, principalement à travers la présence même des modèles. La composition exigeante tant des photographies que du livre de Marc Pataut restitue tout le soin porté à la mise en oeuvre de son projet de résidence au CRP. Alors que certains portraits de pays peuvent osciller entre récit de voyage et guide touristique, comme l’a bien montré Martens, l’évasion ou l’exotisme du voyage font ici place à un voyage intérieur à travers la géographie humaine de l’histoire de l’industrie, donné en partage par sa publication.