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Depuis plus de 30 ans, et surtout depuis le début du xxie siècle, un nombre considérable de photographes français investissent les contours et reliefs de leur territoire national. S’intéressant à des sites vernaculaires d’une grande variété topographique à travers l’Hexagone, l’oeuvre collective de ces artistes résiste au pittoresque afin de mettre en avant l’ordinaire, des espaces que Georges Perec dirait « habituels », car « nous y sommes habitués[1] ». Bon nombre de photographes contemporains choisissent d’explorer des endroits qui ne nous interpellent pas. C’est ainsi qu’ils envisagent le « génie » du lieu et structurent notre regard sur le pays de façon importante et novatrice. Et pourtant, malgré de nombreuses expositions, études et colloques consacrés à la représentation photographique de l’espace et des espaces français, l’une des manifestations de l’essor considérable de la photographie du paysage français contemporain s’avère aussi parmi les plus négligées. Je veux parler ici de ce qu’on appelle le « photobook ». Comme l’historienne Shelley Rice l’a remarqué, le photobook, ou le beau livre de photographies, a connu « une histoire secrète dissimulée dans les chronologies bien connues de l’histoire de la photographie[2] ». L’image — la photographie, tirée sur papier et encadrée, et, à partir des années 1920, exhibée sur les murs des galeries, musées et autres lieux consacrés à la consommation visuelle des oeuvres d’art — prime souvent sur les images publiées sous forme livresque. Quand les expositions réservent une place aux livres, elles ont tendance à les restreindre aux confins d’une vitrine fermée hermétiquement ; le livre devient donc intouchable, hors de la portée des visiteurs qui ne voient que la couverture ou, parfois, quelques pages représentatives[3]. L’institution semble accorder au photobook le statut de médium « mineur ». Situation paradoxale car, depuis Henry Fox Talbot et The Pencil of Nature (1844-1846) et l’album de Maxime Du Camp qui témoigne de ses voyages en Égypte, Nubie, Palestine et Syrie (1852), pour ne citer que deux exemples, l’histoire de la photographie a toujours été étroitement corrélée à celle du photobook, qui se développe de manière concomitante. Je proposerai dans cet essai de reconsidérer et de calibrer à nouveau le statut relativement marginalisé du photobook — en particulier du photobook de paysage contemporain —, et de montrer comment la forme et le format du livre contribuent, peut-être mieux que tout autre support, à la fabrication d’un imaginaire spatial et topographique. En me penchant en conclusion sur une brève étude de quelques exemples notables, j’avancerai que l’aspect textuel, et donc phototextuel, du photobook contemporain — le constat que tout photobook constitue une oeuvre hybride qui mélange toujours, et toujours avec intention, images, mots et autres « graphies » — est précisément ce qui favorise le « portrait » des pays (petits ou grands), des territoires et des paysages (urbains, périurbains ou ruraux) qui font la France aujourd’hui.

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Le terme « photobook » est relativement récent, n’apparaissant que peu dans les discours et discussions autour de l’art et de la photographie avant le xxie siècle[4]. Comme David Campany l’a observé, ce délai est surprenant, car le mot désigne des livres qui existent depuis les années 1840 et qui apparaissent donc peu de temps après l’invention du procédé photographique. Dans l’introduction à leur recueil d’essais, The Photobook. From Talbot to Ruscha and Beyond, publié en 2012, Patrizia Di Bello et Shamoon Zamir affirment même que « le livre est le premier et le plus approprié des foyers de l’image photographique, d’où la photographie partirait au vingtième siècle pour prendre sa place dans le domaine des beaux-arts et dans le musée d’art moderne[5] ». Si le photobook en tant qu’objet existe, avant la lettre, depuis le milieu du xixe siècle, et si l’objet sert de levier à la légitimité artistique de la photographie, pourquoi le mot qui le dénomme n’apparaît-il pas plus tôt ? Campany avance une hypothèse séduisante : pour lui, c’est une conséquence de l’essor d’Internet. Afin de résister à ce qu’il appelle la « galerie des glaces » de la photographie mise « en ligne », les critiques et les historiens avaient besoin d’un mot qui désignerait aussi l’institutionnalisation d’un nouveau champ de recherche portant sur la production et la reproduction des milliers de photographies soudainement disponibles sur nos écrans. Gerry Badger semble d’accord quand il soutient que l’émergence actuelle du photobook — et comme terme générique, comme phénomène artistique et commercial, et comme objet d’analyse herméneutique et historique —, est due au fait qu’il englobe plusieurs mondes à la fois, agissant comme une passerelle qui lierait l’esthétique au contextuel, les magazines aux institutions d’art, et l’art aux médias de masse (y compris le numérique)[6].

Des critiques et des historiens commencent donc à dénommer et à définir le photobook à partir des années 2000[7]. En 2001, dans l’un des tout premiers volumes qui prend comme sujet le livre de photographies, The Book of 101 Books. Seminal Photographic Books of the Twentieth Century, Andrew Roth, qui n’emploie pas le terme explicitement, propose néanmoins un nombre d’éléments que d’autres développeront par la suite. Notamment, Roth remarque que le livre de photographies met l’accent sur les images qui le composent. C’est un ouvrage original produit avec détermination qui doit aussi être « un bel objet[8] ». Trois ans après, lors de la publication du premier des trois tomes de leur histoire anthologique fondatrice, The Photobook. A History, Gerry Badger et son collaborateur, le photographe Martin Parr, précisent la définition et consacrent effectivement ce type de publication comme une forme culturelle et artistique viable, un véritable genre à part. Parr, dans son introduction, commente la capacité du photobook de faire plaisir aux lecteurs, de les inspirer et d’informer leur façon de voir le monde, tout en transmettant la vision singulière d’un artiste[9]. Pour sa part, Badger approfondit le « caractère spécifique » du photobook, qui le distingue de la photographie exposée, et avance que le but de l’artiste devenu « auteur » est de créer une oeuvre « événement » qui rend « le sens de l’ensemble plus significatif que l’image singulière. Dans le photobook, le tout est plus grand que la somme de ses parties, et plus les parties sont grandes, plus le potentiel du tout l’est aussi[10] ». Pour Badger et pour Parr, le photobook devient un outil ou un mécanisme — ce que Parr appelle « la plateforme suprême » — capable de suggérer peut-être mieux que tout autre support l’ambition et l’intention d’un artiste[11].

Qu’est-ce qui distingue l’expérience du spectateur devant une photographie d’art exposée d’une façon plus traditionnelle de l’expérience du même spectateur, maintenant devenu lecteur en quelque sorte, devant les pages d’un livre de photographies ? Considérons d’abord le fait que le dispositif livresque permet à l’artiste de mettre en contexte et de structurer un ensemble d’images qui composent un tout conceptuel. Voir, pour ne prendre qu’un exemple, un tirage isolé de la série Rhodanie du photographe Bertrand Stofleth — même un beau tirage grand format, bien encadré sous une plaque fine de plexiglass, accroché à un pan de mur blanc dans un espace calme et épuré où le spectateur se délecte à admirer la photo à satiété — n’est pas la même chose que de voir la même photographie imprimée dans un beau livre qui contient un essai de Gilles Tiberghien, un entretien avec l’artiste, ainsi que presque 90 autres images qui font partie de la même série, toutes prises sur ou pas très loin des rives du Rhône sur plus de 850 km, et qui donnent une bien meilleure idée de la cohésion conceptuelle, ce que Danièle Méaux appelle le « tout organiquement articulé[12] », du projet.

Figure 1

Bertrand Stofleth, Rhodanie (Arles, Actes Sud, 2015).

© Bertrand Stofleth

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Ce « tout » est discerné justement en feuilletant le livre, quand le spectateur devenu lecteur déambule (avec ses yeux) à travers l’espace, arpentant les paysages autour du fleuve (des paysages à la fois géographiques et photographiques, et donc, pour employer un autre terme de Danièle Méaux, « géo-photographiques ») que le livre donne à voir. Car le livre comme support de la photographie, même un livre comme celui-ci qui suit le cours du fleuve dans une direction particulière, « invite à un vagabondage visuel, autorise les détours, les retours en arrière et les temps d’arrêt[13] ». Et ce, d’une façon plus cohésive que le tirage, ou même plusieurs tirages exposés sur le mur qui — et c’est un détail non négligeable — y restent collés un certain temps, puis, à un moment ou un autre, disparaissent.

La forme matérielle du photobook est marquée par l’ambition de l’auteur qui, en collaboration avec son équipe éditoriale, réunit l’artisanal et l’industriel pour fabriquer un objet plastique, une véritable oeuvre en soi. Un photobook réussi témoigne d’une sensibilité aux détails concrets de sa production, de la reliure, de la typographie et des encres jusqu’aux papiers et au plan de l’ensemble. Le photobook implique une organisation, une conceptualisation et un montage rigoureux. Si le journaliste Om Malik critique la saturation photographique de notre culture visuelle, et de notre culture tout court — « on fait beaucoup trop de photos, mais on passe très peu de temps à les regarder[14] » —, je suis d’avis que le photobook peut servir de remède, justement parce qu’on est amené à apprécier le soin avec lequel l’objet a été fait chaque fois qu’on le tient entre ses mains. En effet, la « lecture » d’un photobook s’avère aussi tactile que visuelle. Aucune défense de le toucher. Au contraire, on devrait toujours soupeser la masse (parfois trompeusement légère) de la chose, jauger son épaisseur, ressentir le frôlement des pages qui palpitent contre ses doigts en les feuilletant. La lecture d’un photobook — quand on n’est pas contraint de le voir emprisonné sous vitrine — peut fournir des sensations haptiques. Mais aussi, si vous lisez comme moi, des sensations auditives (le bruissement subtil des pages qui tournent), et même (je le dis sans aucune mauvaise foi) olfactives. (Ne me dites pas, cher lecteur, que vous n’avez jamais osé sentir l’odeur, ce doux mélange de vanille, d’amandes grillées et de camphre, qui émane d’un livre, qu’il soit fraîchement publié ou ancien, peu importe.) La lecture du photobook est donc une expérience incarnée.

De plus, le photobook, plus accessible et plus abordable que la plupart des beaux tirages d’exposition en vente (à part quelques oeuvres rares[15]), permet au public de s’approprier facilement l’oeuvre d’un artiste et de partager une certaine façon de regarder le monde. Le photobook constitue l’un des supports les plus démocratiques, à la portée de tout amateur. Il est aussi parmi les plus pérennes. Comme le dit Badger,

par rapport aux expositions — ou même aux revues populaires — qui vont et viennent, les monographies photographiques sont toujours là. Ce sont des expressions commodes et portatives du travail d’un photographe qui ont la possibilité d’être redécouvertes et republiées n’importe quand, n’importe où. Le photobook, à mi-chemin entre un média de masse et une forme d’art, a été beaucoup plus important pour la mondialisation de la photographie créative que bon nombre d’expositions de galeries[16].

Malgré tous ces atouts, l’institution continue néanmoins à privilégier l’image imprimée et encadrée, tandis qu’elle congédie l’image publiée, comme si la publication sous forme de livre nuisait à la singularité de la photographie. C’est une conclusion logique, car le tirage photographique, et surtout le tirage d’exposition, est pour ainsi dire une oeuvre « autographique », produite en quantité limitée, signée et numérotée, et en conséquence dotée d’une certaine valeur marchande et culturelle. Tandis que cette même image publiée dans un photobook s’avère « allographique », pour reprendre la terminologie de Nelson Goodman[17]. Le photobook, produit en masse et destiné non pas à l’exposition mais à la vente en librairie, offre une simple reproduction de l’image d’origine, et souvent une reproduction de taille réduite, imprimée sur du papier moins « noble » dans un objet, un texte, lui-même reproductible, comme le dit Badger, n’importe quand, n’importe où, sans les dispositifs scénographiques (cadre, verre) qui confèrent au tirage d’exposition son unicité. Rien à voir entre, d’un côté, le photobook et, de l’autre, la forme « tableau » par laquelle la photographie contemporaine tâche de rivaliser avec la peinture. Vu ainsi, on pourrait dire que c’est précisément son statut de livre, son aspect textuel ou, pour être plus précis, phototextuel, qui rend le photobook moins saillant dans le contexte d’une institution photographique qui favorise l’autonomie de l’objet, qui privilégie une expérience optique, frontale et directe avec le spectateur, et qui peine à apprécier l’hybridité intrinsèque non seulement de la forme livresque, mais du support lui-même.

Si, dans le contexte institutionnel et universitaire, les acteurs principaux (historiens, commissaires d’exposition, critiques, etc.) favorisent le tirage d’exposition, les choses se compliquent quand on considère que le photobook tend parfois à écarter ses propres textes au profit des images. Philippe Antoine, dans sa conclusion aux actes du colloque de Cerisy consacré à « La France en albums », note par exemple que « l’album ou le livre de photographe supposent quant à eux une prédominance de l’image[18] ». De même, dans leur étude importante sur l’histoire du photobook, Badger et Parr accordent la primauté à l’image et, selon Di Bello et Zamir, « relèguent le texte au rang d’auxiliaire ». Le texte, pour le dire d’une autre façon, n’existe parfois que pour mettre en valeur et enrichir l’image photographique. Cependant, Di Bello ajoute qu’on oublie à quel point l’image et le texte dépendent l’un de l’autre et « travaillent dialectiquement[19] ». Ce qui veut dire que nous avons tendance à négliger l’hybridité du photobook, qui mêle le visuel et le verbal (souvent en plusieurs langues, ce qui facilite sa circulation internationale). Le photobook, comme j’aimerais le proposer, est toujours phototextuel[20]. Si l’aspect phototextuel du photobook mène l’institution à le marginaliser, je dirais, en outre, que cet aspect phototextuel est justement ce qui donne au photobook son dynamisme et sa force[21].

Si l’on devait établir une taxonomie de la phototextualité du photobook, et surtout une taxonomie de la phototextualité du livre de photographies comme portrait de pays, en l’occurrence un pays qui s’appelle « la France » ou des pays qui se situent en France, soit, pour le dire d’une autre façon, une taxonomie de la phototextualité du « livre-territoire [22]» français, pour citer encore une expression, comme toujours très utile, de Danièle Méaux, on pourrait procéder en identifiant plusieurs manifestations distinctes.

D’abord, il faudrait préparer le terrain en notant que certains livres de photographies rendent difficile la découverte des textes écrits. Soit ils ne contiennent que très peu de textes, soit ils dissimulent ceux qu’ils contiennent. Cela n’empêche pas de les considérer comme phototextuels. Fénautrigues, l’énorme album de 528 pages au format large (240 x 280 cm) que Jean-Luc Moulène publie en 2013 et qu’il consacre à une enquête et un archivage visuel du lieu-dit qui a marqué son enfance, condamne un court texte de présentation et d’analyse de Thierry Guichard à un encart glissé dans une poche collée sur la deuxième de couverture.

Figure 2

Jean-Luc Moulène, Fénautrigues (Paris, La Table Ronde et Centre national des arts plastiques, 2010).

© Jean-Luc Moulène

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Ainsi, les 500 images que Moulène, après 15 ans de travail, a sélectionnées, sur plus de 7000 prises de vue, ont largement la priorité. Choix éditorial et conceptuel certes logique. Toutefois, en feuilletant et en contemplant la suite de photographies qui se donnent à voir (trop vaste pour être exposée dans son ensemble dans une galerie ou un musée), on constate que le livre, même sans considérer le texte encarté, se donne également à lire. Car les images forment une sorte de grammaire visuelle, une sémantique à décoder, qui révèle, page après page, phrase après phrase, l’état, l’évolution et la mémoire de ce petit territoire de cinq kilomètres carrés perdu dans le Lot. N’oublions pas que le mot « photographie », de par le mot « graphie », évoque une certaine forme d’écriture, de textualité, de langage. Comme l’a dit Victor Burgin, toute photographie « est traversée par le langage quand elle est “lue” par un spectateur[23] ». Plus qu’un état des lieux (un état de ce lieu), la grammaire phototextuelle qui structure la présentation dans Fénautrigues évoque un véritable état d’âme, celui du photographe devant les paysages de son enfance, mais celui aussi du paysage lui-même, de ce « lieu-dit » qui, à travers les photographies, en dit long sur sa propre histoire.

Si le livre de Moulène assigne au texte écrit une place mineure, d’autres photobooks le mettent plus en avant. Des artistes, collaborant avec leurs éditeurs, demandent souvent à des écrivains — historiens, philosophes, poètes ou romanciers, et autres spécialistes de sujets divers — de rédiger des préfaces, des postfaces et autres commentaires qui seront placés, c’est‑à‑dire imprimés sur des pages, au coeur du livre. Andy Stafford distingue deux formes de collaboration entre photographe et écrivain, notant qu’un projet s’avère vraiment collaboratif quand les deux parties inventent et oeuvrent ensemble (comme la plupart des « photoessays » majeurs dont, pour ne citer qu’un exemple, Let Us Now Praise Famous Men de Walker Evans et James Agee). Par contre, et c’est plus souvent le cas pour des photobooks de paysage portant sur la France contemporaine, le phototexte résulte d’une collaboration « responsive » quand un photographe demande à un auteur de rédiger un texte à partir d’une série d’images déjà aboutie[24]. Indépendamment du rapport entre artiste et écrivain, certaines collaborations sont harmonieuses tandis que d’autres sont plus « asymétriques », comme le dit Jean-Pierre Montier, qui adopte une approche plutôt cynique de l’aspect contributif du genre en s’appuyant sur l’exemple de Vive la France d’Henri Cartier-Bresson et François Nourissier : « Telle était la règle du jeu d’un genre : artiste par raccroc, le photographe s’appuie sur le prestige dévolu à l’écrivain, et ce dernier accentue sa notoriété en devenant critique d’art[25]. » Aujourd’hui, dans la plupart des photobooks qui s’interrogent sur des questions liées au territoire, c’est le nom du photographe, et non pas celui de l’écrivain, qui prend le dessus (dans certains cas, comme pour Fénautrigues, le nom de l’écrivain ne figure même pas sur la couverture).

Cas plus rare : quand le photographe montre ses talents d’écrivain et décide de rédiger ses textes lui-même. Thierry Girard est l’un des exemples les plus notables d’un véritable écrivain‑photographe doté d’une belle plume ainsi que d’une grande culture littéraire, qui est toujours sensible à la forme de sa prose et à la recherche du mot juste pour mieux mettre en lumière ses portraits photographiques de pays (au Japon, en Chine et ailleurs, mais surtout en France). Par contre, d’autres photographes — on pourrait prendre comme exemple Thibaut Cuisset — ne s’expriment que très peu, ce qui correspond peut-être mieux au rapport, plus affectif qu’intellectuel, qu’ils entretiennent avec les territoires qu’ils photographient. (Dans ses propres photobooks, Cuisset a préféré demander des textes à des penseurs confirmés, comme Jean‑Christophe Bailly et Jean-Luc Nancy, ou parfois à des romanciers, comme Jean Echenoz.)

Bien sûr, d’autres textes, appelons-les (avec un clin d’oeil à Gérard Genette) paraphotographiques, se manifestent dans le photobook. D’abord, les titres, qui interpellent les lecteurs et fournissent une structure qui sous-tend l’ensemble. Et les légendes. Certaines sont purement informatives, d’autres peuvent s’avérer narratives. D’autres encore sont géographiques, localisant le paysage dans un endroit particulier et parfois même très précis (dans le cas, par exemple, des photographies qu’Albin Millot a faites des frontières de la France, dont les légendes offrent au spectateur les coordonnées géospatiales des sites représentés). C’est dans ce sens que certains portraits phototextuels de pays présentent des affinités avec les cartes.

On pourrait aussi remarquer une certaine textualité latente et parfois même dissimulée dans des photobooks qui contiennent des photographies regroupant des détails « hiéroglyphiques », pour reprendre l’expression de Tom Conley[26]. C’est-à-dire des photographies dans lesquelles on pourrait discerner des lettres, des mots et d’autres graphies écrites qui, parfois, soufflent subrepticement des secrets faisant allusion à l’imaginaire inconscient de l’image ainsi que du paysage qu’elle représente.

Il faut dire que le genre de photobook qui nous intéresse ici, celui qui donne à voir et qui rend intelligibles des lieux, des pays et des territoires, celui qui nous sensibilise à ce que Robert Macfarlane appelle la relation entre « le paysage et le coeur humain[27] », s’avère aussi phototextuel si l’on accorde, comme certains le font, une forme de textualité aux paysages eux-mêmes. Même si le photobook ne contient aucun texte écrit (ce qui est rare pour ce genre, voire presque impossible techniquement), on peut toujours voir dans le paysage une forme de langage. Comme Macfarlane le rappelle, peut-être le premier à le faire, chaque paysage offre à celui qui l’arpente une occasion de plonger dans un vaste glossaire de mots et d’idiomes qui nomment les choses — plantes et figures géomorphologiques, par exemple — qui se présentent devant ses yeux et sous ses pieds. Et c’est en précisant le nom des choses qui peuplent le paysage qu’on pourrait commencer à leur conférer du sens. Comme l’historien de l’environnement Christopher Wells le note, chaque paysage ressemble à un texte « plein d’histoires en attente de lecteurs[28] ». On peut donc « lire le paysage », comme l’indique le titre d’un essai célèbre de 1957 de May Theilgaard Watts[29]. Ou, comme le dit l’écrivaine et paysagiste Anne Whiston Spirn (la citation est longue, mais importante) :

Les paysages étaient les premiers des textes humains, lus avant l’invention d’autres signes et symboles. Les nuages, le vent et le soleil indiquaient le temps, ondulations et remous signalaient la présence de rochers et de la vie sous l’eau, grottes et récifs la promesse de refuges, des feuilles marquaient la proximité des aliments, des chants d’oiseaux avertissaient de l’approche de prédateurs. Les anciennes formes d’écriture ressemblent au paysage ; d’autres langues — verbales, mathématiques, graphiques — prennent leur source dans le langage du paysage. Le langage du paysage peut être énoncé, écrit, lu et imaginé. […] Le paysage, comme langage, rend la pensée tangible et l’imagination possible[30].

Même si la photographie exposée possède aussi un certain nombre de ces traits — les légendes et textes de présentation sont souvent fondamentaux dans les expositions ; la représentation d’un langage paysager se voit aussi bien, sinon mieux, dans un tirage d’exposition grand format que dans la reproduction de ce même tirage dans un livre —, la publication d’une série photographique sous forme de photobook renforce et met en lumière cette qualité hybride, intermédiale et phototextuelle de l’image en l’ancrant dans un dispositif tangible qui informe et façonne notre expérience et notre appréciation de l’oeuvre, oeuvre que le livre rend patente et qui nous invite, effectivement, à lire autant qu’à voir.

Terminons avec quelques brefs exemples. Prenons d’abord l’un des premiers ouvrages produits par Patrick Tourneboeuf. En 2003, Tourneboeuf publie un livre d’une vingtaine de photographies en noir et blanc prises presque 10 ans plus tôt, en 1994, sur le périphérique parisien.

Figure 3

Patrick Tourneboeuf, Périphérique (Biarritz, Éditions Atlantica, 2003).

© Patrick Tourneboeuf

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Travaillant avec des agents de la ville de Paris, le photographe a fait ces photos la nuit, très tard, vers 3 heures ou 4 heures du matin, quand la circulation, d’habitude terrifiante, atteint un calme approximatif. Sensibles à l’esthétique des formes architectoniques de la route la plus encombrée d’Europe, un territoire en soi, ces photos transforment un no man’s land véhiculaire, un non-lieu qui sert exclusivement de point de transition — on ne va jamais sur le périph’, on passe par le périph’ —, en une sorte de destination. Grâce aux photographies de Tourneboeuf, un paysage qui d’habitude manque d’intérêt vaut ici le détour. Non pas simple véhicule de dissémination d’une série qui n’a été exhibée qu’une seule fois, le petit photobook que l’artiste fait paraître (presque 10 ans après les prises de vue) est un objet à part. On remarque le soin que l’auteur a apporté à l’agencement, à l’impression et à la production finale de l’ouvrage. Et surtout à la reliure cylindrique de style « wire-o », touche astucieuse qui reflète la fluidité et la circularité du sujet. Si le projet de Tourneboeuf rend hommage à Brassaï, dont les photos dans Paris de nuit (1933) présentent plusieurs affinités avec les siennes — notons surtout que la première édition du livre de Brassaï était elle aussi reliée par une spire —, la baguette métallique qui intègre les pages du photobook de Tourneboeuf (un photobook phototextuel dans lequel on peut voir dans les lignes et les courbes des quais et échangeurs des lettres inscrites comme sur le carnet ligné que représente la route), la bobine donc, fait allusion à la façon dépaysante qu’ont les photographies de nous empêcher de nous orienter. Nous sommes perdus ici sur une route presque hors du temps, sans début ni fin, sur laquelle nous peinons à discerner la direction de la circulation — intérieure, extérieure, ou même autre — et qui nous empêche de savoir clairement de quel côté se trouve la ville, de quel côté se trouve sa banlieue proche. « Portrait » photographique d’un des paysages urbains les plus décriés de France, Périphérique rend la route monumentale, mythologique en quelque sorte. En brouillant la frontière entre l’urbain et le périurbain, entre l’intra- et l’extra‑muros, le livre, un coup de magie hodologique, nous invite à considérer à nouveau la grande ceinture parisienne, et à y voir son côté à la fois illusoire et enchanteur.

Thomas Jorion est un photographe qui, comme d’autres artistes de sa génération, s’intéresse aux ruines. Après de nombreuses séries produites aux États-Unis (en particulier à Détroit), en Italie (dans des palais délaissés), en Europe de l’Est (dans d’anciennes installations industrielles et militaires) et à Paris (suivant la petite ceinture, délaissée aussi, mais aujourd’hui en voie de renaissance), Thomas Jorion a plus récemment passé plusieurs années à sillonner les anciennes colonies françaises en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud et dans les Caraïbes afin de photographier ce qu’il appelle des « vestiges d’empire ». Prises avec un appareil grand format 4x5, ses photos se montrent toujours sensibles aux couleurs, à la lumière et aux textures des lieux. Documentaires, elles frôlent parfois l’abstraction. Intérieures ou extérieures, peuplées ou vides, sombres ou illuminées, elles ont toutes en commun, malgré leur diversité géographique, cette qualité fantasmagorique qui ressurgit. Thomas Jorion nous montre des lieux hantés par un passé qui ne passe pas, par des fantômes, par l’histoire de la postcolonie qui continue à évoluer dans le présent. Ce sont des lieux dont l’art photographique permet de « conjurer le spectral », comme dirait le critique d’art T. J. Demos[31]. Des lieux rongés par le passage du temps, parfois réappropriés par des cultures qui ont dû se battre pour leur indépendance. Les photographies de la série, qu’elles soient prises au Maroc, au Cambodge, en Guyane, en Haïti, dans la concession française de Shanghai ou dans les anciens établissements français en Inde, nous rappellent, comme le dit Jorion lui-même, « que nous sommes les héritiers d’une histoire dont la partie visible est composée de ruines évoquant la vanité de peuples suprémacistes, et dont la partie invisible vient hanter les crises modernes[32] ».

Mais il y a autre chose encore, plus subtilement évoqué. Non seulement les ruines du passé pèsent lourd sur la conscience collective de la France actuelle, mais l’histoire de la photographie est de surcroît étroitement liée à l’histoire du colonialisme, le média ayant servi de support à l’entreprise coloniale. Les paysages photographiques de Thomas Jorion (ou, en tout cas, certains) ne ressemblent pas simplement à une scène de crime. L’appropriation photographique de ces lieux témoigne du pouvoir qu’a cet art, dans les mots d’Abigail Solomon-Godeau, de « signifier la possession, le contrôle, la souveraineté[33] ».

Thomas Jorion a exposé un certain nombre de tirages dans des galeries en Europe et en Asie, et lors de festivals internationaux. Le photobook qu’il a publié aux Éditions de La Martinière en 2016 réunit 176 photos sur plus de 200 pages.

Figure 4

Thomas Jorion, Vestiges d’empire (Paris, Éditions de La Martinière, 2016).

© Thomas Jorion

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Si le livre donne un aperçu beaucoup plus compréhensif du projet photographique de l’artiste, il suggère, grâce en partie au support qui pèse lourd lui aussi, l’étendue géographique, l’envergure historique et le poids psychologique du projet colonial. Par ailleurs, le photobook — phototextuel à plusieurs égards — montre à quel point l’histoire de la France est, et sera toujours, une histoire mondiale. Force est de constater que Vestiges d’empire met en question l’idée même d’un paysage national. Les photos de Thomas Jorion n’envisagent-elles pas, elles aussi, des paysages « français » ?

Enfin, un dernier exemple : SC (Éditions Loco, 2015) de Stéphane Couturier, un photographe qui, depuis un certain temps, n’en est plus vraiment un. Disons que cela commence en 2011, quand l’artiste se met à travailler exclusivement avec un appareil numérique. C’est à ce moment qu’il devient plutôt un artiste protéiforme qui déploie le média (parmi d’autres) et manipule l’image afin de créer des oeuvres qui sont et ne sont pas des photographies (on pourrait dire, suivant Rosalind Krauss, que les travaux de Couturier « élargissent le champ » de la photographie). Couturier, qui travaille sur l’espace, sur les paysages urbains et périurbains, sur l’aménagement (l’une de ses premières séries s’appelle justement « Landscaping ») et sur les « pays » citadins dans divers pays du monde, est l’un des artistes français les plus cotés du moment. C’est aussi un photographe qui ne produit pas beaucoup de livres. Il est plutôt partisan de la forme tableau. Pour lui, l’idée même du « photobook » s’avère paradoxale. Parmi les cinq ou six photobooks que les éditeurs ont publiés (avec sa permission, bien sûr), Couturier apprécie en particulier SC, un ouvrage abrégé qui s’apparente à la brochure ou à l’opuscule, car, mieux que tout livre traditionnel avec une reliure qui fixe les pages de façon permanente, ce format donne forme au caractère vertigineux du travail de surimposition que son oeuvre, surtout la plus récente, met en perspective. Les 56 pages de ce livre souple, contenant 24 reproductions maintenues ensemble par un simple élastique, peuvent être libérées de leur nouage et éparpillées sur la table comme un jeu de cartes, créant un effet de brouillage (cher à Couturier) où toutes les formes se mêlent et se confondent.

Figure 5

Stéphane Couturier, SC (Paris, Éditions Loco, 2015).

© Stéphane Couturier. Tirages éparpillés. Photo : Ari J. Blatt

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Ce photobook propose une lecture « elliptique », pour reprendre l’expression de Gerry Badger, une lecture non linéaire et expérimentale qui subvertit la forme matérielle du dispositif et favorise une expérience participative et même ludique. Finalement, ce n’est pas le portrait d’un pays que ce livre donne à voir — car les « paysages » urbains et industriels qu’il représente se trouvent un peu partout dans le monde —, mais un portrait de l’idée même du paysage qui perd sa spécificité dans un monde de plus en plus mondialisé.

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Le « portrait » de pays que représentent bon nombre de photobooks contemporains en France continue à évoluer pour montrer un territoire (des territoires) qui est (qui sont) toujours en mutation. Ces livres racontent une histoire du pays et des pays qui le forment aujourd’hui d’une façon particulièrement concrète. Ils ont le mérite d’instaurer une véritable archive, sinon une bibliothèque, qui permet au lecteur-spectateur d’y voir un inventaire de la diversité spatiale et topographique dans un monde de plus en plus interconnecté. Avec de nouveaux développements tels que la publication, depuis 2011, du Photobook Review par la fondation Aperture à New York et la place de plus en plus importante qu’occupe le photobook dans des festivals de renom comme Les rencontres d’Arles ou Paris Photo, avec le blogue de Rémi Coignet, Des livres et des photos, dédié à l’histoire et à l’état actuel du photobook, et enfin avec l’organisation de colloques comme celui qui a eu lieu à l’Université catholique de Louvain en avril 2018 sur le « portrait photographique de pays » (ainsi que le séminaire organisé en 2018 par Paul Edwards à la Maison française d’Oxford qui portait sur « une histoire sociale de la photolittérature et du photobook »), des rencontres qui témoignent de l’essor récent de l’intérêt pour les livres de photographies, l’importance et l’influence du genre vont sans doute continuer à croître.