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Le volume dont nous traitons ici est Japon de Nicolas Bouvier, paru aux Éditions Rencontre en 1967, dans la collection « L’atlas des voyages ». Bouvier, né au Grand-Lancy le 6 mars 1929 et mort à Genève le 17 février 1998, est un écrivain, voyageur, photographe et iconographe. Parmi ses écrits les plus connus, on compte quatre récits de voyage, un recueil de poèmes, une oeuvre consacrée à la famille suisse des Boissonnas et une autre portant sur l’art populaire helvétique.

À l’époque de la parution du récit nippon, la collection « L’atlas des voyages » est dirigée par Charles-Henri Favrod, personnalité clé dans l’activité éditoriale suisse des années 1960-1970[1]. Favrod est entre autres à l’origine de l’insertion d’images dans les publications de la maison d’édition lausannoise Rencontre, qu’il s’agisse de clichés photographiques ou d’autres types d’illustrations. Pour sa part, Bouvier fait partie des collaborateurs réguliers de Favrod : au début de leurs rapports de travail, en 1961, l’écrivain-voyageur est chargé par Rencontre de rassembler l’iconographie de quatre volumes. Par la suite, en 1962, Favrod lui propose de rédiger un volume sur le Japon.

Dans cet article, nous chercherons à rendre compte de la manière dont l’écrivain-voyageur suisse parvient à concevoir un espace photolittéraire nouveau, tant par son caractère particulier au sein de la collection de « L’atlas des voyages » que par l’originalité des relations entre le texte et les images qu’il met en oeuvre. Japon apparaît ainsi comme le portrait d’un pays à l’époque encore mystérieux pour les lecteurs européens, réalisé grâce à un habile va-et-vient entre la mise en mots et l’iconographie.

Quid du Japon avant Nicolas Bouvier ?

Peu après le milieu du xxᵉ siècle, quelles étaient les sources à disposition des lecteurs européens intéressés par le pays du soleil levant ? Prenons comme point de départ de notre état des lieux la section finale intitulée « Quelques livres » du volume de Bouvier. Il y affirme ceci : « Au début de mon séjour j’en ai lu [des livres] des centaines dont je vous épargne la liste. Je me contente de vous indiquer ceux qui m’ont apporté le plus[2]. » Et l’auteur ne cite que des oeuvres dépourvues de tout apport iconographique; il ne fait pas la moindre référence à des travaux de photographes. Il en existe pourtant, et non des moindres. 

Quels sont donc ces précurseurs ? Parmi les livres où la composante littéraire est dominante, on peut mentionner, avec Bouvier, les ouvrages suivants : Engelbert Kaempfer, Histoire du Japon[3]; Ruth Benedict, Le chrysanthème et le sabre[4]; Henri Michaux, le chapitre consacré au Japon dans Un barbare en Asie[5]; Thomas Raucat, Honorable partie de campagne[6]; Sir Georges Bailey Sansom, aucun titre précis n’est relevé par Bouvier[7]. Si nous élargissons le champ de recherche en nous concentrant sur le domaine littéraire francophone[8], les auteurs « classiques » pour lesquels le pays du soleil levant est une source d’inspiration majeure sont au nombre de deux; bien qu’il n’y soit pas prépondérant, un lien (implicite ou déclaré) est esquissé dans leurs ouvrages avec l’aspect visuel, ce qui nous paraît important à souligner. Nous pensons à Paul Claudel et à Pierre Loti.

Le poète et dramaturge Paul Claudel a séjourné au Japon en tant que diplomate et il est l’auteur de trois oeuvres très personnelles inspirées du pays nippon et plus largement de l’Asie. Il s’agit des poèmes en prose de Connaissance de l’Est (1913), de L’oiseau noir dans le soleil levant (1929), un ensemble d’écrits composite, et finalement de Cent phrases pour éventail (1942), un recueil de poèmes. Très courts, ces derniers rappellent les haïkus japonais. Chacun d’entre eux est conçu en relation étroite avec un texte de référence japonais : les idéogrammes sont, en effet, la traduction ou la version équivalente des vers de Claudel. Et les deux composantes se partagent l’espace de la page.

Auteur complexe, particulièrement connu pour ses oeuvres orientalistes, Pierre Loti est à l’origine de trois écrits sur le Japon, à savoir Madame Chrysanthème (1887 et suiv.), Japoneries d’automne (1889), qui rassemble neuf articles parus entre 1886 et 1887 dans plusieurs revues, et La troisième jeunesse de Madame Prune, publié en 1905. Bouvier ne cite explicitement aucune oeuvre de Loti, mais il conseille de lire Histoire du Japon de Kaempfer « […] pour connaître le point de vue d’un homme qui n’a pas été abîmé par Pierre Loti[9] ». Le choix du terme dépréciatif « abîmé » pointe de toute évidence les retombées négatives, sur le public européen et surtout français, de la vision exotisante de Loti, dont le succès serait à l’origine de stéréotypes qui, selon Bouvier, ont gâté le regard de ses successeurs, et eu dès lors des conséquences néfastes dans la production littéraire. En dépit de ce jugement sévère, il n’est pas inutile de rappeler la passion de Loti pour la photographie et pour le dessin. S’il dessinait ou peignait fréquemment pendant ses voyages, il a aussi réuni une imposante collection de clichés photographiques, parmi lesquels ceux des frères Beato occupent une place importante. Antonio et Felice Beato sont en effet deux photographes qui ont vécu et travaillé entre la fin du xixᵉ siècle et le début du xxᵉ siècle, respectivement en Égypte et au Japon. Bien que l’écrivain n’intègre pas d’éléments iconographiques aux ouvrages cités ci-dessus, Jean-Pierre Montier propose une lecture des textes de Loti dans une perspective photolittéraire : même si elles relèvent d’une dimension in absentia, les photographies que l’écrivain a collectées lui auraient servi de « modèles poétiques[10] », et seraient dès lors assimilables à un « lieu de la mémoire de la genèse de l’écriture[11] ».

Ce lien du texte de Loti avec les photographies, nous invite à repérer, de manière non exhaustive et à titre d’exemples[12], quelques représentants du sixième art qui ont publié des clichés du Japon avant que Nicolas Bouvier ne le fasse.

Citons en premier lieu le Suisse Pierre Rossier, l’un des premiers photographes de l’Asie et de l’Extrême-Orient du xixᵉ siècle. Il réside au Japon pendant plusieurs années, et il y enseigne la technique photographique. Ses clichés sont accompagnés de légendes, notées parfois au dos des tirages, qui mentionnent le lieu et le sujet représentés;

ensuite, un des frères Beato que nous avons déjà évoqués, l’Italien Felice Beato, installé au Japon au cours des années 1860. Ses images sont assorties de légendes qui indiquent le sujet, le lieu et l’année de réalisation;

enfin, le Suisse Werner Bischof[13], reporter et photographe pour l’agence Magnum, qui séjourne au pays du soleil levant au début des années 1950. Il publie Japon[14] en 1954 et monte ensuite plusieurs expositions (personnelles et collectives) centrées sur le Japon. Il est germanophone, mais en tant que Suisse, il est sûrement connu de Bouvier.

Une dernière personnalité mérite d’être citée à part, même si elle n’appartient pas au domaine francophone. Il s’agit de l’Italien Fosco Maraini, voyageur et photographe dont l’oeuvre n’est pas inconnue à Bouvier. Maraini s’installe au Japon une première fois juste avant la Deuxième Guerre mondiale pour enseigner l’anglais à l’Université de Kyoto; après deux années passées en captivité avec sa famille dans un camp d’internement japonais, il rentre en Italie en 1946. Alpiniste doué et ethnographe reconnu, il retournera plusieurs fois au pays du soleil levant et en Extrême-Orient. Ses observations d’anthropologue aboutissent notamment[15] au texte et aux photographies insérées dans son Japon[16]. Mêlant texte et images, ce volume est paru chez Arthaud en 1959, huit ans avant la publication de l’oeuvre homonyme de Nicolas Bouvier; signalons du reste que ce dernier a donné une recension[17] du récit de Maraini dans le Journal de Genève des 12-13 décembre 1959. Le livre de l’ethnographe italien aurait-il influencé le travail de l’écrivain suisse[18] ? Les deux voyageurs ont-ils eu des contacts entre eux ? Ce sont là des hypothèses qui ne manquent pas d’intérêt, et qui seraient à creuser; nous devons cependant les laisser ici en suspens, pour ne pas trop nous éloigner du but de notre intervention.

Ce bref excursus nous permet, ainsi, de rappeler d’emblée l’unicité du rapport de Nicolas Bouvier au pays nippon. En effet, sa relation (le mot est à entendre au sens tant de liaison que de compte rendu) se fonde à la fois sur la mise en mots et sur la mise en images de ce territoire autre qu’est le Japon à cette époque-là. Cette trame textuelle et iconographique, ce terrain photolittéraire est la base du portrait d’un pays qui, pour le dire avec l’écrivain suisse, « n’est pas tant un pays mystérieux qu’un pays mystifiant[19] ».

Japon de Nicolas Bouvier

Le pays du soleil levant occupe une place centrale dans la vie de Bouvier, et il est une source d’inspiration majeure pour l’auteur genevois. Nous en voulons pour preuve d’abord les trois séjours que le Suisse y a effectués, et ensuite les ouvrages que le Japon lui a inspirés : aucun autre pays n’a été autant visité par lui, et n’est aussi présent dans ses écrits. Rappelons ce qu’il a confié a posteriori à Irène Lichtenstein-Fall :

[…] j’ai commencé à écrire sur le Japon. Ensuite j’y suis reparti pour beaucoup plus longtemps. Puis j’ai écrit une succession de livres sur le Japon qui, en somme, étaient toujours le même, mais à chaque fois modifié et augmenté parce qu’entre-temps j’y étais retourné, j’y avais fait de nouvelles expériences et que j’avais une conception peut-être un peu plus claire de certains problèmes de société qui se posent là-bas. Le Japon a été une partie déterminante de mon existence[20].

Et une partie déterminante de ses publications, ajouterons-nous.

Bouvier, donc, séjourne trois fois  au Japon :

une première fois, entre le mois d’octobre 1955 et le mois d’octobre 1956, au terme de son grand voyage en Asie (il y débarque au retour de Ceylan). Initié en cours de route au métier de photographe, qui est alors pour lui une activité essentiellement alimentaire, Nicolas Bouvier donne à Tokyo quelques articles à des journaux locaux[21] et à des revues suisses;

puis, entre juin 1964 et avril 1966, Bouvier part s’installer à Kyoto avec sa femme Éliane et leur fils Thomas. Leur deuxième fils, Manuel, naîtra au Japon. Après le retour en Europe de sa famille, à la fin de 1965, l’écrivain entreprend des randonnées en solitaire dans le nord du pays. À ce moment, il est pris par la rédaction du volume pour Rencontre et ce travail est, peut-être, l’une des grandes raisons du voyage;

enfin, en 1970, Bouvier retourne au Japon avec la délégation suisse pour l’Exposition universelle d’Osaka.

Ces trois séjours fournissent la matière de quelques publications importantes :

en premier lieu, Japon, que nous avons déjà cité, paru en 1967 aux Éditions Rencontre;

en 1975, Chronique japonaise, qui est en partie une réécriture du volume précédent. La première édition est publiée aux Éditions de L’Âge d’Homme à Lausanne; la deuxième édition et les suivantes (les deux dernières sont posthumes) sont réalisées à Paris par les Éditions Payot, en 1989, 1991, 2001 et 2004.

Un constat important : au fil des rééditions successives, l’écrivain travaillera à rendre le texte de plus en plus autonome. Chaque nouvelle édition coïncide avec une réduction du nombre de documents iconographiques dans les volumes, dès Chronique japonaise de 1975 qui comprend seulement huit clichés, jusqu’à l’édition de 1989 et les suivantes, d’où les photographies sont absentes;

Voyage poétique à travers le Japon d’autrefois. La route étroite vers les districts du Nord, (Paris et Fribourg, Bibliothèque des arts et Office du livre, 1976). Il s’agit de la traduction du récit de voyage Oku no hosomichi de Bashô, faite à partir de la version anglaise de Dorothy Britton, et accompagnée de photographies du photographe américain Dennis Stock[22];

Les chemins du Halla-San ou The old shittrack again, sorti en 1990 dans Journal d’Aran et d’autres lieux à Lausanne aux Éditions 24 heures, repris par Payot en 1991 et en 2004. Dans ce texte, le Japon n’est que le point de départ de l’équipée. De Kyoto, en compagnie de sa femme, l’écrivain gagne la Corée et l’île de Chedju pour escalader le volcan Halla San;

Le vide et le plein, paru posthumément en 2004 à Paris chez Hoëbeke, puis en deuxième et troisième éditions chez Gallimard en 2009 et en 2015. À cette liste de récits, on peut ajouter Le Japon de Nicolas Bouvier, publié par Hoëbeke en 2002, donc également posthume. Il s’agit d’un recueil d’images et de textes inédits, issus des séjours au Japon de notre auteur.

Comme nous l’avons rappelé en ouverture, Charles-Henri Favrod, qui est aussi l’auteur de l’album illustré Japon japonais[23], a commandé à Bouvier la rédaction du volume sur le Japon en 1962. Au moment de la signature du contrat (il en va de même pour les autres auteurs engagés pour « L’atlas des voyages », le contrat étant identique), le responsable de la collection donne des consignes bien précises quant à l’orientation et à la finalité de l’ouvrage[24]. L’objectif principal serait ainsi d’aboutir à une petite encyclopédie fournissant des renseignements sur le pays et sur la façon d’être et de vivre de ses habitants, et donnant également des renseignements pratiques d’utilité immédiate, « en rupture avec la plate description du guide touristique[25] »; mêlant finalement l’histoire du pays à la quotidienneté, en restituant les deux à travers l’oeil du photographe et les récits de l’écrivain, les Éditions Rencontre donnent vie à une collection qui « s’avérera l’une des plus durables et des plus étendues[26] » de la maison d’édition.

Ce même « guide-âne » destiné aux auteurs prévoit une structure de principe pour chaque livre. Chacun devrait comporter deux parties. La première, sous forme de reportage et désignée comme « Le vif du sujet », comprendrait au maximum 120 pages, et relaterait la vision personnelle de l’auteur suivant la devise « je suis allé, j’ai vu, j’ai vécu, je raconte et je fais voir et vivre. » La deuxième partie, documentaire, nommée « L’état de la question », compterait 60 pages au maximum. Elle donnerait des renseignements objectifs, avec des chiffres (section « Sous bénéfice d’inventaire »), des renvois à des textes de référence, une bibliographie et des citations; elle aurait pour but de rapporter l’histoire, les usages et le savoir-vivre du pays présenté. Entre les deux parties une place serait ménagée pour le cahier iconographique, réunissant des images prises par un ou plusieurs photographes rattaché(s) à une agence.

Le livre de Bouvier fera fi de ces consignes éditoriales, et prendra une forme différente de celle qu’elles préconisent. Premièrement, Bouvier est l’auteur tant des textes que des photographies du volume. Il assume ainsi une double fonction, qui se traduit par une rémunération plus élevée[27]. En jouant ce rôle, il accentue la mise en valeur du point de vue subjective que Favrod souhaite pour sa collection. À remarquer que Japon est le seul volume de la série de « L’atlas des voyages » où la signature du texte et des photographies est la même[28].

D’autre part, au moment de réaliser le cahier photographique, Bouvier s’éloigne des directives éditoriales et décide — en renonçant au cahier séparé — de distribuer les images au fil du texte, en tirant parti du fait que la technique de l’offset le permet. Cette innovation, dont l’importance a été soulignée par François Vallotton[29] et Olivier Lugon[30], affecte tant la mise en page que le rapport entre l’espace dévolu au texte et celui réservé aux arts visuels. Il est désormais possible d’imprimer sur la même feuille des mots et des images, ce qui permet d’une part d’augmenter le nombre de clichés publiés, et de l’autre de concevoir un dialogue toujours plus étroit entre le domaine langagier et le domaine figuratif. Écrivain et photographe se partagent par conséquent un même espace d’expression, tout en ayant la possibilité de travailler séparément. À ce titre, Japon est bien un cas exceptionnel, car écrivain et photographe ont en commun davantage que la surface de la page : ils sont une seule et même personne, et ce fait a des répercussions sur la structure du récit comme sur la lecture qu’on peut en faire.

Japon se révèle, ainsi, un volume capital au sein de la collection « L’atlas des voyages ». Mais il joue aussi un rôle central dans l’oeuvre de Nicolas Bouvier : en témoignent non seulement les remaniements continus dont il a fait l’objet[31], mais également le fait que ce récit est le seul dans lequel le Genevois est à l’origine du texte, des photographies et de l’iconographie.

Certes, le premier contrat signé avec la maison d’édition Rencontre ne parle que de l’« auteur », et le deuxième se réfère « […] à la livraison des documents photographiques[32] » : la conception iconographique de Japon n’est jamais citée de façon explicite. Mais, comme le rappelle Olivier Lugon,

[c]ertaines images se situent d’ailleurs sur une frontière incertaine entre photographie et iconographie, à l’instar des multiples prises de vue d’inscriptions, de pancartes ou d’enseignes captées dans la rue ou encore d’une série de portraits de poupées magiques dénichées dans un musée de province et auxquelles Bouvier raconte avoir consacré une séance de prises de vue de six heures[33].

Dès lors, on peut sans autre souscrire au propos de Jean-Michel Rietsch quand il affirme que Bouvier est « […] le triple auteur de Japon, à la fois écrivain, photographe et iconographe […][34] ».

Notre auteur a certes géré à la fois la partie textuelle et la composante iconographique pour d’autres publications, notamment Boissonnas. Une dynastie de photographes 1864-1983 [35]et L’art populaire en Suisse[36]. Cependant, celles-ci ne sont pas en lien avec des expériences personnelles de voyage[37], comme c’est le cas pour Japon, qui relate deux séjours au pays nippon ; quant au Japon de Nicolas Bouvier, s’il réunit texte et images, il a été publié après la mort de l’écrivain. Si ce dernier a caressé un projet de photo-album sur le Japon[38], cette intention n’a été réalisée qu’à titre posthume, sans que Bouvier ait pu participer au choix des textes ou des images composant le volume. De même, Le vide et le plein est une édition post mortem de certains de ses cahiers de route, parue sans qu’aucune indication explicite de l’écrivain laisse supposer qu’il avait l’intention de rendre publiques ses notes de voyage.

Le portrait phototextuel d’un pays

Le livre de Nicolas Bouvier a donc été conçu comme un dispositif photolittéraire, avant même la naissance de cette notion. Ce volume est une déclinaison de cette forme expressive parmi beaucoup d’autres exemples où l’écriture et l’iconographie sont tressées l’une à l’autre. Et c’est dans cette perspective que nous allons l’étudier.

Pour des raisons de clarté, nous allons traiter séparément la composante langagière et la composante iconographique, sans cependant les opposer. Ce faisant, nous suivons la même démarche que celle entreprise par Bouvier au moment de la rédaction du volume pour Rencontre : « Mes notes commencent à prendre un peu de consistance […]. Je commence aussi à avoir de bonnes photos […][39] », raconte-t-il à son ami Thierry Vernet en 1964. Si l’auteur suggère la présence de deux moments distincts au sein de la préparation de Japon, il révèle néanmoins qu’il les conçoit dans une relation constante. En effet, l’écrivain-voyageur suisse a élaboré son oeuvre pour en faire un espace où la complémentarité des images et des mots se concrétise. Il est important de souligner que l’intérêt porté par Bouvier aux documents iconographiques remonte à l’époque de son grand voyage (juin 1953 — octobre 1956). Les premières traces de son attention particulière aux matériaux non verbaux sont repérables, sous forme publiée, dans L’usage du monde, son premier récit, publié à compte d’auteur en 1963 à la Libraire Droz, à Genève, et comportant de nombreux dessins de Thierry Vernet. Mais les premiers indices d’un rapport image-texte touchant au Japon datent de 1956 déjà. Le « Cahier vert »[40], un des manuscrits de voyage conservés dans le fonds Bouvier à la Bibliothèque de Genève, réunit ainsi des pages partagées verticalement en deux : la partie de gauche est remplie de notes, alors que dans celle de droite l’écrivain indique par des croix, à la hauteur des sujets concernés, ceux qu’il a photographiés. Le volume paru dans la collection « L’atlas des voyages » offre par ailleurs trois types différents d’images au lecteur : des photographies (128, pour la plupart il s’agit de portraits en noir et blanc; on compte aussi 10 images en couleurs), des reproductions de documents d’archives (27, dont 4 sont en couleurs, les autres sont en noir et blanc) et des reproductions de textes calligraphiés en japonais (5 en noir et blanc, même si les idéogrammes sont présents dans de nombreuses photographies aussi, surtout à l’arrière plan).

Mais quelles sont les fonctions des binômes image-texte chez Bouvier ? Nous pouvons identifier trois fonctions majeures, que nous allons détailler par la suite à travers un choix de quatre images tirées du récit. On pourrait les définir aussi comme des « registres », respectivement :

historique, parce que traduisant la volonté de tisser un lien entre passé et présent;

exotique, parce qu’explicitant l’approche de l’altérité et dévoilant, par conséquent, la présence de l’écrivain-photographe, ainsi que ses goûts et ses intérêts;

critique, c’est-à-dire voulant démystifier le discours de propagande officiel.

Précisons dès maintenant que notre analyse n’a pas constaté, jusque-là, l’existence de correspondances entre un certain type d’illustration et une fonction spécifique. Il ne nous est donc pas possible d’avancer d’hypothèse quant à d’éventuelles constantes dans la relation entre les sujets représentés et les fonctions qui leur sont assignées en tant qu’images.

Commençons par la première reproduction d’un document d’archives insérée au début du récit.

Il s’agit d’une page d’un guide illustré pour l’utilisation de la fourchette : entourée par des phrases calligraphiées qui détaillent la manière de se servir de l’objet, l’illustration montre comment s’y prendre à table. Et la légende nous informe que ces instructions étaient destinées aux Japonais en voyage à l’étranger.

Image 1

Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, Éditions Rencontre, coll. « L’atlas des voyages », 1967, p. 6.

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Cette image est placée en regard d’une sorte d’introduction où Bouvier narrateur avoue sa perplexité face aux attentes d’un interlocuteur imaginaire : « Enfin, vous avez vécu à la japonaise… vous allez nous expliquer tout ça[41]… » Le lecteur accède ainsi au dialogue entre le voyageur rentré du Japon et des Européens lui posant des questions auxquelles il n’est pas sûr de savoir répondre. La présence du dessin de la fourchette suggère en premier lieu que l’image sera fortement présente dans le récit. Mais cette reproduction a aussi pour effet de faire naître un sentiment de dépaysement chez le lecteur (sensation éprouvée, d’ailleurs, par les Japonais s’escrimant avec une fourchette), placé devant une feuille d’instructions dont il ne comprend pas les inscriptions, mais qui concerne un ustensile des plus familiers pour lui. Bouvier ne tente-t-il pas par là de passer un pacte avec son lecteur ? L’image esquisse sa position et les modalités de sa présence « entre-deux », tout en exprimant le voeu d’un possible point de vue partagé. Nous pensons, en effet, que ce binôme image-texte met en place une sorte d’« effet trouble » partagé par le narrateur et son public : le bouleversement vécu par Bouvier dès son retour sur le Vieux Continent fait écho à l’embarras que la représentation de la fourchette provoque chez les lecteurs européens. En plus, par le biais de cet expédient narratif, l’auteur avoue que, s’il est conscient de par son expérience des impressions que le Japon peut susciter chez ceux qui s’en approchent, il n’est pas sûr de parvenir à en rendre compte. Mesurant les attentes de ses lecteurs par rapport à son livre, il déclare ainsi, par cette interaction entre mots et dessin, sa possible incapacité à les satisfaire.

De manière plus immédiate, on a là le premier exemple du contact avec cette altérité que « la plus belle écriture du monde[42] » incarne et matérialise, et un des premiers indices de l’attrait que ces caractères mystérieux exercent sur l’écrivain. Sa fascination transparaît en effet dans tout le volume : celui-ci comprend une dizaine de reproductions de textes calligraphiés en japonais, accompagnés de légendes qui en donnent le sens. La plupart d’entre elles épousent une partie du récit, et recouvrent l’exacte moitié d’une page. Cette mise en page affirme l’équivalence que possèdent, pour Bouvier, les éléments langagiers et les éléments visuels : la complémentarité des deux composantes de son portrait du Japon est ainsi traduite par leur cohabitation.

La reproduction de l’écriture japonaise calligraphiée est le premier point de contact avec l’altérité dans le récit du voyageur suisse, mais elle n’est pas la seule forme d’approche de la diversité proposée aux lecteurs. Voyons un autre exemple.

Image 2

Nicolas Bouvier, Aïnou, île d’Hokkaïdo, Japon, 1964-1966, épreuve au gélatino-bromure d’argent, 17,7 x 24 cm, Photo Elysée. Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, Éditions Rencontre, coll. « L’atlas des voyages », 1967, p. 150.

© Collections Photo Élysée/Fonds Nicolas Bouvier

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Au cours de son deuxième voyage au Japon, Bouvier se rend au village de Shiraoï, dans la partie sud-ouest de l’île de Hokkaïdo, pour voir et photographier un établissement aïnou. Dans le récit, sur environ six pages, il présente l’histoire et le quotidien de ce « peuple de stock caucasien, originaire d’Asie centrale[43] », qui passe pour « la race la plus velue de la terre[44] » et vit dans des réserves « entretenues pour la satisfaction des touristes[45] ».

Les quatre images insérées dans ces pages sont révélatrices à la fois de la mascarade mise en place au profit des touristes et de l’attitude de Nicolas Bouvier face à l’autre, qu’il s’agisse des personnes dont il fait la connaissance ou de l’endroit où il séjourne. Et cette double révélation ne peut advenir que grâce à la présence simultanée des photographies et du texte.

L’image que nous avons sélectionnée est le portrait d’un vieillard aïnou étendu sur une chaise longue, les jambes croisées, les pieds déchaussés, une allumette à la main : la pose décontractée du modèle, son visage aux traits détendus et son petit sourire à moitié caché par la barbe nous disent qu’il est à l’aise face à l’appareil photo, qu’il n’est pas gêné, contrarié ou ennuyé par la présence du photographe. De plus, il regarde droit l’objectif : on croirait qu’il invite le photographe (et après lui le lecteur) à s’asseoir en face de lui pour discuter, comme entre des amis de longue date. Enfin, cet homme est habillé de façon ordinaire : un pantalon de couleur sombre et un pull gris, comme l’on peut en voir presque partout. Cette photographie est précédée par un portrait d’un personnage portant la tiare typique de son peuple, et suivie d’une image rendant compte visuellement d’une scène de jeu susceptible d’être typiquement aïnou. Le choix de ces instantanés, faisant alterner détails traditionnels et aspects plus ordinaires, pourrait être un premier indice de la volonté de démystifier la représentation officielle de la population de l’île de Hokkaïdo. Cette hypothèse se trouverait confirmée par la relation entre le texte et l’iconographie telle que Bouvier l’a conçue. Voyons donc où nous conduit le compte rendu de la visite à la réserve de Shiraoï.

Le texte n’introduit pas les aïnous de manière aussi franche et directe que les portraits cités plus haut. Les habitants du nord du pays nippon sont d’abord désignés comme des « figurants[46] » qui se sont débarrassés de leur habillement traditionnel, avant que Bouvier ne s’attarde aux visages des boutiquiers qu’il voit en se promenant dans le village. On assiste ensuite à la description passionnée d’un visage « sur lequel le tatouage des femmes mariées imprimait ce large et triste rictus de clown[47] », pour arriver à la rencontre avec deux hommes, l’un en face de l’autre. Le premier est déjà équipé des objets et des habits traditionnels, tandis que le deuxième, allègre et amical, est vêtu « de chaussures de tennis et pantalons de plage[48] ». Mais, quelques lignes plus loin, le récit présente les Aïnous comme des êtres aux « visages maussades[49] » qui posent pour les visiteurs dans leurs « tuniques à fond blanc ou brun décorées de motifs curvilignes où domin[ent] le noir, le vert et le rouge[50] ». Bouvier relève que ces habits sont « admirables »; mais, en dépit de leur beauté colorée, il ne propose que des images en noir et blanc, dont une seule fait entrevoir ces vêtements[51]. La photographie n’est donc pas conçue comme la simple illustration d’un récit dont les choix lexicaux inspirent à leur tour un sentiment de méfiance : ce « patelin » aïnou est une fiction construite exprès pour les touristes, il regorge de « commerces folkloriques » et ses habitants sont des « figurants » qui répondent aux questions en suivant les directives d’« un bureau de voyage qui [leur] a soufflé ce mensonge vertueux[52] ».

Par le biais de la photographie, Bouvier a ainsi réussi à franchir les obstacles que la diversité de langue et de culture lui pose, pour instaurer une relation sincère et presque amicale avec son sujet : le regard « droit dans les yeux » serait, dans ce sens, une concrétisation de l’approche de l’autre pratiquée par le voyageur suisse. La différence d’attitude de l’écrivain par rapport aux habitudes des touristes est aussi soulignée par le récit : Bouvier se rend à la réserve quand il pleut et que l’heure de fermeture approche, puis revient au même endroit le lendemain, et il réalise des prises de vues inusuelles en choisissant des détails inattendus et en privilégiant l’authenticité des sujets. Derrière ces choix, on pourrait supposer la réalisation d’une approche décalée de la part de Bouvier, et d’une démystification du discours de propagande officiel, démystification que l’image fait à elle seule, grâce notamment à la mise en évidence de l’habillement banal de cet homme, qui laisse entendre qu’il vit comme tout un chacun.

Finalement, en coexistant sur la page avec les mots du récit, les portraits des Aïnous apparaissent comme des indices révélateurs tant du passé légendaire que du présent fait de « mise en scène négligée[53] » de cette partie du Japon. Simultanément, ils trahissent discrètement des traits de la personnalité de leur réalisateur, et laissent deviner ses intentions.

Comme nous venons de le voir, la capture photographique des réalités aïnoues comporte une part de mise en scène. Ce constat nous conduit de façon directe aux images du mur de Tokyo, qui comptent parmi les plus connues de Bouvier.

Prises en noir et blanc au cours de son premier séjour au Japon, ces photographies fixent des personnes qui marchent devant un mur de béton. Les deux représentations que nous avons sélectionnées sont insérées au milieu du récit : la première d’entre elles y occupe une page et demie, la deuxième a été reproduite sur une double page.

Image 3

Nicolas Bouvier, Mur et passants Kazumi-cho Tokyo, 1956, épreuve au gélatino-bromure d’argent, 17,7 x 24 cm, Photo Elysée. Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, Éditions Rencontre, coll. « L’atlas des voyages », 1967, pp. 102-103.

© Collections Photo Élysée/Fonds Nicolas Bouvier

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Image 4

Nicolas Bouvier, Mur et passants Kazumi-cho Tokyo, 1956, épreuve au gélatino-bromure d’argent, 17,7 x 24 cm, Photo Elysée. Nicolas Bouvier, Japon, Lausanne, Éditions Rencontre, coll. « L’atlas des voyages », 1967, pp. 104-105.

© Collections Photo Élysée/Fonds Nicolas Bouvier

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Le premier cliché nous montre deux sujets au premier plan. Celui de gauche est un jeune garçon habillé d’un pantalon noir, d’une chemise blanche aux manches courtes et d’un gilet gris; il porte aux pieds des sortes de sandales, marche vers la gauche et regarde devant lui. Celui de droite est un vieil homme, habillé lui aussi d’un pantalon noir et d’une chemise blanche, mais aux manches longues. Aux pieds, il porte des chaussures, et il marche vers la droite, une canne sur l’épaule. Tous deux sont sur le point de poser leur pied par terre. La légende nous informe que ce que nous voyons à l’arrière-plan est « un mur de béton dans le quartier d’Azabu[54]. »

Le deuxième cliché présente le même arrière-plan, devant lequel nous voyons à gauche un vieil homme vêtu d’un habit et de chaussures traditionnels; il se promène en portant un bébé sur son dos, et il va croiser trois joueurs de baseball. Ceux-ci avancent de droite à gauche; ils portent la tenue de leur équipe, et tiennent leurs gants à la main.

Le texte qui entoure ces photographies raconte les circonstances pendant lesquelles Bouvier voyageur a réalisé cette série. On est en été 1956; le Japon est « en plein Culture boom[55] », mais Bouvier, lui, est au bout de ses ressources financières et de ses forces, vu qu’il n’arrive pas à placer ses articles. Il se retrouve à un endroit qu’il connaît déjà, c’est-à-dire le long d’une ligne de métro proche d’une décharge et bordée d’un simple mur; mais il découvre une façon nouvelle de regarder ce lieu. Les déchets deviennent un point d’observation privilégié; le mur se change en toile de fond, et devant lui, le trottoir se mue en passerelle. Emporté par cette révélation, le voyageur va accomplir ce qu’on pourrait appeler un reportage de la société japonaise, grâce auquel il se tirera d’affaire : en le vendant, il pourra en effet se payer le billet de retour en Europe.

La composition des images et la prise de vue à hauteur d’homme suggèrent une impression de réalité, tandis que le récit dévoile la dimension fictive et en quelque sorte truquée de ces portraits : les mots apportent donc un supplément d’information et de vérité aux clichés. Remarquons que les représentations imposent une ligne de lecture commandée par la dimension verticale : les deux personnages de l’image 1 sont debout et interrompent la ligne horizontale en se tournant le dos et en regardant dans des directions opposées. Il en va de même pour les hommes de l’image 2, qui avancent tous vers le centre de la composition, en venant cependant de directions différentes. (On pourrait faire l’hypothèse que l’image suggère, sur le plan métaphorique, à la fois une lecture de la relation entre l’histoire du Japon, son passé, et son présent, et un lien entre Orient et Occident, que la présence des joueurs de baseball inspire.) La composition oriente ainsi le sens de lecture des images, et les sujets conduisent le regard de haut en bas, suivant en cela le mouvement des yeux que requiert l’écriture japonaise.

À travers l’interaction de la composante iconique et de la composante verbale, une comparaison entre les personnes défilant devant le mur et les caractères japonais calligraphiés sur la page se met, donc, implicitement en place. Au sein du récit, les reproductions de textes originaux se succèdent, offertes au regard du lecteur qui ne peut généralement pas les déchiffrer ; à Tokyo, devant son « mur-théâtre », Bouvier photographe a fait pendant quatre jours la même expérience, en contemplant et en fixant photographiquement les « personnages toujours plus nombreux d’une histoire racontée dans une langue étrangère[56] ».

Les images du mur constituent la mise en scène qui exprime le côté ineffable et insaisissable des êtres humains; cet aspect, le texte le dévoile à son tour de manière indirecte. Par conséquent, pour le dire avec Jean-Pierre Montier, ces images sont assimilables à des « opérateurs spéciaux[57] »; tressées aux mots, elles laissent entrevoir[58] un indicible. Elles dessinent en creux un portrait de pays fondé sur la restitution minutieuse du détail spatial, sur l’approche attentive et respectueuse des sujets représentés et sur l’authenticité des relations établies : telle est en effet la conception que Bouvier se fait de sa tâche.

L’observation et l’analyse du binôme photo-textuel nous fournissent dans ce cas précis une clé de lecture du rapport que Bouvier entretient au pays nippon avec un indicible, l’altérité, et un irreprésentable[59] — car c’est bien à cela que peut être assimilé, dans le contexte d’un travail comme celui que Favrod a commandé à Bouvier, un lieu rempli d’ordures pourries tel celui où se trouve le mur d’Azabu. Dans son récit, Bouvier associe le mur de béton à « un rideau de théâtre[60] », qui se transforme en « scène[61] » pour un défilé des « caractères[62] ». Nous, et avec nous le photographe Bouvier lui-même, ne connaissons rien de ces figures, qui pourtant occupent le premier plan de ses prises de vues. Le narrateur ne nous aide pas davantage : il ne les désigne qu’en recourant au démonstratif « ceux », ou à « ça », ou au substantif générique de « passants ». Mais, dans un crescendo de tension émotive, le personnage Bouvier s’approprie peu à peu ce qu’il appelle désormais « [s]on mur-théâtre[63] »; ce mouvement intérieur atteint son sommet lorsqu’il avoue qu’il est « devenu mythomane » et que « les simples passants ne [lui] suffi[sent] plus », que « devant [son] mur, [il veut] de l’action, une querelle… un assassinat… l’empereur[64] ».

Nicolas Bouvier dévoile ainsi la façon qu’il a élaborée pour accomplir la tâche que Favrod lui a confiée : effectivement, c’est en montrant des Japonais anonymes que Bouvier compte saisir — et il y parvient — la quintessence du pays dans les années 1960, sur un mode de pure évocation visuelle, même si cette manière s’avère très différente de celle préconisée par le directeur de la collection « L’atlas des voyages ». Aussi, l’écrivain dévoile-t-il au lecteur sa triple implication à l’intérieur de son récit. Il y dissémine les indices langagiers trahissant son travail de metteur en scène, et il les fait entrer en résonance avec ses réalisations photographiques. Finalement, il dessine son image du pays du soleil levant grâce à une organisation concertée de l’iconographie à l’intérieur du volume, et grâce à une savante interaction du visuel et du verbal, par laquelle son public est amené à la découverte de l’autre. Soucieux de faire passer son idéal d’amenuisement du moi aussi bien dans l’écriture que dans la photographie, désireux de « devenir miroir du monde sans pour autant jamais lui faire écran[65] », Bouvier guide ses lecteurs à l’approche d’une « altérité du dehors[66] », d’une altérité radicale : telle est, en effet, l’expérience du Japon des années 1960 pour la plus grande partie des Européens. Le mérite de notre voyageur aura été de réussir à restituer ce sentiment en mettant au point une interaction originale entre les mots et des images.