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À l’instar de nombreux éditeurs, c’est au début de ce que l’économiste français Jean Fourastié a baptisé les Trente Glorieuses[1] que les éditions du Seuil développent leur propre collection de portraits phototextuels de pays[2]. L’idée originale d’une telle entreprise semble revenir, si l’on en croit Chris Marker, à Tibor Mende, journaliste et essayiste d’origine hongroise, régulièrement édité au Seuil[3], et porteur d’un réel intérêt pour le monde de son temps[4]. Son ambition : fonder « une série de volumes dont chacun, sous une forme concise, très illustrée, et à un prix réellement à la portée de tous, donnerait l’essentiel des connaissances actuelles sur un pays[5] ». Baptisée « Petite Planète », la nouvelle collection voit sa direction confiée à Christian Bouche-Villeneuve, mieux connu sous le pseudonyme de Chris Marker. En juillet 1954 en est publié le premier volume : Autriche, signé par Claude Vausson[6]. Comme ses successeurs, il se compose de 192 pages, contient une centaine d’illustrations diverses et variées, tient dans un format poche[7] et est vendu au prix de 300 anciens francs — ce qui correspond actuellement à un peu plus de sept euros[8]. Le projet de Tibor Mende se voyait ainsi concrétisé. Entre 1954 et 1981, ce ne sont pas moins de 62 autres volumes qui verront le jour, tous dédiés à un pays ou une zone géographique différents, auxquels s’adjoignent plusieurs ouvrages et collections annexes de portraits de pays édités au Seuil[9].

Au cours des 28 années de parution de la collection « Petite Planète », Chris Marker n’en sera pas l’unique directeur. En réalité, au bout de cinq ans seulement, il cède sa place à son assistante, Juliette Caputo. Seuls les 18 premiers ouvrages sont réalisés sous sa direction. Toutefois, sa participation à la série de portraits de pays se poursuit jusqu’au volume 32, par l’apport de ses propres photographies — généralement réalisées au cours de ses innombrables voyages — et d’illustrations variées issues de ses archives personnelles[10]. Brèves, les années passées par Chris Marker à la tête de la collection ne s’en révèlent pas moins décisives à plusieurs titres, en ce qu’elles correspondent à la genèse de la série. La plupart des éléments caractéristiques et atypiques qui feront sa renommée, marqueront son identité et contribueront à la distinguer des autres collections contemporaines de portraits de pays publiées dans l’espace éditorial de langue française, se mettent en place et s’affirment dès cette période. Ces spécificités se déploient tant au niveau du paratexte de chaque volume qu’au sein de son contenu textuel et illustratif. Cela se manifeste, entre autres, par l’accent mis sur la situation actuelle des pays concernés et leur population, par la place prise par la culture et la littérature, ou encore par la diversité des illustrations, leur originalité et un montage graphique recherché, dans la lignée de celui pratiqué par les différents maquettistes des clubs du livre d’après-guerre[11]. Avant de s’attarder à ces différents éléments, il convient, dans un premier temps, de resituer la collection et son premier directeur dans le contexte de l’époque pour comprendre comment va apparaître cette singulière série dans un paysage éditorial relativement homogène[12].

Chris Marker, les Éditions du Seuil et la création de « Petite Planète »

S’il demeure toujours quelques incertitudes sur le parcours de Chris Marker — ce dernier conservant une grande discrétion sur sa personne et confiant volontiers des informations fantaisistes le concernant à ses biographes —, plusieurs travaux récents ont permis de retracer ce parcours avant son arrivée aux éditions du Seuil et sa prise de direction de la collection « Petite Planète »[13]. Né le 29 juillet 1921 à Neuilly-sur-Seine, dans une famille bourgeoise, Christian Bouche-Villeneuve, de son vrai nom, suit des études au lycée Pasteur sis dans la même ville. Il entame à peine une licence en philosophie à la Sorbonne lorsque survient le début de la Seconde Guerre mondiale. Après avoir suivi les routes de l’exode avec ses parents, il s’installe avec sa famille à Vichy où son père exerce notamment les fonctions de conseiller économique pour une organisation du régime nouveau qui se met en place[14]. En plus de participer à cette organisation, Chris Marker cofonde une éphémère revue, La Revue française. Cahiers de la Table ronde, proche des idées de la révolution nationale et du pétainisme. Mais, dès la fin 1941, il commence à s’écarter des pas du Maréchal et à nouer ses premiers contacts avec la résistance. Sa vie se partage alors entre la France et la Suisse; entre études, internements et résistance dans les rangs de Combat et des Francs-tireurs et partisans (FTP). Fin 1944, Chris Marker s’engage dans les Forces françaises de l’intérieur (FFI) et participe à la libération de Paris. Dans son régiment, incorporé à l’Armée française, il aurait probablement rempli les fonctions d’interprète auprès des forces américaines, avec lesquelles une campagne conjointe était menée. Après la guerre, il rejoint l’association d’éducation populaire grenobloise Peuple et culture. Au sein de celle-ci, il noue des contacts importants pour la suite de sa carrière, notamment avec le critique de cinéma André Bazin, le codirecteur des éditions du Seuil, Paul Flamand, et le jeune réalisateur Alain Resnais[15].

À cette époque, le Seuil est encore une jeune maison d’édition. Fondée en 1935 par des jeunes catholiques réunis autour de l’abbé Jean Plaquevent, elle est, dans un premier temps, dirigée par le publicitaire d’origine suédoise, Henri Sjöberg. Rapidement, elle change de direction et Jean Bardet et Paul Flamand prennent le relais, dès 1937[16]. Intellectuelles et issues d’un catholicisme militant de tendances progressistes, les éditions du Seuil publient, avant-guerre, des ouvrages essentiellement liés à la religion et au scoutisme. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, environ une vingtaine de livres sont sortis de presse. Ce n’est qu’après le conflit que la maison d’édition connaît un véritable essor avec la reprise, en 1945, de la revue Esprit fondée par Emmanuel Mounier. Cette opération lui permet d’augmenter son lectorat. De plus, comme la rédaction de la revue siège dans les bureaux de l’éditeur — le célèbre 27 rue Jacob —, un brassage de figures intellectuelles s’opère et permet l’arrivée de nouveaux auteurs, dont de nombreuses personnalités issues des rangs de la résistance chrétienne ou de gauche — voire d’extrême gauche. Un second événement vient consolider l’ascension du Seuil. En 1950 est publiée la traduction du Petit monde de Don Camillo de Giovannino Guareschi. Véritable succès, le produit des ventes assure à la maison d’édition des rentrées financières considérables. Fort de ces réussites, le Seuil peut dès lors se lancer dans des projets plus ambitieux[17].

L’arrivée de Chris Marker coïncide avec cette période d’essor des éditions du Seuil. Dès 1946, celui-ci commence à rédiger des articles pour la revue Esprit, dans un premier temps sous le pseudonyme de Chris Mayor, puis celui de Chris Marker. L’année suivante, il en intègre la rédaction[18]. En 1946, toujours, il soumet un recueil de poèmes au Seuil, mais ce dernier ne suscite pas l’enthousiasme des éditeurs. En 1949, par contre, son roman d’aventures, Le Coeur net[19], reçoit l’aval de la maison d’édition. La même année, il signe également un recueil de chants dans la collection « Veillées aux quatre vents de France » et débute la traduction d’oeuvres anglophones pour la maison[20]. Toujours membre de Peuple et culture, il participe également à des publications de cette association, éditées par les soins du Seuil qui entretient des affinités avec les milieux de l’éducation populaire[21]. En 1952, Chris Marker signe, en outre, le huitième volume de la collection « écrivains de toujours » lancée l’année précédente, Giraudoux par lui-même[22]. Deux années plus tard, il se voit confier la direction de la nouvelle collection de portraits de pays : « Petite Planète ». En parallèle de cela, en véritable hyperactif, il réalise entre autres plusieurs documentaires[23] et de multiples photographies prises au cours de ses récurrents voyages[24].

Une singulière collection de portraits de pays

D’« écrivains de toujours » à « Petite Planète »

La collection « Petite Planète » ne constitue pas une invention sortie de nulle part. En réalité, sous de multiples aspects, elle se calque sur le modèle de la collection « écrivains de toujours » lancée par les Éditions du Seuil en 1951, soit trois ans auparavant. Cette dernière a pour vocation de faire connaître au grand public, par des biographies, des essais critiques et des citations de leurs oeuvres, les figures majeures de la littérature moderne et classique[25]. Cette collection de vulgarisation, abondamment illustrée, adopte plusieurs standards : un format de poche, un nombre constant de 192 pages, une centaine d’illustrations et un prix démocratique. Son premier volume est consacré à Colette[26] et sera suivi d’une centaine d’autres jusqu’en 1981, dont certains seront par la suite réédités entre 1994 et 2000.

Figure 1

Couvertures des premières éditions de Gaëtan Picon, Malraux par lui-même, Paris, Seuil, coll. « écrivains de toujours », 1953 et Michel Zéraffa, Tunisie, Paris, Seuil, coll. « Petite Planète », vol. 8, 1955.

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À « écrivains de toujours », la collection « Petite Planète » emprunte bon nombre de ses caractéristiques formelles, notamment son format, sa pagination et son caractère phototextuel. Si la thématique générale des deux séries diffère, leur ambition demeure sensiblement la même. Là où l’une présente des écrivains sous toutes leurs facettes, l’autre décrit des pays en détail, toutes deux avec l’objectif de rassembler, en un même livre, les connaissances sur un sujet de la manière la plus exhaustive possible pour les transmettre à un large éventail de lecteurs. Ces similitudes se retrouvent aussi dans les couvertures des deux collections, semblables à quelques détails près (fig. 1 et 2). « Écrivains de toujours » a indubitablement constitué une base pour le développement de « Petite Planète ». Sur ce même modèle, d’autres séries seront conçues[27] puis rassemblées, à partir de 1956, sous l’appellation « Microcosme », un label commun qui renforcera le succès et la présence des éditions du Seuil dans le paysage éditorial francophone[28].

Figure 2

Couvertures des rééditions de Chris Marker, Giraudoux par lui-même, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », vol. 8, 1952 et Armand Gatti, Chine, Paris, Seuil, coll. « Petite Planète », vol. 12, 1956.

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Le visage d’une collection

Quiconque contemple simultanément plusieurs volumes de la collection « Petite Planète » peut rapidement être frappé par une constante : chaque première de couverture est ornée d’un portrait de femme[29]. Dans un premier temps, le visage arboré est isolé dans une partie de la couverture et accompagné de motifs, du nom du pays concerné et de celui de la collection (fig. 1). Le nom de l’auteur, lui, est absent — parti pris qui résulte probablement de la volonté du premier directeur de la collection, ces ouvrages découlant avant tout, selon lui, d’un travail collectif[30]. Cette mention n’apparaîtra en première de couverture qu’à partir des années 1960, lorsque Simonne Lacouture[31] prendra la tête de la collection. Dès la publication du dixième tome dédié à l’Espagne[32], ce visage féminin, jusque-là contenu dans un mince rectangle, viendra s’étendre à l’ensemble de la couverture (fig. 2). Cette pratique se généralisera à tous les volumes ultérieurs ainsi qu’aux rééditions des précédents.

Peu coutumier dans le genre du portrait de pays, l’accent mis sur ces figures féminines pose question. En l’absence de réponse disponible dans les différentes sources et archives existantes consultées (en l’état de nos recherches), plusieurs hypothèses les concernant peuvent être envisagées et éventuellement s’additionner entre elles. Ces couvertures féminines peuvent s’expliquer par le fait que, dès son plus jeune âge, Chris Marker semble éprouver une fascination pour le visage féminin[33]. Ce dernier aura d’ailleurs une place spécifique au sein de son oeuvre, de la couverture de Coréennes (1958)[34] en passant par son plus célèbre film La Jetée (1962) jusqu’à Immemory (1997), oeuvre autobiographique sur CD-ROM où le cinéaste livre davantage d’explications sur cet attrait[35], ou encore Passengers (2011), une série de photographies de voyageurs prises à la sauvette dans le métro parisien.

Toujours en lien avec le directeur de la collection, le choix de ces portraits féminins peut également faire écho à l’admiration que Chris Marker éprouvait pour Henri Michaux. Dans son livre dédié à son père adoptif, Maroussia Vossen confie que « son modèle de toujours a été Henri Michaux[36] ». Et il est vrai que, dans son oeuvre, Chris Marker a souvent rendu hommage au poète originaire de Belgique. Ainsi, son documentaire Lettre de Sibérie (1957) s’ouvre et se conclut par la phrase, « je vous écris d’un pays lointain », titre d’un poème emprunté à un recueil[37] de l’auteur d’Un barbare en Asie. Cette citation est d’ailleurs indiquée en italique dans le commentaire du film[38], sans pour autant que son auteur en soit crédité. En outre, le reportage — et son commentaire[39] — reprend aussi une phrase tirée de ce poème : « je vous écris du bout du monde ». Le film de Chris Marker, La Jetée, emprunte pour sa part son titre à un autre poème d’Henri Michaux[40]. Pour Nicolas Geneix[41], le choix des couvertures de la collection « Petite Planète » relève peut-être aussi de l’hommage à ce dernier. En effet, le recueil Passages contient un texte intitulé « Visages de jeunes filles[42] » qui, en plus de son titre, contient certains extraits évocateurs : « Dans le visage de la jeune fille est inscrite la civilisation où elle naquit. Elle s’y juge, satisfaite ou non, avec ses caractères propres. […] Les visages des filles, c’est l’étoffe de la race même, plus que le visage des garçons […], plus que l’enfant […], plus que le vieillard […][43]. » Dans ce texte, Henri Michaux évoque notamment les jeunes filles d’Inde et de Chine, ce qui renforce l’idée du voyage, de l’exotisme, et donc le rapprochement avec la collection « Petite Planète » — ces deux pays ayant d’ailleurs droit à leur propre volume.

L’origine de ces couvertures ornées de figures féminines peut également être mise en relation avec le paysage éditorial de l’époque. Une fois de plus, un parallèle peut être établi avec la collection « écrivains de toujours ». Comme cette dernière concerne majoritairement des hommes[44] et qu’un portrait des auteurs figure constamment sur chaque couverture, les visages féminins de la série « Petite Planète » constitueraient une sorte de réponse, ou de pendant, à cette prédominance masculine au sein de la collection littéraire. Ils feraient également écho au contenu des ouvrages qui accordent souvent quelques paragraphes à la situation des femmes dans les pays dépeints.

Un parallèle peut aussi être établi avec les cover girls des romans et magazines populaires de l’époque, grands et petits formats, qui mettent souvent en une des vedettes et stars de cinéma[45]. Cette hypothèse se voit renforcée par la présence des actrices Lucia Bosé, Audrey Hepburn et Barbara Rütting en couverture des troisième, quatrième et septième volumes respectivement dédiés à l’Italie[46], la Hollande[47] et l’Allemagne[48]. Les clichés employés proviennent d’ailleurs de tels magazines. Celui de Lucia Bosé est un cliché de Match, tandis que celui d’Audrey Hepburn, appartenant à l’agence Magnum, est paru dans le magazine américain Life du 7 décembre 1953[49]. À cela peut s’ajouter la recherche d’un impact commercial, comme pour les romans et magazines en question, qui tablent sur le charme que peuvent susciter de telles images auprès d’un certain public. Reste à savoir si, pour le genre du portrait de pays, le visage d’Audrey Hepburn s’avère plus vendeur que les vues des canaux[50] ou des digues[51] des Pays-Bas.

De manière plus terre à terre, enfin, cette présence de portraits féminins peut évoquer les allégories de la patrie. À l’instar d’une Marianne pour la France ou d’une Germania pour l’Allemagne, ces figures féminines viendraient personnifier les pays concernés — un peu comme les « jeunes filles » d’Henri Michaux. Cette impression se trouve renforcée par les noms des pays, titres des ouvrages, inscrits en police de grande taille et barrant les portraits, fusionnant ainsi en quelque sorte avec eux.

Si ces hypothèses permettent d’envisager le cas des couvertures sous diverses approches, à l’heure actuelle, nos recherches n’ont permis ni de valider ni d’infirmer l’une ou l’autre d’entre elles. Quelles que soient, finalement, la ou les raisons motivant ce choix, la spécificité et l’homogénéité iconique de ces couvertures contribuent à les faire contraster avec celles des autres séries du genre et font ressortir la collection dirigée par Chris Marker des autres portraits de pays qui se contentent, plus généralement, d’arborer des paysages ou des monuments illustres. En choisissant de figurer des portraits, se trouve également souligné un des aspects spécifiques de « Petite Planète », soit son intérêt particulier apporté aux populations des contrées évoquées. Mais, ne dit-on pas qu’un livre ne se résume pas à sa couverture ?

Organisation générale d’un volume de « Petite Planète »

Après cette attention portée aux couvertures, il convient d’aborder le véritable coeur des premiers ouvrages composant la collection « Petite Planète ». Un premier coup d’oeil aux tables des matières qui occupent toujours la première page des ouvrages révèle que chaque volume possède sa structure propre. Certains ne contiennent que quelques chapitres (Tunisie, Italie, Chine…), d’autres s’organisent de manière plus complexe et regroupent plusieurs chapitres en différentes parties (Hollande, Irlande, Autriche…). Malgré cette apparente diversité d’organisation, les différents tomes traitent tous de thématiques similaires. Tous contiennent, peu ou prou, une introduction sommaire présentant le pays, une description de sa géographie, de ses principales villes et régions et de leurs éventuelles spécificités et disparités, un portrait de sa population et de ses moeurs, une évocation de son histoire mais aussi de sa situation actuelle avec ses réalités sociales, économiques et politiques[52], et tous posent, enfin, un regard intéressé sur son monde culturel. En effet, le texte permet la citation d’auteurs autochtones et l’illustration, la reproduction de toiles, monuments et autres sculptures célèbres. Néanmoins, la collection « Petite Planète » ne se borne pas à présenter des poncifs couramment mobilisés dans d’autres portraits de pays. Ne vous attendez pas à y contempler uniquement des vues typiques de tel chef-d’oeuvre ou paysage et des toiles de grands maîtres. La culture qu’elle promeut peut également apparaître dans ses formes plus récentes, comme la radio, la musique et le cinéma, ou dans sa dimension populaire avec les folklores, carnavals et autres festivités. Ainsi, pour illustrer un passage sur Ulysse, sur une même page, un vase antique à figures rouges côtoie un extrait de comics anglophone et un photogramme de film[53]. Ce type de confrontations originales, fréquent au sein de la collection, n’est d’ailleurs pas étranger à l’oeuvre de Chris Marker, et se retrouve notamment au sein des commentaires de ses films réunis en deux volumes parus également au Seuil[54].

Outre ces principales thématiques, les volumes de la collection « Petite Planète » contiennent tous des renseignements pratiques. Relégués en fin d’ouvrage et n’occupant généralement pas plus d’une dizaine de pages, ceux-ci fournissent aux éventuels touristes et voyageurs des informations variées allant de mots de vocabulaire aux adresses utiles, en passant par des conseils pas toujours avisés et parfois emplis d’ironie. Le volume sur l’Irlande explique ainsi que, « contrairement à une opinion un peu anachronique, il est très rare de recevoir des bombes [dans ce pays], et [qu’]un gilet pare-balles n’est pas indispensable[55] ». Cette partie reprend également des données chiffrées standards (superficie, population, économie) et des références bibliographiques pour les plus intéressés par le pays et sa littérature. Enfin, chaque volume contient, en troisième de couverture, une carte, simple ou dépliante, prodigieusement schématisée et teintée de fantaisie, complètement inutilisable par un quelconque vacancier égaré. Généralement, ces cartes sont l’oeuvre de Remo Forlani, un proche de Chris Marker dont les crédits adaptent régulièrement le prénom aux couleurs locales[56]. Ces différents exemples tendent à confirmer la vocation de « Petite Planète » à être une série de portraits de pays et non de guides touristiques[57].

Par leurs différentes thématiques, les ouvrages de la collection offrent une vue panoptique des pays concernés. En cela, ils restent fidèles à la présentation de lancement de la série : « Ni guide, ni livre d’histoire, ni brochure de propagande, ni impressions de voyages : l’équivalent, plutôt, de la conversation que vous aimeriez avoir avec un homme intelligent et connaissant bien le pays qui vous intéresse[58]. » En effet, les « Petite Planète » ne se bornent pas à aborder les contrées ciblées sous un seul angle. Même s’il s’agit plus d’un monologue de la part de l’auteur, le terme de conversation — défini comme l’« échange de propos, sur un ton généralement familier et sur des thèmes variés, entre deux ou plusieurs personnes » (CNRTL) — semble plutôt approprié pour qualifier ces petits livres où les auteurs dissertent à leur guise sur différents aspects d’un pays selon leurs connaissances mais aussi leurs propres inclinations[59]. De plus, tous leurs auteurs portent, au minimum, un intérêt certain pour les régions dont ils ont rédigé le volume, quand ils n’en sont pas tout simplement des spécialistes reconnus, voire des émigrés ou même des citoyens. Ainsi, Mimica Cranaki[60] et Manuel Tunon de Lara sont respectivement originaires de Grèce et d’Espagne, Dominique Fabre est un auteur suisse, David Catarivas a réalisé son Alya après-guerre et Jean‑Marie Loursin — pseudonyme de Bernard Villaret — a vécu plusieurs années en Polynésie. Claude Vausson, pour sa part, est un auteur autrichien dont le nom de naissance, Klaus Wolfsohn, a été francisé.

Au sein des pages de leur volume respectif, il arrive couramment que les écrivains livrent leurs impressions personnelles sur la situation des pays. Ainsi, les volumes dédiés à l’Espagne[61] et au Portugal[62] formulent une critique à peine voilée des dictatures franquiste et salazariste. Celui sur la Tunisie[63] prend fait et cause pour la décolonisation et l’indépendance du pays — alors en voie de se concrétiser. Le livre d’Armand Gatti[64] fait preuve d’un certain enthousiasme pour la jeune Chine maoïste. Enfin, l’Israël[65] de David Catarivas témoigne son soutien pour l’État nouvellement formé et développe un sionisme sans ambages. De manière plus générale, les auteurs livrent de nombreuses considérations qui relèvent davantage de l’impression personnelle et sortent d’un cadre plus formel et informatif, ce qui renforce à nouveau l’idée de la conversation évoquée ci-dessus. À ce propos, David Martens fait remarquer judicieusement que « la conversation suppose une relation entre au moins deux personnes, parfois beaucoup plus, en vertu de laquelle chacun est normalement (ce n’est bien sûr jamais vrai…) à la même place, au même “niveau”. Cela suppose, dans ce contexte, une forme de démocratisation, en phase avec la logique de la collection[66], entre les auteurs et les lecteurs. C’est l’inverse d’une conférence, où le conférencier est en position d’autorité dispensant un savoir, pas toujours de première main[67] ».

En matière de thématiques abordées, les auteurs semblent avoir un certain cahier des charges informel à remplir. Toutefois, celui-ci ne paraît que relativement contraignant. L’ordre et l’importance des sujets traités restent relativement variables en fonction de chaque ouvrage. Ainsi, l’histoire musicale occupe une part importante dans le volume dédié à l’Autriche[68], là où celui sur l’Allemagne[69] s’attarde davantage aux problèmes de son temps dans une nation récemment coupée en deux par le rideau de fer. Dans le même ordre d’idées, si le tome consacré à l’Italie[70] peine à évoquer la longue histoire et les richesses de ce pays — amplement connues et probablement, de ce fait, restreintes au minimum —, celui sur Tahiti[71] se laisse davantage aller à la rêverie et à la flânerie. Une autre contrainte, celle résultant de la pagination fixe de la collection, peut également être habilement contournée par les auteurs et l’équipe éditoriale, notamment en jouant sur la taille et le nombre des illustrations, l’importance des renseignements pratiques, voire par l’ajout de recueils de textes (Tahiti, Suisse) ou de séquences d’images (Chine, Portugal). Finalement, malgré des impératifs concernant les sujets envisagés et le format figé de la collection, une grande liberté reste accordée aux auteurs dans l’organisation de leur texte[72].

Un autre facteur influence la composition des volumes : le temps. La collection « Petite Planète » est publiée jusque dans les années 1980. Près de 30 ans séparent la parution du premier tome de celle du dernier. Il va sans dire que l’histoire, elle, n’est pas restée figée durant ce laps de temps. Comme l’objet dont ils traitent est constamment en évolution, les ouvrages sont fréquemment réédités. Ainsi, en 1959, Allemagne (1955) et Espagne (1956) en sont déjà à leurs quatrièmes éditions, Italie (1954) et Grèce (1955) à leurs cinquièmes. Généralement, ces republications donnent lieu à quelques menues modifications et addenda, comme l’actualisation de données chiffrées, l’ajout de quelques événements récents, voire la correction d’éventuelles coquilles. Mais, quelquefois, elles conduisent à une refonte complète de l’ouvrage tant le pays ou le regard de l’auteur sur celui-ci ont pu évoluer. La postface de Joseph Rovan dans la sixième réédition (1962) de son Allemagne en témoigne : « À chaque page, d’année en année et d’édition en édition, j’ai dû procéder à des révisions de jugements et d’appréciations qui finissent par me faire dire au sujet d’événements considérables et de personnalités importantes à peu près le contraire de ce qui figurait dans le texte de 1955[73]. »

Le grand jeu des images

Une des particularités de la collection « Petite Planète » réside dans le caractère abondant de ses illustrations. À travers les 192 pages de chaque volume, environ une centaine d’images se succèdent. Photographies d’archives ou inédites, mais aussi reproductions de gravures, peintures, sculptures, partitions, cartes postales, publicités, dessins, bandes dessinées, affiches de propagande, photogrammes de films, constituent, entre autres, ce vivier iconographique hétéroclite, qui tranche sensiblement avec celui, bien plus homogène, que l’on observe dans les collections contemporaines. Parfois même, images et mots se rencontrent, comme dans les calligrammes de Remo Forlani pour l’Italie de Paul Lechat. Tous les volumes témoignent d’un véritable soin esthétique et d’une recherche approfondie qui font écho aux pratiques des « architectes du livre » — tels Pierre Faucheux, Robert Massin, Maximilien Vox — oeuvrant dans les différents clubs du livre et maisons d’édition d’après-guerre déjà évoqués précédemment.

Les origines de ces sources iconographiques sont multiples. Beaucoup proviennent d’agences photographiques célèbres (Magnum, Keystone, Giraudon, Roger-Viollet) et de photographes illustres (Henri Cartier-Bresson, Robert Capa, Inge Mörath, David Seymour) ou moins connus. Les auteurs des volumes — notamment André Falk pour la Turquie[74] et Armand Gatti pour la Chine — peuvent également y contribuer de par leurs photographies personnelles. Il en va de même pour Chris Marker et ses proches tels Agnès Varda, Alain Resnais ou William Klein. Une grande part des illustrations appartient aussi à des organismes officiels comme les offices du tourisme des pays concernés, leurs ambassades, des agences de voyages, musées ou bibliothèques. Ce type d‘images variées se retrouve également au sein d’autres collections de portraits de pays qui emploient généralement des équipes de documentalistes chargées de les réunir. Enfin, diverses revues peuvent être mentionnées dans les crédits, à l’instar des Cahiers du cinéma[75], de Paris-Match ou de Regards. De par ses nombreuses sources iconographiques, la collection « Petite Planète » se distingue d’autres portraits de pays, dont beaucoup résultent d’une collaboration entre un ou plusieurs photographes et écrivains, notamment ceux édités par La Guilde du livre à Lausanne ou les « Les Albums des Guides bleus » (Hachette). Elle se rapproche davantage de séries telles que « Les Beaux pays » (Arthaud) ou « Le monde en couleurs » (Odé).

Outre cette diversité illustrative, la mise en page des ouvrages témoigne aussi d’une grande attention. Généralement, l’image est présentée seule, légendée ou non, et peu ou prou rattachée au texte qu’elle accompagne. La perception du lecteur peut ainsi être guidée par une légende, comme dans le tome dédié à l’Irlande où, au moment où l’auteur évoque la nouvelle gare de Dublin, une photographie apparaît avec pour légende « le bâtiment en question[76] ». Mais, dans d’autres cas, l’image n’est ni légendée, ni reliée au texte avec évidence, et c’est au lecteur de construire lui-même les liens entre le texte et l’illustration.

En plus du simple recadrage — nécessaire pour adapter adéquatement l’image au format du livre ou pour mieux en saisir les détails —, chaque volume adopte nombre de procédés de montage graphique, à l’instar de la mise en parallèle de deux illustrations, de la mise en série, du champ — contrechamp ou de la galerie de portraits. Chacun de ces procédés est généralement utilisé dans un but bien précis. Le parallélisme peut véhiculer différents messages. Il se fait pamphlet quand une photographie de Mussolini pendu côtoie une affiche fasciste avec la mention « Mussolini ha sempre ragione[77] » (« Mussolini a toujours raison »). Il peut également revêtir une fonction mémorielle lorsque les bras tatoués de prisonniers des camps de concentration nazis voisinent avec les branches d’un arbre dont l’écorce est entaillée d’inscriptions[78], ou temporelle quand une ancienne gravure et une photographie moderne de célébrations chinoises se font face dans une même continuité jusqu’à se confondre[79] (fig. 3). La galerie de portraits donne un aperçu des habitants du pays. Elle offre un panorama ethnographique de visages ayant marqué l’histoire ou susceptibles d’être rencontrés par le voyageur. En faisant se croiser portraits d’hier et d’aujourd’hui, elle souligne une continuité temporelle entre l’histoire, le passé, et le présent, l’actualité du pays évoqué, dans une sorte de neutralisation de leur historicité[80]. Hollandais et Italiens d’antan ne sont alors plus guère distincts de leurs descendants contemporains[81]. Le champ-contrechamp, tout comme la mise en colonne de plusieurs photogrammes, font pour leur part directement écho au cinéma, média dans lequel Chris Marker fait également ses premiers pas et auquel les éditeurs se réfèrent pour évoquer leurs petits livres[82].

Figure 3

Photographie et gravure mises en parallèle dans Armand Gatti, Chine, Paris, Seuil, coll. « Petite Planète », vol. 12, 1956, p. 42-43.

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Parmi ces essais de montage graphique, plusieurs séquences particulières se dissimulent au sein des 18 premiers volumes. Celles-ci peuvent occuper une simple page, comme la « hiérarchie du péristyle à Dublin[83] » dans l’Irlande de Camille Bourniquel ou le « cours abrégé de tauromachie[84] » dessiné par Remo Forlani dans Espagne. Elles peuvent également se faire écho à plusieurs endroits d’un même tome, à l’instar des « photos de famille[85] » turques, des « petits théâtres[86] » grecs (fig. 4) ou des « messieurs de la famille[87] » allemands. Elles sortent alors de la conception linéaire du livre et invitent le lecteur à effectuer des allers et retours au sein des pages. Une fois de plus, ces séries d’images peuvent remplir diverses fonctions, allant du trait d’humour pour la hiérarchie des péristyles dublinois au contraste temporel, comme dans l’exemple grec où un premier théâtre montre des personnages antiques (Héraclès, Achille, Minotaure, Discobole…) et un second des figures hellènes modernes typiques (pope, evzones, marchand d’éponges…), et même, parmi celles-ci et comme une sorte de mise en abyme, le touriste.

Figure 4

Les deux petits théâtres grecs dans Mimica Cranaki, Grèce, Paris, Seuil, coll. « Petite Planète », vol. 6, 1955, p. 24-25 et 104-105.

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Dans un entretien de 1957, Chris Marker affirmait que « la mise en page typographique est en fait un ersatz du cinéma[88] ». Cette idée se voit particulièrement développée au sein de trois séquences graphiques jouant sur cette confusion entre mondes cinématographique et littéraire, et entre l’image fixe des photographies reproduites au sein des tomes et la mobilité supposée du cinéma. De par leur antériorité au regard d’autres réalisations de Chris Marker, elles figurent même comme pionnières dans les expérimentations de celui-ci. Dans la première édition du volume dédié à la Chine[89], deux séries intitulées « Court-métrage 1. Le 1er octobre à Pékin[90] » et « Court-métrage 2. Images de la Révolution Chinoise[91] » présentent, sur plusieurs pages, des suites continues de photographies. Un autre exemple du même genre se trouve dans le tome consacré au Portugal. Il s’intitule « Petit cinéma des rues ou les mystères de Lisbonne[92] » (fig. 5). Ces trois suites illustratives combinent des photographies, mais se présentent comme du cinéma.

Elles ne sont pas sans rappeler d’autres oeuvres contemporaines et postérieures de Chris Marker, où cette idée de construire un livre à la manière d’un film ou, inversement, de penser l’écriture d’un documentaire comme celle d’une oeuvre littéraire de fiction revient comme un leitmotiv. Ses films La Jetée (1962) et Si j’avais quatre dromadaires (1966) sont presque exclusivement composés de photographies fixes. Le premier est présenté d’ailleurs comme un « photo-roman » et, plus tard, il sera édité en livre sous l’appellation de « ciné-roman[93] ». Les commentaires de ses différents documentaires de jeunesse se verront, pour leur part, compilés en deux volumes illustrés de photogrammes[94]. D’autres réalisations jouent sur cette hybridité des genres, comme Coréennes[95], un portrait de pays phototextuel publié dans une collection intitulée « Court-métrage », ou Clair de Chine[96], une plaquette de quelques pages se présentant comme « un film de Chris Marker ».

Figure 5

« Petit cinéma des rues ou les mystères de Lisbonne », dans Franz Villier, Portugal, Paris, Seuil, coll. « Petite Planète », vol. 16, 1957, p. 50-55.

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Si Juliette Caputo, l’assistante de Chris Maker pour la collection « Petite Planète » — dont le rôle ne doit pas être négligé même si peu d’informations à son sujet et concernant son travail sont disponibles —, est généralement créditée à la mise en page, il y a fort à parier que ces séquences assez atypiques sont le fruit de Marker lui-même, tant elles s’inscrivent dans la continuité de son oeuvre. D’ailleurs, lorsque Juliette Caputo assurera la direction de la série de portraits de pays au départ de son premier responsable, ce genre d’audaces graphiques ne se réitérera guère ou, en tous les cas, pas avec la même constance et la même ampleur. Ce sont pourtant ces dernières qui contribuent fortement à donner à la collection un cachet particulier et une singularité par rapport aux autres ouvrages du genre.

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Née au début des Trente Glorieuses, à l’instar de nombreuses autres collections de portraits phototextuels de pays, « Petite Planète » se démarque toutefois de ses homologues sous différents aspects. Son caractère unique résulte notamment du choix des éditions du Seuil de placer à sa tête un jeune artiste innovant et dynamique : Chris Marker[97]. Dans l’ensemble, les cinq années sous sa direction furent, pour la collection, une période fondatrice au cours de laquelle seront mises en place diverses caractéristiques spécifiques qui se poursuivront tout au long de son existence, mais aussi des audaces, notamment graphiques, qui seront peu réitérées par la suite.

Tant par sa forme que dans son contenu, « Petite Planète » diffère des autres portraits de pays. Si son petit format la rapproche du « Monde en couleurs » d’Odé, elle s’en éloigne tant par ses couvertures souples que sur le fond, les deux collections n’ayant à ce chapitre que peu de points communs. Un simple coup d’oeil à leurs constructions graphiques et leur paratexte les distingue déjà rapidement. Les volumes de « Petite Planète » s’affirment également par des textes denses, à vocation exhaustive, par la diversité des sujets abordés, laissant, entre autres thématiques explorées, une place importante à la description des populations, à la culture — avec un accent particulier sur la littérature — et aux problématiques contemporaines. Ce point de vue contraste avec les textes souvent plus brefs, presque préfaciels, présents dans « Les Albums des Guides bleus » et les ouvrages de La Guilde du livre, qui tendent par ailleurs à donner une image plus intemporelle des pays présentés. Un autre élément distinguant « Petite Planète » à cette époque est probablement son contenu illustratif à la fois riche et inattendu. La plupart des images mobilisées au sein de chaque tome rompent avec celles, plus traditionnelles, des autres portraits de pays — les séquences cinématographiques typiquement « markeriennes » constituant le point d’orgue de cette distinction.

Ces différents traits confèrent à « Petite Planète » un caractère unique dans le paysage du genre des portraits phototextuels de pays. À cette époque, la collection est encore un essai sur le plan éditorial et chaque ouvrage, surtout les premiers, témoigne de cette expérimentation. D’autres éléments, peu évoqués dans cet article, renforcent son caractère unique, comme l’accent politique, voire militant, de certains volumes ou encore le réseau unissant auteurs et responsables de la collection. En effet, tous appartiennent à une même génération marquée par la Seconde Guerre mondiale et provenant de milieux communs (rédaction d’Esprit, associations d’éducation populaire telles que Peuple et culture et Travail et culture, éditions du Seuil, engagement dans la résistance, etc.). Éditeurs et auteurs forment une sorte de microcosme, ce qui fait, en quelque sorte, de « Petite Planète » le porte-voix d’une génération et d’une vision du monde. Un monde, pour paraphraser Chris Marker lui-même, « désormais conquis », où « on ne s’évade plus si facilement » et où « un nouveau tourisme apparaît, qui exorcise le pittoresque[98] » en dépeignant les pays d’une manière moins attendue et plus informelle, à l’instar d’une conversation.

Après son départ, Chris Marker cède sa place à son assistante, Juliette Caputo. Cette dernière va poursuivre la gestion de la collection sur une ligne très proche de celle amorcée sous Marker et asseoir son succès. Les tirages de certaines destinations, spécialement les plus touristiques, continuent d’être importants et plusieurs traductions sont réalisées dans divers pays (Italie, Royaume-Uni, Argentine, Pays-Bas, États-Unis). Après un bref intervalle sous Mathilde Rieussec et Jacqueline Trabuc, la direction est finalement transmise, à partir du volume 35, à Simonne Lacouture. Cette dernière dirigera la collection jusqu’au début des années 1980, y apportant diverses innovations et lançant notamment la brève série « Petite Planète/villes » — dans un contexte de déclin et de crise général de la collection —, avant de céder à son tour sa place à Jean‑Robert Masson qui se chargera d’assumer la « liquidation » d’une « Petite Planète » moribonde. Entre 1988 et 1993, les Éditions du Seuil publieront tout de même une éphémère collection intitulée « Points Planète » et dont certains volumes réactualiseront d’anciens « Petite Planète », mais sous une forme bien différente et plus conventionnelle que celle imaginée au temps de Chris Marker.