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« Spécialités régionales[1] », un court texte publié dans Les Nouvelles littéraires en 1929, permet de poser les enjeux spécifiques du portrait de pays à la bascule des années 1930. Pierre Bost, écrivain, scénariste et journaliste relativement oublié, y note que, sous le « règne des spécialistes », les écrivains sont eux aussi sollicités pour répondre à des commandes émanant du « système des collections ». « Aujourd’hui, écrit-il, on s’occupe tout particulièrement des spécialités géographiques, et les vacances ont appelé l’attention sur les diverses régions françaises et les auteurs contemporains qui les représentent à Paris. » Il énumère ensuite les ouvrages publiés par Valery Larbaud, Constantin-Weyer, Paul Morand, Pierre Benoit, Henri Pourrat, etc., et conclut : « L’un et l’autre de ces écrivains se sont montrés depuis longtemps les spécialistes indiscutés de ces régions, et de telles répartitions sont désormais sans appel. À qui d’autre qu’à François Mauriac demanderait-on un ouvrage sur le Bordelais ? Les Cévennes ne sont-elles pas à André Chamson ? La Provence à M. Jean‑Louis Vaudoyer ? » Parmi ces collections, on pense par exemple à celle qu’Edmond Jaloux confie à Jean-Louis Vaudoyer aux éditions Émile-Paul, « Portrait de la France[2] ».

Pierre Bost ajoute : « C’est qu’un écrivain qui s’attache à une région réussit bien vite à nous donner d’elle un visage plus vrai que le vrai. Il devient tout à fait vain de chercher la marge possible entre le modèle et l’image ; c’est le portrait qui compte. » Est ici posée la question de la ressemblance, inhérente à l’idée de portrait, en mettant en tension notamment la réalité et la vérité. Il poursuit : « M. Raoul Dufy, ayant terminé un portrait, le tendait à son modèle en disant : “Et maintenant, tâchez de lui ressembler”. Il y a plus de vérité qu’on ne croit, dans ces mots, et je ne vois pas pourquoi cette “seconde géographie” que les spécialistes sont en train de tisser par-dessus la première serait moins vraie que celle des rivières, des montagnes et des maisons. » Pierre Bost valorise ainsi l’idée d’une géographie littéraire, d’une géographie imaginaire au sens fort. La fin du texte évoque le « Guide bleu » comme repoussoir de cette littérature géographique de qualité qui commence à se développer en France, une littérature de commande, une paralittérature, certes, mais qui est infiniment préférable, selon lui, aux guides de voyage. Avec son amusement teinté d’ironie pour la posture de « spécialiste » que le préfacier est tenté de prendre dans ce genre d’ouvrage, dans lequel il est appelé en tant qu’expert de telle ville ou telle région, Pierre Bost pointe dès 1929 un effet de mode. S’il n’appelle pas explicitement cette mode éditoriale « portraits de pays », les effets de série qu’il souligne et leur systématisme montrent qu’il y a bien un genre. Or, la généricité est toujours une forme de stéréotypie et une des preuves qu’il y a genre, c’est bien qu’il soit moqué…

Cette vogue éditoriale d’ouvrages faisant le portrait, littéraire et non illustré, de lieux, bien fixée dans les années 1930, peut être considérée comme une des origines du genre du portrait de pays illustré qui se développe dans l’édition francophone des années 1950 et 1960[3]. Ce n’est toutefois pas la seule généalogie possible : les chroniques géographiques parues dans la presse depuis le début du xxe siècle[4] sont aussi à l’origine des portraits de pays illustrés. Cette étude porte sur les croisements entre ces deux branches, les rubriques des périodiques et les collections éditoriales. Comment les portraits de pays circulent-ils entre la presse et le livre ?

J’ai choisi de traiter cette question à partir du cas d’un seul écrivain, ce qui permet de mieux percevoir les différences liées au format et au support du portrait de lieu. Pierre Mac Orlan, écrivain et journaliste très présent dans la presse, permettra d’en saisir les nuances. Sa pratique du portrait (de peintre, d’écrivain et de territoire[5]) est à replacer dans une pratique d’écrivain polygraphe typique de cette époque. Auteur de romans, de poèmes, de reportages, il est aussi l’un des rares écrivains critique de photographie de l’entre-deux-guerres[6], souvent sollicité pour écrire en accompagnement des images. Ses écrits circonstanciels géographiques sont eux-mêmes d’une grande diversité : ouvrage sur les Pays-Bas, série d’articles sur la Tunisie, reportage sur la Belgique, chroniques sur Londres, Hambourg ou encore la Bretagne.

À partir du cas de Mac Orlan, cette étude établira la spécificité du portrait de territoire par rapport au portrait d’un individu (peintre, écrivain, etc.). Dans un premier temps, un panorama des portraits de pays de Mac Orlan fera le lien entre ses chroniques et ses reportages, plus narratifs, parus dans la presse et ses ouvrages illustrés, de son premier portrait de territoire, que l’on peut dater de 1928, jusqu’au dernier identifié, son ouvrage sur Les Pays-Bas, en 1965. Dans un deuxième temps, une étude plus fine de la poétique de ces textes permettra de définir la posture mac-orlanienne du portraitiste de pays.

Mac Orlan et le portrait de territoire : constantes et ruptures

Mac Orlan a gravi, comme le rappelle son biographe Bernard Baritaud, tous les échelons du journalisme, des teneurs de copie à la presse humoristique, « forme modeste de journalisme » qui « mènera pourtant le futur écrivain à la chronique, à la critique littéraire, au reportage[7] ». Entre 1918 et 1937, il se rend en effet deux fois en Allemagne et en Espagne, une fois en Italie et en Tunisie pour des reportages dans lesquels il se comporte en écrivain d’aventure et qu’il utilise, ainsi que Paul Morand, comme matière à romans[8].

Sa bibliographie montre les points de passage entre presse et édition, mais aussi avec le monde de la publicité. Si l’on regarde la provenance des textes d’un livre comme Villes, sous‑titré « Mémoires » et publié en 1929[9], on comprend que les textes viennent aussi bien de périodiques, de l’édition spécialisée que d’imprimés hors commerce à vocation promotionnelle[10]. En cette matière et à cette époque, les textes circulent, comme l’iconographie[11].

En ce sens, je me propose de comparer « Hambourg » paru en 1929[12] dans Jazz, magazine de « l’actualité intellectuelle », avec les chapitres portant sur Hambourg dans Villes, initialement parus en 1933 dans un ouvrage illustré des photos de Philippe Tassier, Hambourg[13], deux portraits de villes très différents, mais basés sur les mêmes matériaux.

Dans Jazz, le narrateur se propose d’orienter le lecteur à travers les docks et la ville nocturne. L’approche est descriptive mais ne manque pas d’emphase, comme le montrent les appositions en rythme ternaire et la référence rimbaldienne qui ouvrent l’article : « Hambourg, ville libre, ville neuve et ville ancienne avec ses “anciens parapets” à la mode des villes nordiques et ses gratte-ciel européens, est comme Londres une cité dédiée à la grande poésie commerciale de l’Europe[14]. » Le port allemand est comparé à celui de Londres, mais aussi à ceux de Marseille et Constantinople, une « rose des ports européens » qui autorise toutes les généralisations.

Dans Villes, le texte occupe 10 chapitres, ce qui permet d’entrer dans le détail des spécificités d’Hambourg. Il est comme amplifié par rapport à la chronique de Jazz qui lui sert de soubassement : l’exemple de Kipling est repris, mais en des termes différents, tout comme l’évocation des cafés de Sankt-Pauli que l’auteur oppose à l’artificialité de l’Eden ou d’une « couveuse comme l’Atlantic et son luxe pratique[15] » : « Ce n’est pas dans le hall de l’Atlantique que l’on découvre le sentiment national de Hambourg, mais bien au contraire dans les cafés de Sankt-Pauli, dans les petits estaminets où viennent manger une choucroute les jeunes dames qui jouent du cornet à piton dans les brasseries[16]. »

Le texte de Villes, beaucoup plus long, est aussi plus autobiographique : la généricité n’est plus la même — c’est même attesté par le texte qui se définit comme un « petit voyage mélancolique » et penche volontiers vers un lyrisme sentimental. Villes est un récit dans lequel le narrateur a rencontré un « guide » dont il vient à douter : « Maintenant que je reviens en arrière et que je déroule pour moi-même les images de Sankt-Pauli, je ne suis plus très sûr de la personnalité de mon guide. Était-il d’os et de chair, ce Hambourgeois anormalement mal nourri ? […] Je ne sais plus bien si cet homme guidait mes pas[17]. » Et, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le récit se multiplient les histoires de filles, d’alcool et de disparitions mystérieuses qu’on se raconte dans les bars et qui forment le coeur du romanesque mac-orlanien.

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Mac Orlan, « Hambourg », Jazz, no 4, 1er avril 1929, p. 151.

Collection Musée départemental de la Seine-et-Marne

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Image 2

Couverture Mac Orlan, Hambourg, avec des photographies de Philippe Tassier, Paris, Éditions Alpina, « Les grandes escales », 1933.

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On pourrait faire d’autres comparaisons du même type, entre « Brest » paru dans la collection « Portrait de la France » en 1926 et qui figure dans Villes, où il rêve du futur de la ville, et le texte sur la Bretagne publié dans Jazz, qui semble y répondre en 1929. Le contexte change singulièrement la donne : la posture moderniste de la revue Jazz semble ici repousser toute forme de nostalgie. Mac Orlan, pourtant volontiers nostalgique dans ses livres, appelle dans ses articles à ne pas regretter le pittoresque ancien. Dans « Port de Londres », il prend acte de la destruction de l’« ancien décor qui pouvait séduire par les sanglantes et mystérieuses exagérations des hommes qui y vivaient […] qui fut un peu le point de départ de tous les romans d’aventures estimables » et écrit qu’il ne faut pas le pleurer[18].

De la même façon, « Tunisie 1937 », paru en cinq livraisons dans Marianne, pourrait être comparé à ses textes sur la Tunisie publiés dans Villes. La spécificité du « portrait de lieu en régime journalistique », comme le formule Zacharie Signoles[19], tient ici à un lien avec l’actualité. « Rues secrètes » s’oppose ainsi à ceux qui voulaient fermer à l’époque les maisons closes et « Tunisie 1937 » cherche à expliquer en France les troubles qui secouaient alors le protectorat. Plus profondément, en contexte journalistique, les attentes, mais aussi les usages et les finalités de ces « portraits de pays » changent. Signoles écrivait par exemple : « Les premiers reportages de Mac Orlan en Tunisie correspondent à des études de moeurs et le pittoresque y occupe une large place : ces textes semblent le prolongement journalistique d’une littérature d’évasion, faisant à peu de frais voyager le lecteur. “Tunisie 1937” n’échappe pas à la règle, mais le dépaysement s’accompagne ici d’une réflexion sur l’inquiétude[20]. »

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Mac Orlan, « Les rues secrètes », Détective, no 274, 25 janvier 1934, p. 8-9.

Collection Musée départemental de la Seine-et-Marne

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Une autre comparaison entre un portrait de pays en régime journalistique, paru cette fois dans Vu, et un ouvrage illustré de photos, Les Pays-Bas, pour lequel Mac Orlan écrit le texte de préface dans les années 1960, fait apparaître de nombreuses similarités alors que les époques, les supports et même les pays traités sont différents. L’article « Images et visages de la Belgique[21] » est structuré géographiquement, sous forme d’itinéraire passant par Bruges, Anvers, Mons, Tournai, Bruxelles, Namur, les Hautes Fagnes et les Ardennes, comme le sont les guides de voyage. Le titre active la métaphore du portrait de pays, mais ce pays a plusieurs visages. La diversité de pays contenus en un seul est un véritable cliché du genre, auquel Mac Orlan se plie volontiers au sujet de la Belgique[22] : « il est difficile d’évoquer les visages essentiels et les paysages sentimentaux de la Belgique », d’autant que l’homophonie entre visage et paysage renforce ici la métaphore. Le texte lui-même file cette métaphore puisque c’est le pays entier qui, selon lui, se personnifie dans le visage de Thiel l’Espiègle, figure littéraire belge majeure que l’auteur s’attache à retrouver dans une ville visitée il y a longtemps, comme un « visage » connu.

Dans « Images et visages de la Belgique », les villes n’apparaissent qu’à travers des biais : Mac Orlan a systématiquement recours aux images élaborées par les peintres et les poètes pour faire le portrait des cités et des régions belges. Cette importance donnée aux citations littéraires et aux références picturales — un topos des récits de voyage de l’époque — va de pair chez Mac Orlan avec une certaine idée de l’amitié : « Quand je pense à la Belgique, j’aperçois autour de moi d’amicales images. » Faire le portrait d’un pays, c’est en effet pour lui utiliser une connaissance sentimentale, ses propres souvenirs ou une mémoire de seconde main qui nous touche tout autant.

Les Pays-Bas est un livre plus tardif, un portrait de pays au sens fort, puisqu’il appartient à une collection identifiée comme telle, « Itinéraire historique et contemporain[23] », et publié en collaboration avec un photographe (Arielli) et un publiciste (Ginzburg). Dans ce volume aussi, découvrir un pays revient à l’envisager à travers un regard médié, comme celui des peintres qui en sont « les meilleurs guides[24] ». Le pays est également personnifié à travers les visages photographiés ou simplement évoqués par le texte. Mac Orlan explique ainsi qu’il rêve de revoir la jeune fille au turban peinte par Vermeer : « ce visage, je l’ai souvent aperçu, à la fois secret et confiant, dans les recueils d’images saisies sur le vif, par Arielli[25] ». En superposant ainsi la peinture et le réel, passé et présent, la boucle est bouclée.

Image 4

Mac Orlan, « Images et visages de la Belgique », Vu, no 367, « Belgique notre amie », 27 mars 1935, p. 379-380.

Numérisé par le musée Niepce de Chalon-sur-Saône, http://collections.museeniepce.com/fr/app/collection/7/view

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Image 5

Page de titre de Les Pays-Bas, Paris, Albin Michel, coll. « Itinéraire historique et contemporain », 1965.

Collection personnelle

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Dans cet ouvrage de 1965, le fil autobiographique est essentiel : le texte commence sur ses souvenirs du Plat Pays, avec une anecdote précise de Sluis à la frontière nord, à côté de Knokke. À partir de cette soirée de 1904 dans un estaminet va se dérouler le portrait de pays, dans lequel Mac Orlan donne encore une fois un grand rôle à l’amitié : « Tout de suite, j’ai donné mon amitié. » Mac Orlan estime que l’on entre dans un pays comme chez quelqu’un, sur la pointe des pieds, sans déranger, et définit ainsi ce qu’il est en train de faire comme « un témoignage de compréhension ». Cette connaissance sentimentale est pour Mac Orlan un mélange de subjectivité, de nostalgie autobiographique et de description. En répondant à la commande, qu’elle émane de la presse ou de collections éditoriales, avec cette esthétique qui lui est propre, Mac Orlan se prête au jeu du portrait de pays.

L’écrivain portraitiste de territoire, l’invention d’une posture dans les années 1930

Que faire maintenant de ces traits spécifiques au portrait de pays ou de ville chez Mac Orlan : relèvent-ils d’une esthétique personnelle, voire de tics d’écriture ? Rejoignent-ils un style d’époque dont il ne serait qu’un exemple parmi d’autres ? Constituent-ils une nouveauté répondant à une généricité inédite ? Dans quelle mesure, autrement dit, peut-on extrapoler l’écriture géographique de Mac Orlan ? Est-il possible de définir plus largement, à partir de son cas, une posture du portraitiste de territoire ?

Ressort en premier lieu des portraits géographiques signés Mac Orlan une tendance lourde à la personnification des pays comme des villes. Chez lui, les lieux s’incarnent à travers des personnages : Thiel pour la Belgique, Van der Weyden, qui fait l’objet d’une véritable prosopopée pour les Pays-Bas, ou encore Salammbô pour la Tunisie[26]. Ce procédé appartient à un imaginaire personnel de Mac Orlan, qui croit à la révélation par les rencontres, notamment nocturnes. Dans ses portraits, les lieux se révèlent la nuit et préférablement dans les rues populeuses. « Les plus riches images que peut offrir un pays sont celles qui naissent du peuple[27] » est un leitmotiv de Rues secrètes comme de Villes.

Néanmoins, cette nécessité de l’incarnation est celle du portrait de pays en général, qui a besoin, pour donner un visage aux lieux, de personnages emblématiques, de figures mythiques ou historiques. Ce besoin apparaît plus fortement encore dans les portraits de territoire utilisant d’autres médias que le texte, notamment ceux qui sont illustrés par la photographie. Si l’on pense bien sûr aux couvertures féminines de la célèbre collection « Petite planète » que dirige Chris Marker de 1954 à 1964 au Seuil, cette tendance était déjà massive dans la presse illustrée de l’entre-deux-guerres. Vu, notamment, était familier du procédé, en particulier dans ses couvertures. On trouve ainsi dans le numéro spécial sur la France, « France pays de la mesure », une « série de portraits emblématiques » remarqués par Danielle Leenaerts[28] et publiés sans légende, ce qui engage à l’allégorie.

Les portraits de territoire de Mac Orlan sont également des textes personnels, très adressés (un « Je » interpelle clairement un « vous ») et souvent autobiographiques. C’est que le portrait de pays est pour lui une façon de retrouver les fantômes de sa jeunesse — raison pour laquelle il réutilise le même matériau, ses séjours miséreux à Londres, à Palerme ou à Bruges. Il faut ajouter que ces textes autobiographiques sont aussi rétrospectifs : Mac Orlan a besoin de recul et le portrait de lieu n’est jamais pour lui un récit de voyage. Comme l’ont montré les comparaisons entre ses textes publiés dans la presse et sous forme de livres, il faut à l’écrivain un temps de sédimentation des images dans la mémoire. La mémoire personnelle est parfois vivifiée par les images du présent, qu’il s’agisse d’une carte géographique ou de photographies contemporaines[29], ou d’images artistiques que commente abondamment Mac Orlan, ce que ne font pas d’autres auteurs de portraits de pays, comme Paul Morand ou Jean Cocteau, qui ne disent souvent rien des documents visuels qui accompagnent leurs textes. L’écriture de Mac Orlan joue, elle, de la proximité des images[30].

Un autre trait marquant de l’écriture géographique de Mac Orlan est l’alliance entre la généralisation et la subjectivité. À ce titre, l’ouverture de Belleville-Ménilmontant, le livre de photographies de Willy Ronis, est typique du portrait de territoire mac-orlanien comme du portrait de territoire en général : « Belleville et Ménilmontant sont, tout au moins pour moi, deux éléments essentiels de ce que j’aime bien appeler : la poésie de l’authenticité[31]. » L’incise « tout au moins pour moi », qui nuance le discours définitoire et définitif, dit à elle seule le difficile équilibre générique du portrait de pays et ses hésitations.

Ce genre de généralisation subjective doit être rapproché de la notion de « géographie sentimentale », mise en avant par la collection « Portrait de la France[32] » et qui correspond à un style qui, sans être codifié, applique une sorte de recette : un peu de géographie, un peu d’histoire, beaucoup de citations littéraires, de la subjectivité et des effets de style marqués (métaphores et antithèses, procédés d’amplification et parallélismes nombreux)[33].

Ce style rappelle celui des discours préfaciels en général, tout aussi sujets à l’exagération et au discours imagé, ce qui nous engage à comparer les auteurs de portraits de pays aux préfaciers. Je voudrais à ce titre revenir sur Jean-Louis Vaudoyer, qui côtoie Mac Orlan dans de nombreux sommaires des années 1930 : à la fois écrivain, éditeur et journaliste, il est considéré par ses contemporains comme une sorte de spécialiste du portrait de pays dès la fin des années 1920 puisque c’est à lui que l’on confie les deux collections de portraits de territoire chez Émile-Paul. À la fin des années 1930, il est également sollicité pour créer un portrait de la France à offrir aux souverains d’Angleterre en visite, Aspects de la France[34], et publie l’album d’héliogravures France aux éditions Horizons de France en 1940. Les auteurs de sa page Wikipédia[35] ont même jugé bon de réunir une part de sa bibliographie dans une catégorie qui s’appelle « Invitations au voyage culturel », et qui contient ses textes et ses livres sur l’Italie, la Grèce, la Provence, la France, Cuba et l’Europe, et son Album des guides bleus sur l’Italie et Beautés de la Provence[36], souvent réédité.

Vaudoyer fait partie de ceux que Marie-Pier Luneau et Denis Saint-Amand appellent les « préfaciers tout désignés », comportant « nombre d’éditeurs, de critiques, de journalistes, de membres de jurys littéraires et d’académies, de représentants de sociétés d’écrivains, de mécènes, voire de fonctionnaires[37] ». Vaudoyer préface ainsi nombre de livres sur l’art : « catalogues », « expositions commentées », et « albums » sur Botticelli, Watteau, le nu féminin, etc., de même que Marcel Brion, autre auteur à qui on peut comparer l’activité de Mac Orlan. Brion a beaucoup écrit sur la peinture religieuse et italienne dès la fin des années 1920 et, dans les années 1950, sur Chagall, Rouault ou sur le fantastique. Il signe également des portraits de ville et de pays, la préface de L’Autriche que j’aime[38], de L’Italie[39] et d’autres livres sur la Provence dont il est lui aussi considéré comme spécialiste[40]. Ajoutons que Marcel Brion est académicien comme Mac Orlan (de l’académie Goncourt), atout majeur du préfacier. Si, comme l’affirme avec flegme Fernand Divoire dans son Introduction à l’étude de la stratégie littéraire[41], « une préface de tel académicien vaut 500 exemplaires vendus », alors le préfacier apporte un capital qui n’est pas si symbolique que cela…

La posture du portraitiste de pays, comme celle du préfacier, est légitimée par la connaissance de ce dont on parle. Cette connaissance est idéalement doublée d’un rapport de proximité. Dans « La collection éditoriale », Ivanne Rialland explique que pour la collection « Musée de poche », une des conditions du choix de l’auteur était qu’une relation préexiste entre le peintre et lui[42]. Le même phénomène existe pour les portraits de pays, que cette relation soit d’origine ou d’adoption. Chez Mac Orlan, le portrait est un véritable acte d’amitié, qu’il s’agisse de parler d’un pays, on l’a vu, ou d’une personne. En préface de Masques sur mesure, Gilbert Sigaux qualifie de « portraits-souvenirs » ses textes sur les artistes et peintres de son temps[43]. Dans « Mac Orlan et les peintres », Ilda Tomas montre aussi que l’écrivain place au-dessus de tout l’émotion et la communion avec un artiste. L’écrivain explicite sa méthode critique dans un texte consacré à Vlaminck[44], comme il le fait pour le portrait de territoire. Dans Rues secrètes, par exemple, il décrit métaphoriquement la démarche du portraitiste de pays :

Il est nécessaire de comprendre comment et pourquoi j’écris ces lignes. Ce sont plus des questions que je pose que des observations que je ne suis pas assez naïf pour croire définitives. Ce chapitre est comme un acte d’amitié. Je pénètre pas à pas, avec prudence, dans la vie sentimentale d’une ville que j’aime profondément, par instinct, beaucoup plus que par raisonnement[45].

Cette réflexivité, fréquente chez Mac Orlan, est aussi un trait typique des textes préfaciels[46]. C’est particulièrement vrai lorsque ces portraits de pays sont illustrés, puisqu’il s’agit de réfléchir aux potentialités de chaque support — le texte et l’image — dans l’approche d’un territoire. Les auteurs des textes d’escorte des photos font alors souvent preuve d’une conscience aiguë des enjeux et des difficultés de l’exercice. Ils cherchent notamment à créer une « seconde géographie[47] », comme l’écrivait Pierre Bost dans le texte cité en commençant, à donner du pays ou de la ville en question une image médiée, voire biaisée.

Cette géographie « seconde » est, on le comprend, avant tout une géographie littéraire, qui a souvent recours au mythe. Philippe Blondeau s’est penché par exemple sur la vision mythifiée que Mac Orlan avait de l’Europe du Nord, en montrant comment sa perception géographique avait besoin de s’incarner, comme le font les mythes, dans des personnes, réelles ou imaginaires[48]. Or, toute géographie est déjà une recréation, une interprétation : est toujours, en un sens, « seconde », raison pour laquelle on recourt plus volontiers sans doute à des écrivains qu’à des géographes, des historiens ou encore des anthropologues pour rédiger les portraits de pays. Les interrogations sur l’authenticité ou la vérité des portraits de pays, comme sur le style de ces ouvrages, rejoignent ainsi les débats plus larges sur la façon dont la littérature rend compte d’un espace ainsi que sur les rapports entre littérature et savoir géographique.

Le cas de Mac Orlan est précieux pour saisir ces points de passage entre presse et livre en raison du nombre de portraits de territoire qu’il a écrits, de la diversité de leurs supports éditoriaux, mais aussi de leurs formes, et de la période au cours de laquelle s’étale cette production. On a pu voir que nombre de textes publiés dans la presse avaient servi de soubassements aux ouvrages de Mac Orlan qui sont explicitement désignés comme des portraits de territoire. Le brouillage des frontières entre reportage, chronique, récit de voyage et portrait de ville ou de pays est particulièrement fort chez cet auteur qui place le voyage au coeur de son écriture.

Ce brouillage s’explique aussi par le fait que le portrait de pays est dans l’entre-deux-guerres un genre en voie de constitution, et plus précisément en voie d’hybridation. De là l’importance que prend, dès les années 1930, le discours métatextuel et réflexif pour les auteurs — et pas seulement Mac Orlan — au sein même des portraits de territoire. C’est sans doute également que la notion de portrait est en général une sorte de métagenre, qui dit ce que le genre doit être, ce qu’il vise à être, et surtout à ne pas être, comme en témoigne l’attitude souvent méprisante des écrivains face aux livres de tourisme et aux guides de voyage en particulier.

Enfin, l’importance du discours réflexif s’explique aussi par le fait que dans les années 1930, l’écrivain se cherche une posture de portraitiste, en tension entre l’écriture du préfacier et de l’essayiste, entre l’écrivain-voyageur et le reporter. C’est alors tout un système littéraire basé sur une idéologie de l’écart entre textes littéraires et textes non littéraires et sur la distinction entre l’écrivain et le journaliste qui se reconfigure[49]. Quelque chose s’invente dans ces années-là en lien avec les grands illustrés de l’époque, une posture de portraitiste littéraire[50] dont le portrait de pays n’est qu’une des applications, un des domaines du savoir possibles.