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1. Mise en contexte

À la rentrée 2020, une jeune élève d’une école secondaire montréalaise en milieu défavorisé ne s’exprime pas oralement. C’est une première dans la carrière de son enseignant de français, ce qui déclenche en lui une foule de questionnements. Qui ose parler devant les autres ? Quelle place les interactions orales occupent-elles dans la vie de la classe ? Le constat est flagrant : un nombre important de ses élèves ne s’exprime jamais devant ses pairs, iels fuient toute situation de prise de parole, allant même jusqu’à ne poser aucune question pour l’éviter. Lorsqu’il jette un regard sur sa propre pratique, il remarque que cette problématique est la plupart du temps négligée, si ce n’est par un appel intuitif à solliciter la participation de tous∙tes.

L’enseignant amorce alors une réflexion approfondie sur les stratégies qu’il mobilise pour l’enseignement de la communication orale dans le cadre de son cours. Ses constats trouvent de nombreuses résonances avec les enjeux soulevés par la recherche dans le domaine. En effet, à l’instar de plusieurs de ses collègues, ses activités d’enseignement de l’oral concernent majoritairement la production, très peu la compréhension, et ne font généralement pas l’objet d’un enseignement concret (Dumais et Lafontaine, 2011). Celui-ci tend plutôt à être dispensé principalement de façon intuitive et à partir de consignes (Lafontaine, 2006 dans Lafontaine et Messier, 2009, p.121; Dumais, 2010). L’enseignant constate aussi que l’essentiel de ses activités en lien avec le développement de cette compétence s’organise autour d’exposés individuels devant la classe (Sénéchal, 2022). Finalement, il note que ses élèves sont plus ou moins accompagné∙e∙s, au gré des interactions individuelles avec l’enseignant tout au long de cette préparation et que ses stratégies d’évaluations ne lui permettent pas d’offrir une rétroaction continue. Un enjeu se précise alors : quels seraient les meilleurs moyens pour susciter l’engagement de ses élèves dans l’apprentissage de la communication orale ?

C’est dans ce contexte que l’enseignant choisit d’investir la création de balados comme prémisse pour revisiter ses pratiques d’enseignement. Cette décision se fonde à la fois sur le désir d’explorer d’autres contextes que l’exposé individuel, mais aussi sur la volonté d’enrichir les apprentissages liés aux habiletés communicationnelles en mobilisant des modes sonores autres que la parole, et ce, par le biais du numérique. En parallèle, il souhaite développer des outils et des stratégies qui l’aideront à soutenir plus étroitement le développement de compétences chez ses élèves.

Afin d’explorer cette problématique en profondeur, l’enseignant s’allie en 2020 à l’équipe de MultiNumeriC[1], un projet de recherche-action qui vise à développer des dispositifs pédagogiques qui contribuent au développement de compétences disciplinaires, numériques et multimodales. Cette équipe est composée d’une pluralité de sous-groupes distincts qui travaillent chacun sur la cocréation ainsi que l’implantation d’un projet sur le terrain. L’enseignant est jumelé à deux membres de l’équipe MultiNumeriC, puis lance officiellement son initiative sous le nom de PrendreParole. Cet article offre une description approfondie du dispositif déployé au sein de ce projet selon la structure des 4P (Martel, 2022), puis présente certaines trajectoires d’intérêt quant à la création de balados par les jeunes pour le développement de la compétence à s’exprimer oralement, la compétence LMM et la compétence numérique (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007; Acerra et Lacelle, 2022; Ministère de l’Éducation [MEQ], 2021).

Figure A

Objectifs du projet PrendreParole

Objectifs du projet PrendreParole

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2. Description du projet PrendreParole

2.1. Portrait des acteurs impliqués et du milieu concerné

L’équipe régulière de PrendreParole est composée de trois membres. Le premier est l’enseignant mentionné plus haut, aussi désigné comme chercheur-praticien. Ce dernier enseigne le français au secondaire à temps plein depuis plus vingt ans sur l’île de Montréal. Il compte aussi quelques années à son actif en tant que conseiller pédagogique TIC. Le chercheur-praticien fait le choix de changer de milieu d’enseignement sur une base régulière (environ tous les trois ans); il possède donc une vaste expérience qui englobe une importante diversité de contextes ainsi que de types d’apprenant·e·s. Les deux autres membres de l’équipe sont respectivement un chercheur universitaire, professeur à l’UQÀM, et une assistante de recherche, alors enseignante et étudiante à la maîtrise. Il importe de souligner ici la nature pluridisciplinaire de l’équipe; en effet, alors que le chercheur-praticien est spécialisé dans le domaine du français, les champs d’expertise des deux autres membres relèvent de l’enseignement des arts. Cette diversité d’horizons a créé un contexte favorable à l’hybridation des approches et des savoir-faire spécifiques à chacun de ces domaines et, par extension, représente un atout précieux vis-à-vis du déroulement du processus de cocréation. Au fil des années, la composition de l’équipe a été bonifiée par la contribution ponctuelle d’autres acteur∙rice∙s du milieu scolaire, artistique et académique. Ceux-ci ont pu contribuer à l’évolution et à la progression du projet par leur apport ancré dans des expériences pratiques et théoriques avérées dans des champs complémentaires aux objectifs poursuivis.

La planification du projet a été amorcée dans un établissement scolaire public montréalais possédant un indice de défavorisation de 10 sur 10 avec une population relativement homogène du point de vue ethnographique. Cependant, à l’an 2, l’enseignant choisit de changer d’environnement : celui-ci est tout aussi défavorisé, mais nettement plus diversifié, tant au niveau culturel que linguistique. C’est finalement ce deuxième milieu scolaire qui est retenu comme terrain pour l’expérimentation du projet. Jusqu’à tout récemment, ce milieu présentait une caractéristique particulière : il s’agissait du tout dernier établissement public du Québec où il n’y avait pas de mixité de genres. Or, l’école a redéfini sa vocation en tant qu’école de quartier et accueille désormais les garçons. Ce dernier élément aura néanmoins un impact sur le plan de la composition des groupes; les filles y seront ainsi nettement plus nombreuses (75 %) que les garçons (25 %).

La cohorte d’élèves ayant participé au projet de recherche représente un peu plus d’une cinquantaine de jeunes de troisième secondaire (14-15 ans), répartis dans deux groupes ciblés. Au regard de l’enseignement secondaire et des conditions organisationnelles usuelles, les groupes peuvent être considérés comme étant relativement petits. Toutefois, les difficultés d’adaptation et d’apprentissage d’un tel milieu font en sorte que de nombreuses interventions de tout ordre font partie du quotidien (accompagnement d’intervenant·e·s, faible assiduité due, en partie, au contexte pandémique, etc.). Plusieurs élèves participant·e·s sont issu·e·s d’une population immigrante dont le français n’est pas la langue maternelle. L’apprentissage du français constitue alors, au minimum, l’apprentissage d’une langue seconde, tierce, voire davantage. Le passage en classe d’intégration linguistique, scolaire et sociale (ILSS) ne les outille que pendant une année, dans la plupart des cas. Ainsi, certains élèves rencontrent des défis d’expression et de compréhension à l’oral.

2.2. Processus de cocréation

Le processus de cocréation s’est entamé avec les mêmes prémisses que l’ensemble des projets de MultiNumériC et en poursuivant le même objectif, à savoir celui de procéder au développement de contenus et d’approches qui favorisent le développement des compétences en littératie multimodale des élèves. Ce sont les correspondances entre les intérêts de développement, l’expertise, la proximité géographique ainsi que le cadre disciplinaire qui ont orienté la formation de l’équipe de recherche sur ce site. D’entrée de jeu, les échanges entre les acteur·rice·s impliqué·e·s ont porté sur les besoins des élèves, sur les conditions contextuelles, sur la progression des apprentissages en lien avec le programme de formation générale et sur le parcours du programme local.

Le chercheur-praticien a orienté les directions du processus de cocréation en nommant les enjeux auxquels il était confronté dans son milieu et en précisant les orientations de travail qu’il envisageait. Dans un premier temps, il a identifié des besoins de développement au niveau de la compétence à communiquer oralement (compétence 3), comme prescrit par le programme dans le domaine de français, langue d’enseignement (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007). L’enseignant a aussi nommé l’intention de mettre à profit l’utilisation du numérique pour la production de contenus, ce qui se rapporte directement à la dimension 7 du référentiel de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019). Un fort intérêt pour la gestion du rapport des jeunes aux technologies (dimension 11, sous aspect f) a aussi été identifié (2019). Cependant, on constate, a posteriori, que ce dernier aspect n’a pas été autant investi que les autres dans le cadre du projet.

Dans un deuxième temps, le chercheur-praticien a énoncé le souhait d’explorer ces trajectoires par le biais de concepts et de perspectives de pratiques liées à la ludification. La ludification réfère à l’utilisation d’éléments de design caractéristiques du jeu dans un contexte de non-jeu (Dererding et al., 2011). Dans le cas du présent projet, cette stratégie a été mobilisée spécifiquement dans le but d’offrir une rétroaction individualisée, claire et continue auprès de chaque élève. Conséquemment, les éléments qui ont été intégrés dans le dispositif pédagogique s’articulent majoritairement autour de la consignation des traces de la progression des apprentissages.

Figure B

Éléments ludifiés selon la Taxonomie de Toda et al. (2019) impliqués dans PrendreParole

Éléments ludifiés selon la Taxonomie de Toda et al. (2019) impliqués dans PrendreParole

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Finalement, sur le plan de la thématique, l’équipe a choisi d’explorer la mythologie grecque. Ce choix se justifie autant par sa pertinence vis-à-vis de la progression des apprentissages en français en troisième secondaire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2011, p. 82) que par l’intérêt que cette thématique suscite chez les élèves.

Une fois ces paramètres établis, les rencontres de cocréation subséquentes furent dédiées aux échanges et aux négociations autour des principes, des sujets et des méthodes qui allaient orienter la production des contenus et les interventions pédagogiques. La structure demeure similaire de rencontre en rencontre. Dans un premier temps, le chercheur-praticien partage l’avancement de son travail de réflexion et de conception. Ensuite, le chercheur et les auxiliaires commentent la démarche en posant des questions, en proposant des ressources et en formulant des suggestions d’outils et d’intervention. Finalement, l’équipe établit un plan quant aux actions à entreprendre d’ici la prochaine rencontre et se divise les tâches. L’équipe a choisi d’opter pour une structure qui oeuvre en soutien au travail de conception d’une innovation qui était dirigée et conduite par le chercheur-praticien. Conséquemment, durant les différentes phases du projet, que ce soit la conception, la réalisation des contenus, leur première implantation sur le terrain, leur analyse critique et leur raffinement, le chercheur-praticien développe l’essentiel du matériel pédagogique et didactique, tandis que les auxiliaires apportent des compléments qui s’ancrent dans leurs expertises respectives, telles que la conception visuelle ou sonore.

Cette dynamique de cocréation a été maintenue du début à la fin du travail de terrain. Inspirée, en partie, de la méthode d’analyse réflexive utilisée dans le contexte de la formation des maîtres en enseignement (Campanale, 2007), la description détaillée du déroulement des activités et l’autoanalyse effectuée par le chercheur-praticien lors des rencontres de cocréation lui permettent d’interpréter les situations, de se distancer de ses pratiques, d’identifier les récurrences, d’envisager des solutions aux défis rencontrés et d’opérer une analyse collective en perspective des enjeux et objectifs plus larges de la recherche.

2.3. Projet

2.3.1. Étapes réalisées

Tout au long de la planification des étapes du projet, l’équipe de cocréation a priorisé les apprentissages des élèves. Le développement de la compétence à communiquer oralement ainsi que la dimension 7 (produire des contenus) de la compétence numérique forment donc le coeur du projet PrendreParole et, par extension, teintent la construction du projet aux niveaux pédagogique et organisationnel. Afin de faire converger le développement du projet avec la réalité de la vie scolaire, le projet a été fragmenté en étapes. Il a aussi été intégré à la planification globale du cours de français de troisième secondaire de manière à dialoguer avec les deux autres compétences, soit lire et apprécier des textes variés (C1) et écrire (C2) (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2011). De plus, le chercheur-praticien a choisi de vivre le processus auquel les élèves seront soumis. Il a donc réalisé chacune des activités, dans la mesure du possible, au même titre que les élèves (création de textes, enregistrements). Ainsi, il est à même de rencontrer des difficultés et d’anticiper celles des jeunes.

Activités préalables

Diverses activités préparatoires ont été réalisées avec les élèves avant d’entamer le projet. En premier lieu, le chercheur-praticien a souhaité établir un lexique commun autour des notions explorées. Dans la perspective de la ludification, un jeu de cartes à associer (terme et définition) a donc été présenté aux élèves tant au regard du numérique que de la linguistique. En second lieu, un test de profil de joueur a été fait par tou·te·s les participant·e·s afin de tenter de tirer des conclusions quant aux mécaniques de jeu à retenir pour le projet. Troisièmement, des écoutes de balados portant sur la mythologie ont été réalisées. À la suite des activités préalables, l’enseignant a remis un cahier du joueur aux élèves, puis leur a expliqué son fonctionnement général.

Création de l’avatar

La création d’un avatar constitue le point de départ du projet, la première activité qui est réellement entreprise par les élèves. L’avatar a été retenu ici afin de faciliter la prise de parole. En effet, en décrivant ce moi/non-moi/personnage, l’élève crée une distance entre son propos et sa propre personne. L’équipe espère que celui-ci puisse rendre moins intimidant le moment de partage avec un auditoire. L’objectif additionnel de s’inscrire dans la perspective du récit mythologique ajoute un défi supplémentaire : la construction d’un imaginaire qui suivra l’élève tout au long de l’année.

Création de balados

Au cours de l’année, les élèves auront à créer trois balados, soit un par étape. Le choix de ce médium s’est imposé naturellement. En effet, la compétence à communiquer oralement en relation avec la prise de parole en classe et les difficultés des jeunes à gérer l’inquiétude, parfois l’anxiété, aura trouvé une réponse dans la planification et l’enregistrement de la voix. Dans le but d’optimiser le temps de classe, tout en tissant des rapports étroits avec les autres compétences vues dans le cours de français, le contenu de chacun des balados sera tiré de textes écrits au préalable par les élèves. Ceux-ci doivent répondre aux attentes déterminées de la progression des apprentissages en français de troisième secondaire en français écrit (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2011).

Le premier balado consiste en un exercice de lecture à voix haute enregistré. Afin de faire une révision des notions vues au premier cycle du secondaire en français écrit, le texte lu est essentiellement descriptif. Sur le plan du français parlé, le balado vise à explorer la prosodie (intonation, articulation, rythme, volume). Du côté des compétences numériques, cette activité se veut davantage de l’ordre de l’acquisition d’habiletés technologiques de base (enregistrement, montage minimal, gestion des fichiers, partage). Par conséquent, aucune transformation ni aucun effet sonore ne sont attendus.

Le deuxième balado correspond au texte explicatif du programme de troisième secondaire. Afin de conserver un lien avec l’univers mythologique, le texte doit s’inspirer de l’une des quatre-vingt-huit constellations du ciel. En effet, l’astronomie regorge de liens mythologiques (noms, constellations, récits); ce sont ces liens qui servent de tremplin vers l’explicatif. Le balado qui en résulte s’ancre alors dans l’univers de la vulgarisation scientifique. Sur le plan de la communication orale, l’objectif relève principalement de la notion d’interaction. De ce fait, la majorité des élèves sont regroupé∙e∙s pour assurer les rôles d’animateur∙rice radio et de spécialiste interviewé∙e. Le balado a servi d’approfondissement des habiletés technologiques développées lors de la première étape.

Enfin, le troisième balado vise à offrir aux élèves l’opportunité de réinvestir les apprentissages précédemment effectués en français oral et en numérique en produisant une création narrative. Ce balado se distingue des deux premiers par une recherche approfondie des possibilités formelles et conceptuelles offertes par le médium. Conséquemment, les élèves sont encouragé∙e∙s à interroger d’autres modes de communication sonores que la voix, comme la musique ou les sons. Iels sont aussi amené∙e∙s à utiliser les outils technologiques à leur disposition afin de transformer le son : par exemple, iels peuvent superposer des trames de diverses natures et provenances, en segmenter d’autres, ou bien appliquer des effets qui modifieront la hauteur ou le débit de leur voix. Toutefois, au moment d’écrire ces lignes, à la fin du deuxième du projet, il n’a pas été possible de compléter cette production. Les difficultés rencontrées sur le plan de l’assiduité et de l’apprentissage n’ont pas permis de concrétiser le tout. Une prolongation d’expérimentation, à réaliser au cours de l’année 2023-2024, devrait permettre de réaliser ce balado au sein d’un groupe d’élèves enrichis du même niveau (troisième secondaire) dans le même établissement. Cette opportunité est soutenue par l’enseignant qui vise à compléter l’ensemble du parcours initialement planifié dans le cadre du processus de cocréation.

Écoute de balados

La séquence initiale du projet intègre des séances d’écoute collectives. En effet, ces séances ont eu lieu pour les balados professionnels qui ont été utilisés à titre de référent. Cependant, par manque de temps, les productions des élèves n’ont pas toutes été écoutées dans leur entièreté en fin de projet. À la place, certains extraits ont été joués lors de moments d’écoute informels en cours de processus de création afin d’exemplifier des réalités et des réussites.

Figure C

Schéma des étapes et des ressources de PrendreParole

Schéma des étapes et des ressources de PrendreParole

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2.3.2. Ressources

Matériel didactique

La nature ludique du projet ainsi que ses nombreuses composantes technologiques ont exigé la création d’un volume important de matériaux didactiques appropriés. L’équipe a donc mobilisé l’expertise respective de certains membres de l’équipe de recherche, notamment en art visuel et en art sonore, pour accompagner le chercheur-praticien dans la création de ressources adaptées aux besoins du projet. Ce faisant, l’équipe a fait le choix de le thématiser en mettant en valeur le fil conducteur mythologique qui unit les différents segments du projet. Sur le plan de la ludification pédagogique, celle-ci n’a pas été pensée comme faisant partie des objectifs principaux de la présente recherche. De ce fait, cet aspect n’a pas été l’objet de recherches approfondies en amont du processus de développement du matériel didactique. Ces ressources ont plutôt été conçues de façon exploratoire, d’abord en prenant appui sur les connaissances préalables de l’équipe, puis en suivant organiquement les besoins énoncés par le chercheur-praticien.

Une attention particulière a été accordée au développement d’outils de consignation des apprentissages et d’évaluation. En effet, l’évaluation de la communication orale repose essentiellement sur des traces intangibles et éphémères; cette situation est d’autant plus problématique lorsqu’il est question d’un contexte informel et non enregistré. En parallèle à cet enjeu, le chercheur-praticien a formulé l’intention de positionner l’élève comme un·e agent·e actif·ve dans son propre processus d’évaluation. De plus, l’évaluation par les pairs dans le cadre de la communication orale présente plusieurs impacts positifs pour les élèves, incluant l’apprentissage des objets d’enseignement/l’apprentissage de l’oral (Dumais, 2008). Conséquemment, l’approche privilégiée par l’équipe pour le développement des outils a été la consignation des traces dans l’action par une multiplicité d’acteur·rice·s, soit le chercheur-praticien, les pairs ainsi que l’apprenant·e. En plus d’engager le∙la jeune dans son développement, cette stratégie permet de croiser diverses perspectives dans le but de brosser un portrait plus juste de la progression de ses apprentissages. Chacun de ces outils a été mis à l’épreuve dans un contexte en constante évolution. Conséquemment, ceux-ci ont été modifiés à plusieurs reprises, et ce, jusqu’à la toute fin de l’expérimentation.

Badges

L’utilisation de badges a été identifiée comme une pierre angulaire du projet dès les premières séances de cocréation. Ce choix prend racine dans l’intention du chercheur-praticien de consigner les traces de la progression des élèves à l’aide de la pointsification, soit l’utilisation d’éléments de jeux axés sur les points (Kiftew et al., 2017). En effet, l’usage de certains mécanismes de ludification, incluant la pointsification, permet au jeune d’obtenir une rétroaction immédiate sur leur progression, ce qui permet aux enseignant·e·s de superviser la performance et l’engagement des jeunes (Orhan Göksün et Gürsoy, 2019). De plus, ce type de mécanisme a le potentiel d’améliorer l’engagement des élèves dans les activités de classe (Chang et Wei, 2016.)

La personnification de chaque objectif d’apprentissage sous la forme de badge personnalisé représentait donc la première étape de l’implantation de cette stratégie. En effet, la création des badges permettait de créer un registre commun à partir duquel il était possible de dériver le reste des outils qui seraient réinvestis dans le cadre du projet. Afin de déterminer les concepts qui seront illustrés, le chercheur-praticien a réalisé une liste exhaustive de toutes les notions mobilisées dans le cadre du projet. Cette liste a été dressée de façon informelle, en se basant sur son expérience et ses intuitions.

Figure D

Liste initiale

Liste initiale

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Plusieurs notions peuvent être directement liées aux compétences visées au départ, soit la compétence du français oral tel que décrit par le PFEQ ainsi que la dimension 7 de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019). Quelques-unes d’entre elles peuvent aussi être reliées à d’autres dimensions de cette même compétence, soit à la dimension 2 (développer ses habiletés technologiques), 5 (collaborer), 6 (communiquer) et 12 (innover) (2019). En revanche, nous avons rapidement constaté qu’il était difficile de catégoriser certains de ces concepts dans l’un ou l’autre de ces compétences, tels que « télécollaborer » ou « enregistrer ». Qui plus est, nous avons remarqué que plusieurs de ces thèmes peuvent aussi être liés à la compétence à créer de façon directe (créer) et indirecte ((re)mixer, figures de style, effets). Quoique la création se retrouve dans les deux référentiels énoncés ci-haut, l’équipe a fait le choix de bonifier sa compréhension de cette compétence en prenant appui dans le domaine des arts, notamment vis-à-vis du processus de création (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007; Gosselin et al., 1998). Cet ajout a permis de jeter un éclairage nouveau sur les trajectoires possibles du projet ainsi que sur la nature du matériel qui pourra le supporter. En effet, les exigences des projets de balados demandaient aux élèves de faire usage des technologies pour produire un message médiatique pour un public donné et avec une intention de communication prédéterminée. Des liens directs peuvent donc être tissés avec la compétence 2 du programme de formation en art et multimédia, soit créer des messages médiatiques (2007, p. 58).

À la suite de l’élaboration de cette première version de la liste, le chercheur-praticien a exprimé le besoin de la simplifier davantage. En effet, il était d’avis que la réduction du nombre de notions lui permettrait de préciser l’orientation du projet. De plus, il a exprimé une préférence pour des termes plus englobants, qui, d’après lui, l’aideraient à maintenir une certaine marge de manoeuvre dans la manière dont il choisirait de s’y inscrire. Par conséquent, le chercheur-praticien a suggéré une deuxième version de la liste, qui, cette fois-ci, était beaucoup plus courte. Pour ce faire, il a regroupé les notions similaires sous une seule dénomination, puis a retiré les concepts qu’il jugeait moins pertinents. Cette étape a permis d’aboutir à une liste des neuf concepts clés qui expriment chacun une composante à développer. Ce sont ceux-ci qui serviront d’assises pour la construction du reste du projet. Afin de représenter visuellement ces objectifs d’apprentissage, l’équipe a choisi de coupler chacun d’eux à un personnage de la mythologie grecque. Finalement, une assistante de recherche a été chargée de créer l’identité visuelle des badges à partir d’illustrations. Ces badges ont été réinvestis à plusieurs reprises dans le projet, autant dans la conception de la séquence pédagogique que du matériel didactique.

Figure E

Tableau descriptif des badges et des définitions des notions

Tableau descriptif des badges et des définitions des notions

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Cahier du joueur

Le cahier du joueur constitue le principal outil de travail des élèves; il explicite le processus de ludification, les composantes ainsi que les compétences à développer au cours du projet. Celles-ci sont accompagnées d’une définition ainsi que d’une liste d’éléments observables qui en exemplifie les applications concrètes dans le contexte de la communication orale. En plus de sa fonction explicative, le cahier se veut aussi un outil d’accompagnement et de consignation de la progression des apprentissages. Afin de permettre à l’élève de capturer ces traces de façon autonome et de visualiser sa progression, le cahier comporte de nombreux outils de consignation. En accord avec l’esprit du projet, ceux-ci épousent une diversité de formats ludiques. Par exemple, le cahier suggère une échelle de progression à la façon d’un jeu de serpents et échelles pour mesurer les avancements et les glissements au niveau de la prosodie, ou bien une cible pour mesurer quantitativement et qualitativement l’utilisation des figures de style par l’élève. Dans le but de réguler l’utilisation des échelles de progression, chacune d’entre elles est accompagnée d’un espace vide pour permettre leur « authentification » par une tierce personne; en y apposant une estampe ou ses initiales, celle-ci atteste de la justesse des informations qui y sont consignées.

Figure F

Échelle de progression pour Apollon avec espace pour authentification

Échelle de progression pour Apollon avec espace pour authentification

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Estampes

Une série d’estampes à l’effigie des différents badges a été produite afin d’illustrer les notions. En effet, lors de la progression des jeunes, des moments d’évaluation/rétroaction ont permis d’indiquer leur progression avec l’estampillage. Par le choix d’une encre de couleur, ce geste permettait la prise de conscience de l’atteinte d’un résultat.

Cartes

Une série de neuf cartes représentant chacun des neuf badges a été remise aux élèves. Ces dernier·ère·s étaient ensuite invité∙e∙s à consigner un défi personnalisé à l’arrière, en lien avec l’objectif auquel la carte réfère. Lorsque celui-ci est atteint, il le fait authentifier par le chercheur-praticien qui y appose alors une estampe. L’ajout des cartes est en cohérence avec la démarche du projet qui vise à maximiser le degré d’engagement et d’agentivité des élèves vis-à-vis du processus d’évaluation. De plus, l’autodétermination des objectifs facilite la différenciation des apprentissages et des évaluations afin que ceux-ci s’accordent aux capacités et défis uniques à chacun∙e des apprenant∙e∙s.

Figure G

Estampes et cartes avec défis

Estampes et cartes avec défis

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Tutoriels

Compte tenu de la nature technique de certaines composantes du projet, telles que l’enregistrement et le montage sonore, l’équipe a produit une courte série de tutoriels afin de soutenir les élèves dans leur démarche créative. Ceux-ci ont pris la forme de diaporamas illustrés de type « étape par étape » et portaient tous sur un aspect précis du processus de la création d’un balado.

Figure H

Extraits d’un tutoriel sur l’enregistrement

Extraits d’un tutoriel sur l’enregistrement

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Ces outils se sont rapidement avérés plus que nécessaires. En effet, même si les jeunes se servent de la technologie de façon régulière, l’utilisation d’outils de création/transformation a été source de plusieurs défis importants. Ces difficultés peuvent s’expliquer par le type d’usage du numérique des jeunes qui tend à être davantage axé sur la consommation passive que la production active de contenu (Selwyn, 2009, p. 372). Qui plus est, les élèves ont rempli un sondage d’autodéclaration de leur niveau de compétence en début de projet. Celui-ci confirme une différence marquée entre le niveau de compétence rapporté entre la lecture et la compréhension du numérique par rapport à celui de la production. Dans le premier cas, les élèves ont répondu être assez compétent·e·s et très compétent·e·s (2.81, où 1= peu compétent et 4= expert). À l’inverse, lorsqu’il leur est demandé de déclarer leur niveau de compétence pour produire du contenu numérique, les élèves ont plutôt nommé être peu compétent·e·s et assez compétent·e·s (1.87). Conséquemment, les tutoriels mais aussi le soutien de l’adulte et des pairs plus avancés ont grandement contribué à l’appropriation d’un langage commun ainsi que le développement des habiletés techniques requises pour réussir adéquatement le projet.

Grille d’évaluation

Vers la fin du processus, l’équipe a relevé le besoin de créer une ressource qui permettrait l’évaluation de la progression des élèves. En effet, quoique les outils énumérés précédemment étaient efficaces pour évaluer des objectifs précis, ils semblaient moins appropriés pour porter un jugement sur les composantes d’une production complexe. Harmoniser processus créatif, médium linguistique et intégration du numérique a constitué un défi dynamique qui alimente théorie et pratique.

Afin de tisser des liens entre les différents référentiels, une première grille de croisements a été réalisée. On y trouvait à gauche les compétences en littératie médiatique multimodale telles que définies par Lacelle, Boutin et Lebrun (2017) et, en haut, les différents badges qui composent le projet. Dans chacune des autres cases, l’enseignant a ensuite indiqué les éléments observables pertinents à la fois pour la compétence LMM et le badge concerné. Certains questionnements ont aussi été notés en marge. À la suite de ce processus, d’autres membres de l’équipe ont repris les éléments d’intérêt de la première grille et les ont intégrés dans une rubrique d’évaluation formelle. L’organisation des critères ainsi que l’appellation de ceux-ci ont directement été tirées de ceux employés dans le domaine des arts plastiques. Ce sont ensuite dans les sous-critères que des nuances liées à la multimodalité et au numérique viennent se dessiner. Chacun de ceux-ci était explicitement lié à des compétences précises du référentiel de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2019) sous la forme de pastilles de couleur, puis était décliné en plusieurs niveaux de manifestations de la compétence, allant d’Excellent (A) à À améliorer (D).

Figure I

Première version des critères d’évaluation

Première version des critères d’évaluation

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Cette grille comporte des éléments très riches sur le plan de la création et du numérique. Cependant, après discussion en équipe, il a été déterminé que celle-ci ne comportait pas assez d’indications quant à la compétence de la communication orale. De plus, afin de se rapprocher de ses propres approches évaluatives, l’enseignant a nommé le souhait d’évacuer la gradation des éléments observables pour mettre davantage l’accent sur une rétroaction personnalisée. C’est ainsi que l’équipe a abouti à la grille d’évaluation actuelle. Sans y être exclusifs, les deux premiers critères s’attachent au domaine du français, le troisième aux arts et au numérique, et le quatrième, principalement au numérique. Dans un souci de cohérence avec les objectifs du projet, chacun d’entre eux est associé à une série de badges précis. Cela étant dit, à l’instar de la grille précédente, le détail et les manifestations de ceux-ci permettent de créer des ponts interdisciplinaires en amalgamant des descriptions qui s’attachent aux diverses compétences impliquées. Par exemple, dans Exploitation du médium, le point Combinaison efficace et cohérente du propos et de l’environnement sonore réfère à la fois à la dimension 7 du référentiel de la compétence numérique (produire du contenu), aux compétences multimodales (simultanéité d’utilisation des codes, des modes, des langages et de leurs modalités) ainsi qu’aux arts (cohérence de l’organisation des éléments).

Figure J

Grille d’évaluation

Grille d’évaluation

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Recueil de textes

À la suite à la première itération du projet, le chercheur-praticien a identifié le besoin d’approfondir davantage la thématique mythologique avec les élèves. Par conséquent, il a bâti un recueil de textes portant sur divers personnages et créatures mythiques. Ceux-ci ont été récupérés directement du web et ont été légèrement modifiés, au besoin. Chaque texte est court, soit d’une à deux pages, et est accompagné d’une oeuvre visuelle, telles des sculptures ou des fresques. L’enseignant a pris soin de sélectionner des éléments libres de droits, ce qui veut dire que le recueil pouvait être facilement partagé avec les élèves. Le recueil a reçu un accueil enthousiaste de la part des élèves; plusieurs ont pris l’initiative de lire plus que ce qui leur était demandé. Au-delà de l’utilité pour la thématique du projet de communication orale, l’enseignant a aussi relevé sa pertinence pour une utilisation dans le cadre des deux autres compétences de français, soit la lecture et l’écriture.

Ressources matérielles
Tablettes numériques

Le milieu scolaire de l’an 2 et 3 dispose d’une offre technologique diversifiée. En effet, la tablette de type iPad représente une solution générale pour les besoins du projet (habiletés technologiques, création multimédia). De nombreuses fonctionnalités, bien que de performances moyennes, se retrouvent au sein du même appareil : prise de son, montage, exportation et partage, etc. Si souhaité, les élèves avaient la possibilité de contourner certains de ces enjeux en substituant la tablette prêtée par l’école par un appareil numérique personnel.

Logiciels

La grande majorité des élèves a retenu le modèle proposé pour la création de leurs balados, soit l’utilisation du microphone intégré dans leur dispositif, combinée à un logiciel de création/assemblage sonore (GarageBand). Cette combinaison a permis aux élèves de couvrir l’essentiel des besoins technologiques liés aux apprentissages avec une quantité limitée de ressources.

Environnement de travail

La réalisation du projet a eu lieu dans différents endroits de l’école, selon les besoins. Lors du travail en classe, ce qui représente la principale partie, les élèves ont pu créer et manipuler du texte, à l’oral comme à l’écrit. Ils ont interagi, se sont formés, ont effectué du montage, etc. Des cubicules ont été exploités au premier balado afin de permettre une qualité d’enregistrement augmentée. En effet, puisque l’établissement possédait des espaces dédiés à la pratique musicale individuelle ou en dyade, il était facile, à l’aide d’une stagiaire présente à ce moment-là, de les utiliser. Lors du deuxième balado, les cubicules ont été remplacés par deux locaux attenants, ce qui permettait une exploitation plus simple à gérer. Enfin, des laboratoires informatiques ont été utilisés pour répondre aux besoins de recherche de musique libre de droits, de gestion des documents texte partagés et de documentation ainsi que pour la passation de sondages en ligne.

Figure K

Espace de classe

Espace de classe

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2.3.3. Modifications entre les itérations

Le développement de ce projet s’est échelonné sur trois années scolaires. L’an 1 (2020-21) a été dédié à la circonscription de la problématique, à l’identification des objectifs à poursuivre ainsi qu’à la création des badges. Une version rudimentaire du cahier du joueur a aussi été développée. Pour l’an 2 (2021-2022), l’équipe a choisi de mettre le dispositif pédagogique à l’épreuve en démarrant le projet sur le terrain, et ce, même si plusieurs de ses composantes étaient incomplètes, voire inexistantes. Ce choix s’inscrit dans une volonté de construire le matériel au fur et à mesure selon l’émergence des besoins. Conséquemment, de nombreux ajouts et ajustements ont été effectués en cours de route, notamment sur le plan des stratégies d’évaluation ainsi que des outils utilisés pour l’effectuer (grille, échelles de consignation, cartes, estampes). Finalement, une deuxième itération du projet a été effectuée lors de l’an 3 (2022-2023). Celle-ci a servi principalement à peaufiner le dispositif en identifiant les angles morts non-couverts lors de l’année précédente et à développer des ressources qui pourront y pallier (recueil de texte mythologique). Cette nouvelle phase de terrain aura aussi permis de créer une nouvelle version simplifiée de la grille d’évaluation qui s’harmonise davantage à la réalité et aux besoins du milieu.

2.4. Productions

Tout au long du projet, les élèves ont effectué plusieurs productions tant sur le plan de la communication écrite qu’orale. Cette section se penchera plus en détail sur la description et l’analyse de la dernière tâche effectuée par les élèves de l’an 2, soit le balado en équipe portant sur le thème des constellations. Cette production a été retenue puisqu’elle permettait d’illustrer le niveau atteint par les élèves en fin de parcours sur le plan de la compétence à communiquer oralement, de la compétence numérique et de celles liées à la multimodalité. Le balado 2 s’inspire d’un texte préalablement écrit par les élèves, qui doit ensuite être adapté pour le format d’une entrevue à l’oral. À la différence du premier balado effectué en début d’année, celui-ci a impliqué l’inclusion d’éléments sonores autres que la voix, tels que la musique et le bruitage. De plus, les élèves ont eu à effectuer des manipulations d’un degré de complexité plus avancé dans le logiciel GarageBand afin d’intégrer une pluralité d’éléments d’origines différentes au sein du même fichier. Chacune de ces réalisations a exigé la collaboration de plusieurs élèves sur le plan de l’écriture du scénario, de l’enregistrement et du montage.

L’échantillon retenu consiste en trois balados réalisés par trois équipes distinctes. Ceux-ci ont été ciblés puisque le chercheur-praticien les a jugés comme étant représentatifs de la variation au sein d’un même groupe vis-à-vis le degré d’atteinte des compétences énumérées précédemment. De façon générale, le balado A présente un bon degré de compétence, le balado B, un niveau correct, et le balado C, un excellent niveau. Ces trois productions seront abordées par le biais de deux perspectives différentes, soit la (1) performance et (2) l’exploitation du médium. Le détail de celles-ci est directement tiré des critères correspondants dans la grille d’évaluation conçue pour le projet.

2.4.1. Performance

Ce premier critère réfère à la communication orale, autant dans l’adaptation du propos au contexte, que dans la façon dont celui-ci est livré.

Figure L

Description de l’échantillon sous le critère « Performance »

Description de l’échantillon sous le critère « Performance »

Figure L (suite)

Description de l’échantillon sous le critère « Performance »

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Les trois balados présentent un bon niveau de réussite sur le plan de la transformation de l’écrit à l’oral. En effet, ces équipes ont toutes été en mesure de mobiliser une variété de stratégies propres au discours parlé, notamment sur le plan de l’adaptation du registre de langue. Les élèves ont aussi été en mesure de structurer leur propos en mobilisant l’interaction et le questionnement à plusieurs reprises tout au long de leur production.

La catégorie présentant les différences les plus marquées entre les différents balados est la prosodie. En effet, quoique les élèves aient tous été en mesure de sélectionner et d’appliquer des effets pour appuyer leur propos et donner vie à leur texte, le degré de variation dans leur intensité ainsi que la richesse de leurs nuances fluctuent fortement d’un balado à l’autre. Il en est de même vis-à-vis de la justesse de leur interprétation. Par exemple, les variations dans le rythme, l’intonation et le timbre de la voix de l’équipe B semblent avoir été planifiées puis exécutées de façon systématique, ce qui confère un caractère artificiel à la performance. Par contraste, le discours du balado C est expressif et fluide; les élèves semblent être davantage en contrôle du propos et l’habitent de façon spontanée et naturelle. Une hypothèse qui pourrait expliquer cette différence repose sur le rôle accordé au texte écrit en tant que support à l’expression orale. En effet, le discours spontané et la lecture à voix haute présentent tous deux des caractéristiques distinctes vis-à-vis certaines propriétés prosodiques (Howell & Kadi-Hanifi, 1991); il est donc généralement possible de déterminer à l’oreille si un texte est lu ou non.

Une autre piste d’intérêt repose sur la gêne; même si l’auditoire n’est pas visible comme dans une présentation orale classique, celui-ci demeure néanmoins présent. Cette conscience du public transparaît fréquemment dans le contenu des trois balados, puisque les équipes réfèrent toutes aux auditeur·rice·s à plusieurs moments de leur prestation et formulent des hypothèses quant à leurs réactions. Conséquemment, la notion de performance pour l’autre et, par extension, les blocages qu’elle peut occasionner n’est pas entièrement évacuée du projet.

2.4.2. Exploitation du médium

Ce deuxième critère aborde davantage l’exploration du format balado en soi sur le plan formel et technique.

Figure M

Description de l’échantillon sous le critère « Exploitation du médium »

Description de l’échantillon sous le critère « Exploitation du médium »

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Les trois balados présentent différents degrés de réussite vis-à-vis de la manipulation des outils numériques. Ces différences transparaissent tout particulièrement dans la qualité de l’enregistrement ainsi que des pistes sonores retenues. Plusieurs détails dans l’arrangement des pistes sonores viennent aussi appuyer cette perception. Par exemple, quoique les balados A et B présentent tous deux des coupures entre les différentes pistes, celles du balado A sont traitées avec un effet de fondu du volume supplémentaire, ce qui rend le processus d’écoute plus agréable.

Dans l’ensemble, les trois équipes ont bien saisi plusieurs caractéristiques du format balado et les ont réinvesties dans leur projet, notamment sur le plan de la diversité des pistes sonores. Cependant, alors que les balados A et B créent une distinction claire entre les moments parlés et les autres types de sons en les organisant de façon successive, l’équipe du balado C a exploré la superposition des différentes pistes de façon organique. Ainsi, le discours est jumelé à la fois avec une piste musicale en arrière-plan et des effets sonores qui servent à accentuer le propos tout comme les réactions qui y sont liées. Qui plus est, cette équipe a été celle ayant le plus transformé le son à l’aide des outils numériques; à certains moments la voix est délibérément tordue, filtrée ou mise en écho afin d’ajouter des nuances supplémentaires à la trame déjà existante. L’ensemble forme un dialogue multidimensionnel qui appuie de façon exceptionnellement cohérente l’intention de création.

3. Analyse

Dès le début de PrendreParole, le chercheur-praticien a identifié l’amélioration de sa pratique de l’enseignement de la communication orale via trois axes, soit (1) la diversification des moments et de la nature des situations de prise de parole; (2) l’amélioration du soutien apporté aux élèves dans leur processus d’apprentissage ainsi que (3) l’enrichissement des pratiques par le développement de plusieurs compétences de façon concomitante (communication orale, numérique, LMM). L’itération finale du projet n’ayant pas été encore complétée au moment d’écrire ces lignes, il est présentement difficile d’affirmer avec certitude la nature, l’amplitude et les limites de son impact sur les apprentissages des élèves. Cependant, l’analyse des données issues du processus de création ainsi que du déroulement de la première itération permet de dégager certaines trajectoires et questions d’intérêt.

Sur le plan du premier axe, l’enseignant note que quoique la mobilisation du balado ait été enrichissante à bien des égards, celui-ci ne semble pas avoir entièrement résolu les enjeux vécus par les jeunes en lien avec l’anxiété de performance devant un public. En effet, plusieurs d’entre elleux ont exprimé leur inquiétude à l’égard de l’écoute en groupe, au même titre qu’une présentation orale traditionnelle. Cela leur est apparu encore plus difficile, dans la mesure où, puisqu’iels n’avaient pas à présenter à l’avant, iels étaient davantage disponibles pour percevoir les réactions de leurs pairs. Toutefois, l’organisation d’ateliers de pratique en lien avec l’enseignement explicite de notions semble avoir été plus efficace pour accomplir cet objectif; le chercheur-praticien souligne que l’aménagement sous la forme de travail dirigé en sous-groupes ainsi que la situation de conversation authentique a été largement moins anxiogène pour ses élèves que l’enregistrement et l’écoute des balados.

Sur le plan du deuxième axe, l’enseignant considère l’enseignement explicite des notions comme un changement important et hautement pertinent dans sa pratique de l’enseignement de la communication orale. Le chercheur-praticien indique aussi que la mobilisation de la co-évaluation et de l’évaluation des ateliers de pratique en petits groupes a nettement amélioré la justesse ainsi que la fréquence des rétroactions offertes aux élèves; en effet, plutôt que d’obtenir une seule évaluation formelle en fin de projet, iels ont eu droit à plusieurs évaluations formatives au fur et à mesure du processus, et ce, dans une diversité de contextes de communication. Il note aussi que les outils de consignations ludiques ont non seulement facilité la consignation des traces, mais ont aussi été particulièrement pertinents pour illustrer la progression des élèves au fil des activités… Cependant, il indique que l’évaluation dans l’action implique plusieurs défis importants à l’implantation de telles méthodes, notamment la simultanéité des tâches à effectuer et des situations à évaluer ainsi que la limite du temps disponible à allouer à l’ensemble de l’exercice.

Au niveau du troisième axe, l’hybridation des référentiels liés à chacune de ces différentes compétences a eu des impacts majeurs sur la structure ainsi que sur la portée du projet. En effet, un des constats principaux de PrendreParole réside dans la pertinence et l’efficacité de l’intégration du concept de démarche artistique dans un projet de production médiatique dans le cours de français, langue d’enseignement. Dès le début du projet, l’équipe a observé sur le terrain que les élèves et l’enseignant étaient décontenancés par la création d’une production médiatique originale exploitant le mode sonore; un tel projet mobilisait des savoir-être et des savoir-faire qui n’étaient habituellement pas sollicités dans ce contexte disciplinaire. Ce décalage a engendré plusieurs enjeux, autant sur le plan de la planification et de l’organisation que de l’évaluation. Or, le recours à l’utilisation du référentiel du domaine des arts a permis de poser des balises claires pour guider les décisions de l’équipe quant aux trajectoires à emprunter pour la suite.

Dans un premier temps, le cadre conceptuel tiré du processus de création de Gosselin et al. (1998) a été employé pour structurer la séquence des activités ainsi que les outils didactiques nécessaires à leur réalisation. En effet, selon ce schéma, la création est divisée en trois phases, soit l’ouverture (début), l’action productive (développement) et la séparation (fin). La transition entre les trois étapes est ensuite dynamisée par trois mouvements, soit l’inspiration, l’élaboration et la distanciation.

Figure N

Schéma de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998)

Schéma de la dynamique de création (Gosselin et al., 1998)

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Dans le cas du présent projet, le déploiement de la phase d’ouverture ainsi que du mouvement d’inspiration ont joué un rôle central pour la découverte du médium du balado. En effet, la phase d’ouverture active la dynamique du processus de création en amenant l’élève à s’inspirer et à s’appuyer sur des repères culturels personnels et prescrits dans le cadre du cours pour déterminer par lui-même les composantes de son travail : « au cours de la phase d’ouverture, l’élève choisit des stratégies qui l’amènent à se centrer sur l’émergence d’idées, d’images ou d’intuitions (inspiration) et à être réceptif à celles-ci » (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007, p.6). Si les outils didactiques habituellement mis en place dans le cadre des cours d’art comme le cahier de traces ou le portfolio n’ont pas été utilisés ici, les sources d’inspiration présentées par le chercheur-praticien faisaient usage de différentes modalités et ont contribué à la compréhension des élèves des objectifs conceptuels et appliqués du projet; ceux-ci ont de toute évidence été en mesure de transférer, parfois même de réinterpréter les codes propres au balado dans leurs propres productions.

Ensuite, le recours au référentiel du domaine des arts a aussi contribué à l’identification des connaissances et des savoir-faire intégrés à l’évaluation des compétences numériques et en littératie médiatique multimodale. Plus particulièrement, le volet Art et multimédia du programme fournit des exemples concrets de procédures de réalisations médiatiques qui font usage d’une variété d’outils et de procédés. Les savoirs et les éléments observables des compétences disciplinaires sont ici étroitement reliés aux manifestations des dimensions de la compétence numérique et des compétences en littératie médiatique multimodale. Le modèle d’outil d’évaluation employé en art et multimédia a ainsi structuré la construction de la grille d’évaluation utilisée dans le cadre du projet. Sans que soient complètement laissés de côté les éléments directement en lien avec la démarche de création, les savoirs disciplinaires en lien avec la communication orale y ont été intégrés de façon à rejoindre les objectifs spécifiques au projet. Qu’il s’agisse des points de référence culturels sémantiques et formels sur lequel s’appuie la production du message de l’élève, des savoirs et gestes techniques employés dans la réalisation ou des angles de lecture et d’analyse pris en aval dans l’appréciation et le recul sur ces productions, la démarche de création du domaine des arts s’est avéré être une assise théorique structurante dans le processus de production médiatique des élèves.

L’analyse des productions d’élèves avec cet outil y relève toutefois certaines limites vis-à-vis des éléments difficilement catégorisables dans les critères précédemment établis, notamment la relation entre les différents modes sonores mobilisés dans la création des balados. En effet, ceux-ci posent les bases de riches questionnements sur l’application de la compétence multimodale : quelles sont les pistes choisies par les élèves (par exemple : musique, effets) ? Quels genres de transformations, de manipulations les élèves effectuent-ils (par exemple : coupures, fondus, superposition, etc.) ? Comment ces agencements, ces paramètres viennent-ils nourrir la création de l’élève, l’augmenter, modifier son sens ? Ainsi, des sous-critères gagneraient à y être ajoutés en lien avec la combinaison des codes, des modes et des langages dans le but de créer différents designs (Acerra et Lacelle, 2022). Une autre caractéristique à explorer repose sur la nature de la relation unissant les différents types de contenus, notamment lorsqu’il est question d’un sens davantage imagé ou poétique. En effet, ce registre a semblé plus difficile d’accès aux élèves; dans les productions analysées ci-dessus, on dénote la dominance de liens directs entre le contenu verbal et celui des pistes sonores. Par exemple, le nom du balado B est lié au monde marin, donc, les élèves ont sélectionné un effet sonore de bulles pour accompagner leur discours. Quoique cette stratégie soit logique pour l’intention de création, elle représente davantage un renforcement, voire un dédoublement, plutôt qu’un approfondissement du propos. Qui plus est, les transformations du son ainsi que les pistes au contenu de nature moins descriptive (par exemple : paysages sonores, effets) ont été peu ou pas du tout mobilisé dans les balados A et B. Or, comme observées dans le balado C, ces stratégies possèdent un fort potentiel d’évocation. Celles-ci gagneraient donc à être davantage sollicitées afin d’ajouter des nuances et couches de sens supplémentaires à la production.

Conclusion

À l’origine du projet, PrendreParole se trouve la volonté d’un chercheur-praticien d’aider ses élèves à surmonter la peur et l’appréhension suscitées par le passage obligé qu’est l’exposé oral en français. En examinant en quoi un tel exercice était si redouté, il a déterminé que l’enregistrement sonore et la production d’un balado détourneraient ses élèves des éléments les plus anxiogènes de l’exercice pour leur permettre de se concentrer sur les différentes composantes de cette compétence plutôt que sur le contexte de la présentation. La production d’un balado n’implique pas la prise de parole devant le groupe, elle n’implique pas la performance du corps dans un temps et un espace devant un groupe de personnes. Par le biais de sa manipulation des techniques d’enregistrement, de montage et de rendu, l’élève a plus de contrôle sur son oralité, il sélectionne et organise ce qu’il choisit de révéler tout en pouvant exprimer sa singularité et son originalité par son traitement de l’ensemble de la production.

Ces derniers éléments viennent justifier la pertinence du recours au numérique et du croisement disciplinaire avec les arts. La proposition de la production d’un balado a amené les élèves dans un autre contexte de communication que la prise de parole en personne devant public. Elle les a amené·e·s dans un contexte communicationnel faisant référence à diverses formes d’oralité dans les médias (la chronique, le documentaire et la narration d’un récit), formes avec lesquelles les élèves sont familier∙ère∙s à travers leur propre expérience de la culture, numérique ou non. Le fait de situer la communication dans un contexte médiatique a amené les élèves à faire des liens concrets entre les savoirs essentiels de la communication orale et les codes qui régissent les messages médiatiques et leurs effets sur des publics cibles (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2007, p. 11). Le recours au cadre de référence du processus de création en art pour guider ces productions s’est avéré profitable en structurant la démarche d’apprentissage des élèves et la séquence didactique proposée. En effet, en intégrant des notions comme la source d’inspiration, la démarche de création, l’originalité et les procédés de production (dans les techniques), l’équipe a été en mesure de concevoir des outils didactiques et des outils d’évaluation prenant compte à la fois des savoirs et compétences disciplinaires en français, des composantes de dimensions de la compétence numérique et des composantes de la compétence en littératie médiatique multimodale. Finalement, la ludification a permis à l’équipe de dresser un cadre pour l’intégration de ces nombreuses composantes dans une continuité pédagogique logique et cohérente. Ce sont ici les membres de l’équipe de développement qui ont eu recours à divers procédés numériques pour produire des messages multimodaux destinés aux élèves. Les outils didactiques présentés dans cet article illustrent comment l’utilisation de contenus visuels intégrant des iconographies précises a transmis des notions aux élèves en lien avec les compétences, mais aussi en lien avec les contenus et thèmes proposés. Si le projet PrendreParole s’est déployé spécifiquement autour des composantes de la compétence en communication orale du français, l’analyse des 4 P de sa réalisation exposent comment le cadre de référence de la compétence en littératie médiatique multimodale peut servir de base à des projets interdisciplinaires où des savoirs essentiels sont ciblés et où les liens avec les compétences en français se précisent.