Corps de l’article

1. Problématique et question de recherche[1]

En 2020, Brehm, Beaudry et Turgeon (2020) notaient dans ces pages que, malgré une offre de qualité dans le domaine des oeuvres numériques jeunesse, celles-ci restaient peu utilisées dans les classes québécoises. Ils proposaient de cibler divers éléments pouvant expliquer cette situation : « faiblesse des arrimages entre la production numérique et les besoins pédagogiques, méconnaissance des compétences et des besoins des jeunes en lecture (Barbagelata et al. ; Lacelle et al., 2017), formation insuffisante des enseignants aux spécificités et aux enjeux de la lecture numérique (Becchetti-Bizot, 2012). »

Depuis cette enquête, le contexte de l’enseignement a dû subir le choc de la pandémie de COVID, période marquée par une accélération des recours aux ressources du numérique afin d’assurer la continuité à distance des enseignements et apprentissage. Est-ce à dire que les genres numériques et multimodaux ont, par-là, connu une intégration augmentée dans les classes ?

D’autre part, le contexte institutionnel québécois se caractérise depuis 2018 par l’élaboration du Cadre de référence de la compétence numérique ayant suivi l’introduction du Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur[2]. Ces investissements et ces efforts de formalisation, entre autres au niveau pédagogique (via l’établissement d’un guide pédagogique et d’une réflexion sur les différentes dimensions de ladite compétence numérique), traduisent une préoccupation politique et sociétale d’ampleur au tournant des années 2020.

Enfin, parallèlement à ces différents éléments de contexte, se marque un intérêt croissant en didactique du français pour les enjeux numériques et multimodaux (Brunel, 2021 ; Lacelle et al., 2017), porté par la nécessité de faire place à une littératie toujours plus diversement sollicitée par des supports de communication plus multimodaux.

C’est dans ce contexte que, à l’occasion d’une large enquête sur les pratiques enseignantes relatives aux savoirs narratologiques qui seraient mobilisés dans les classes de français (Mahieu, 2022), le volet québécois de celle-ci s’est vu augmenté de questions portant sur les nouvelles formes et formats littéraires numériques : twittérature, poésie numérique, livre enrichi, application littéraire… Il s’agissait donc de mettre à profit un outil d’enquête destiné au plus grand nombre possible d’enseignant·es de français afin de récolter des données sur les pratiques déclarées de ceux-ci.

Nos préoccupations étaient de deux ordres. D’une part, il s’agissait de documenter la place que peuvent occuper de nouvelles formes et formats littéraires et documentaires numériques dans les classes de français, tant au secondaire qu’au collégial. À quels niveaux sont abordés ceux-ci ? Pour quelles finalités ? Si ces nouveaux objets littéraires et documentaires sont abordés, est-ce dans une perspective de réception, de production, ou encore de rapprochement à de supposées pratiques sociales ? D’autre part, il nous intéressait d’approcher le sentiment de légitimité et le sentiment de compétence que peuvent éprouver les enseignant·e·s vis-à-vis de ces nouvelles formes et formats littéraires.

Après l’explicitation du cadre conceptuel, nous présenterons successivement la méthodologie et le corpus utilisés avant d’exposer les résultats recueillis et de les discuter sur trois des points saillants découverts.

2. Cadre conceptuel

Nous inscrivons cette analyse dans le champ ouvert par les travaux de l’équipe LMM qui ont largement contribué à outiller, dans le contexte francophone, la compréhension de la littératie médiatique multimodale croisée avec les enjeux du numérique (Lacelle et al., 2017 ; Lebrun et al., 2012), permettant, à l’instar des travaux dans le champ anglo-saxon (Kress, 2010 ; Serafini, 2015, 2022), de renouveler notre regard sur le concept même de texte et d’envisager que le sens puisse peut être représenté par l’image, l’écriture, le son, les gestes, etc.

Plus spécifiquement à notre objet d’étude, nous avons utilisé la classification des genres numériques utilisée par l’équipe Lab-yrinthe (Acerra et al., 2021) afin de cibler et dénommer les objets que nous voulions interroger. Nous sommes bien conscients que la qualification des objets interrogés ici en tant que « genres » constitue déjà une problématisation en soi. En se référant à une définition du genre comme un objet socialement (ou scolairement) constitué et reconnu[3] (Brunel & Denizot, 2021), l’utilisation du terme pourrait être ici critiquée. Cette enquête montre d’ailleurs, on le verra, une reconnaissance parfois très faible de ces objets par les répondant·e·s ayant pris part à cette étude. Néanmoins, au-delà de cette nécessaire problématisation, et nous inscrivant dans la lignée des travaux initiés au sein du Lab-yrinthe et de l’équipe LMM, il apparait cohérent d’adopter une terminologie similaire, qui reconnait une identité singulière à ces objets et les définit d’emblée par leur articulation de composantes littéraires et technologiques (Bouchardon, 2014 ; Hayles, 2002).[4]

Cette littérature numérique est en effet caractérisée par un « statut de littérarité émergente » et par des oeuvres s’éloignant parfois fortement d’un canon scolaire (Bootz, 2011). Comme le notent Brunel et al. (2023), cette étrangeté des objets peut également être accentuée par des conventions discursives et des modes de signification souvent éloignés du « paradigme linguistique » (Bootz, 2011).

Par ailleurs, les objets qui sont interrogés ici appartiennent pour la plupart à ce que Flores (2019) désigne comme la « Third Generation Electronic Literature ». Celle-ci se caractérise par l’utilisation de plateformes établies et disposant d’une importante base d’utilisateur·rice·s, comme les réseaux sociaux ou les applications mobiles. Flores fait débuter cette troisième vague à 2005 en indiquant que celle-ci coexiste avec les deux précédentes générations de littérature numérique : la première serait constituée par les expérimentations qui précèdent la généralisation du Web avec des médias électroniques et digitaux ; la deuxième débuterait avec l’extension du Web en 1995 et s’incarnerait depuis en des travaux innovants dans des formes et sur des supports ad hoc publiés sur l’open Web.[5]

Ce champ émergent et éclaté dans ses formes artistiques, sans parler de leurs déclinaisons scolaires, est par nature mouvant et en constante reconfiguration au gré des innovations et des obsolescences technologiques, des créations parfois très confidentielles, ou encore des pratiques générationnelles. Cet éclatement des formes connait ainsi diverses tentatives taxinomiques qui se confrontent à la complexité de ces genres hybridant les catégories. L’équipe LQM a ainsi proposé récemment une classification des arts littéraires, adoptant ici une expression se frayant progressivement un chemin dans les milieux artistiques et académiques québécois (Bisenius-Penin et al., 2022). On peut également citer ici les efforts de recension – et donc de classement – qu’opère le Répertoire des écritures numériques[6], projet porté par Marcello Vitali-Rosati et son équipe (UdeM).

Enfin, une part du questionnaire s’intéresse au sentiment de compétence des enseignant·e·s face à ces objets émergents quand elles et ils les incluent dans leurs enseignements. À partir de la théorie sociocognitive et les travaux de Bandura (1986, 2003) sur le sentiment d’efficacité personnelle (définie comme la croyance d’un individu relative à sa capacité à réaliser une tâche avec succès), de nombreuses recherches explorent l’influence et l’importance de ce sentiment de compétence sur les processus d’apprentissage mais aussi sur l’acte d’enseignement (Dellinger et al., 2008 ; Gaudreau et al., 2012 ; Dubé et al., 2016). C’est ainsi au centre de leur modèle des croyances des enseignant·e·s que Woolfolk Hoy, Davis et Pape (2006) placent celles relatives à l’identité professionnelle et au sentiment d’efficacité (Crahay et al., 2010). Selon ces études, la qualité des interventions des enseignant·e·s est liée au sentiment d’efficacité personnelle puisque celui-ci influence la motivation et le comportement, peu importe les aptitudes ou le niveau de compétence réel. À cet égard, il était donc intéressant de sonder le sentiment de compétence exprimé par les participant·e·s afin de saisir l’éventuel lien avec les pratiques déclarées relatives aux objets étudiés ainsi qu’avec le sentiment de légitimité à s’en emparer dans le cadre scolaire.

3. Méthodologie et corpus

La recherche présentée ici s’inscrit dans le cadre double d’un projet de recherche financé par le Fond National Suisse (FNS, 100019_197612 / 1) intitulé Pour une théorie du récit au service de l’enseignement et celui d’un séjour de recherche mené par Luc Mahieu au sein de l’équipe Lab-yrinthe, coordonnée par Nathalie Lacelle (UQAM).

Le premier projet, développé à l’Université de Lausanne par Raphaël Baroni et l’équipe DiNarr (Didactique&Narratologie), part d’un constat : un décalage de cinquante ans semble s’être creusé entre les théories contemporaines du récit et les concepts utilisés dans les classes de français. À la croisée de la narratologie et de la didactique, ce projet, dans son volet descriptif, vise à cartographier les pratiques et les savoirs mobilisés dans ce cadre par les enseignant·e·s de français au niveau secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, au Québec et en Suisse romande. Il s’agit de répondre aux questions suivantes : quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques ? Et, pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves ? Un questionnaire diffusé le plus largement possible auprès des praticien·ne·s et des entretiens ont constitué les principaux outils d’enquête pour ce volet.

Le séjour de recherche mené par Luc Mahieu a constitué le second cadre de cette enquête. Pour le volet québécois du projet décrit ci-dessus, nous avons mis à profit l’instrument que constituait le questionnaire pour y adjoindre quelques questions centrées sur les préoccupations du Lab-yrinthe, projet porté par le Groupe de recherche en littératie médiatique multimodale sous la direction de Nathalie Lacelle.

Ce questionnaire (en annexe) a bénéficié des apports de différent·e·s collaborateur·rice·s de l’équipe Lab-yrinthe, en en reprenant quelques formes d’arts littéraires numériques présentées dans la section Genres numériques du site Web (Acerra et al., 2021) :

  • l’application littéraire ;

  • Le livre enrichi

  • l’oeuvre augmentée ;

  • la bande dessinée numérique ;

  • la twittérature ;

  • l’instagrature ;

  • la littérature sur Facebook ;

  • la fanfiction ;

  • l’hypertexte narratif ;

  • le wiki ;

  • le récit autobiographique sur blogue ;

  • la poésie numérique ;

  • la design fiction ;

  • la notifiction.

Afin de couvrir un ensemble plus vaste encore de possibles formes littéraires émergentes, quatre genres ont été adjoints à cette première liste : le scénarimage[7], le jeu vidéo, le webdocumentaire et le balado. Différentes expérimentations pédagogiques utilisant ces derniers (Blanchette & Lalonde, 2015 ; Ouellet, 2019) ainsi que différents témoignages au sein de l’équipe de recherche pouvaient en effet indiquer de probables usages scolaires de ces genres numériques ou multimodaux qu’il nous intéressait d’interroger.

Toujours sur le plan méthodologique, il est utile d’attirer l’attention sur les limites constatées dans la formulation de la question « Abordez-vous ces genres (…) ? ». L’utilisation de ce terme ne permet en effet, pour chacun des objets proposés, de spécifier à quelle finalité celui-ci est associé : est-ce dans une visée de production d’un tel objet, ou est-ce dans une perspective de réception, voire d’accès à un contenu informatif par le biais de cet objet ? Comme on le verra, les résultats obtenus permettent de brosser un portrait de pratiques globales, certainement à affiner encore pour approcher au mieux les pratiques effectives.

Le corpus de réponses a été constitué de manière non probabiliste, produisant un échantillon de convenance. Le questionnaire a été diffusé d’octobre 2022 à février 2023 par différents biais : les Centres de services scolaires, les commissions d’éthique de la recherche des CEGEP, l’AQPF ou encore les pages Facebook de partages de ressources entre enseignant·e·s de français. Au terme de la collecte de données, 99 réponses complètes et exploitables (25 au premier cycle du secondaire, 48 au second cycle, 35 au collégial) ont pu être rassemblées, réparties comme suit (figures 1 et 2) :

Figure 1

Proportion des répondants par régions (Québec n=99)

Proportion des répondants par régions (Québec n=99)

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Figure 2

Niveau d’enseignement des répondant·e·s au Québec (n=99)

Niveau d’enseignement des répondant·e·s au Québec (n=99)

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Au titre des caractéristiques saillantes, notons une représentation assez forte des enseignant·e·s du niveau collégial (35,4 %) ainsi que de répondant·e·s de l’agglomération montréalaise (37 %).

Il est enfin utile de noter la proportion de temps de cours déclarée par les répondant·e·s comme étant consacrée à la littérature dans le cadre de leur enseignement. Comme le montre la figure 3, la proportion globale de temps hebdomadaire consacrée à la littérature au Québec est tirée vers le haut par ce tiers de répondant·e·s issus du collégial, niveau d’enseignement où la part consacrée à la littérature atteint les 80 % du temps hebdomadaire. Notons que si n’était pris en considération que le niveau secondaire, ce temps hebdomadaire au Québec serait comparable à celui qui prévaut chez les répondant·e·s de Belgique (figure 4).

Figure 3

Temps consacré en moyenne à la littérature dans le cours de français, selon le niveau d’enseignement (Québec n=99 / % de temps hebdomadaire)

Temps consacré en moyenne à la littérature dans le cours de français, selon le niveau d’enseignement (Québec n=99 / % de temps hebdomadaire)

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Figure 4

Temps consacré en moyenne à la littérature dans le cours de français, selon le terrain (n=529 / % de temps hebdomadaire)

Temps consacré en moyenne à la littérature dans le cours de français, selon le terrain (n=529 / % de temps hebdomadaire)

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4. Résultats

4.1. Les genres multimodaux et numériques abordés

Comme le montre la figure 5, à la question « dans votre enseignement, abordez-vous les genres multimodaux et numériques suivants ?», les résultats globaux placent le balado[8] en tête du classement. Cette première place est encore plus marquée si l’on différencie ces résultats selon le niveau d’enseignement (figure 6), puisque c’est alors deux enseignant·e·s sur trois qui en ont usage au secondaire, loin devant le webdocumentaire, deuxième genre le plus abordé.

Figure 5

Classement des genres numériques et multimodaux abodrés par les répondant·e·s (Québec n=99) en pourcentage

Classement des genres numériques et multimodaux abodrés par les répondant·e·s (Québec n=99) en pourcentage

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Seul le balado est ainsi majoritairement abordé (au secondaire : 66 % des répondant·e·s l’utilisent) et il est l’un des deux seuls genres, avec le blogue, qui soit connu de tous.

Constatons que les grands inconnus parmi les répondant·e·s sont 1) l’application littéraire (inconnue à 65 %) 2) le livre enrichi (51 %) et 3) l’oeuvre augmentée (45 %). L’importante proportion (2/3 des répondant·e·s) qui ignore ce que recouvre l’appellation « application littéraire » invite à s’interroger sur un effet potentiel du choix terminologique effectué dans le questionnaire alors que cette appellation n’est pas stabilisée et qu’il existe différents synonymes (appli-livre, livre-application).

Par contre, la troisième place de l’hypertexte peut interpeler : il est légitime de se demander si les répondant·e·s ont compris le terme dans l’acception qui en est faite dans la classification de Lab-yrinthe[9] ou ont interprété ce terme comme synonyme à « lien hypertextuel » ou « hyperlien ».

En ventilant les résultats obtenus par niveau d’enseignement (figure 6), il apparait, de façon globale, que chaque objet est abordé en proportion moindre au CÉGEP, ce qui est sans doute à lier à la place des contenus littéraires classiques dans ce niveau d’enseignement (Cellard & Carrier Belleau, 2021).

Figure 6

Classement des genres numériques et multimodaux abordés par les répondant·e·s (Québec n=99) en pourcentage / ventilé par le niveau d’enseignement (secondaire et post-secondaire)

Classement des genres numériques et multimodaux abordés par les répondant·e·s (Québec n=99) en pourcentage / ventilé par le niveau d’enseignement (secondaire et post-secondaire)

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Il est par ailleurs fructueux de tenter de s’emparer de la typologie des générations de littérature numérique proposée par Flores (2019) et d’y inscrire les genres abordés par les répondant·e·s (figure 7). Cette répartition permet de noter que deux ensembles se dégagent aux extrêmes du tableau : la prééminence de genres de 2e génération liée au Web (balado, webdocu, blogue) et la très faible représentation des genres de 3e génération, liés aux réseaux sociaux ou aux applications sur téléphone intelligent. Nous reviendrons en discussion sur ce constat.

Figure 7

Répartition des genres abordés par les répondant·e·s en utilisant la typologie de Flores (2019)

Répartition des genres abordés par les répondant·e·s en utilisant la typologie de Flores (2019)

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4.2. Finalités associées aux genres numériques et multimodaux

Afin de documenter les finalités didactiques associées à ces objets, la deuxième question du questionnaire proposait de sélectionner une ou plusieurs options parmi les items suivants (figure 8) :

Figure 8

Finalités associées aux genres numériques et multimodaux (n=99 ; classement sur le pourcentage de « oui »)

Finalités associées aux genres numériques et multimodaux (n=99 ; classement sur le pourcentage de « oui »)

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Dans ce classement des réponses obtenues, la finalité majoritaire est donc, sans grande surprise, le travail de la compréhension en lecture. Notons que ce résultat est fortement contrasté selon le niveau d’enseignement : 64 % de « oui »  au secondaire (représentant les 2/3 de notre corpus de réponses) pour 31 % au CÉGEP (figure 9).

Comme on le voit, les trois premières finalités affichées sont celles dont l’intitulé s’approchait le plus des dimensions de la lecture telles qu’établies par les programmes de l’école secondaire québécoise. Faut-il voir dans ce résultat une tendance à considérer légitime d’approcher ces genres (voir la question suivante), puisque ceux-ci servent à des finalités programmatiques ?

Par ailleurs, l’objectif de se rapprocher de la culture numérique des élèves (item 4) constitue la finalité se positionnant, dans le classement obtenu, juste après les finalités « programmatiques » ou « scolaires ». Elle représente donc sans doute, à ce titre, un objectif plutôt important pour les répondant·e·s (particulièrement au secondaire : un·e enseignant·e sur deux, pour 1 sur 3 au niveau collégial). Faut-il y voir une « instrumentalisation » d’objets réputés plus attractifs afin de réduire la distance supposée des élèves avec des contenus scolaires (le texte littéraire au premier chef) présupposés par l’enseignant·e comme « poussiéreux », pour reprendre le terme utilisé par un élève (Étienne & Mongenot, 2023) ?

Il est intéressant de remarquer que ces résultats se rapprochent, sur un échantillon légèrement différent[10], des conclusions de l’enquête menée par Brehm, Beaudry et Turgeon (2020), qui avaient recueilli, sur une thématique proche (la réception des oeuvres numériques jeunesse par les enseignant·e·s québécois·e·s), les témoignages de 43 enseignant·e·s du préscolaire, du primaire et du secondaire québécois. Les auteur·rice·s notaient ainsi que les finalités poursuivies par les répondant·e·s utilisant de telles oeuvres se priorisaient comme suit : 1) permettre aux élèves de découvrir d’autres manières de lire et d’autres types de textes (25 enseignant·e·s) ; 2) accroitre l’engagement en lecture et favoriser des interactions entre différentes activités, telles que la lecture, l’écriture et la création vidéo ou sonore (24 enseignant·e·s). Ces deux ensembles peuvent, comme on le voit, être assimilés aux finalités qui se dégagent à l’intérieur du classement obtenu dans le cadre de notre enquête (items 1 à 4 de la figure 8).

Notons enfin que seule une minorité des répondant·e·s (29 %) se situe dans une logique de production (finalité « Mener des activités de création à partir des oeuvres numériques »). Nous reviendrons sur ce point en discussion.

Figure 9

Finalités associées aux genres numériques et multimodaux ; résultats ventilés par niveau d’enseignement (n=99 ; classement sur le pourcentage de « oui »)

Finalités associées aux genres numériques et multimodaux ; résultats ventilés par niveau d’enseignement (n=99 ; classement sur le pourcentage de « oui »)

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4.2.1. Sentiment de légitimité et de compétence en abordant ces genres numériques et multimodaux

À la lecture des résultats obtenus à la question « En abordant de tels genres multimodaux et numériques, considérez-vous que vous sortez du cadre scolaire ? », se constate une tendance globale à estimer légitime l’utilisation de tels genres multimodaux et numériques (figure 10), puisque plus de la moitié des répondant·e·s (53 % ) n’estime ainsi sortir que très peu ou ne pas sortir du tout du cadre scolaire. Ensuite, près d’un·e enseignant·e sur trois n’estime que peu sortir de ce même cadre.

Figure 10

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux (n=99)

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux (n=99)

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En ventilant ces résultats selon le niveau d’enseignement apparait une nette différenciation. En effet, si un quart des répondant·e·s estiment sortir assez ou beaucoup du cadre scolaire au niveau secondaire (figure 11), elles et ils ne sont que 9 % au niveau collégial, où deux tiers des répondant·e·s estiment ne pas sortir du tout du cadre scolaire (figure 12). Ce dernier résultat est plutôt intrigant puisque ces genres ne sont jamais représentés dans les sujets de l’épreuve certificative au CÉGEP (l’épreuve uniforme de français)[11]. Le caractère interpelant de ces réponses relatives au collégial peut néanmoins être nuancé si l’on pose l’hypothèse selon laquelle l’usage des genres étudiés ici (et, au premier chef, celui du balado) se situe majoritairement dans la sphère de la réception. Autrement dit, l’utilisation attestée, dans notre étude, de genres comme le balado se cantonnerait à faire découvrir des contenus en autonomie par les étudiant·e·s.[12] Hypothèse soulevée par des enseignant·e·s du collégial, cette piste explicative appelle à des développements de recherche quant aux usages effectifs du balado en contexte d’enseignement. Compte tenu des spécificités de l’enseignement collégial, il nous apparait que les considérations posées par Peltier quant aux utilisations du balado (2016, p. 22) dans l’enseignement universitaire peuvent en effet être convoquées. À côté d’autres usages, il s’agit donc sans doute de considérer le balado dans une perspective de préparation des cours magistraux par la prise de connaissance anticipée des contenus qui seront abordés (o’Bannon et al., 2011), rappelant ici le concept de la classe inversée (Lebrun, 2012).

Figure 11

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux ; niveau secondaire (n=64)

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux ; niveau secondaire (n=64)

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Figure 12

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux ; niveau collégial (n=35)

Sentiment de légitimité à aborder les genres numériques et multimodaux ; niveau collégial (n=35)

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La dernière question posée portait enfin sur le sentiment d’être peu ou pas du tout outillé pour aborder ces genres : en cohérence avec des constats déjà établis entre autres par Brunel (2021) ainsi que par Brehm et al. (2020), trois quarts des répondant·e·s se déclarent peu, très peu ou pas du tout outillés pour ce faire (figure 13). En ventilant les résultats selon le niveau d’enseignement, on ne constate ici pas de variation entre le secondaire et le collégial.

Figure 13

Sentiment d’être outillé pour aborder les genres numériques et multimodaux (n=99)

Sentiment d’être outillé pour aborder les genres numériques et multimodaux (n=99)

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5. Discussion

En discussion, il nous semble intéressant de nous pencher sur trois points saillants que les résultats ont permis de pointer. Nous aborderons donc tout d’abord la première place qu’occupe le balado en tant que genre déclaré le plus abordé par les répondant·e·s ; nous reviendrons ensuite sur la question de la répartition des genres abordés par nos répondant·e·s selon la typologie de Flores (2019) ; enfin, nous proposerons quelques perspectives à partir des données sur les sentiments de légitimité et de compétence exprimés par les répondant·e·s. Eu égard la modestie des informations récoltées, cette discussion ne peut que proposer que des hypothèses explicatives, mais se nourrira, pour ce faire, des comparaisons avec les enquêtes récemment menées sur des thématiques proches auprès d’enseignant·e·s au Québec (Brehm et al., 2020) et en France (Brunel, 2021).

5.1. Le balado, genre scolaire ?

Trois ensembles de facteurs explicatifs nous semblent pouvoir être convoqués pour éclairer la position largement première qu’occupe le balado en tant que genre déclaré le plus abordé dans cette enquête[13], respectivement dans les champs technologique, didactique et littéraire.

Tout d’abord, le balado représente vraisemblablement l’objet numérique le plus familier dans la liste proposée, ancré dans des consommations culturelles et des pratiques de références depuis bien plus longtemps que d’autres des formats examinés ici, l’instagrature par exemple (Cohen, 2019). Le caractère accessible d’une telle pratique sociale de référence (Martinand, 1989) invite à expliquer cette scolarisation du balado en tant que phénomène de secondarisation qui se caractérise, suivant Denizot (2008, p. 442), comme « la transformation de genres scolaires et/ou extrascolaires déjà existants en nouveaux objets disciplinaires ».

Ensuite, dans le champ didactique, le balado a pu bénéficier de la promotion dans le domaine des méthodes actives : les promoteurs de la classe inversée voient ainsi dans celui-ci un véritable moteur pour accéder autrement aux contenus d’apprentissages (Richard et al., 2009). Dans le contexte québécois, le balado, en tant qu’outil pédagogique (ou genre scolarisé), est par ailleurs institutionnellement encouragé : le programme d’éducation BaladoWeb de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec[14], en collaboration avec l’organisme de soutien pédagogique Récit, promeut depuis 2008 ce format, tout en assurant une mise à disposition d’une plateforme de diffusion pour les groupes scolaires participants. Cet encouragement institutionnel ne se marque pas, néanmoins, par une mention explicite dans les prescrits de l’école québécoise qui prévoient pourtant une compétence « communiquer oralement selon des modalités variées » dont il est plus que probable qu’elle soit le lieu d’exploitation du balado. De façon conjoncturelle, Lieutier (2021) propose également de prendre en compte l’effet qu’a pu porter la pandémie de COVID en 2020-2021 sur les consommations culturelles dans l’essor de la baladodiffusion et sur la nécessité de passer massivement à des pratiques d’enseignement en distanciel ou asynchrone.

Enfin, dans le champ littéraire, le balado semble revenir en force au Québec, entretenant en cela une « longue tradition de littérature radiophonique » selon les termes de la récente journée d’étude organisée autour de « Balados et littérature au Québec » (5 avril 2023 – UQAM). Dans le temps long, les organisateur·rice·s constatent en effet que la radio a occupé une place essentielle dans les foyers québécois, « générant un engouement pour les fictions radiophoniques comme les radioromans, les radiothéâtres, et les sketchs humoristiques ». Après une popularité en berne entre 1980 et 2010, la littérature sonore connait un renouveau par le biais des balados dont l’appel[15] pour cette journée d’étude constatait également une forte croissante au Québec.

5.2. À l’école, des générations de littérature numérique ?

Comme exposé plus haut, le croisement du classement obtenu pour les genres numériques et multimodaux faisant l’objet de notre enquête avec la typologie proposée par Flores (2019) quant aux générations de littérature numérique a pu faire apparaitre (figure 7) une faible représentation de genres de 3e génération (instagrature, twittérature, notifiction…) au profit de genres de 2e génération (blogue, webdocumentaire, balado).

Selon Flores, si la 3e génération de littérature numérique se base sur l’utilisation des réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou Instagram, la deuxième génération se caractérise par une « littérature électronique qui s’aligne avec la tradition littéraire formée par le monde de l’imprimé et le monde de l’art » (Flores 2019).

Cette dernière caractéristique peut être convoquée, il nous semble, pour expliquer la plus grande représentation de genres de 2e génération qui pourraient être alors, pour les répondant·e·s, plus en phase avec une certaine conception traditionnelle de la littérature (tant en termes de matérialité des supports qu’en termes de corpus), et ce dans des formes transmodalisées[16] : extraits de classiques sur blogue, transposition d’oeuvres appartenant au canon scolaire sous des formats électroniques tels le webdocumentaire ou la BD numérique… Étienne et Mongenot (2023) voient d’ailleurs le recours à des adaptations transmodales, comme un moyen facilitant ou permettant la lecture de textes littéraires « dans un contexte où l’entrée des élèves dans leur lecture effective parait loin d’être acquise ». Cette perspective, proposée ici par deux chercheuses françaises, cadre assez bien avec les résultats relatifs aux finalités d’enseignement déclarées par les répondant·e·s de notre enquête, à savoir la priorisation du travail de compréhension, d’appréciation et d’interprétation en lecture, le tout suivi par l’objectif de se rapprocher de pratiques sociales des élèves (cf. figure 8).

Enfin, comme le notent Brunel et al. (2023), l’étrangeté des objets plus récents proposés dans notre enquête peut sans doute tout simplement renvoyer à leurs spécificités technolittéraires (Hayles, 2002) qui constituent toujours une forme d’innovation pour la classe de français.

5.3. Des pratiques perçues comme légitimes, avec un besoin de formation

Il s’agit ici de pointer une donnée qui fait écho avec l’étude de Brunel (sur un échantillon de 90 enseignant·e·s de collège (60 %) et de lycée (40 %) de l’académie de Lille en France). Concernant leurs usages des genres numériques et multimodaux, seule une minorité (29 %) des participant·e·s à notre étude se situe dans une logique de production en déclarant une finalité d’usage « Mener des activités de création à partir des oeuvres numériques ». C’est ce qu’observe également Brunel (2021, p. 95) dans le contexte français : seule une part minoritaire des sondés témoigne de pratiques d’enseignement d’écriture littéraire devenant numérique et multimodale (20 %). La chercheuse française propose ainsi de considérer ces enseignant·e·s comme des praticien·ne·s qui s’engagent dans des situations de découvreur·se·s de nouveaux espaces littéraires et artistiques. Mais, Brunel note néanmoins que l’appropriation de ces moyens techniques disponibles et qui rendent possibles de nouvelles productions n’en produit pas moins un défi didactique afin de développer des scénarios didactiques et des modalités d’enseignement pour ces nouvelles productions scolaires (Brunel, 2021, p. 123). Finalement, face à ce défi, la question posée est celle de la scolarisation des ces nouveaux genres : comment le champ de la recherche en didactique peut-il soutenir adéquatement ce processus complexe (Denizot, 2021) observé ici en train de se faire alors que se marient transposition de pratiques sociales de références (ainsi le balado) avec création d’objets proprement scolaires (l’écriture d’un blogue de classe, par exemple), ou encore avec reconfiguration de propositions pédagogiques dans des formats numériques (dans le contexte post pandémique entre autres[17]) ?

Heureuse nouvelle pour ce même champ didactique : cette scolarisation se fait déjà (à des degrés divers, on l’a vu) avec un sentiment de légitimité plutôt élevé (figure 10) de la part de répondant·e·s, puisque plus d’un·e répondant·e sur deux ne considèrent pas sortir du cadre scolaire en abordant de tels nouveaux genres, et ce malgré l’absence de mention de ces objets dans les programmes officiels. Il s’agirait donc d’explorer davantage les représentations auxquelles sont associées ces formes afin d’en cerner mieux les facteurs de légitimation. Si notre enquête suggère que les répondant·e·s exploitant ces nouveaux objets le font en les associant aux finalités scolaires (figure 8), il serait intéressant de prolonger ce questionnement pour faire voir le statut associé à ces corpus : objets ludiques, formats pensés comme attractifs ou récréatifs, nouveaux mauvais genres entrant par effraction dans les classes, formes à l’aura de nouveauté particulièrement appréciées dans un contexte de promotion du « numérique » ?

Cette question de la légitimité à s’emparer de ces nouveaux objets s’articule également avec le sentiment de compétence à le faire. Les répondant·e·s à notre enquête expriment simultanément, on l’a vu, un sentiment de faible compétence pour aborder ces nouveaux genres, comme l’avait aussi montré l’étude de Brehm et al. (2020). Ce dernier constat invite, considérant que le sentiment de compétence est intimement lié à l’exercice d’une compétence donnée et aux expériences vécue (Bandura, 2003), à proposer davantage d’occasions aux professionnel·le·s de l’enseignement de fréquenter ces nouveaux formats et d’en faire voir le potentiel didactique.

6. En guise de conclusion

Ces quelques résultats, tout en posant d’autres questions (voir ci-dessous), nous semblent donc légitimer une offre de formation qui prend en compte les genres numériques et multimodaux. Comme le montre cette étude, l’utilisation de nouvelles formes d’arts numériques dans le monde de l’enseignement, certes très variable en fonction des genres et des formats technologiques, s’accompagne par un besoin de soutien de la part des répondant·e·s à notre enquête. Tout en représentant une bonne nouvelle pour les formateur·rice·s qui s’engagent déjà sur cette voie, ce constat ne manquera pas d’interpeler à l’heure où le Québec s’est doté d’un ambitieux Plan d’action numérique en éducation depuis 2018 déjà.

Cette modeste enquête, qui expose un certain éclatement des pratiques concernant la diversité des genres numériques et multimodaux en contexte scolaire, invite surtout à explorer davantage ces pratiques et pose d’autres questions. Tout d’abord, dans le champ de la recherche didactique, il s’agit d’approfondir l’analyse du résultat saillant de cette étude quant à l’utilisation du balado dans l’enseignement du français ou plus spécifiquement dans celui de la lecture littéraire. Quels usages précis sont ainsi faits par les enseignant·e·s de cet objet manifestement très utilisé ? À quelles finalités est-il associé aux différents niveaux d’enseignement ? Ensuite, dans le champ de la formation initiale et continue des enseignant·e·s, cette place prépondérante du balado dans les pratiques déclarées autour des genres numériques et multimodaux nous semble pouvoir représenter une opportunité à investir en tant qu’elle peut servir de tremplin vers l’exploitation, en classe de français, d’autres de ces genres moins abordés et empruntant, dans un potentiel créatif et didactique, les voies de l’oral et l’utilisation souple des téléphones intelligents (instagrature, poésie numérique…).