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L’importance de lien entre la recherche et la pratique est un sujet qui est au coeur des préoccupations des didacticiens depuis les années 90 (voir Kagan, 1992), notamment en didactique des L2 (p. ex., Clarke, 1994; Kramsch, 1995 et pour des réflexions récentes à ce sujet, voir Becker, 2023; Hwang, 2023). Diverses initiatives sont mises de l’avant par la communauté scientifique pour rendre les résultats de la recherche disponibles aux enseignants de L2 : Open Accessible Summaries in Language Studies [OASIS], le TBLT Language Learning Task Bank, divers congrès pour enseignants de L2 (p. ex., la rencontre annuelle de l’Association canadienne des professeurs de langues secondes [ACPLS] ou celle de l’Association canadienne des professionnels de l’immersion [ACPI]) et la publication d’articles scientifiques visant, notamment, la dissémination de la recherche auprès de publics enseignants, telle que le propose la Revue de l’AQEFLS. La présence de ces ressources n’assure pas, cependant, qu’un dialogue productif soit bien établi entre les deux communautés (Sato et Loewen, 2022).

Dans la discussion qui suit, nous, Leila et Suzie, partageons des pistes de réflexion basées sur nos diverses expériences visant à rendre les résultats issus de la recherche disponibles, accessibles et mobilisables pour des enseignantes et enseignants de L2 dans les milieux ainsi que pour des étudiants inscrits dans un programme de formation à l’enseignement d’une L2.

Suzie :

Aujourd’hui, nous allons parler d’un sujet qui nous intéresse toutes les deux : le lien recherche-pratique. D’où te vient cet intérêt ?

Leila :

Il y a environ 20 ans, alors que je donnais un cours d’enseignement de la grammaire au 2e cycle à l’Université de l’Alberta, un étudiant m’a demandé : « Quand est-ce qu’on va apprendre à enseigner la grammaire dans ce cours ? ». Cette question m’a initialement surprise parce que je croyais que c’était ce que je faisais ! Cela m’a surtout fait prendre conscience que le contenu de mon cours était trop théorique. Les étudiants n’arrivaient à voir en quoi les nouvelles connaissances issues de la théorie et de la recherche pouvaient leur être utiles dans leur salle de classe. James (1906) parle de connaissances inertes pour faire référence à ces connaissances « encyclopédiques » qui peuvent difficilement être transformées ou réinvesties à l’extérieur du cadre du cours.

J’ai alors dû me questionner et remettre en question ce que je faisais. J’ai en fait pris conscience que comme chercheurs en L2, on se fie d’abord à des théories d’apprentissage, fondées sur des travaux empiriques, pour concevoir une intervention pédagogique (pour un aperçu de ces diverses théories, voir Van Patten et coll., 2020). Cependant, en posant cette question, mon étudiant venait de me signaler que les praticiens ne s’y prennent pas de cette façon. Ils basent leurs décisions pédagogiques sur ce que Stern (1983) appelle des théories implicites, c.à.d., des opinions personnelles sur les meilleures façons d’apprendre. Ces prises de position sont souvent fondées sur une période de formation par observation (traduction de apprenticeship of observation proposé par Lortie, 1975), c.à.d., sur les modèles d’enseignement, à reproduire ou non, observés au cours de leur parcours scolaire, ou sur des connaissances partagées dans les milieux de pratique ou encore sur le matériel pédagogique disponible.

Suite à cette prise de conscience, j’ai commencé à faire une « immersion » dans la réalité des enseignants de L2 pour identifier ce qui pouvaient alimenter leurs théories implicites. J’ai notamment mené une enquête sur les pratiques d’enseignement de la grammaire en L2 et j’ai analysé les manuels utilisés dans les cours de didactique des langues. Partir de leurs connaissances et de leurs pratiques m’est alors apparu comme un meilleur point de départ pour la formation des enseignants.

Suzie :

C’est intéressant de repenser à ces moments de transformation. Tu m’avais fait part de l’évolution de ta réflexion sur la formation initiale pendant mon parcours au doctorat. Et malgré cet accès privilégié à tes précieux constats, je pense que j’aurais sans doute pu gagner le prix pour le plus grand nombre de connaissances inertes enseignées à mon début de carrière ! Je présentais certes les fondements et les construits de la discipline de manière engageante, à partir d’exemples concrets tirés de ma pratique ou de celles de collègues, mais j’avais tout de même le sentiment que toutes ces notions demeuraient indisponibles pour la pratique. Et c’est grâce à ta conférence plénière de l’ACLA 2018 (Can SLA make more of a difference? Grappling with the research-practice divide in relation to grammar instruction) que j’ai pu réorienter mon approche. Dans cette communication, tu as notamment expliqué que tu liais les contenus théoriques à des situations réelles d’enseignement-apprentissage et tu modélisais comment la théorie, dans ce contexte, pouvait guider les choix pédagogiques des enseignants. C’est de ce déclic dont j’avais besoin pour initier mon changement de pratique !

Regarde comment mon cours Didactique de l’oral était organisé avant ta plénière et comment, depuis 2018, il l’est :

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Le contenu théorique est exactement le même dans les deux versions du cours, mais, depuis 2018, mon contenu est présenté de manière à accompagner les étudiantes en formation initiale dans les étapes de réalisation d’une séquence d’enseignement (planification, choix du matériel, mise en pratique, gestion de la progression de l’apprentissage, évaluation de la production orale).

Leila :

C’est très important de rendre la théorie pertinente et signifiante sur le plan intellectuel. Par exemple, je me dis que pour savoir comment enseigner, il faut d’abord savoir quoi ne pas enseigner. C’est ainsi que dans mon cours Grammar of English for teachers of adult ESL, je montre régulièrement des exemples de matériel peu efficaces pour favoriser le développement langagier (p.  ex., Commonly Used Irregular Verbs). Souvent, la réaction initiale est de rire, mais ensuite j’amène les étudiants à expliciter, à partir de fondements théoriques, les raisons pour lesquelles le matériel ne susciterait pas d’apprentissage significatif pour, ensuite, les amener à proposer des interventions qui seraient plus à même d’atteindre l’objectif d’apprentissage visé. Je tente aussi de modéliser de bons exemples : en reprenant l’idée de Grammar in the wild de van Lier (2012), j’apporte des exemples d’usages réels de la langue que j’ai colligés au fil des années (des extraits tirés d’écriteaux, de films, de séries télévisées, de bande-dessinées ou d’articles de journaux). On discute alors de possibles manières de les exploiter en salle de classe et on compare ensuite ces idées aux occasions d’apprentissage trouvées dans les manuels. J’arrive ainsi à faire développer un regard critique sur les ressources auxquelles ils ont accès.

Suzie :

Je pense que ce genre de pédagogie a un réel impact sur le développement de connaissances pédagogiques de contenu (traduction de pedagogical content knowledge proposé par Schulman, 1986), c.à.d., le développement de leurs connaissances propres à la manière d’enseigner le contenu disciplinaire. L’année dernière, une étudiante qui avait suivi mon cours m’a écrit alors qu’elle faisait son premier stage de prise en charge dans un groupe auprès d’adultes dont les habiletés en littératie étaient en émergence (c.à.d., un groupe en alpha-francisation) pour me dire que les contenus de mon cours lui avaient été utiles :

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Ce message m’a rendue heureuse pour deux raisons. D’une part, je recevais le signal que les contenus de mon cours étaient enfin exportables, et qui-plus-est dans une classe en alpha-francisation ! D’autre part, je constatais que je faisais partie d’une communauté au-delà de l’université. Dans cet épisode bien précis toutes les actrices impliquées avaient joué un rôle clé  à divers moments : a) j’avais enseigné de manière à ce que la stagiaire se sente outillée pour concevoir une séquence visant le développement d’une intention de communication à l’oral, b) l’enseignante associée avait créé un espace sécurisant pour que la stagiaire mette à l’essai sa séquence, et c) la stagiaire, avec sa propre créativité, a pris les contenu du cours et les a mobilisés dans une séquence qui a réellement engagé les élèves dans leur apprentissage. J’aime ces moments qui me rappellent ma place au sein de cette communauté.

Toi aussi tu fais partie d’une communauté en Alberta. Voudrais-tu nous parler de ton projet avec Xavier Gutiérrez (Université de l’Alberta), Bill Dunn (Université de l’Alberta) et Greg Ogilvie (Université de Lethbridge), qui vise notamment à faire connaitre l’approche basée sur les tâches dans les cours de langues dans les écoles albertaines ?

Leila :

Oui, nous sommes un groupe composé de chercheurs universitaires et de conseillers pédagogiques, spécialistes des programmes d’apprentissage des langues utilisés dans les écoles albertaines, intéressé par l'enseignement des langues basé sur les tâches. Nous pensons que cette approche est utile pour soutenir le développement langagier et nous formons une communauté de pratique engagée à fournir un soutien à toute personne intéressée à développer son expertise sur l'enseignement par l’intermédiaire de tâches. Nos stratégies de dissémination auprès des milieux ont beaucoup évolué dans le temps. Nous avons d’abord offert des ateliers dans des conférences réunissant des enseignants, mais, à mon avis, cela est insuffisant pour insuffler des changements significatifs dans les milieux. Nous avons ensuite créé une plateforme Web qui vise à offrir différentes ressources, dont une base de données contenant des tâches pilotées en salle de classe et un forum de discussion. Ce site a l’avantage de réunir toutes les informations dans un même espace, mais les enseignants de L2 de la province ne semblent pas encore avoir pris l’habitude de le fréquenter. Pour cette raison, nous sommes maintenant à explorer une nouvelle approche qui vise à miser sur la formation de passeurs de savoirs (traduction de knowledge brokers)[1], soit des personnes qui servent d’intermédiaires entre les créateurs et les utilisateurs de savoirs en didactique des L2. Ces personnes se relaient des informations jugées utiles à la formation continue des membres de la communauté (p.ex., un savoir-faire pédagogique, des résultats de recherche, du matériel pédagogique). Concrètement, cela veut dire que, dans notre équipe, les passeurs de savoirs dans les milieux nous rapportent ce que les enseignants font avec les tâches, les résistances qu’ils peuvent avoir à l’égard de cette approche ainsi que les réussites qu’ils observent sur le terrain. L’équipe de chercheurs prend alors toutes ces informations et se tourne ensuite vers la littérature scientifique pour identifier des pistes de solution que nous disséminons aux passeurs de savoirs dans les milieux qui retournent vers les enseignants. Grâce à cette approche on reconnaît que le lien recherche-pratique est multidimensionnel; le rôle de chacun des acteurs est valorisé et nécessaire et les changements de pratiques peuvent s’opérer de manière organique.

Suzie :

Oui, le modèle sur la cognition enseignante de Borg (1998) illustre bien que plusieurs facteurs viennent influencer les prises de décisions des enseignants (p. ex., les expériences antérieures d’apprentissage, les occasions de recevoir de la formation continue et la forme que prend celle-ci, le temps de classe consacré à la L2, l’approche qui est préconisée dans les programmes ministériels, les absences récurrentes de certains élèves, etc.). Ce lien étroit entre chercheurs universitaires et intervenants de terrain est crucial pour comprendre le contexte dans lesquels les enseignantes et enseignants L2 évoluent et les nombreux facteurs avec lesquels ils doivent jongler.

J’ai parfois eu l’impression que certains chercheurs universitaires jetaient rapidement le blâme sur les milieux pour expliquer le fossé qui existe entre la recherche et la pratique, mais je sens un vent de changement dans les dernières années, notamment avec une présence grandissante d’équipes de recherche qui ont des collaborations durables avec le personnel enseignant. Je pense évidemment à vous en Alberta, mais aussi à nos collègues Paula Kristmanson, Joseph Dicks, Josée Le Bouthillier et Renée Bourgoin au Nouveau-Brunswick qui sont bien connus dans les milieux et qui accompagnent les enseignants en immersion française dans la transformation de leur pratique, notamment dans le cadre de recherche-développement (voir notamment Le Bouthillier et al., 2022; Le Bouthillier et Kristmanson, ce numéro). Je pense aussi à deux jeunes chercheuses, Marie-Paule Lory (Université de Toronto) et Catherine Maynard (Université Laval) qui, pendant la pandémie, ont accompagné des enseignantes dans une école montréalaise vers la mise en oeuvre d’un projet artistique plurilingue et transdisciplinaire. Même si elles ne sont plus en classe, le projet continue d’exister et a même été adopté par d’autres enseignantes qui ne faisaient pas partie de l’expérimentation initiale. Quand j’assiste à la présentation de ce genre de projet, je suis toujours émerveillée par l’ouverture, la générosité et l’enthousiasme des enseignants qui s’impliquent dans ce genre de projet. Je me demande parfois s’il est possible d’infuser ce genre d’intérêt pour de tels partenariats dès le premier cycle. Puis, comme je vois de plus en plus d’exemples d’équipes de recherche investies à répondre à des questions de recherche qui émanent des milieux, je me demande si on sera, un jour, capables d’identifier les facteurs favorisant la pérennisation des pratiques basées sur la recherche. Dans mon cas, je me lance dans des partenariats avec toute la bonne volonté du monde, mais j’aimerais bien avoir accès à des principes sur lesquels je pourrais davantage fonder mes initiatives. Toi, Leila, est-ce que tu as des souhaits pour l’avenir du lien recherche-pratique ?

Leila :

Oui, en fait, je pense qu’il pourrait être intéressant de réfléchir à la façon de documenter, de manière empirique, si l’écart entre la recherche et la pratique demeure stable dans le temps, ou encore s’il rétrécit ou s’agrandit. J’ai déjà commencé à explorer comment on pourrait s’y prendre. Par exemple, mon équipe de recherche a compilé un corpus de différentes éditions de manuels utilisés dans la formation initiale et a analysé la place accordée à la rétroaction corrective. On y voit que, à travers le temps, dans certains ouvrages, la place est plus importante et les informations de plus en plus détaillées alors que les références à la littérature scientifique récente sont totalement absentes dans d’autres (Nikouee et Ranta, 2020). Ce genre d’analyse nous permet de nous baser sur des données pour statuer si le lien entre la recherche et la pratique s’établit de manière durable dans le temps. J’ai mené cette analyse pour identifier le lien recherche-pratique sur un aspect de l’enseignement de la grammaire, mais il serait d’étendre cette méthodologie à d’autres domaines du développement langagier et d’autres manuels. On pourrait penser que pour d’autres aspects de l’enseignement d’une L2, comme la pragmatique, on a fait peu de progrès. Le métalangage utilisé en pragmatique est si opaque (p. ex. force illocutoire et perlocutoire) que le travail de dissémination à faire est encore plus important qu’en grammaire. C’est mon hypothèse personnelle et cela reste à être démontré. Espérons que d’autres membres de notre communauté s’intéresseront à cette question et se joindront à notre conversation !