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1. Les séquences préfabriquées

La compétence communicative dans une langue additionnelle (Lx) repose dans une grande mesure sur la connaissance des unités polylexicales (p. ex. Ellis, 2002, 2003; Nattinger et DeCarrico, 1992; Pawley et Syder, 1983; Wray, 2002). Les unités polylexicales sont des combinaisons de mots dont l’usage est préféré au sein d’une communauté linguistique, comme avoir de la misère, poser une question, se tirer une bûche, c’est correct, fait que et t’sais. Ces unités polylexicales partagent la caractéristique d’être composées par au moins deux mots graphiques, et de constituer une manière conventionnelle d’exprimer un sens ou une fonction discursive. Pour parler de ces combinaisons préférées, le terme séquence préfabriquée (SP) est utilisé (cf. Forsberg, 2008). Il désigne « une séquence lexicale utilisée de manière conventionnelle pour exprimer une unité sémantique ou une fonction communicative ». Cette définition est vaste et comprend différentes sous-catégories d’unités polylexicales, comme des collocations, des routines pragmatiques, des expressions idiomatiques et des expressions conventionnelles. Le caractère conventionnel de ces unités polylexicales ressort clairement quand on songe à une combinaison lexicale alternative, non-conventionnelle, comme éprouver de la misère, énoncer une question, tirer une branche, et c’est admissible. Ces combinaisons alternatives sont tout à fait grammaticales, mais la substitution d’une des composantes par une autre entraine un changement de sens ou une perte d’idiomaticité (voir Erman et Warren, 2000; Forsberg, 2008, 2010). Dans d’autres cas, il peut même être difficile de songer à une expression alternative, mais leur fréquence d’emploi dans une communauté linguistique indique qu’il s’agit d’une SP.

Les SP ont des fonctions centrales dans la communication orale et, aujourd’hui, la maitrise des SP est considérée comme un indice d’un niveau de compétence élevé dans une Lx (Schmitt, 2013). Cependant, il est bien établi que l’apprentissage des SP constitue un véritable défi dans une Lx. L’objectif principal de cet article est de faire le pont entre la recherche sur l’apprentissage des SP dans une Lx et leur enseignement, tout en portant une attention particulière à la communication orale. L’article s’adresse aux enseignants de tous niveaux, qui enseignent le français (en l’occurrence) aux adolescents ou adultes.

D’abord, nous présenterons les fonctions centrales des SP dans la communication orale. Ensuite, nous décrirons le processus d’apprentissage des SP dans une Lx et les raisons expliquant les difficultés qu’elles posent. Ensuite, nous présenterons une sélection d’études antérieures ayant étudié l’efficacité d’activités pédagogiques visant l’enseignement-apprentissage des SP. Ces activités pédagogiques peuvent être adaptées à tous niveaux d’apprentissage. Enfin, nous résumerons et proposerons quelques activités pédagogiques qui s’inspirent de recherches empiriques menées en contexte de Lx.

1.1 Les fonctions des SP dans la communication orale

Les SP, avec leurs multiples fonctions, jouent un rôle important dans la communication orale. Tout d’abord, les SP ont une fonction référentielle ; elles désignent des objets (sac à main), des actions (faire la fête, faire la cuisine, rendre un dossier) et des états d’esprit (être en forme, en avoir marre). Les SP ont aussi des fonctions discursives permettant au locuteur de relier les idées énoncées (en fait, en plus), de signaler une reformulation (autrement dit, c’est-à-dire) ou un résumé (en gros, en somme), d’exprimer sa subjectivité (à mon avis, à mon opinion), de confirmer ou de commenter le tour de parole précédent (c’est ça, t’as raison) et d’établir un contact avec son interlocuteur (tu vois, si tu veux).

Les SP ont également des fonctions plus globales. D’après de nombreux chercheurs, c’est l’usage des SP qui est à la base même du caractère idiomatique et de la fluidité qui caractérisent la production orale des locuteurs L1 d’une langue (Ellis, 2002; Erman et Warren, 2000; Nattinger et DeCarrico, 1992; Pawley et Syder, 1983). On présume que la récupération des SP en tant qu’unités facilite le traitement pendant la production du discours oral. En effet, plusieurs études empiriques menées auprès de locuteurs d’une Lx ont observé une relation entre l’usage des SP et l’aisance à l’oral (Boers et coll., 2006; Tavakoli et Uchihara, 2020; Wood, 2006).

Ce n’est cependant pas seulement pour le locuteur que l’usage des SP présente un avantage, mais aussi pour l’interlocuteur. D’après Wray (2002), l’utilisation des SP facilite la compréhension du message. Effectivement, il a été observé, dans une étude portant sur l’anglais, que le traitement des énoncés contenant des SP est plus rapide que celui des énoncés contenant des combinaisons lexicales non-conventionnelles, par exemple culture background au lieu de cultural background et cheap cost au lieu de low cost (Millar, 2011). Enfin, les SP ont aussi des fonctions psychosociales liées aux dimensions identitaires des locuteurs. Par exemple, l’apprenant de Lx, en utilisant les mêmes expressions que les locuteurs experts faisant partie d’une communauté linguistique, signale son appartenance au groupe (Yorio, 1980). Ainsi, l’usage des SP devient un moyen pour se faire valoir dans l’interaction sociale – une idée qui revient également chez Wray (2002), qui postule que les SP auraient la fonction globale de « promouvoir le soi ». Il y a ainsi intérêt pour l’apprenant d’une Lx d’apprendre les SP utilisées dans la langue cible (LC).

1.2 L’apprentissage des SP dans une Lx

Malgré leur polyfonctionnalité, l’apprentissage des SP dans une LX constitue un véritable défi (Forsberg, 2010; Laufer et Waldman, 2011; Siyanova-Chanturia et Pellicer-Sánchez, 2019). La difficulté que présente l’apprentissage des SP dans une Lx s’explique par l’accès souvent limité à la LC en dehors de la classe de langue (Ellis, 2002). Selon les théories basées sur l’usage, le processus d’apprentissage des SP exige une exposition importante à la LC, car il consiste dans l’ancrage graduel du lien forme polylexicale/sens chez l’apprenant à travers son expérience avec la langue (Ellis, 2002, 2003). Cet apprentissage est influencé par la fréquence d’exposition ; la probabilité d’apprendre une SP donnée augmentant en fonction du nombre d’expositions à cette SP. Pour un locuteur dans sa L1, ce processus n'est en rien problématique et résulte en la connaissance de milliers de SP (Ellis, 2003). Pour un locuteur dans sa Lx, cependant, le développement de l’usage des SP dans la production orale est long et nécessite effectivement une exposition importante à la LC (Forsberg, 2010). Cela n’exclut pas que les apprenants débutants incorporent un nombre de SP utiles dans leur répertoire comme s’il vous plait et je t’aime, mais la diversification des SP dans une Lx est lente (Forsberg, 2008).

Une autre difficulté tient au fait que l’apprenant d’une Lx est entrainé, par le processus d’alphabétisation, à focaliser son attention sur les unités graphiques correspondant aux mots simples, et qu’il tendrait ainsi à traiter l’input linguistique de manière plus analytique que l’enfant qui crée une association entre une séquence de sons et sa fonction (Wray, 2002) (je – veux – bien/jeveuxbien). De plus, les SP sont souvent spécifiques à la LC ; un grand nombre de SP n’ont ainsi aucune équivalence mot-à-mot dans la L1 de l’apprenant. Un exemple de cela est l’expression française se prendre la tête, qui, lorsque traduite par exemple en anglais (take oneself the head), perd tout simplement son sens. Autrement dit, il ne suffit pas de connaitre les mots simples et la grammaire dans la LC pour produire et comprendre des SP non-congruentes avec la L1 (i.e., qui n’ont pas d’équivalent dans la L1). En ce sens, la recherche confirme que les SP non-congruentes avec la L1 sont plus difficiles pour l’apprenant de Lx que les SP congruentes avec la L1 (p. ex., Boone et coll., 2022).

Les SP passent donc souvent inaperçues pour l’apprenant. Afin que l’apprentissage des SP ait effectivement lieu, on présume que l’apprenant doit porter attention aux expressions utilisées dans la LC afin d’identifier et de retenir les SP présentes dans l’input (voir Ellis 2002, qui se réfère à l’hypothèse de « noticing » de Schmidt, 1990, 1993, 1994). Selon cette hypothèse, l’apprenant doit remarquer une forme linguistique présente dans l’input de manière consciente afin de faire progresser son apprentissage de la LC. Cette hypothèse est étayée par les observations faites dans une étude menée dans le contexte d’un séjour linguistique (Arvidsson, 2021). Quand la chercheuse a demandé à quelques étudiants internationaux d’expliquer comment ils pensaient avoir appris les SP relevant de la conversation de tous les jours (p. ex., en fait, du coup et c’est ça), ils ont en effet déclaré avoir porté attention à la manière dont s’expriment les locuteurs L1 et ainsi remarquer les SP dans l’input.

1.3 La recherche sur l’apprentissage des SP en milieu formel

De plus en plus, les chercheurs examinent la possibilité de faciliter l’apprentissage des SP en milieu scolaire par l’intermédiaire de différents outils et approches pédagogiques. Quelques études ont observé qu’il est possible d’apprendre les SP de manière incidente. Par exemple, Webb et coll. (2013) et Pellicer-Sanchez (2017) observent que la lecture d’une histoire, en salle de classe, sans aucun enseignement explicite, a entrainé l’apprentissage incident de plusieurs des SP présentes dans le texte[1]. L’étude de Puimège et Peters (2020) montre que les étudiants universitaires de leur étude ont appris un nombre considérable de SP en regardant un documentaire d’une durée d’une heure en anglais Lx, sans sous-titres. La probabilité d’apprendre les SP était plus grande chez les étudiants dont la connaissance de mots simples était plus élevée, ce qui est également observé dans d’autres études (p. ex. Boone et coll., 2022).

Basées sur l’hypothèse de « noticing », quelques études ont examiné si la simple manipulation graphique des SP peut faciliter leur apprentissage. Ces études concernent également des collocations. Boers et coll. (2017) notent que la lecture d’un texte où les SP ont été mises en gras entraine un taux d’apprentissage plus élevé que si le texte ne présente aucune manipulation graphique. Cette observation indique qu’il est important d’aider l’élève à remarquer les SP de la LC, ce qui peut donc se faire assez simplement. Dans une autre étude, Laufer et Girsai (2008) montrent qu’une approche interlinguistique peut favoriser l’apprentissage des SP non-congruentes. Elles ont comparé l’efficacité de trois types d’exercices traitant les SP cibles qui figuraient dans un texte que les étudiants venaient de lire. L’analyse a montré que l’exercice de traduction est plus efficace que les exercices portant sur l’aspect formel (p. ex., un exercice à choix multiples, où les étudiants doivent indiquer le sens d’une SP donnée présente dans un texte) et sur le sens des SP (p. ex., un exercice de compréhension écrite, où les étudiants répondent à des questions ouvertes ou complètent des phrases). D’après les chercheurs, l’exercice de traduction force les étudiants à remarquer (« notice ») les SP.

1.4 Les SP dans l’enseignement de la communication orale

La recherche indique qu’il y a raison d’intégrer les SP dans l’enseignement de la communication orale[2]. Par exemple, l’étude expérimentale de McGuire et Larson-Hall (2017) indique que l’on peut aider les étudiants à développer leur aisance à l’oral en enseignant explicitement les SP par le biais d’un matériel basé sur la production orale authentique[3]. Ils ont mesuré l’effet de deux méthodes d’enseignement (l’une traitant explicitement la grammaire et le vocabulaire et l’autre traitant explicitement les SP) sur le développement de l’usage des SP dans la production orale des apprenants, ainsi que leur aisance.

L’enseignement explicite des SP s’est avéré plus efficace que l’enseignement axé sur la grammaire et le vocabulaire (mots simples). L’enseignant, afin d’intégrer les SP dans l’enseignement, a fait écouter aux étudiants une conversation enregistrée entre locuteurs L1 à plusieurs reprises pour ensuite leur faire lire une transcription de cette conversation. Après cela, les étudiants ont été accompagnés par l’enseignant dans leur identification les SP utilisées dans la conversation. Ensuite ils ont tous ensemble discuté leur fonction dans la conversation et leur contexte d’emploi. Par la suite, l’enseignant a donné d’autres exemples d’emploi relevant du Corpus of Contemporary American English (Davies, 2008) présentés aux étudiants dans leur contexte authentique. Finalement, les étudiants se sont entrainés à utiliser eux-mêmes les SP apprises dans les exercices précédents, en discutant avec d’autres étudiants d’un sujet imposé par l’enseignant.

Dans une autre étude[4], Cutler (2021) explore le potentiel de deux approches pour enseigner les SP, à savoir la répétition dynamique[5] et l’élaboration sémantico-formelle[6]. La répétition dynamique repose sur la répétition à l’oral d’un ensemble de SP ciblées. Ici, les étudiants écoutent une voix qui prononce une SP cible pour ensuite la reproduire eux-mêmes, en imitant le plus exactement possible l’intonation et la prosodie. Dans l’autre approche, l’élaboration sémantico-formelle, l’enseignant a tout d’abord fait écouter aux étudiants une histoire contenant quelques SP cibles, pour ensuite leur faire faire un exercice à trous basé sur une version écrite de l’histoire et où une partie de chaque SP figurant dans le texte a été remplacée par un espace vide. Puis, les étudiants ont fait des exercices portant sur la forme de chacune des SP, y compris par exemple une analyse contrastive. Pour cette analyse, les étudiants ont évalué la ressemblance formelle entre la SP cible et la SP traduite en L1 japonais. Enfin, on a demandé aux étudiants de réfléchir à ce qui pourrait faciliter la rétention de chacune des SP et à construire des phrases avec les SP cibles. Les résultats montrent qu’aussi bien la répétition dynamique que l’élaboration sémantico-formelle peuvent favoriser la production fluide des SP ainsi que la rétention de celles-ci.

2. Propositions d’activités en classe

Nous avons vu que l’apprentissage des séquences préfabriquées est favorisé par une exposition récurrente, des comparaisons interlinguistiques, et par le fait de remarquer (notice en anglais) leur présence dans l’apport linguistique. Certains enseignants incorporent déjà les SP dans l’enseignement de la communication orale, mais d’autres sont peut-être moins familiarisés avec l’enseignement explicite des SP. Afin d’aider les élèves à prendre conscience de la présence des SP dans la langue parlée et à les incorporer dans leur répertoire à l’oral, nous proposons deux activités concrètes qui s’inspirent des études empiriques citées plus haut et dont les objectifs sont de 1) sensibiliser les élèves à la présence des SP dans la langue, 2) entrainer les élèves à remarquer les SP dans l’input linguistique, et 3) élargir le répertoire des SP des étudiants pour qu’ils puissent les employer dans leur propre production orale. Les deux activités peuvent être répétées de multiples fois avec différentes sources.

Avant d’offrir une activité aux élèves, nous proposons que l’enseignant introduise le phénomène de SP aux élèves. Une telle introduction peut être plus ou moins détaillée dépendamment du niveau d'apprentissage. L’essentiel est de sensibiliser les élèves au phénomène même, en donnant des SP relevant de la vie de tous les jours, par exemple jouer au foot (plutôt que jouer du foot) ou faire du ski (plutôt que aller en ski), mais aussi des SP discursives, comme fait que et t’sais. L’enseignant peut également demander aux élèves de citer les expressions les plus fréquemment utilisées dans leur L1.

Conclusion

Depuis un bon nombre d’années, les linguistes appliqués s’entendent sur l’importance particulière des SP pour le développement d’une Lx (Schmitt, 2012). Certains chercheurs soutiennent qu’elles sont même à la base d’une production orale fluide et idiomatique (Ellis, 2002; Pawley et Syder, 1983). Dans le but d’aider les élèves à développer leur répertoire de SP et ainsi leurs compétences à l’oral, il est essentiel de sensibiliser les apprenants à la forte présence des SP dans la langue parlée et de les aider à porter leur attention aux SP présentes dans l’input linguistique. Cette sensibilisation peut se faire par l’intermédiaire d’activités comme celles proposées dans cet article, basées sur de l’input authentique et construites pour diriger l’attention des élèves aux SP ainsi que pour faciliter la rétention des SP. Trois techniques se sont révélées particulièrement efficaces d’après les études didactiques : la manipulation graphique, l’élaboration sémantico-formelle et la comparaison interlinguistique. Dans les deux activités proposées, nous intégrons ces trois techniques, surtout les deux dernières. Dans la salle de classe, il n’y a pas assez de temps pour pouvoir exposer les apprenants à une quantité suffisante de SP pour assurer un apprentissage implicite. Cependant, nous pourrons sensibiliser les apprenants à ce phénomène et des techniques efficaces existent pour en faciliter l’apprentissage.