Corps de l’article

Problématique

En 2012, l’Institut Haïtien de Statistique et d’Informatique estimait que la monoparentalité féminine touchait près de la moitié des ménages en milieux urbains et 38,7 % des ménages en milieux ruraux (Lebrun et Goulet, 2019) dans le pays. Selon les quelques auteures ayant écrit sur la question, nombreux seraient les pères haïtiens qui, lorsqu’ils ne cohabitent pas avec la mère (dans le cadre du mariage ou du plaçage[1]), ne prendraient pas en charge leurs responsabilités paternelles (Joseph et Kahou, 2011 ; Lecarpentier, 2016 ; Trouillot, 2013). Pour différentes raisons (telles que la précarité économique ou la difficulté à investir simultanément des unions multiples et implicites), plusieurs pères contribueraient seulement de manière ponctuelle aux dépenses[2] reliées à la parentalité, ne participeraient pas activement à l’éducation de leur(s) enfant(s) et n’entretiendraient que peu ou pas de lien (particulièrement en cas de non-reconnaissance de la paternité) avec eux (Lecarpentier, 2016 ; Trouillot, 2013).

Dans ce contexte, un grand nombre de mères haïtiennes se retrouveraient à assumer les responsabilités et à porter à elles seules (lorsqu’elles ne sont pas aidées de la grand-mère maternelle ou d’autres femmes de la famille) les différentes charges associées à la parentalité (Joseph et Kahou, 2011 ; Lecarpentier, 2016 ; Trouillot, 2013). Les femmes se trouvant dans une telle situation seraient à risque de vivre une fragilisation tant au niveau social, économique que psychique (Joseph et Kahou, 2011 ; Lecarpentier, 2016 ; Trouillot, 2013). Certaines d’entre elles seraient susceptibles de composer avec les comportements violents d’un nouveau partenaire en vue d’assurer la subsistance de leur enfant, en plus de s’exposer à un risque de répétition de la maternité en situation de précarité (Joseph et Kahou, 2011).

Le manque d’implication des pères au sein de leur famille risque également d’affecter négativement la santé physique et le bien-être de leur(s) enfant(s) (Sloand, Gebrian et Astone, 2012). La difficulté d’investissement des pères auprès de ces derniers risque de nuire à leur développement cognitif, social et affectif. La psychologue Flambert Chéry (2013) aborde différentes répercussions observées – dans le cadre d’une étude effectuée auprès d’adolescents haïtiens – de l’absence physique (du domicile familial) ou du désinvestissement psychique de leur père auprès d’eux. L’auteure fait notamment mention de la présence d’affects anxiodépressifs et d’insécurités relationnelles qui seraient reliés à une potentielle carence affective, à des lacunes au niveau de l’attachement ainsi qu’à une angoisse de perte d’objet (Flambert Chéry, 2013). Dans cet ouvrage, les troubles du comportement, les difficultés scolaires, les difficultés au niveau de la socialisation avec les pairs, de même que les défis relatifs à la construction identitaire (sous-tendus par une image de soi négative) chez les sujets rencontrés sont aussi considérés (Flambert Chéry, 2013).

Quoique bien connue de la communauté, la problématique de l’absence du père en Haïti est peu discutée en son sein, si ce n’est au milieu d’associations féministes et à travers la poésie et les romans d’auteurs haïtiens. On dénote une quasi-absence de publications scientifiques sur le sujet, en raison du peu de recherches produites dans le pays (Deshommes, 2011). Les programmes et les interventions ciblant le mieux-être des familles sont le plus souvent destinés aux mères et aux enfants, renforçant ainsi l’apparente auto-exclusion (Gilbert et al., 2015 ; Furtos, 2009) des pères de la sphère familiale. De son côté, l’État se trouve à être absent face à son rôle de garant de l’encadrement institutionnel des droits et des obligations[3] de chacun (Kaës, 2012). Afin de réhabiliter le père haïtien dans le questionnement (et éventuellement dans l’intervention) portant sur le devenir et le mieux-être des familles haïtiennes, la présente étude propose d’explorer les représentations par des pères haïtiens des obstacles au plein investissement de la (leur) paternité.

Cadre théorique

Cette étude s’inscrit dans un cadre théorique psychanalytique, ce qui permet notamment au chercheur de découvrir le sens qu’accordent les participants à une problématique sociétale complexe les concernant (Gilbert, 2007). Par ce cadre, il a été possible d’entrevoir des conflictualités psychiques pouvant sous-tendre certains obstacles à l’investissement de la paternité en Haïti. En plus de son apport sur le plan théorique lors de la discussion des résultats, la psychanalyse a servi de référent sur le plan empirique, entre autres par le processus associatif s’étant déployé au cours des entretiens de recherche, puis l’attention portée à la dimension latente du discours des participants pendant la retranscription et l’analyse effectuées par la chercheuse.

Objectif de l’article

L’objectif de l’article est de comprendre la manière dont des pères haïtiens se représentent les entraves possibles au plein investissement de la paternité en Haïti en général, ainsi que de leur paternité singulière.

Méthodologie

Devis de recherche

Un devis qualitatif de recherche a été adopté. La démarche inductive propre à ce type de devis sous-tend « l’ouverture à la nouveauté et à l’imprévu dans l’étude d’une thématique peu étudiée antérieurement » (Gilbert, 2007, p. 275). En plus de son caractère exploratoire, le cadre propre à ce type de devis donne accès à une véritable rencontre – c’est-à-dire intime, intersubjective et de co-construction de sens – avec les sujets à l’étude (Paillé et Mucchielli, 2016).

Le devis qualitatif constitue un atout dans un contexte où plusieurs cultures se rencontrent (Ponterotto, 2005). Il permet de donner la parole aux participants afin qu’ils puissent aborder une problématique qui les concerne de leur perspective singulière. Comme l’évoque Bélanger Dumontier (2017, p. 54), « [c]ette ouverture à l’inattendu permet aussi d’éviter de plaquer un sens prédéterminé sur l’expérience » et aide au décentrage de la chercheuse face à ses référents culturels personnels. De plus, le devis qualitatif favorise l’exploration en profondeur de phénomènes complexes (Bélanger Dumontier, 2017 ; Ponterotto, 2005) tels que celui qui nous intéresse, par son inscription dans un contexte social, économique et culturel tout aussi complexe.

Éthique

Les approbations du Comité National de Bioéthique (chargé d’évaluer les projets de recherche menés en Haïti) et du Comité d’éthique de la recherche pour les projets étudiants (CERPÉ) impliquant des êtres humains ont été obtenues. Une attention a été portée aux considérations spécifiques à la population à l’étude. Une sensibilité a été témoignée quant aux enjeux de pouvoirs reliés aux rapports homme-femme (homme interviewé/femme intervieweuse) ainsi qu’à ceux associés à l’environnement culturel (parfois social et économique) différent de la chercheuse et du participant[4]. Une attitude respectueuse de la langue, des référents et des valeurs de chacun des pères rencontrés a été adoptée. Des précautions ont été prises afin que les sujets ne se sentent pas jugés ou stigmatisés considérant la nature potentiellement sensible de la problématique abordée.

Participants

Les critères de sélection des participants étaient d’être des pères haïtiens vivant en Haïti et n’ayant pas entretenu, à un moment où à un autre de leur vie, des contacts réguliers avec au moins l’un de leurs enfants. Le recrutement a été effectué par réseautage, en sollicitant des connaissances impliquées dans la communauté (par le biais d’initiatives personnelles ou par l’entremise de leur travail au sein d’organismes non gouvernementaux locaux ou internationaux). Un échantillon diversifié au niveau de l’âge et du statut social et économique a été constitué afin que les résultats reflètent différentes réalités à cet égard.

Sachant que nous souhaitions rencontrer chacun des participants à deux reprises, nous avions convenu au préalable d’en sélectionner une dizaine pour recueillir une trentaine d’heures d’entrevue, nombre qui permet généralement d’atteindre la saturation des données en recherche qualitative (Marshall et al., 2013). Onze hommes correspondant aux critères de sélection ont accepté de participer à l’étude. Leurs caractéristiques sociodémographiques sont présentées au Tableau I.

Tableau I

Caractéristiques sociodémographiques des participants

Caractéristiques sociodémographiques des participants

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Présentation des participants

Les participants étaient issus de différentes tranches d’âge (de 21 à 73 ans). Ils avaient atteint divers niveaux de scolarisation. Huit des sujets rencontrés avaient un emploi stable. Deux vivaient une situation d’instabilité financière en raison d’offres d’emploi ponctuelles. Un se trouvait en situation de grande précarité financière dû à son statut de chômeur au long cours et du peu de soutien financier reçu de son entourage. Un des participants appartenait à la bourgeoisie, trois à la « haute classe moyenne », un à la classe « moyenne intermédiaire », trois à la « basse classe moyenne » et trois à la classe populaire (Saint-Louis, 2020).

Les participants étaient issus du milieu urbain (7), du milieu semi-urbain (1) et du milieu rural (3). Plus précisément, la majorité (8) des participants étaient originaires du département[5] de l’Ouest. Deux étaient originaires du département de l’Artibonite et un du département du Sud-Est. Lorsque rencontrés, six demeuraient dans la capitale, un dans une commune en banlieue de la capitale, un dans une commune portuaire du Sud-Est, un dans une section communale en banlieue de cette dernière et deux dans une commune du Sud-Ouest.

Sur le plan de la configuration familiale, un seul des participants vivait sous le même toit que l’un de ses enfants au moment des entretiens, ce qui est cohérent avec les données disponibles sur le haut pourcentage de monoparentalité féminine dans le pays (Lebrun et Goulet, 2019). En moyenne, les pères ont rapporté avoir eu deux enfants avec deux mères différentes. Un nombre moyen d’enfants nettement inférieur à celui de six (de deux ou trois pères différents) recensé par une étude concernant les mères haïtiennes (Joseph et Kahou, 2011).

Méthode de recueil et matériel

Un voyage sur place a été effectué pour procéder au recueil des données. Comme prévu, les participants ont chacun été rencontrés à deux reprises pour mener des entretiens d’une durée d’une heure à une heure et demie. Un seul des 11 pères s’étant portés volontaires pour participer à l’étude ne s’est pas présenté à la seconde entrevue, amenant le nombre total des entretiens à 21. Il n’a pas été possible d’entrer en communication avec lui pour connaître la raison de son désistement[6].

Treize entretiens ont été menés en créole et huit en français par la première auteure. Le choix de la langue dépendait de différents facteurs : connaissance ou non d’une autre langue par le participant, langue dans laquelle s’était fait l’échange initial entre l’interviewé et l’intervieweuse, niveau d’aisance des participants, etc.

Les entrevues ont été enregistrées avec l’accord préalable des pères rencontrés. Elles ont été amorcées par une question de recherche intentionnellement ouverte (Gilbert, 2009) permettant de faire émerger, de façon inductive (Paillé et Mucchielli, 2016), les différentes représentations des participants entourant leur famille en général : « pour commencer, j’aimerais que tu me parles de ta famille ». En gardant en tête la question de recherche, de même que les thèmes élaborés dans le schéma d’entretien, des relances suivant le fil conducteur des participants (Gilbert, 2009) ont été formulées afin d’explorer, de manière plus spécifique, la question de la paternité selon la perspective singulière des sujets.

Un court laps de temps (une semaine ou moins) a séparé les deux entretiens afin de favoriser une continuité dans le processus réflexif et associatif et de faciliter l’élaboration en profondeur par les participants de leur expérience (Gilbert, 2009). Des discussions ont été menées avec la directrice de recherche à la fin de chaque entretien dans un souci d’ajustement continuel (quant à la posture, l’attitude et le style de l’intervieweuse) pour les entretiens subséquents et en fonction du bien-être des participants.

Les entretiens ont ensuite été écoutés et retranscrits en incluant des détails révélateurs de contenus latents tels que les silences, les hésitations, la tonalité de la voix, le débit du discours, les soupirs, les pleurs, etc.

Méthode d’analyse

Une écoute attentive a été offerte à ce que les participants ont cherché à communiquer, consciemment ou non. Le processus de ré-écoute des entretiens ainsi que la lecture approfondie et répétée des verbatim ont permis une immersion complète dans les données. Une discussion a été menée avec la seconde auteure à différents temps de l’analyse à propos de nos intuitions et de nos impressions respectives quant à la multiplicité des niveaux de sens pouvant s’en dégager, jusqu’à accéder à un consensus.

La méthode d’analyse thématique selon Paillé et Mucchielli (2016) a été utilisée en raison de notre intention en premier lieu descriptive. Les extraits du corpus porteurs de sens ont d’abord été regroupés sous forme de différents thèmes et sous-thèmes (Paillé et Mucchielli, 2016). Ils ont ensuite été organisés hiérarchiquement à l’intérieur d’un arbre thématique afin d’avoir accès à une représentation visuelle des diverses composantes (incluant leurs récurrences et leurs tendances complémentaires ou paradoxales) du phénomène à l’étude (Paillé et Mucchielli, 2016). La démarche s’est effectuée en continu ce qui a permis l’intégration progressive de nouveaux thèmes jusqu’à la fin de l’analyse exhaustive du corpus de données (Paillé et Mucchielli, 2016). Les résultats se démarquent par la finesse et la richesse issue du processus d’analyse. La thématisation finale témoigne d’un niveau d’interprétation supplémentaire, résultant de la mise en commun des thèmes premiers et de leur articulation aux concepts théoriques pertinents.

Résultats

L’analyse thématique a donné lieu à l’émergence de trois thèmes principaux relatifs aux représentations des participants concernant les entraves possibles au plein investissement de la paternité en Haïti. Plus précisément, ces thèmes dépeignent différentes dynamiques susceptibles de complexifier tant le devenir père que l’être père chez les hommes haïtiens. Les thèmes père détrôné et toute-puissance féminine, l’absence d’un modèle identificatoire, ainsi que l’être père supplanté par la lutte pour préserver l’image du père en péril aident à mieux comprendre les enjeux enchevêtrés qui participent au déploiement de la question du père en Haïti. Les sous-thèmes relevés par l’analyse permettent de décortiquer les différentes facettes des thèmes centraux. Les thèmes et sous-thèmes sont présentés dans le Tableau 2. Ils sont ensuite développés et illustrés par les propos de pères ayant participé à l’étude.

Figure

Tableau 2 Thèmes émergents

Tableau 2 Thèmes émergents

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Père détrôné et toute-puissance féminine

Le père-enfant

Plusieurs participants ont avoué ne pas s’être sentis prêts à sortir de leur posture infantile pour incarner leur rôle de père et, de ce fait, prendre les responsabilités qu’un tel rôle nécessite. Le « papa chaman »[7] en témoigne à travers cet extrait :

« [m]oi, ma relation avec la paternité c’est que… j’étais immature ! Je n’étais pas prêt ! […] émotionnellement, c’est pas que j’ai pas ressenti quelque chose pour les enfants… j’ai ressenti quelque chose pour eux… mais ils étaient plus comme mes petits frères […] je ne sais pas vraiment ce que c’est que la paternité. L’expérience, enfin une vraie expérience de la paternité. »

L’usurpation du champ décisionnel

La majorité des participants ont raconté ne pas s’être sentis considérés dans les décisions entourant l’enfant, en commençant par celle de sa venue au monde. Pour les participants ayant vécu la paternité adolescente, les décisions à propos de l’enfant reposaient sur les grands-parents de ce dernier. Pour les autres, les choix revenaient le plus souvent à la mère :

« […] j’ai appris rapidement qu’elle est allée dire dans un tas d’endroits qu’elle était enceinte. Ce n’est pas… c’était comme si elle m’avait mis au pied du mur, je ne pouvais pas réagir […] elle a décidé elle-même de faire l’enfant, elle a fait l’enfant, elle a donné le prénom à l’enfant… moi c’est comme ça, j’ai constaté, etc. ! » (Le papa jwè bòlèt)

À travers cet extrait, on dénote la présence d’une certaine résignation et d’une passivité quant au manque de pouvoir décisionnel évoqué par certains des participants. Selon l’analyse des récits, l’investissement de l’enfant à venir serait fortement teinté par la dynamique du champ décisionnel. En effet, les pères s’étant davantage sentis inclus dans la décision d’avoir un enfant et qui auraient été en mesure de choisir son prénom démontraient généralement un attachement plus grand à leur(s) enfant(s). Le « papa jwè bolèt » en parle en ces termes : « […] lorsqu’on choisit de faire un enfant… on choisit de faire un enfant à deux… et puis euh c’est ma part, comme ça… c’est mon attachement… j’ai décidé… que c’est NOTRE enfant et puis voilà… et puis on y reste attaché jusqu’à la fin ! »

Pour d’autres pères écartés du processus décisionnel, un questionnement s’en suivrait au niveau de la place qu’ils ont en tant que père et une difficulté à s’identifier à leur nouveau rôle :

« [c]’est quelque chose de ne pas… de te dire c’est à elle… et que… ce n’est pas à toi de décider… c’est… c’est dur… (petit rire) c’est horrible… comment tu veux aussi… gérer une paternité comme ça aussi, quoi… c’est très compliqué parce qu’on te dit “non, je veux un enfant maintenant” ». (Le papa machann glas)

La féminisation du lien et des soins

Le sentiment chez les pères haïtiens de ne pas être en mesure d’égaler l’amour et l’instinct maternels innés s’ajoute souvent au sentiment de ne pas faire partie du noyau familial. Selon le « papa chaman », la mère entretiendrait un lien mystérieux et privilégié à son enfant, qui demeure pour lui inaccessible :

« […] la seule chose qui a manqué c’est ce lien émotionnel là, tu vois, que je suppose existe… parce que quelque part, tu vois… quelque part je sais que je devrais… émuler, tu vois ce que la femme… dans ce domaine-là… et je n’y arrive pas. Parce que je sais que la femme a ce… cette fibre-là, émotionnelle, tu vois… qui crée cette symbiose-là avec euh… pas une symbiose physique, tu vois… mais une symbiose mentale avec l’enfant. Que moi je n’ai pas ! »

Pour le « papa machann glas », la posture (empreinte de tendresse) de la mère lui conférerait, sur le plan sociétal, une légitimité supplémentaire par rapport à l’homme en ce qui a trait à sa parentalité :

« […] t’as pas l’habitude de paterner… tu vois, le mot… le mot même n’existe pas ! Euh… Tu vois que c’est la mère qui materne… et dans la société haïtienne on sait bien euh… l’enfant n’appartient pas à la mè… au père… c’est ce qu’on dit souvent… […] on n’apprend pas à l’homme, dans toutes sociétés d’ailleurs… on n’apprend pas à l’homme d’être tendre ! »

Au-delà de la question du lien, les participants ont évoqué la séparation traditionnelle des rôles sexués comme obstacle à une pleine implication du père haïtien auprès de sa progéniture, en particulier en cas de séparation avec la mère. En effet, plusieurs participants ont mentionné ne pas se sentir outillés pour prodiguer les soins à l’enfant. Cela semble être d’autant plus le cas lorsqu’il est question de filles en bas âge. Chez certains participants, le sentiment de ne pas être à la hauteur sur ce plan constituerait un enjeu sous-jacent au désinvestissement de leur progéniture. Pour d’autres, ce sentiment d’inadéquation les inciterait à recourir aux femmes de leur entourage – qu’il s’agisse d’une cousine, de la grand-mère de l’enfant ou de sa tante – pour offrir les soins qu’ils ne se sentent pas en mesure de donner eux-mêmes à leur(s) enfant(s).

« C’est vrai que je pouvais lui donner à manger… acheter du lait pour lui donner… mais la peigner, faire sa toilette, changer ses vêtements, laver ses vêtements… tout ça… je n’aurais pas pu le faire. Mais ma mère aurait pu faire tout ça. Tu comprends ? […] J’avais apporté l’enfant à ma mère… mais ma mère ne voulait pas la garder. Et… je l’ai apportée chez une de mes cousines… ma cousine ne voulait pas la garder non plus… elle m’a dit “redonne l’enfant ! parce qu’elle est trop petite !” » (Le papa dezespwa)

La femme incarnerait une figure rassurante permettant au père d’être présent auprès de son enfant. Comme le « papa dezespwa », certains participants ont confié ne pas avoir été en mesure de garder leur(s) enfant(s) près d’eux à la suite de la séparation avec la mère, faute d’avoir un tiers féminin chez qui aller chercher un soutien à leur être père.

Le père pourvoyeur

Certains pères tenteraient toutefois de maintenir le lien à l’enfant en allant le visiter. La majorité des participants ont évoqué des visites sporadiques lors desquelles il serait attendu par l’entourage qu’ils offrent une contribution matérielle ou financière à la mère de l’enfant pour l’aider à subvenir à ses besoins. Comme en témoigne le « papa manfouben », cette attente reste cohérente avec la représentation qu’ont la plupart des participants des devoirs et des obligations d’un père :

« si tu es un père… un père… comme si, il faut… comme si aider financièrement ton enfant, prendre soin de ton enfant… tu comprends ? C’est ça un père… mais si tu as un enfant et que tu ne cherches jamais à faire quelque chose [de l’ordre mercantile] pour lui… à ce moment tu n’es pas un papa ».

Le sentiment d’être réduits à un rôle de pourvoyeur économique, d’avoir une dette envers la mère et de ne pouvoir côtoyer son enfant que sous cette condition semble peser lourd sur les participants, en particulier pour ceux issus de milieux socioéconomiques défavorisés. Pour certains, la fréquence des contacts avec leur(s) enfant(s) dépendra de leur capacité à remplir ce rôle de pourvoyeur. D’autres participants répondront plutôt à la pression ressentie par la fuite :

« [m]ieux vaut être absent… c’est le mieux pour toi… ! […] Si tu n’es pas là… il y a des choses qui vont se passer que tu n’as pas besoin de savoir… (rire nerveux) mais si tu es là… si tu arrives… que l’enfant n’a pas de sandales, qu’il n’a pas de souliers, qu’il n’a pas ceci ou cela… […] tu ne pourras pas y retourner… tant et aussi longtemps que tu n’auras pas trouvé ce qu’ils t’ont dit d’amener […] si tu passes trois ou quatre mois sans les trouver… tu vas passer trois ou quatre mois sans pouvoir y retourner… » (Le papa mawon).

Pour les participants qui optent pour l’évitement, il semble y avoir un désir de nier une réalité trop confrontante pour être assumée. Une telle réaction apparait présente chez presque tous les pères des participants dans le contexte de leur propre paternité.

L’absence de modèle identificatoire

La répétition de l’absence

En plus de se confronter au défi de trouver leur place au sein d’une dynamique familiale caractérisée par le règne du féminin, les participants rencontrés semblent généralement avoir manqué d’un modèle paternel présent auquel s’identifier. Plusieurs d’entre eux dépeignent leur propre père comme ayant semé des enfants à tout vent, au fil de leurs conquêtes amoureuses. Le discours de ces participants laisse transparaître la difficulté apparente qu’aurait eue leur père à faire coexister leur paternité avec la création d’un nouveau foyer : « oui […] on avait l’habitude de se voir quand il était avec ma mère ! On se voyait toujours, mais maintenant on ne… ce n’est pas facile… […] Depuis qu’ils se sont séparés… il nous néglige complètement ! Il ne cherche jamais à nous voir ». (Le papa manfouben)

Le mouvement de désinvestissement de l’enfant laissé derrière à la suite de la séparation ne semble pas se faire qu’au profit d’une autre femme, mais aussi en faveur des enfants issus de la nouvelle union :

« […] Ces enfants-là ont fait en sorte qu’il ne puisse plus me donner de l’argent, tu comprends ? Il était obligé de prendre soin d’eux ! Il s’est débrouillé, il fait ce qu’il peut pour vivre… avec eux… […] Parce qu’il vivait avec eux, il ne vivait pas près de moi… […] ces enfants-là il en prend mieux soin que de moi… tu comprends ? » (Le papa malere)

D’autres participants dont les parents sont demeurés ensemble racontent avoir connu un père à la présence relative, notamment en raison d’un manque de disponibilité affective. Le « papa chaman » se remémore un père trop occupé pour nourrir le lien père-enfant : « [m]ais y’a ce lien… en fait ! Peut-être que c’est moi qui me fais des idées, tu vois...? À propos de ce lien… qu’il y aurait dû y avoir un lien émotionnel… faire des trucs ensemble… etc. Il était tellement occupé que je ne faisais jamais des trucs avec lui. »

Le « papa jwè bolèt » se rappelle, quant à lui, avoir été mis à distance par son père :

« très peu, très peu, il s’occupait de ses propres choses. Il s’occupait de ses choses… bon il a dit lui-même qu’il ne s’occupait pas d’enfants ! Très peu. Je me rappelle, oui il m’a montré certaines choses oui, certaines choses… intellectuelles… il m’a montré des livres, des trucs… à certains moments. »

On peut voir dans ce passage une relation qui aurait été caractérisée par une séparation bien définie des espaces de chacun. Seule la sphère intellectuelle semble avoir parfois pu s’y glisser sans constituer une menace, celle-ci faisant écran à l’intimité dans la relation. Une intimité que l’on devine cependant avoir été désirée par la majorité des participants.

De l’espoir à la résignation

Les pères ayant parlé d’un manque de lien dans la relation à leur propre père semblent effectivement avoir porté l’espoir d’un plus grand investissement de sa part. Le « papa jwè bolèt » l’exprime ainsi :

« […] j’avais toujours RÊVÉ que ça allait changer… depuis… arrivé à un certain âge j’ai compris… peut-être que ça va changer, peut-être qu’il va… être différent, mais ça n’a jamais changé… jusqu’à sa mort… jusqu’à ce qu’on soit devenus tout à fait adultes, il est devenu vieux et puis il est mort… ça n’a pas vraiment changé. »

À défaut d trouver une réponse aux attentes affectives, celles qu’entretiennent certains participants envers leur propre père demeurent, paradoxalement, au plus proches des attentes économiques étant entretenues à leur égard par les personnes qui constituent l’entourage immédiat de leur enfant : « si je le vois, je le vois ! Je le salue, tout ça… s’il me donne quelque chose [de l’argent], je le prends, s’il ne me donne rien, merci bonsoir… tu comprends ? Je ne veux pas dépendre de lui… » (Le papa malere)

Cette posture démissionnaire apparaît maintenue chez plusieurs des participants lorsqu’il est question de l’investissement du lien à leur propre progéniture :

« […] j’allais toujours le voir… mais il faut que je te le dise, ça fait deux ans que je n’ai pas pris de nouvelles ni de l’enfant… ni d’elle. […] les gens chez qui il était sont partis, ils ont déménagé de la zone, je ne sais pas où ils sont, je n’ai plus aucune coordonnée de cet enfant-là ! Ça fait deux ans là… l’enfant a six ans… […] j’ai perdu contact, je ne peux rien faire. » (Le papa mawon)

Il est à noter que chez la majorité des participants, cette renonciation entourant le lien père-enfant n’est pas exempte d’une certaine souffrance.

Le rapport générationnel à la souffrance

Bien qu’elle ne fût pas toujours explicite, il a été possible de déceler dans le discours des participants la présence d’une souffrance en lien avec le désinvestissement du lien affectif par leur père. Par exemple le « papa jwè bolèt », visiblement heurté par le rapport qu’aurait entretenu son père à la paternité, exprime ce qu’il ressent sous forme de colère : « [o]uhh ! J’ai haï, j’ai haï mon père… que j’ai pardonné le jour de sa mort ». Le « papa manfouben », dans une tentative de reprise de pouvoir, semble rejeter son père pour se défendre d’un sentiment de rejet que l’on devine en lien avec son absence : « tu as des enfants, tu n’es pas capable de demander de leurs nouvelles, tu n’es pas capable de venir voir tes enfants. Je n’irai pas te voir non plus ».

Pour sa part, le « papa sekrè » apparaît nier ressentir un manque en lien avec l’absence de son père. Il se trouverait à renforcir l’image de la mère toute-puissante : « il n’en avait pas envie ! Il n’avait pas envie de ça [me visiter]… quand il en avait envie il le faisait ! […] je ne sentais rien parce que ma mère me donnait tout ce dont j’avais besoin… j’en suis venu à ne rien sent… ma mère a comblé tous les vides ! »

Chez certains participants reconnaissant avoir souffert dans leur (non) relation à leur père, on remarque une insistance à s’en différencier dans leur manière d’investir leur paternité : « non, je ne peux pas nommer mon père ici. Mon père… (silence) tu comprends ? Mon père me fait mal, moi je ne fais pas de mal. […] mais mon père… il a laissé les siens derrière, il ne vient jamais les voir (petit silence). » (Le papa manfouben)

D’autres semblent plutôt reconnaître, à travers l’expression de leur paternité, la répétition d’un modèle paternel défaillant. Le « papa dezespwa » se dit conscient de l’impact que la rareté des contacts peut avoir sur son enfant :

« il a des problèmes ! Il était entre les mains de sa grand-mère… ma mère en est venue à mourir… et il vit avec une tante… qui est ma petite sœur… il ne voit pas sa mère, il ne voit pas son père assez souvent non plus… je pense que c’est un problème sur le plan psychologique… »

Un impact négatif que le « papa biznis man » aimerait prévenir chez son enfant en mettant des mots sur son absence : « s’il voyait… en grandissant qu’on ne vit pas au même endroit… je vais lui expliquer pourquoi… pour que ça ne lui fasse pas mal, pour que ça ne le rende pas triste. »

En plus de se montrer sensibles au vécu de leur(s) enfant(s) pour avoir eux-mêmes souffert de l’inadéquation de leur propre père, certains participants semblent vivre difficilement la répétition qu’ils observent en ce qui concerne le manque de lien dans la relation père-enfant :

« […] je suis sûr que quand je regarde ma vie aujourd’hui, avec mes filles avec tout ça… je suis… je SAIS… que ça a eu une influence sur ce que j’ai fait… […] Bon ! Je regarde mon parcours… je regarde ce qui s’est passé… (voix qui tremble) avec mes enfants… excus… (émotif, se cache le visage alors que les larmes montent) (long silence). Non, je ne sais pas comment ça s’est passé… mais je vois bien que… (silence) par rapport à comment tout ça s’est passé… je vois bien qu’il y a probablement quelque chose… il y a probablement une relation...! » (Le papa dyaspora)

Espoir de réparation par le devenir père

Pour certains participants, organiser une rencontre entre leur père et leur(s) enfant(s) représenterait une tentative de réparation du lien (souvent mis à mal), à la fois à leur père et à leur progéniture. Quant au « papa machann glas », le fait d’avoir envoyé sa fille passer les vacances chez son grand-père aurait été une occasion de créer un rapprochement sur plusieurs générations. Il partage les attentes qu’il a entretenues à l’égard de cette rencontre :

« Oui ! Lien… un plus fort lien… vu qu’elle… elle a… déjà pour ma fille...! parce que je trouvais que c’était un peu dur quand elle me demandait de connaître mon père, c’était qu’elle voulait me connaître mieux. […] Donc j’ai cherché à faire ça, d’abord pour elle et ensuite pour euh… si mon père… voulait euh… renouer ! Avec nous… et que ce soit par… par ma fille ç’aurait été bien ! C’est-à-dire… deuxième génération, quoi… »

Pour le « papa dyaspora », l’implication de son père auprès de son fils est plus que bienvenue : « euh ouais c’est… c’est bien ! Je trouve, ça me fait… ouais c’est bien ! Ça me rend bien… heureux ! Il aime beaucoup [prénom de son enfant] et [prénom de son enfant] l’apprécie beaucoup aussi… »

Au fil de l’entretien, la compréhension du participant quant au fait que son père s’impliquerait davantage auprès de son fils qu’il ne se serait investi auprès de lui au cours de sa vie a été explorée. Une telle disparité au niveau de la dynamique semble faire sens étant donné les différentes implications que demanderaient le rôle de père et celui de grand-père :

« [e]uh… Non ! C’est euh… je crois que c’est plus ou moins compréhensible… euh… les problèmes sont beaucoup moins euh… […] il n’a pas la même problématique dans un sens… qu’avec ses petits-enfants euh… c’est plus distant ! En termes de… il est juste un grand-père ! Mais euh avec euh… avec nous il y avait toutes sortes de problèmes dans sa relation avec ma mère ! Donc je comprends que… euh à l’époque ça ne pouvait pas nécessairement être la même chose… » (Le papa dyaspora)

Les « problèmes » dont ce père fait mention – y compris ceux qui concernent les différents acteurs de la scène familiale – sont exposés par les participants comme venant interférer de manière significative avec leur paternité.

L’être-père supplanté par la lutte pour préserver l’image du père en péril

Évitement du sentiment de honte et de culpabilité

En contexte de séparation parentale, la rupture du lien à la mère influencerait la fréquence des visites à l’enfant par le père. Selon le discours des participants, cette réticence serait souvent tributaire de la volonté, plus ou moins consciente, d’éviter la culpabilité ressentie dans le lien à la mère : « par rapport à… quand il regarde l’enfant… il sait que c’est le sien… il a de l’amour pour lui… mais vu tout le mal qu’il a fait à la mère… il a peur de s’en approcher… » (Le papa marasa)

Pour certains pères, le sentiment de culpabilité renverrait à une situation d’adultère. Le « papa sekrè » confie ne pas se sentir en mesure d’assumer sa paternité, cette dernière étant le résultat d’une relation extra-conjugale inconnue de sa femme. À la question de savoir comment il aurait vécu sa paternité dans d’autres circonstances, il répond :

« j’aurais été fier ! […] si c’était avec ma femme que je l’avais fait je me serais plus senti comme… un papa ! J’aurais pu lui donner de l’affection, jouer avec lui, répondre à tous ses besoins, ces choses-là… […] il y a des choses que je ne peux pas faire […] à cause de ma femme… » (Le papa sekrè)

D’autres pères ont avoué éviter de rendre visite à leur(s) enfant(s) de peur d’y rencontrer le nouveau partenaire amoureux de la mère. Le sentiment de honte de ne pas avoir su maintenir l’union conjugale et d’avoir été remplacé par un autre homme (parfois plus à même de subvenir aux besoins de la famille) ressort de leur discours. Le « papa mawon » détaille comment sa fille a pu devenir le dommage collatéral de sa réaction quant au choix d’un nouveau partenaire par la mère :

« quand je suis retourné là-bas… elle avait noué une relation avec un gars. […] Et là j’ai demandé à prendre l’enfant entre ses mains ! […] elle n’a pas voulu me la donner… […] j’ai laissé l’enfant entre ses mains… et là moi je suis rentré à Port-au-Prince. Je suis rentré et je ne suis plus jamais retourné là-bas. »

Esquivement du pilori

Le fossé qui est souvent introduit entre le père et son enfant tendrait à se creuser davantage lorsque s’y ajoute la peur des reproches de la part de l’entourage. Plusieurs participants ont abordé avec gravité la certitude selon laquelle les personnes faisant partie de l’environnement immédiat de l’enfant s’affaireraient à porter atteinte à leur réputation en tant que père :

« parce que les gens… […] et puisqu’il était petit, ils vont lui mettre quelque chose dans la tête… un mythe ! ils vont dire que « ah, ton père ne s’est pas occupé de toi, c’est nous qui nous sommes occupés de toi, qui t’avons donné tout le support, toutes les choses… tu n’as pas de papa qui t’a aidé… » (le papa dezespwa)

Des différentes sources potentielles de dénigrement du père, c’est la diffamation maternelle et ses conséquences qui semblent préoccuper le plus les participants. Le « papa marasa » appréhende pour sa part l’intériorisation par son enfant de l’opinion négative de sa mère à son égard : « […] sa maman peut lui dire quelque chose… il garde rancune… […] ça va dépendre de ce que la maman met dans sa tête… dans son esprit… […] La maman peut lui dire… ton père n’a rien fait pour toi… c’est moi qui ai tout fait… ton père… c’est un vagabond… […] »

Certains pères semblent toutefois se raccrocher à la possibilité que la représentation précoce que leurs enfants avaient d’eux soit préservée à mesure qu’ils grandissent, malgré une moins forte présence de leur part auprès d’eux :

« […] l’excuse que moi je peux avoir devant les enfants… c’est parce que quand je me suis séparé de leurs mères… ils étaient déjà grands… ils m’avaient vu avec eux dans la maison… mais si je les avais laissés depuis un mois… deux mois… ma punition serait dure… tu comprends ? » (Le papa marasa)

En dépit du peu (ou de l’absence) de contacts avec leur(s) enfants, les pères semblent accorder une importance au regard que leur(s) enfant(s) porte (nt) sur eux.

Amour et désir d’incarner un père idéal

Malgré la difficulté exprimée par plusieurs des participants à incarner pleinement et de manière constante leur paternité, on retrouve généralement chez eux un profond sentiment d’amour envers leur progéniture : « je l’aime beaucoup… même si je ne trouve pas le temps pour l’honorer… mais je l’aime toujours… » (Le papa biznis man)

Pour le « papa machann glas », cet amour aurait une capacité liante, c’est-à-dire celle de résoudre les failles au sein de la relation :

« [n]otre lien qui était très très collé, petit à petit, c’est elle qui demandait plus « mais papa, tu me parles plus »… c’est euh… je… mais ça se collait, ça se… euh, l’adhésif à chaque fois c’était l’amour, en fait… (petit silence) c’était toujours des mots doux, euh… à la fin, qu’elle me disait et que je lui disais… et ça résolvait tout (petit rire)… jusqu’à aujourd’hui… des moments de crises, de prise de tête et puis bon, un p’tit mot… […] Malgré la distance, pour que tu… deviennes la personne que tu dois devenir… je t’aime ! Je suis là ! Je suis quand même là… […] »

À ce sujet, le « papa malere » parle d’un enfant constamment présent à travers ses pensées : « […] je pense toujours à lui… (silence) je ne vais pas te mentir, je l’aime aussi beaucoup, tu comprends… […] »

En plus de l’amour porté à l’enfant, le discours de plusieurs participants est imprégné d’un désir d’incarner un père à part entière, à savoir un père en mesure de répondre aux besoins de l’enfant non seulement au niveau physiologique, mais aussi au niveau affectif et psychique. Le « papa machann glas » dévoile son envie d’être davantage investi auprès de ses enfants dans l’avenir : « la présence… (silence) être un vrai père… c’est-à-dire euh… faire tout ce qu’une mère fait (rire). […] Enfin j’espère… en tous les cas, j’aimerais pas être dans le rôle du père… du semi-père… du trois quarts père… […] »

Le « papa jwè bolèt » dépeint le père idéal comme celui qui prend le temps de répondre aux différents besoins de l’enfant sur le plan affectif :

« […] c’est important de savoir que… que le garçon ou la fille se sent bien dans sa peau… et que vous avez un œil dans ça… […] un enfant a besoin de se sentir aimé… de se sentir écouté… […] c’est ce genre de père que je suis… je veux être… c’est comme ça que j’aurais aimé que mon père fût… (petit silence) […] Qu’il consacre un petit temps pour… pour voir comment cette progéniture-là… si, si… comment qu’elle comprend la vie […] pas seulement d’avoir donné, d’avoir donné nai… d’avoir engrossé la mère quoi… d’avoir une présence aussi, une conversation, une communication… (silence) chaque fois que j’ai l’occasion d’être ce père je le suis… »

Il semble s’effectuer chez ce participant, lors de l’élaboration et par la reformulation qu’il fait de ses propos, un début de processus réflexif critique par rapport à son rôle de père.

Discussion

Les trois thèmes principaux abordés ci-dessus nous permettent de décrire et de discuter plus avant de l’expérience subjective de la paternité chez des pères haïtiens. Cette dernière se scinde en trois facettes, soit la paternité subie (le sujet en tant que fils de son père), la paternité vécue (le sujet en tant que père réel) et la paternité souhaitée (le sujet en tant que père idéal).

La paternité subie

L’analyse a fait émerger la présence, chez les participants, d’un rapport à la paternité teinté par l’expérience qu’ils ont vécue, en tant que fils de leur propre père. Les souvenirs des participants à ce sujet font généralement état d’un père absent physiquement ou affectivement. Cette expérience précoce de la carence dans le lien au père est susceptible d’avoir complexifié le devenir père des participants. En effet, le lien du père à son enfant se cultive psychiquement dès sa conception, alors que le père est inconsciemment amené à revisiter sa propre histoire familiale (Lamour, 2013). On observe souvent une difficulté chez le père en devenir à se différencier d’une histoire familiale où le lien au père n’aurait pas été « suffisamment bon » (Lamour, 2013). Le risque d’évitement de la paternité ou de répétition des carences affectives envers l’enfant s’en trouverait accru (Lamour, 2013). La présence d’une blessure, plus ou moins consciente, apparaît intriquée à l’expérience de la paternité en Haïti, que cette dernière soit vécue en tant que fils ou en tant que père par les hommes rencontrés. La blessure dont il est question ici semble non seulement se retrouver parmi les différentes générations, mais également les lier entre elles.

Les enjeux de répétition générationnelle venant d’être évoqués semblent être complexifiés chez les participants par leur inscription dans une mémoire familiale collective. Cette hypothèse fait écho à la façon dont plusieurs des sujets rencontrés ont raconté tant la relation à leur père que la relation à leur(s) enfant(s). Au sein de leur discours, une certaine confusion se discerne entre le vécu personnel et les représentations collectives associées à la paternité. Tel qu’évoqué plus haut par le « papa machann glas » lorsqu’il fait référence à « la société haïtienne », l’héritage sociétal viendrait restreindre la possibilité qu’émerge, chez les pères haïtiens, une expression singulière de la paternité. Le manque de subjectivation témoigné par plusieurs des hommes rencontrés face à une problématique commune (bien que peu adressée) tendrait à complexifier, d’une part, l’élaboration de l’absence (ou du désinvestissement affectif) de leur père et, d’autre part, la prise de conscience et de responsabilité en lien avec leur propre paternité.

Outre les enjeux de répétition générationnelle, l’investissement de la paternité serait tributaire de l’acceptation par le père d’une permutation dans le système de parenté (Moreau, 2004). Plus précisément, il s’agirait pour l’homme d’effectuer un passage, au niveau fantasmatique, de la posture passive et infantile de fils de son père à celle, adulte, de père de son enfant (Konicheckis, 2002). Or, comment un homme n’ayant jamais vraiment eu le sentiment d’être le fils de son père peut-il concéder un tel renversement dans l’ordre des générations ? L’enfant à naître ne risque-t-il pas, inconsciemment dans de telles circonstances, de représenter une menace à cette place (convoitée fantasmatiquement) d’enfant du père ?

La paternité vécue

En plus de se retrouver sur la scène fantasmatique, la rivalité du père envers son enfant peut s’inscrire dans le réel. Aubert-Godard (2004) souligne que l’enfant peut être perçu par son père comme celui qui s’approprie sa place auprès de sa femme, notamment par son accès privilégié à l’amour maternel et au sein, devenu non plus seulement érotique, mais aussi nourricier (Le Camus, 2006). À cette conception pouvant éclairer le vécu des participants, nous ajoutons celle que l’enfant haïtien risque de prendre la place de son père auprès de sa mère, ainsi qu’auprès de toutes les femmes de l’entourage. Il semble effectivement que, dès la naissance de l’enfant, le père-enfant se retrouve dépouillé de l’attention et des soins dont il jouissait jusqu’alors, en tant que principal objet d’investissement de la scène matrifocale.

L’analyse du discours des participants a relevé les rapports de pouvoir pouvant découler d’une dualité sociétale spécifique aux sociétés post-esclavagistes antillaises où règnent à la fois patriarcat et matrifocalité[8]. Naître garçon dans la société haïtienne voudrait souvent dire grandir avec plus de liberté (en particulier au niveau des relations amoureuses et de la sexualité) et moins de responsabilités (par exemple, quant à l’entretien du foyer) qu’en aurait la petite fille (Darline et al., 2018). Les parents mettraient au monde un enfant-roi, risquant de maintenir, une fois devenu homme et ensuite père, la posture infantile dans laquelle il a été cantonné. Les résultats suggèrent également que les privilèges dont disposent les garçons haïtiens peuvent jouer en leur défaveur lorsqu’ils deviennent pères. Le rapport de force homme-femme tendrait à se transformer dès l’annonce de la venue de l’enfant. L’homme serait mis en marge d’un espace presque entièrement occupé par des femmes de l’entourage.

Aubert-Godard (2004) fait valoir que les bouleversements qui surviennent dans la vie de l’homme qui devient père l’exposent à un risque d’effondrement sur le plan narcissique. L’auteure précise toutefois que les gratifications narcissiques – comme la possibilité d’octroyer le nom à l’enfant tel qu’évoqué par le « papa jwè bòlèt » – vécues au sein de la paternité auraient un potentiel préventif quant à la probabilité qu’advienne un tel effondrement (Aubert-Godard, 2004). Plus spécifiquement, la satisfaction apportée par les gratifications narcissiques prémunirait le père des sentiments de frustration, de jalousie et d’envie pouvant être suscités par l’enfant, ce qui en faciliterait l’investissement (Aubert-Godard, 2004). À l’issue de cette recherche, une question demeure : dans quelle mesure les hommes rencontrés ont-ils pu bénéficier de telles gratifications en lien avec leur paternité ?

D’après les participants, c’est plutôt une organisation de la famille se dispensant de l’apport (autre que pécunier) du père que l’on retrouverait la plupart du temps en Haïti. On devine une disqualification paternelle intervenant précocement, à la manière d’un mauvais présage, alors que la plupart des hommes rencontrés ont partagé ne pas s’être sentis pleinement inclus dans la décision même d’avoir un enfant. La mise en marge du père se poursuivrait une fois l’enfant venu au monde, celui-ci se trouvant à adopter, le plus souvent, une posture d’observateur à distance d’un espace réservé aux femmes (toutes générations confondues) et aux enfants.

Selon les écrits, une condition préalable pour que le père puisse prendre sa place et jouer son rôle de tiers au sein la relation mère-enfant serait d’être reconnu symboliquement par la mère (Noël, 2009). En effet, « il faut un fauteuil vide avant de s’y asseoir » (Julien, 1992, cité par Noël, 2009, p. 89). Cette reconnaissance s’exprimerait notamment à travers les représentations positives nourries à l’égard du père (Noël, 2009). De même que le « papa dezespwa » et le « papa marasa », plusieurs pères rencontrés ont plutôt fait état de la crainte que les représentations entretenues par la mère à leur égard soient négatives et qu’elles en viennent à être intériorisées par leur(s) enfant(s). Du discours de la majorité des participants se discerne ainsi une paternité essentiellement non vécue comme ils l’auraient souhaité.

La paternité souhaitée

La mise à distance des participants en ce qui concerne la paternité semble s’être effectuée en deux temps : d’abord dans le rapport entretenu avec leur propre père, et ensuite avec leur(s) enfant(s). La difficulté d’accéder à la paternité dans le réel s’avère amener les participants à déplacer leur investissement vers leur vie fantasmatique. De l’insatisfaction dans la relation au père surgit, chez certains, l’espoir d’une relation meilleure (et potentiellement idéalisée) dans le futur, à travers la réunification des générations.

Clerget (2004) aborde le délaissement du père réel pour un père idéalisé chez l’enfant qui se retrouve seul, devant une mère toute puissante. L’auteur explique qu’un tel mouvement sur le plan des investissements chez l’enfant risque de se rejouer lorsqu’il deviendra père à son tour, alors qu’il préférera l’enfant idéalisé à l’enfant réel (Clerget, 2004). On constate ainsi que l’investissement de l’enfant sur le plan fantasmatique peut coexister avec la distance, voire l’absence. Les participants ayant témoigné le désir d’avoir davantage de contacts avec leur(s) enfant(s) semblent, au moment de la rencontre intersubjective, se contenter de l’enfant idéalisé dont l’investissement apparaît moins menaçant que celui de l’enfant réel. Dès lors, la relation future à l’enfant apparait elle aussi idéalisée. Alors qu’ils livrent, au fil des entretiens, la manière dont ils s’imaginent cette relation, certains participants en profitent pour donner accès au père qu’ils aimeraient devenir. On découvre que ce père est le même que le père idéalisé de leur enfance. Par son caractère idéalisé et donc inaccessible, le fait d’être un vrai père, c’est-à-dire pleinement présent dans la vie de l’enfant, apparaît régulièrement remis à plus tard. Pendant ce temps, l’enfant demeure néanmoins le plus souvent présent à travers les pensées des pères rencontrés.

Contributions et limites

Le principal intérêt de cet article est qu’il aide à mieux cerner les différents enjeux pouvant faire entrave au devenir père, selon la perspective subjective de pères haïtiens. Mieux entrevoir les obstacles au plein investissement de la paternité chez des hommes haïtiens rendra possible d’agir sur eux pour éventuellement faciliter leur investissement auprès de leur progéniture. Une plus grande implication des pères en ce qui concerne leur paternité pourra bénéficier à tous les acteurs de la scène familiale haïtienne.

Cet article comporte certaines limites. D’abord, la quasi-absence de recherches préalables entourant la problématique spécifique à l’étude a complexifié la mise en dialogue des résultats avec les écrits scientifiques. La chercheuse a fait preuve de prudence dans sa discussion en s’assurant de ne pas sur analyser les résultats (pour éviter un placage théorique), tant de la perspective psychanalytique que du point de vue culturel. En dépit des limites énoncées, ce type d’étude (exploratoire) permet de combler un vide dans les écrits.

Ensuite, l’article témoigne d’un manque de contextualisation des résultats en fonction du statut social et économique, de l’âge ainsi que du milieu de vie (commune ou section communale) des participants, bien que l’échantillonnage soit diversifié en ce sens. La recherche future pourrait contribuer à faire ressortir les particularités de l’expression de la paternité en Haïti, en fonction de ces différents facteurs.

Puis, l’étude effectuée se limite à l’exploration du point de vue de pères concernant les obstacles au plein investissement de leur paternité. Il serait pertinent pour les recherches futures de s’intéresser au témoignage de mères haïtiennes sur la question. La mise en dialogue du discours de ces deux acteurs de la scène familiale par la recherche scientifique s’avère une piste fructueuse pour éclairer les interventions visant à soutenir le processus de transformation nécessaire à une plus grande implication des pères au sein de la famille.

Pistes pour l’intervention

Offrir des interventions préventives promouvant une éducation propice à davantage d’autonomisation et de responsabilisation (notamment en ce qui concerne les soins apportés à l’enfant et l’entretien du foyer) chez le petit garçon haïtien constituerait une piste pour favoriser une plus grande capacité d’investissement chez lui une fois adulte. En effet, la plupart des sujets rencontrés ont nommé se sentir dépourvus d’outils et de connaissances expérientielles dont l’acquisition aurait pu, selon eux, leur permettre de mieux se préparer à incarner leur rôle de père.

Un autre élément porteur serait – en cohérence avec l’expression par plusieurs pères rencontrés d’un sentiment d’avoir été disqualifiés précocement du processus entourant la parentalité – de sensibiliser la population aux avantages pour tous les acteurs de la scène familiale d’une meilleure inclusion du père dans le processus de parentalisation[9]. Le Camus (2006) aborde les bienfaits pour les parents et pour l’enfant de la présence du père au cours des différentes étapes du suivi de la grossesse et de l’accouchement, ainsi que du partage des soins et des échanges affectifs. Si de telles propositions s’avèrent intéressantes, une réflexion sur le potentiel d’intégrer certaines d’entre elles aux pratiques courantes tout en respectant les valeurs culturelles de la communauté demeure indispensable. En ce sens, il serait utile pour les intervenants de discuter avec les familles afin de générer des idées sur la possibilité d’effectuer des aménagements (culturellement adaptés et cohérents) qui pourraient favoriser une plus grande implication du père au niveau périnatal. Il serait avantageux de soutenir les pères dans le développement d’un sentiment de valorisation à travers l’investissement de leur paternité en rappelant ce qu’ils ont à offrir de singulier par rapport aux mères, notamment en ce qui a trait aux fonctions et aux rôles paternels spécifiques.

Considérant l’impact révélé par les participants de la qualité de la relation du père avec la mère sur l’investissement affectif de l’enfant, des interventions de sensibilisation, quant à l’importance (pour le bien-être de l’enfant) de distinguer la conjugalité de la parentalité, seraient à prioriser afin de faciliter l’exercice de la coparentalité (Tremblay et al., 2013).

Conclusion

Pour terminer, cet article aborde les obstacles au plein investissement de la paternité chez des pères haïtiens tels que se les représentent les sujets rencontrés. Ces obstacles incluent notamment la difficulté du père à prendre sa place au sein d’une configuration familiale définie par la mère en son centre et le père en périphérie ; une inclinaison à répéter un modèle paternel jugé défaillant ; la tendance à éviter des situations ayant le potentiel de faire émerger des sentiments difficiles risquant d’accentuer des enjeux narcissiques, ainsi que le désinvestissement psychique de la paternité réelle au profit d’une paternité imaginée. Cette étude offre certaines pistes pour les recherches à venir. Des recommandations concernant des interventions communautaires préventives y sont émises, dans la perspective d’atteindre de profondes transformations quant à l’investissement paternel en Haïti.