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Introduction

L’accueil individuel des tout-petits, chez une assistante maternelle, et plus encore l’accueil collectif en établissement d’accueil des jeunes enfants (EAJE), ont été investis en France par de multiples enjeux : conciliation vie professionnelle/vie familiale, insertion sociale et professionnelle des mères, lutte contre la pauvreté et les discriminations, égalité femme-homme, soutien à la parentalité, développement et socialisation des jeunes enfants, lutte contre l’échec scolaire, etc. Pourtant, dans les faits, la France se caractérise par un déficit de places d’accueil et de très fortes inégalités territoriales (ONAPE, 2021). Si la capacité théorique d’accueil formel (individuel et collectif) est d’environ 60 places pour 100 enfants au niveau national, certains départements et des villes sont très peu pourvus. Loin devant l’accueil en EAJE, le plus souvent valorisé par les parents (Cartier et al., 2017), les assistantes maternelles représentent le premier mode d’accueil formel, tandis que près de 6 enfants de moins de 3 ans sur 10 sont gardés par leur famille, dont la moitié gardée exclusivement par leurs parents. Selon le rapport de l’ONAPE (2021), le recours à un accueil formel est de 24 % pour les familles en situation de pauvreté et de 64 % pour les familles au-dessus du seuil de pauvreté. En particulier, les familles dites modestes sont moins souvent accueillies en EAJE. Les difficultés d’accès aux modes de garde se conjuguent souvent à la précarité des conditions de travail salarié (Boyer, 2005).

La question des « bricolages de garde par les parents » et de leurs démarches pour obtenir un mode d’accueil, en particulier ceux en situation de pauvreté (Zaouche-Gaudron et al., 2021 : 115), est rarement étudiée. Pour ce faire, nous la considérons sous l’angle d’un « non-recours » (Warin, 2016), ce qui permet de l’examiner non seulement en lien avec les caractéristiques des familles, mais également en termes d’offre publique locale. Centrés sur la diversité des attentes et pratiques familiales ou sur les politiques territoriales, les travaux sur les modes d’accueil de la petite enfance s’intéressent peu à l’absence d’expression d’une demande tout en prenant en compte les situations auxquelles les parents sont confrontés. Une analyse relationnelle du « non-recours » demande d’articuler les situations familiales avec une offre locale d’accueil des jeunes enfants, au niveau de son accessibilité et de sa diversité. Il s’agit ainsi d’analyser les différentes formes de non-recours qui donnent lieu à ces « bricolages de garde » mis en œuvre par les familles, sur le terrain d’une grande ville de la banlieue parisienne en situation de profond déficit de places d’accueil pour les enfants de 0 à 3 ans.

Après avoir indiqué les limites de la notion de « choix » d’un mode d’accueil et l’intérêt de la repenser en termes de non-recours des parents à des services d’accueil des jeunes enfants en lien avec leurs bricolages de garde, nous présenterons le travail d’enquête réalisé dans le cadre d’un appel à étude d’une ville d’Île-de-France, portant sur les « besoins d’accueil de la petite enfance non-exprimés »[1]. Nous analysons les différentes formes de non-recours, en rapport avec les situations auxquelles les mères sont confrontées dans ce domaine qui leur incombe souvent, tout particulièrement en milieux populaires (Stettinger, 2018). L’existence même d’une « non-demande » sera ensuite discutée dans la mesure où elle ne se rapporte pas seulement à la situation des mères, mais également à leur expression de besoins étant propres à leur enfant. La conclusion indiquera comment le non-recours met à l’épreuve une offre municipale pour l’accueil des jeunes enfants et insistera sur l’imbrication des dimensions formelles et informelles des bricolages de garde dont témoignent les mères.

De la question du « libre choix » des familles à celle du « non-recours »

Construite socialement et institutionnellement comme catégorie de pensée et d’action, consacrée aujourd’hui dans une prestation financière aux familles nommée « complément de libre choix du mode de garde », l’idée de « libre choix » d’un mode d’accueil des jeunes enfants par les parents ne résiste pas à la réalité des faits. De nombreuses études montrent de longue date les décalages entre les réalités et les souhaits des familles, en lien avec la complexité évolutive des formes de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle (Collet et al., 2016), mais aussi la composition et l’âge de la fratrie (Bouve, 2007). Les demandes d’accueil collectif (Cartier et al., 2017) sont en particulier liées aux effets de « socialisation » attendus des EAJE (Bouve, 2001 ; Garnier, 2015). La diversité des attentes parentales est relative à leur classe sociale (Geay, 2017), ainsi qu’aux trajectoires de migration (Eremenko et al., 2017). Le moindre recours à un mode d’accueil des familles en situation de précarité est souvent imputé à des facteurs économiques, mais aussi à leur distance à l’égard des institutions socio-éducatives, avec la crainte d’une dépossession de leurs prérogatives ou d’un regard inquisiteur (ATD, 2019 ; Deshayes, 2020). En lien avec l’avancée en âge des enfants, les études statistiques sur leurs trajectoires de garde montrent aussi la fréquence d’un recours simultané à différents modes de garde (Francou et al., 2017).

Toutes ces analyses de l’accès à des modes d’accueil des jeunes enfants sont le plus souvent réalisées indépendamment des opportunités et des possibilités locales auxquelles sont confrontées les familles. Elles ignorent également leurs représentations de l’accessibilité de l’offre locale et du sens de ce recours (Vandenbroeck et al., 2014). Une étude (Candiago et al., 2012) montre d’ailleurs que la création d’établissements d’accueil (halte-garderie et crèche), initiée sans attente explicite des habitants d’un quartier économiquement et socialement défavorisé, a permis de susciter de multiples demandes des parents. Une approche en termes de non-recours présente l’intérêt de ne pas dissocier les attentes et les pratiques des familles, avec les caractéristiques de l’offre locale. Si le domaine de l’accueil des jeunes enfants est cadré par des orientations et réglementations nationales, cette offre peut s’appréhender à l’échelle des villes et, plus précisément, des quartiers, dans l’environnement immédiat de la vie des familles.

Visant l’accès aux droits et aux prestations financières, la question du non-recours s’est étendue à l’offre de services (Kesteman, 2019). Pour reprendre la définition de Warin, le « non-recours renvoie à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique, de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre » (Warin, 2014 : 67). Selon la typologie élaborée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services, il recouvre quatre formes principales :

« - la non-connaissance, lorsque l’offre n’est pas connue ;

la non-demande, quand elle est connue, mais pas demandée ;

la non-réception, lorsqu’elle est connue, demandée, mais pas obtenue ou utilisée ;

la non-proposition, lorsqu’un agent ne propose pas une offre, notamment parce qu’il estime que le demandeur – généralement en grande précarité n’est pas prêt à entrer immédiatement, même accompagné, dans des démarches administratives ou des parcours sociaux […] » (Warin, 2014 : 67)

Abordée sous l’angle d’un non-recours, la question de l’accueil des jeunes enfants invite à la penser en matière d’offre publique, en envisageant qu’il y a dans ce non-recours une expression qui interroge « la pertinence de l’offre appréciée sous des angles multiples » (Warin, 2016 : 157). Cette perspective demande aussi d’analyser les rapports qui se jouent entre ce non-recours à une offre formelle d’accueil, notamment en crèche, et une garde qui peut se jouer de manière informelle, dans des solidarités familiales et de voisinage (Martin, 1995). Les bricolages de garde sont à considérer comme un « faire avec » (de Certeau, 1980 : 83) l’offre publique existante. En milieu populaire, ils constituent une des dimensions d’un « travail de subsistance » (Collectif Rosa Bonheur, 2019 : 16) visant spécifiquement la garde et les soins des très jeunes enfants. Ils signifient des montages composites entre garde formelle et informelle, entre une offre publique et la sphère familiale. Ils s’incarnent dans des arrangements in situ, selon des occasions ou circonstances dont les parents peuvent ou non profiter, au coup par coup, dans leur environnement proche. Là où l’idée de « choix » d’un mode de garde suppose à la fois un acteur rationnel, une vision de surplomb de tous les possibles et une connaissance de leurs caractéristiques, le terme de bricolage veut dire l’absence de planification en bonne et due forme ou de stratégie, voire une « docilité aux aléas du temps » (de Certeau, 1980 : 87).

Comme toute typologie, celle des formes de non-recours pose des problèmes de définition. Pour n’en prendre qu’un seul exemple, que peut-on entendre par « manque d’information » ou « maîtrise insuffisante de l’information » (Warin, 2016 : 43) en matière d’accès à un mode d’accueil ? Sur quels objets porte cette information : les modalités d’accès, les coûts et les aides financières, les horaires, etc. ? À partir de quels critères peut-on dire que cette information est suffisante ou non ? L’intérêt de ces questions est qu’elles mettent toujours en rapport des usagers et des services inscrits dans leur environnement proche. Plus que de catégoriser les parents dans telle ou telle forme de non-recours, il s’agit dans chaque cas de comprendre le sens qu’il revêt de leur point de vue dans des situations auxquelles ils sont confrontés. Ces situations sont, par définition, évolutives, ne serait-ce que parce que les enfants grandissent et que la fratrie peut s’agrandir, et sont toujours en lien avec les propositions qui leur sont faites (ou non) dans l’espace local.

Terrain et travail d’enquête

Le terrain de cette étude est une grande ville de banlieue parisienne, caractérisée par un fort taux de pauvreté (38 %), de chômage (22,7 %) de familles monoparentales (18,2 %), de population de nationalité étrangère (31,1 %), un taux d’activité professionnelle féminine (53,5 %), de travail à temps partiel des femmes (14,1 %) et d’emploi précaire (18,3 %)[2]. Face à une démographie dynamique, la capacité théorique d’accueil formel des enfants de moins de 3 ans est d’environ 30 % (soit la moitié de la moyenne nationale) : près de 20 % en accueil collectif en EAJE ; 10 % en accueil individuel chez des assistantes maternelles, dont une partie est en sous-activité, souhaitée ou non. Leurs difficultés de logement pour recevoir les familles et de réputation des quartiers où elles habitent s’ajoutent ici à tout un ensemble de raisons qui marquent un certain recul de ce mode de garde (Unterreiner, 2018). L’offre municipale d’accueil collectif des jeunes enfants est composée de multiaccueils (MA), c’est-à-dire des crèches[3] intégrant des haltes-garderies (HG) avec un accueil à temps partiel de moins de 20 heures hebdomadaires. Elle est complétée par cinq classes pour les enfants de moins de 3 ans en école maternelle, 44 places réservées par la mairie dans des crèches d’entreprises, hospitalières et privées dans le quartier du centre-ville (QCV). Au sein de la ville, il existe en outre une offre privée et associative peu développée, ainsi que trois crèches gérées indépendamment par le département.

À la demande de la Direction de la petite enfance de la ville, l’enquête a été ciblée sur deux des « quartiers prioritaires politiques de la ville », les moins dotés en capacité théorique d’accueil collectif et le QCV (voir Tableau 1). Les deux quartiers « prioritaires » enquêtés sont marqués par un taux de couverture d’accueil collectif des jeunes enfants, très inférieur à la moyenne de la ville et par des indicateurs sociodémographiques plus défavorables. En outre, la comparaison avec Paris montre que la ville de banlieue parisienne choisie pour cette étude est nettement désavantagée, tant au niveau des indicateurs sociodémographiques que pour son offre locale d’accueil collectif des jeunes enfants en EAJE : soit 51,7 % pour Paris et 18,1 % pour la ville. Ces chiffres soulignent de fortes disparités sociospatiales et l’inégale capacité de l’offre locale à répondre aux demandes des familles.

Tableau 1

Indicateurs sociodémographiques selon les quartiers enquêtés

Indicateurs sociodémographiques selon les quartiers enquêtés

Source : données du Service des études locales et de la direction petite enfance de la ville (2020) ; à titre de repère, nous avons indiqué des données pour la ville de Paris de l’INSEE (2019) et de la CNAF (2019).

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La Commission d’admission aux modes d’accueil se réunit deux fois par an, les entrées se faisant principalement en septembre. Pour juillet 2020, cette dernière a reçu 984 demandes, centralisées par un guichet unique, dont 30 % ont été satisfaites pour les demandes à temps plein et 25 % pour les temps partiels ; 10 % des places sont réservées pour les demandes liées à l’insertion professionnelle et 10 % pour les situations médico-sociales. De plus, la ville a ouvert très récemment une offre de garde très ponctuelle dans le quartier Centre où les enfants sont accueillis trois heures par semaine pour un cycle trimestriel. Les familles y sont en partie orientées par des professionnels du secteur médico-social : 12 des 20 familles demandeuses ont été admises pour le premier cycle de l’année 2020-2021 et 14 des 30 pour le second cycle interrompu par le premier confinement.

Réalisée au cours de l’année 2020 et au début 2021, l’enquête a été confrontée à la pandémie. Dans ce contexte, tous les parents ont été contactés via diverses institutions présentes dans les 3 quartiers : salle d’attente d’un centre de Protection maternelle et infantile, lieu d’accueil enfants-parents (Laep), maisons de quartier, écoles maternelles, centre petite enfance[4]. Au total, 26 mères et un seul père ont contribué à cette enquête. La quasi-absence des pères rencontrés dans ces lieux rejoint un constat plus général relatif aux milieux populaires : « les femmes sont les premières interlocutrices des institutions concernant l’éducation et l’entretien des enfants » (Deshayes, 2020 : 36). Les échanges ont été réalisés le plus souvent dans un lieu ouvert au public et en présence des enfants, ce qui ne prêtait pas à la confidence. Des mères ont d’ailleurs écourté l’entretien pour s’occuper du ou des enfants présents. Beaucoup ont refusé de communiquer un numéro de téléphone à une inconnue afin que nous puissions continuer l’entretien ultérieurement dans de meilleures conditions. Certains des entretiens, de type « compréhensif » (Kaufmann, 1996), réalisés par téléphone posent avec acuité la question des conditions de communication en langue française et de la présence des enfants aux côtés des mères. Dans ce contexte, les chercheuses ont pu toucher quelques familles précarisées, au sein d’un échantillon varié, non représentatif, de familles de la ville, très largement issues des milieux populaires[5].

Au sein de nos enquêtées, seules trois mères ont fait état d’un recours à un mode de garde formel pérenne, s’agissant de couples biactifs de classe moyenne (mères, soit infirmière, assistante sociale, assistante d’éducation) qui ont trouvé des solutions alternatives à l’offre municipale d’EAJE, respectivement en crèche hospitalière, crèche parentale et assistante maternelle. La rareté de l’offre municipale en EAJE accentue ainsi l’importance des différences de ressources dont peuvent faire usage les mères sur le plan économique, familial, social, culturel, langagier, pour avoir accès à une offre alternative. Parmi les 24 situations de non-recours analysées ici, 18 mères sont de nationalité ou d’origine étrangère, la très grande majorité originaire d’Afrique du Nord et subsaharienne ; sept des 24 fratries sont composées de trois enfants ou plus ; six mères et un père sont logés en hôtel social et/ou en attente de « papiers ». Ces situations de non-recours concernent six mères isolées et 18 vivant en couple, dont 14 conjoints travaillent (souvent ouvriers dans le bâtiment ou la restauration). Les situations professionnelles des mères marquent une activité effective pour sept d’entre elles, à temps partiel, voire précaire, notamment dans le domaine de la restauration, de la vente et des services à la personne, six se déclarent en recherche d’emploi et les autres mères se qualifient de « femme au foyer » ou font état de situation d’attente. Il faut souligner que ces trois catégories de rapport à un emploi salarié sont parfois difficiles à distinguer, tant elles peuvent se dire à travers des hésitations et des ambivalences des mères souvent placées dans des situations transitoires, « aux marges du salariat », avec « l’instabilité comme quotidien, l’incertitude comme horizon » (Collectif Rosa Bonheur, 2019 : 67).

Ciblés sur les récits des mères en matière de demande ou non d’un mode d’accueil pour leur(s) enfant(s), les entretiens réalisés en centre-ville ont également porté sur le récent dispositif de garde très ponctuel. Nous avons choisi de présenter les situations auxquelles les mères sont confrontées en montrant la diversité des catégories de non-recours qu’elles mettent en jeu et les différents bricolages de garde qu’elles sont amenées à construire.

Des mères en quête (ou non) de « solutions de garde »

À partir des quatre catégories de non-recours, nous avons dégagé quatre types de situations qui sont respectivement caractérisés par : une non-demande assumée, voire revendiquée ; une non-connaissance de l’offre et le présupposé d’une activité professionnelle des mères comme critère d’accès ; une non-adhésion à l’égard des assistantes maternelles et l’accueil à temps très partiel ; une non-proposition qui se double d’une débrouille informelle « au noir ». Chacune de ces situations peut être marquée par des évolutions du non-recours, au fil par exemple des naissances successives, ou cumuler les difficultés comme le montre le cas de Madame R, que nous croiserons à plusieurs reprises dans la mesure où sa situation de non-recours en conjugue différentes formes.

Une non-demande assumée ou revendiquée

Dans les trois quartiers, la non-demande de place en crèche peut être liée à une organisation familiale, comme pour Madame N, mère de trois enfants (8 ans, 5 ans et 18 mois). Mariée, elle travaille dans la restauration collective, ainsi que son mari. Le premier enfant est allé à la crèche, le deuxième a été gardé par une assistante maternelle. Pour la dernière, sa mère n’a pas fait de demande, car, en accord avec son mari, elle a arrêté son travail pour s’occuper de ses trois enfants : « une fois qu’elle sera un peu plus grande, j’pourrais repartir bosser » (Entretien N, Q2). La mise en suspens d’une activité professionnelle pour garder ses enfants correspond à une forte division traditionnelle des rôles selon le genre et aux arbitrages entre des investissements professionnels différents, notamment en milieux populaires (Galtier, 2011 ; Collet et al., 2016), avec un effet cumulatif en fonction de la taille de la fratrie. D’ailleurs, les propos des pères, tels qu’ils sont rapportés par les mères interrogées, renforcent cette division : « il dit que mes filles ont besoin de leur maman, elles sont petites, elles ont besoin de moi » (Madame K, Q1). Le (seul) père interrogé le souligne : « [p]our moi l’idéal, c’est la maman » (Monsieur V, Q2). De plus, l’idée de l’illégitimité d’une dépense pour des frais de garde s’ajoute quand la mère ne travaille pas.

Dans le quartier 1, le lieu d’accueil enfants-parents (Laep) où nous avons réalisé des entretiens rassemble une quinzaine de familles qui gardent leur enfant à la maison. Madame F qui se présente comme « femme au foyer » n’a fait aucune demande pour son fils unique de 3 ans et elle continue de s’en occuper plutôt que de le scolariser.

« Le temps passe trop vite, j’ai envie de profiter de tout ça. Je pense que la première année de maternelle, c’est trop tôt. Je veux l’accompagner pour qu’il soit autonome, qu’il soit armé. Par exemple pour aller aux toilettes, il a encore besoin de moi, pour s’essuyer. C’est aussi pour ça qu’on vient dans des structures comme ça (Laep). Je fais étape par étape. C’est un vrai travail, c’est aussi en fonction de ses demandes : au début il a dit qu’il voulait aller à l’école, après il a dit qu’il ne voulait pas y aller. » (Entretien F, Q1)

S’occuper soi-même de son enfant revient ici à l’investir d’une intense relation affective et éducative et à valoriser ce « travail » au point d’interdire sa délégation à d’autres. Il s’agit, selon cette mère, de laisser à l’enfant le temps d’avancer « à son rythme », en différant le poids des contraintes et des normes de l’institution scolaire, notamment celles des « 25 enfants » par classe, précise-t-elle. Cette mère retrouve au Laep d’autres familles pour organiser des sorties ou faire des « petites activités ensemble » avec leurs enfants, au domicile de l’une et de l’autre : « [i]l y a des mamans de tous les horizons, on regarde ce qui nous rassemble, pas ce qui pourrait nous diviser » (Madame F, Q1). Autant qu’un choix, cette non-demande exprime le refus de confier leurs jeunes enfants à des institutions, d’en être dépossédées ou du moins d’en repousser les échéances le plus longtemps possible : « [a]vant, l’école n’était pas obligatoire à 3 ans en France, je veux lui laisser le temps, mais il ira peut-être l’année prochaine. Je m’assure qu’il ne soit pas en retard par rapport aux autres enfants », explique Madame C qui fréquente aussi le Laep (Entretien C, Q1). Cette non-demande revendiquée fait valoir un « entre-nous », une sociabilité entre mères et entre enfants. Cette démarche questionne non pas tant une fermeture de la famille sur elle-même, comme peuvent l’être des « familles bastions » (Kellerhals et al., 1991), mais sur une communauté d’habitantes partageant les mêmes convictions[6]. À la différence des mères qui suspendent leur activité professionnelle pour garder leur enfant, présentées ci-dessus, cette non-demande revendiquée, s’apparente à un « intensive parenting » (Faircloth, 2014), au féminin. Au-delà des seuls soins des bébés qui reviennent traditionnellement et comme tout naturellement aux mères, cette non-demande se montre plus soucieuse du vécu émotionnel, du développement de l’enfant et de sa sociabilité.

La non-demande prend sens par préférence pour une garde au sein de la famille : les grands-mères en premier lieu (Kitzmann, 2018), si tant est qu’elles vivent à proximité des parents. Ainsi, Madame G a arrêté de travailler pour ses deux premiers enfants et n’a pas cherché de solution de garde. Elle évoque les difficultés pour obtenir une place, les délais et des coûts hors de portée : « je ne vous cache pas, j’ai pas beaucoup creusé » (Entretien G, Q1). Elle a repris un travail à mi-temps « rassurée », parce que sa mère, habitant dans le « bâtiment d’en face », garde son 3e enfant. Pour une autre mère, ces solidarités familiales présentent des limites, tant à l’égard de la personne qui garde l’enfant que vis-à-vis de ce dernier : « mais ça fait long pour la mamie, elle va pas la garder pendant 1 an et demi ; j’aime pas faire garder mes enfants tout le temps par la même… j’préfère qu’il y ait un mode de garde autre, quoi. […] C’est pas son travail de garder sa petite fille, enfin si un p’tit peu, enfin c’est pas son travail attitré, j’veux pas que ça devienne quelque chose de quotidien », explique Madame N, mère de trois enfants travaillant en restauration collective. À ses yeux, garder la benjamine, âgée de 14 mois, à temps plein, déborde trop largement d’une entraide familiale. Cela justifie sa demande de recours à une garde extérieure à la famille, ne serait-ce qu’à temps partiel qui, en même temps, représenterait une ouverture pour l’enfant.

La non-connaissance de l’offre : « pas de travail, pas de place »

Les mères évoquent de multiples difficultés qui font d’emblée obstacle à l’expression d’une demande : « y’a pas de place et puis il faut aller à la mairie. C’est loin, il faut prendre le bus ; moi j’ai pas de voiture, j’ai pas le permis, c’est difficile. Et puis tous les papiers, c’est difficile », selon Madame J, mère au foyer d’un fils de 12 mois (Entretien J, Q1). Elle ajoute que son garçon a « besoin de sa maman ». Les injonctions sociales à être une « bonne mère » et le manque de connaissance de l’offre et de ses conditions d’accès s’alimentent ici mutuellement.

Plusieurs situations se caractérisent par une non-connaissance de l’offre, souvent consécutive à un manque d’informations sur les possibilités locales, sur la démarche administrative et le processus d’attribution des places, avec notamment l’idée qu’il faut travailler pour avoir accès à une place en crèche. Ayant un mari boulanger, Madame H est femme au foyer à la recherche d’un emploi, mère d’une fille de 4 mois : « [j]e ne crois pas que ça soit possible parce que moi je ne fais rien, je suis à la maison en ce moment, donc je suis pour ça… » (Entretien H, Q2).

La non-connaissance de l’offre et des démarches peut venir des « rumeurs », du bouche-à-oreille (Bouve et al., 2011) : « [l]es gens disent que si tu travailles pas, ils donnent pas la place ; donc c’est pour ça que moi-même j’ai pas demandé », soutient Madame T (Q2). Elle précise ensuite qu’elle le tient de sa voisine et de sa sœur aînée qui habitent la ville. Pour d’autres, elles ont vécu un premier échec avec l’aîné qui les a dissuadé : « j’ai vu que c’était difficile, j’ai pas tenté ». L’idée d’une obligation de travailler comme condition d’accès à la crèche, même à temps partiel, peut être aussi véhiculée par les agents municipaux, ainsi que l’explique une mère célibataire qui, à défaut d’une place en crèche pour son enfant, fréquente le Laep.

« Madame S : Ah, les besoins. En fait, je cherche une place en crèche pour lui et en fait, j’ai pas trouvé. Quand je dépose le dossier, ils me disent toujours : y’a pas de place pour vous.

Chercheuse : Pourquoi ?

Madame S : La première fois, ils m’ont dit parce que je travaille pas, juste mon mari qui travaille. Je suis femme au foyer. Ils m’ont dit que c’est à cause du travail. » (Entretien S, Q1)

Pour une partie des mères, l’idée que la place en crèche est conditionnée par l’exercice d’une activité professionnelle dissuade d’emblée de faire « les papiers », d’autant que, selon elles, les agents affirment eux-mêmes que « c’est encombré ». Cette « non-demande subie » procède par découragement et « par épuisement à force de relations avec des prestataires qui selon elles (les personnes) stigmatisent ou discriminent » (Warin, 2018 : 3), envers leur inactivité professionnelle. Avec parfois le sentiment d’être « coincée » : « mais pour travailler, on a besoin de trouver la garde ; si on trouve pas de garde, on ne va pas travailler », souligne Madame Q. Mère d’un enfant de 9 mois et éloignée de son conjoint qui a d’autres enfants en Côte d’Ivoire, elle est à la fois « sans papier » et sans travail : « si je n’ai pas de travail après, je vais le garder. Si je ne travaille pas, ben pourquoi je vais avoir des places ? » (Entretien Q, Q2) Très isolée, elle apprécie garder elle-même son fils : « ben, quand il est avec moi, je ne me sens pas toute seule en fait ».

Il arrive que la demande n’aboutisse pas, malgré une activité professionnelle. Madame R travaille comme hôtesse d’accueil, à temps plein comme son mari ; elle a deux enfants, l’un de 2 ans, l’autre de 5 mois. Cette mère a fait sa demande lors de sa première grossesse et l’a renouvelée après la naissance, en suivant les explications de la mairie. Cette place lui a été refusée bien qu’il s’agisse d’un couple biactif :

« Quand je vais aux crèches, ils me disent que je dois aller à la mairie et quand je vais voir la mairie, ils me disent qu’ils privilégient les personnes qui sont sans emploi, qui ne travaillent pas. […] Je lui ai dit : mais c’est pas logique, et elle m’a dit : ce n’est pas une question de logique, mais c’est notre politique. Elle m’a dit qu’elle part du principe que la personne qui ne travaille pas, elle fait des recherches par rapport à son emploi. Franchement, je n’ai pas compris… Je me suis dit, moi j’ai mon boulot, j’ai un CDI, ça fait 6, 5 ans que je travaille là, c’est ça qui m’importe, c’est mon projet. […] Je me suis dit, s’il y a au moins ça pour le plus grand, ben mamie peut garder le bébé et puis voilà… parce que quelqu’un qui travaille est… bien, en principe, non ? » (Entretien R, Q2)

Du point de vue de cette mère, les informations communiquées par la mairie semblent mettre en évidence les critères aléatoires de la Commission d’attribution des modes d’accueil. Elles donnent à penser que cette attribution se fait de manière arbitraire, comme hésitant entre deux priorités : les couples biactifs et les mères qui cherchent à reprendre une activité professionnelle ou à accéder au marché du travail. En tout cas, l’absence de « solution » formelle va de pair avec le souci de trouver dans des solidarités familiales des arrangements transitoires pour les enfants.

Les assistantes maternelles : entre non-connaissance et non-réception

Pour une majorité des mères rencontrées qui ont obtenu une réponse négative à leur demande de place en crèche, l’alternative proposée par la ville se limite souvent à l’offre des assistantes maternelles, sans toujours leur donner les informations pour avoir accès à cet autre mode de garde. La non-proposition se double d’un déficit d’information, comme le montre le cas de Madame B, en couple et mère d’une fille de 18 mois, qui cherche à reprendre son activité professionnelle de secrétaire en France :

« Je suis passée à la mairie pour inscrire ma fille, pour commencer le travail, ils m’ont dit, c’est encombré. Toujours quand elle (agente du guichet petite enfance) parle avec moi, elle me dit non, il y’a pas de place, c’est encombré. […] À la mairie, ils m’ont dit que si t’es pressée, tu peux, tu peux avoir une assistante maternelle. Ils m’ont pas donné de liste, ils m’ont pas dit, ils m’ont juste dit que ça existait, c’est tout. Ils m’ont dit ça, après moi je n’ai pas cherché. Non, parce que moi je ne sais pas où… » (Entretien B., Q2)

Pour Madame P qui est à la recherche d’un emploi et mère de trois enfants (6 ans, 3 ans et demi et 1 an), le coût lui interdit d’avoir recours à cette alternative à la crèche : « j’ai dit non, moi mon travail je gagne même pas 600 euros comment je vais payer 500 ou 600, même [si] la CAF il paye la moitié pour moi, je peux pas » (Entretien P, Q1). Au-delà du manque d’informations et du prix, « le choix » d’une assistante maternelle peut être refusé par les familles, en lien avec des a priori négatifs sur ce mode de garde (Bouve et al., 2011). Madame R, essuie un refus quand elle va « tenter encore une fois ma chance » à la mairie pour effectuer des démarches pour le second enfant à naître et renouveler sa demande pour le premier. Elle est alors orientée vers les assistantes maternelles qu’elle rejette à son tour : « ma voisine est assistante maternelle, c’est juste que ça ne me convient pas, en effet. Financièrement, c’est pas que ça soit cher… ça me… comment vous dire…, ça ne me convient pas… On a déjà discuté avec mon mari, c’est un choix, quoi » (Entretien R, Q2). Le terme de « choix », très rarement employé par les mères rencontrées, veut dire ici récuser une « solution » de garde, non pas opter entre différentes alternatives considérées comme positives. Par ailleurs, même si cette décision a été discutée avec son mari, toutes les démarches administratives nécessaires à une demande de garde reposent sur Madame R. Les mères sont, dans ce domaine, des mères « je fais tout » (Stettinger, 2018), y compris le travail auprès de l’administration (Siblot, 2009).

L’accueil à temps partiel : entre non-réception et non-adhésion

Quelques familles sont orientées vers l’accueil à temps partiel d’une « halte-garderie » au sein d’un multi accueil municipal. Madame M, en couple et mère de deux enfants, a obtenu une place en crèche pour l’aîné, mais elle avait dû recourir en plus à une assistante maternelle, parce que ses horaires de travail décalés dans la restauration ne s’accordaient pas à ceux de la crèche. Pour son deuxième enfant, et pour éviter ces difficultés, Madame M a donc décidé de quitter son travail et est dans l’attente d’une place à temps partiel pour reprendre un emploi lui permettant d’être là « quand les enfants sont à la maison » (Entretien M, Q2). La non-réception et la non-adhésion se retrouvent dans le cas d’une autre mère ; seule avec cinq enfants, Madame I a obtenu une place à temps partiel en crèche pour le dernier, mais après un mois d’adaptation, elle a annulé le contrat. Les horaires l’obligeaient à « courir pour avoir du stress » : « je préfère rester…, sortir avec lui, au moins je suis tranquille, reste qu’un an pour aller à l’école, je préfère le garder » (Entretien I, Q2). Cette mère conclut « bon j’attends l’école, après je vais bouger », au sens de se remettre à chercher du travail.

Après avoir renouvelé sa demande de place en crèche, Madame R entend parler de cet accueil en halte-garderie et l’idée d’y avoir au moins quelques jours par semaine pour l’aîné lui semble intéressante, notamment avant l’entrée en école maternelle. Elle décide de déposer une demande pour cette place en accueil partiel « au cas où ». Toutefois, elle y renonce puisqu’une employée à la mairie lui explique que cette demande annulait sa demande de temps complet : « elle m’a dit qu’elle n’était même pas sûre que j’allais avoir la halte-garderie, donc que c’était mieux de rester sur la demande en crèche que de passer à une demande de halte-garderie, et puis on pouvait plus jamais revenir sur la demande en crèche » (Madame R, Q2).

Le nouveau dispositif de garde très ponctuelle mis en place en centre-ville (une demi-journée par semaine et en principe pour un seul cycle trimestriel) suscite aussi non-proposition ou non-réception. Madame L, mère de deux enfants (11 ans et 2 ans et demi), y a obtenu une place. Étant sa première expérience d’accueil, en début d’année scolaire, elle a renouvelé sa demande pour un nouveau cycle, sans succès. À la fin juin, une place lui a été proposée, et ce, uniquement pour le mois de juillet. Elle l’a refusée, n’y trouvant plus de sens dans la mesure où sa fille ne l’avait pas fréquentée depuis fin décembre. Madame O, mère de trois enfants (6 ans, 5 ans et 2 ans), a quitté son travail de comptable afin de s’occuper de ses deux aînés en bas âge, tout en gardant une activité bénévole de comptabilité pour des proches. Si elle a pu bénéficier d’une place pour la benjamine dans ce mode de garde, cette proposition s’avère trop réduite et trop partielle pour répondre à ses besoins. De son côté, Madame W a écourté cette expérience. Elle explique : « c’est dur, en plus c’était même pas 3 heures […] La première fois, même pas une heure, le deuxième mardi, 2 heures » (Entretien W, QCV). De nationalité algérienne et séparée de son mari, elle habite un hôtel social et travaille comme auxiliaire de vie à temps partiel. Elle fait garder gratuitement sa fille de 22 mois par sa sœur qui souhaite travailler davantage, ou bien par une voisine de l’hôtel social qui a deux enfants en bas âge. Elle a renouvelé sa demande de place en crèche posée à la naissance de sa fille et attend la réponse. Conçu par la ville pour être très ponctuel, ce dispositif d’accueil est investi par des mères en attente d’une garde plus pérenne et oblige ainsi à des bricolages de garde en cascade.

Non-réception et débrouille « au noir »

Face à la non-réception de leur demande, les mères sont obligées, selon leur situation familiale et professionnelle, de garder leur(s) enfant(s) à la maison, ou bien de se débrouiller de manière informelle, de façon plus ou moins régulière. Madame P. est mère de trois enfants : l’aînée a presque 6 ans et deux garçons de 3 ans et un an. Pour garder ses enfants, cette mère a actuellement recours à une « mamie » de 62 ans, une compatriote de Guinée Bissau, à la retraite, qu’elle connaît depuis près six ans. Elle garde le plus jeune, après avoir gardé les aînés qui vont désormais à l’école maternelle.

« C’est une vieille dame qui se déplace, à 7 h déjà elle est chez moi jusqu’à… Déjà là, elle est chez moi encore (vers 16 h 30). Je la paye 300 euros par mois […]. Elle vient chez moi et elle fait tout, elle fait tout pour moi. C’est comme une mère, quelqu’un qui t’a aimé, qui fait tout pour toi, donc c’est ta mère […] Mamie, elle aime bien… les enfants adorent mamie plus que moi, parce que eux elle fâche pas, elle part, les laisse, mais moi… » (Entretien P, Q1)

Mariée avec un maçon, cette mère a travaillé dans la restauration, mais comme son dernier emploi était très éloigné, elle a démissionné en 2017 au moment où « mamie » est retournée au pays et qu’elle a dû garder elle-même ses deux premiers enfants. Elle avait demandé une place en crèche pour son premier enfant, mais la ville lui a proposé un accueil chez une assistante maternelle. Elle l’a refusé lui préférant cette « mamie », de même qu’une place en crèche arrivée trop tardivement : « même j’ai trouvé les crèches à l’âge de 3 ans et quelques, un mois après, c’est l’école ; voilà, donc c’est trop tard, c’est pas la peine ». Depuis son retour en France, « mamie » a repris la garde de ses enfants, en même temps que Madame P s’efforce de trouver un travail près de chez elle. Pour le plus jeune, elle ne fera pas de demande en crèche : « je suis obligée de rester comme ça […], parce que y a pas que moi qui fait la demande, y a beaucoup du monde, donc y a pas de souci ». À défaut de la crèche, les entrées successives de la fratrie à l’école maternelle règlent, d’une autre façon, le problème des non-réceptions ou des refus des demandes : « non, on n’a pas fait de demande cette année… Là, normalement, elle va aller à l’école, il n’y a plus de crèche » (Entretien A, Q1), souligne la mère d’une fille de 2 ans n’ayant pas renouvelé ses deux premières demandes.

Madame Z a recours à une garde « au noir ». Arrivée en France en 2016, elle habite seule avec sa fille de 22 mois depuis deux ans dans un hôtel social. Ayant été aide-soignante au Cameroun, ses deux autres enfants y sont nés et y vivent. Au moment de l’entretien, faire garder son enfant « au noir » est un non-choix, lié à la non-réception de ses demandes d’accueil à temps plein. Elle a essuyé trois refus, d’abord à six mois de grossesse en 2018, puis en 2019 et 2020, ayant pour motif un manque de place et son absence de travail. L’agente d’accueil de la mairie lui aurait proposé de recourir à une assistante maternelle, ce qu’elle a refusé : elle n’a pas les moyens d’en assurer la rémunération et les démarches administratives. Pendant les vacations qu’elle a trouvées en maison de retraite, sa fille est gardée par une voisine (du même hôtel social, elle-même mère de deux enfants scolarisés de 3 et 5 ans, vivant dans une petite chambre), au tarif de 15 euros la journée. Elle pense n’avoir « pas d’autre alternative ». Même si elle a confiance en cette personne, elle a encore renouvelé sa demande de place en crèche : « ça me convient pas trop, parce que là où nous habitons, les enfants n’ont pas le droit de jouer dans la cour, elle [sa fille] est toute seule toute la journée avec la voisine, sans sortir, c’est un peu difficile pour elle » (Entretien Z, QCV).

À cinq mois de grossesse, Madame D a fait sa première demande de place en mairie. En l’absence de réponse positive, elle a arrêté son travail de caissière dans un supermarché. Elle a renouvelé régulièrement sa demande et rencontré une assistante sociale à la mairie, sans « aucune suite ». Son mari étant « sans-papiers », il travaille irrégulièrement dans le bâtiment ; ils ont maintenant deux filles, âgées de 2 ans et demi et 1 an. Sans mode d’accueil, « on est bloqué ». Au moment de l’entretien, elle vient de recevoir une réponse positive pour une place en halte-garderie, en octobre prochain, pour deux demi-journées par semaine. Pour pouvoir retravailler, elle veut, en complément, trouver une personne « au noir, mais de fiable » : « tout le monde fait ça, mais pour trouver quelqu’un de bien, c’est difficile » (Entretien D, QCV). Sans réseau familial ou social à proximité, ce bricolage de garde s’annonce compliqué.

Non-réception et demandes des mères pour leurs enfants

En l’absence d’activité professionnelle, de recherche d’emploi ou de formation, il y a de la part des mères une attente croissante d’un lieu d’accueil collectif à mesure que l’échéance de l’entrée à l’école maternelle et l’épreuve de cette « séparation » se rapprochent. La crèche représente le lieu par excellence pour favoriser une « sociabilisation » des jeunes enfants et plus largement leur « éveil » (Garnier, 2015). Si des attentes prescriptives croissantes pèsent sur les mères, elles en font état à partir de leurs propres expériences. Elles témoignent des difficultés qu’elles ont rencontrées avec un aîné et leur déception en cas de non-proposition face à leur demande de place en crèche. Madame E, mère de deux garçons (2 ans et 4 ans), dont l’époux est ouvrier dans le bâtiment, est diplômée d’une licence en Algérie, actuellement sans emploi. Elle fait le récit d’une séparation très difficile à l’entrée en maternelle avec son fils aîné qu’elle avait gardé à la maison. Elle craint d’être confrontée à la même épreuve avec le benjamin pour lequel elle vient de renouveler sa demande de place en crèche, cette fois à mi-temps.

« Il est trop attaché à maman, j’aimerais bien… [rire] qu’il ait un peu de distance. C’est ce que j’aurais aimé faire avec le grand, comme il était tout le temps avec moi, il était très attaché. Après j’avais eu peur, avant la rentrée de l’école et tout, mais malheureusement j’ai pas eu de place. […] Oui, c’était très très difficile. Même, l’erreur que j’ai faite, c’est que je parlais tout le temps avec lui en kabyle ; après j’pense quand il est rentré à l’école, que du français, j’pense qu’il s’est mis un p’tit peu de côté et il est devenu très très timide, c’était un peu compliqué ; mais maintenant je pense, ça va, ça va mieux. » (Entretien E, Q2)

Préparer les jeunes enfants à cette première scolarisation devient une injonction sociale et institutionnelle (Garnier, 2020), d’autant plus fortement ressentie si les mères ont déjà fait l’expérience des difficultés d’un aîné à l’entrée en école maternelle. Certaines constatent d’ores et déjà des difficultés de leur enfant, notamment au niveau des interactions sociales avec ses pairs et de difficultés langagières, passé l’âge de 2 ans. Madame B, mère d’un garçon (2 ans), témoigne qu’après plusieurs refus d’une place en crèche, elle n’a pas cherché une assistante maternelle pour pouvoir reprendre son travail. Cette place en crèche répondait à une demande pour son enfant et pas seulement pour sa propre situation professionnelle.

« Au début, il avait un petit problème de langage, il ne parlait pas beaucoup, je crois que la crèche aurait pu l’aider… son développement, voir d’autres enfants, même se défouler parce que là, il a un peu des troubles du sommeil, il dort très peu… il est un peu déréglé […]. C’est pour lui, ce n’est pas que pour me débarrasser… pour son développement, pour qu’il soit bien, pour son langage… Même par exemple, je vous ai dit, je l’ai laissé avec les cousins de mon mari, et il a commencé à dire plusieurs mots, papa, maman. » (Entretien B, Q2)

De son côté, n’ayant pas obtenu de place en crèche, Madame R affirme avoir « laissé tomber » et prévoit de reprendre son travail quand l’aîné rentrera à l’école maternelle. Outre les difficultés que représente la garde de ses deux enfants pour sa propre mère, elle espère néanmoins trouver une solution pour favoriser le « développement » de son aîné qui a des difficultés langagières et des problèmes de sommeil dû au décalage des horaires et au temps passé devant les écrans : « je vais quand même essayer, parce que s’il peut y avoir quelque chose avant la rentrée, ça serait bien, parce qu’entre-temps cela serait bien pour son développement, avec les autres enfants, ça serait bien » (Entretien R, Q2). L’importance d’une « vie en collectivité » au-delà de la fratrie renvoie, pour les mères, à tout un ensemble d’apprentissages en interactions avec d’autres enfants : « apprendre à jouer », « se faire des copains », « apprendre à partager », etc.

La situation de non-proposition met en difficulté les mères et leurs enfants, comme en témoigne Madame U qui garde sa fille de 5 mois à domicile, en même temps qu’elle y travaille. Elle est entrepreneure de services de secrétariat pour différentes entreprises ; son mari travaille également. Sa demande de place en crèche est restée sans réponse et elle a dû réduire son activité pour pouvoir s’occuper de sa fille à la maison. Elle s’accommode de cette situation, tout en soulignant ses limites du point de vue de l’enfant :

« Je suis toujours avec elle… Bon, j’ai quand même fait une demande à la mairie, mais [rires] bon, il y a une liste. Mais j’ai quand même fait la demande. […] Ben de temps en temps, oui, je peux pas dire que c’est du rêve [rires]… mais bon. Ça va dans l’ensemble, mais bon des fois, on voit que des fois elle [fille] en a marre, quoi… Il faut que je l’occupe quand même, donc j’ai un tapis d’éveil, et je la mets dans son tapis d’éveil, et je lui fais un peu de musique, ben des choses comme ça pour qu’elle s’éveille un peu, pendant que je suis sur l’ordi, voilà quoi… » (Entretien U, Q2)

Ainsi, la demande d’accueil collectif des mères concerne directement un bénéfice attendu pour leur(s) enfant(s) et pas seulement une réponse à leurs propres dilemmes (se former, chercher, réduire ou interrompre leur activité professionnelle) (Briard, 2017 ; Collet et al. 2016). Cette demande relative au développement et à la socialisation de leurs jeunes enfants peut être d’autant plus invisibilisée par les objectifs de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle que l’offre locale est insuffisante.

En outre, des mères qui gardent elles-mêmes leurs enfants à la maison expriment le souci d’une autre vie que celle qui est en permanence « collée » à celle des enfants. Ce « temps pour soi » n’est pas un temps de loisirs, d’activités en dehors de la sphère familiale recherché dans les classes moyennes et privilégiées à des fins d’épanouissement personnel (Masclet, 2018). Ce temps de travail domestique libéré de la prise en charge constante des enfants peut être utilisé par exemple pour « faire les courses toute seule », entreprendre une démarche administrative, suivre des cours de français, voire même pour ne plus « avoir tout le temps mon enfant qui pleure dans les oreilles ». Ce temps peut être aussi consacré à la fratrie pour « faire des activités avec chacun séparément » ou « passer plus de temps avec le plus grand ». Ce « temps pour soi » prend sens dans l’ensemble d’un « travail de subsistance » consacré aux proches, aux équilibres souvent précaires (Collectif Rosa bonheur, 2019).

Conclusion : les bricolages de garde, entre non-recours à l’offre locale et garde informelle

À l’heure où se dessine à nouveau le projet d’un « service public de la petite enfance » qui serait au premier chef une prérogative des communes (Damon et al., 2021), les situations des mères interrogées dans cette étude mettent en question la faiblesse de l’offre municipale locale. Même si le centre-ville est un peu mieux doté en places d’accueil, les résultats pour chacun des quartiers sont relativement similaires dans la mesure où l’offre de places en EAJE y est notoirement insuffisante, tel que le résume une mère : « c’est toujours encombré, surtout X (nom de la ville) ». La rareté de l’offre publique en EAJE accentue les inégalités de ressources dont peuvent faire usage les mères, soit pour accéder à une offre de garde alternative, soit pour s’appuyer sur des solidarités familiales et de voisinage. Plutôt que d’une non-demande intentionnelle, les mères rencontrées témoignent dans leur grande majorité d’une « non-demande subie » qui combine le plus souvent différentes formes de non-recours (Warin, 2018). Au-delà d’une non-proposition liée au manque de place en EAJE, ce non-recours montre tout un ensemble de difficultés relatives à l’information sur les modes d’accueil existants dans la ville et les procédures de demande. Un autre point critique se situe au niveau du guichet petite enfance de la mairie qui distingue les demandes légitimes ou non, et peut dissuader les mères avant toute demande en bonne et due forme ; une « politique par en bas » n’étant pas reconnue comme telle (Dubois, 2015 [1999]). Avant même la « qualification » de la demande de place au sein des commissions d’attribution (Herman, 2017), cette « logique de guichet augmente les situations de non-recours » (Avenel, 2019 : 128). Avec celle des critères d’admission, la question des délais de réponse est très déterminante. L’accueil des tout-petits représente une étroite fenêtre temporelle bornée par le congé maternité et l’entrée en maternelle, propice à la non-réception d’une offre trop tardive. Le choix de la ville de développer une nouvelle offre de garde très ponctuelle ne manque pas de poser problème « par non-adhésion aux principes de l’offre » (Warin, 2016). Censé offrir une plus grande souplesse, il s’avère tout aussi contraignant qu’une demande de place en crèche et sa brièveté peine à répondre aux demandes des mères. Plus largement, le manque de passerelles entre différentes « solutions de garde » s’adaptant aux transformations des demandes familiales au fil des naissances et des situations professionnelles se traduit par une non-réception de l’offre.

Toutes ces difficultés suscitent des bricolages de garde qui font jouer, autant que possible, des solidarités familiales et de voisinage, grâce aux personnes en qui les mères peuvent avoir personnellement confiance, notamment les grand-mères. La demande de garde en EAJE peut jouer le rôle de complément de ces solutions informelles, parties prenantes d’un « système d’entraide et d’appartenance locale » (Rosa Bonheur, 2019), y compris celle d’une garde « au noir » dans l’entourage de la famille. Réciproquement, la garde informelle peut aussi suppléer aux défaillances d’une offre formelle publique. Les bricolages de garde se construisent dans les creux d’une offre trop limitée ou à partir de la non-proposition et de la non-réception d’une offre publique qui est largement sollicitée par les mères rencontrées. S’il y a bien une méfiance d’une partie des familles populaires à l’égard des institutions (Deshayes, 2020), celle-ci semble moins de l’ordre d’un a priori que le fruit d’expériences passées ou communiquées entre mères, qui incite à cette distance. Les demandes de garde formelle et les solutions informelles paraissent moins dans des rapports d’opposition que de complémentarité, en fonction des opportunités et des situations. De manière très pragmatique, les unes et les autres sont autant de façons de se débrouiller pour trouver une « solution » de garde. Loin d’un « choix » qui reposerait sur la seule responsabilité des parents, sur la base d’un calcul des rapports bénéfice-coût ou de principes intangibles, il s’agit pour les mères de « faire avec » ce qu’il semble possible de trouver dans leur situation.

Il est souvent complexe de démêler ce qui, dans la garde maternelle, tient de sa valeur intrinsèque a priori pour l’enfant et pour la mère, d’une valorisation a posteriori, en l’absence d’alternatives, après l’épreuve d’une recherche infructueuse de place ou encore son évitement, tant cette « chance » parait faible. Plusieurs mères sont conduites à faire de nécessité vertu, dans un « ajustement anticipé de l’habitus aux conditions objectives » (Bourdieu, 1974 : 5). En même temps, garder soi-même son enfant fait jouer une ambivalence « entre assignation et pouvoir des mères » (Landour et al., 2017). Pourtant, seule une petite minorité des mères rencontrées revendique explicitement une non-demande de garde en surinvestissant leur travail maternel. Au-delà d’une assignation traditionnelle des mères au travail de care des jeunes enfants, des préoccupations proprement éducatives liées au développement de l’enfant et sa sociabilité s’expriment. À mesure que l’entrée en maternelle se rapproche, ce même souci justifie pour d’autres mères la demande d’une place en EAJE. L’impératif d’une « préparation » à l’école maternelle se généralise car cette première scolarisation revêt des enjeux sociaux et institutionnels croissants (Garnier, 2020). Cette demande pour l’enfant est bien irréductible aux objectifs de conciliation entre vie familiale et professionnelle qui restent pourtant décisifs dans les critères d’admission. L’inactivité professionnelle des mères ou son intermittence ne veut pas dire absence de travail quotidien, comme y insiste la notion de « travail de subsistance » : en l’occurrence une « pluri-activité » des mères dont la gestion du temps est à la fois exigeante et pesante (Rosa Bonheur, 2019 : 65). Enfin, la grande volatilité de ces bricolages de garde porte la trace et redouble la complexité des rapports des mères interrogées à l’emploi, ainsi que leurs histoires familiales, sociales et migratoires.