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Introduction

Le génocide des Tutsi s’est déroulé entre avril et juillet 1994. Dans ce pays de 7 millions d’habitants, il a engendré un bouleversement complet de la société. À défaut de disposer de chiffres exacts, nous savons qu’il y a eu entre 800 000 et un million de morts, plus de deux millions de déplacés et autant de réfugiés dans des pays frontaliers, dont la plupart sont rentrés dans les années qui ont suivi. À cela il faut ajouter plusieurs centaines de milliers de réfugiés tutsi qui revenaient après un long exil, une centaine de milliers de personnes incarcérées, les décès dus à une forte prévalence du sida et les blessures physiques et psychiques.

Les conséquences sur la famille sont moins connues. Pourtant un crime contre l’humanité « s’en [prend] aux “racines” et à l’avenir d’une collectivité, brise la chaîne des générations » (Coquio et Kalisky, 2007 : XX). Tout projet génocidaire « [s’attaque] spécifiquement aux liens familiaux et culturels du groupe à exterminer, à ses repères symboliques et psychiques » (Coquio, 2000 : 56). Des crimes ont été commis au sein de la famille, y compris par la mère ou l’épouse (Baraduc, 2014). Une autre transgression des liens familiaux a consisté dans la perpétration d’exactions devant des membres de la famille, ou par ceux-ci, sous la contrainte.

Nous allons nous intéresser à la manière dont les familles de rescapés se sont reconfigurées après 1994, dans une société où tout a été détruit, « tout, à partir du matériel, du tissu social et de la bascule de la confiance en soi, aux liens avec autrui » (Munyandamutsa, 2001 : 34). Qu’est-ce qu’il est resté du modèle familial traditionnel, l’urugo ? De quelle prise en charge ont pu bénéficier les orphelins ? Comme l’explique Carole Lemée à propos des familles juives après 1945, « face à une telle configuration sociale, le continuum généalogique des familles ne peut plus s’opérer que sur des lignes de descendance avunculaire[1]. Mais cela suppose donc que les différentes lignes avunculaires n’aient pas été elles aussi drastiquement touchées » (Lemée, 2012 : 161). Qu’en a-t-il été au Rwanda ?

Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur les données issues d’une enquête ethnographique réalisée dans le cadre d’une thèse portant sur la transmission de la mémoire familiale de Rwandais vivant en France. Le terrain a été mené « en pointillé » dans une région du Sud-Est de la France entre 2014 et 2019. Le matériau utilisé dans cet article provient des entretiens semi-directifs recueillis dans cette période en France, ou au Rwanda où j’ai effectué deux séjours d’un mois afin d’aller à la rencontre des membres de la famille des Rwandais avec qui je travaillais[2]. J’ai fait des entretiens avec 13 Rwandais vivant en France et ayant moins de 20 ans en 1994. Avec huit d’entre eux – parmi lesquels se trouvaient deux fratries (deux frères ; un frère et une sœur), nous avons réalisé une série d’entretiens et avons co-élaboré un arbre de parenté. Il s’agit de 9 hommes et 4 femmes, deux d’entre eux vivant dans un pays frontalier en 1994. De plus, des entretiens ont été entrepris avec des membres de leur famille[3] et avec des membres de la communauté, ainsi que de l’observation, lors des commémorations et des veillées. Si ces récits entendus m’ont permis d’avoir accès aux histoires familiales, il m’a été nécessaire de compléter ma connaissance par la lecture de travaux d’historiens ou de psychologues et des rapports des organisations non gouvernementales (ONG) qui étaient sur place à l’époque.

Nous interrogerons ici les transformations qu’ont connues les familles de rescapés, après le génocide. Au-delà de l’impact immédiat sur la structure de parenté, nous allons nous demander comment la parenté quotidienne s’est redessinée. Selon Florence Weber, la parenté quotidienne « désigne les liens créés par le partage de la vie quotidienne et de l’économie domestique, dans leurs dimensions matérielle (co-résidence, tâches domestiques) et affective (partage du travail, soins donnés et reçus), où s’effectue un travail de socialisation, largement inconscient et involontaire, qu’il s’agisse de socialisation précoce ou tardive » (Weber, 2005 : 22). L’auteure invite à remettre en question l’exercice ordinaire de la parenté, à travers l’économie domestique telle qu’elle se déploie au sein des « maisonnées » et des « lignées ». Elle définit la maisonnée comme un groupe éphémère de personnes, apparentées ou non, mobilisées autour d’une cause commune, à savoir la survie d’une personne dépendante, un nourrisson ou une personne âgée par exemple, et dans notre cas un orphelin. La lignée s’en différencie en tant qu’elle est un groupe qui dure dans le temps et se distingue par la transmission de biens symboliques :   le nom de famille ou le partage d’ancêtres communs pouvant avoir été prestigieux, une tradition familiale, etc. C’est la manière dont se reconfigurent ces collectifs qui nous intéresse d’étudier ici, au regard de la nécessaire prise en charge d’orphelins en situation de grande vulnérabilité. Nous allons nous intéresser à la manière dont ces collectifs se reconfigurent, au regard de la nécessaire prise en charge d’orphelins en situation de grande vulnérabilité.

Avec une approche sociohistorique des familles dans l’après-génocide, nous proposons ici un pas de côté par rapport aux champs d’étude dominant les travaux produits sur le Rwanda post-génocidaire : les études psychologiques qui ont renseigné les dommages psychiques subis par les individus et les travaux en histoire décrivant la société rwandaise au lendemain des massacres.

Des morts et des vivants : la famille après le génocide

Au lendemain du génocide, les rescapés ont entrepris le recensement des vivants et le décompte des morts. Ils ont établi la perte des proches tués et la destruction de la famille comme entité. Non seulement la famille nucléaire, constituée des parents et des enfants, appelée au Rwanda urugo[4], était concernée, mais la famille élargie dans son ensemble. Nul statut (femmes, enfants, personnes âgées) ni lieu (maisons, églises, hôpitaux) n’ont pu faire rempart aux massacres.

Pour les rescapés, la quête des corps (recherche dans les collines, appels, rencontres, attente) a duré de quelques semaines à plusieurs années, et se poursuit aujourd’hui pour certains. Leur besoin de savoir ce qu’étaient devenus leurs proches donnait une nouvelle fois du pouvoir à l’auteur du crime : auteur et témoin de la scène, ce dernier choisissait de rendre compte ou non de son acte passé, de l’identité de la victime et de là où se trouvait son cadavre ou ce qu’il en restait. Pendant les juridictions gacaca[5], certains ont parlé, notamment dans l’espoir d’une remise de peine. Quand j’ai rencontré Diane[6] à Kigali en 2017, elle m’a raconté que son mari n’avait appris que l’année précédente où sa mère et sa tante maternelle avaient été tuées. L’endroit indiqué par leur assassin a été fouillé sur une grande surface de terre et a abouti à la découverte d’un bout de tissu appartenant au vêtement de la tante.

Après le génocide, il n’a pas toujours été possible, pour les rescapés, d’organiser l’inhumation et les funérailles des victimes. L’impossibilité d’offrir au proche un rituel funéraire, « hommage qui lui est dû, cérémonial indispensable pour l’accomplissement d’un destin post-mortem qui le fait échapper au néant » (Thomas, 1985 : 128) a été vécue comme un échec. Marie-Thérèse m’a emmenée voir le mémorial qu’elle a fait ériger pour son mari et ses collègues, près de 20 ans après leur mort, dans le Centre de santé où ils travaillaient, dans un village du Sud du Rwanda où ils ont habité jusqu’à 1994. Fruit d’une lutte avec les autorités locales et les nouveaux responsables du Centre, la construction de ce mémorial, en 2015, met un terme à une longue culpabilité : « c’est après avoir fait ça […] que, actuellement, je ne suis plus redevable à mon mari, j’ai fait tout ce que je devais faire. Et je pense que, à partir de là, comme ça, peut-être que je pourrais terminer mon deuil, je pourrais peut-être le clôturer. »[7]

Au Rwanda, les inhumations ont fait l’objet d’une politique dite d’enterrement « en dignité ». Elles ont été prises en charge par l’État, via la cellule ou le district, dans des sites mémoriaux collectifs et non plus familiaux, comme dans les premières années qui ont suivi le génocide. Avec une loi sur les sites mémoriaux et les cimetières promulgués en 2008, les corps des victimes du génocide sont décrétés « propriété de l’État » (Korman, 2014). Les historiens, Hélène Dumas et Rémi Korman, évoquent des lieux de mémoire « nés d’un compromis subtil entre survivants, institutions étatiques et ecclésiastiques » (Dumas et Korman, 2011 : 15).

L’étendue des pertes qu’ont connues les rescapés au sein de leur parenté est à la mesure des massacres. Dans les familles tutsi qui vivaient au Rwanda en 1994, ascendants, collatéraux, descendants ont été tués en trois mois. Avec Albert et sa mère Chantale, nous avons constitué un arbre de parenté, qui a été un support de récit concernant les membres de leur parentèle et ce qu’ils ont vécu pendant le génocide. Nous avons réalisé deux entretiens tous les trois, et j’ai complété ensuite les informations avec Albert.

Né en 1976, Albert est l’aîné d’une fratrie initiale de 6 enfants et actuellement de 4, deux de ses frères ayant été tués. A l’école primaire, il était discriminé par ses enseignants en tant que tutsi. Son père l’avait envoyé en Ouganda pour poursuivre sa scolarité. Il s’y trouvait au moment du génocide, n’ayant pu rentrer au Rwanda pour les vacances à cause de la fermeture des frontières entre les deux pays. Sa connaissance du génocide lui vient des récits qui lui ont été faits a posteriori. Chantale était au Rwanda et a fui avec son mari et trois de leurs enfants vers le Sud, avec un convoi d’enfants d’un orphelinat de la Croix-Rouge de Kigali. Si elle a été témoin de la mort de son fils, elle n’a pas su comment son autre fils est décédé et a attendu deux mois pour savoir que son mari était mort et comment (mort par balles). Le reste des connaissances a été élaboré après coup.

J’en restitue ici un schéma, dans lequel sont rendues visibles les personnes tuées en 1994, et apparaissent celles qui ont été tuées avant, en raison de leur engagement politique ou d’une suspicion de trahison, ainsi que celles qui sont décédées après, des conséquences du génocide (blessures, maladies).

Schéma 1

Schéma de parenté d’Albert après le génocide des Tutsi

Schéma de parenté d’Albert après le génocide des Tutsi

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En 1990, un oncle paternel et le mari d’une tante maternelle ont été emprisonnés et suspectés d’être ibyitso, complices ou espions de l’ennemi ; ils sont morts de maladie. Pendant le génocide, son père et deux de ses frères ont été tués, ainsi que de nombreux oncles et tantes. Son arrière-grand-mère a également été tuée, mais sa grand-mère maternelle, laissée pour morte, a pu être soignée et sauvée par sa mère, infirmière. Une de ses petites sœurs a été prise dans une maison en flamme, puis blessée par des coups de machette en sortant. Un médecin belge, ami de la famille, l’a reconnue parmi les cadavres où elle gisait et l’a sauvée. Sa grand-mère maternelle est décédée en 2012 d’une crise cardiaque. Albert se demande si ce n’était pas plutôt un assassinat, étant donné qu’elle était la seule rescapée de sa colline et qu’elle a témoigné lors des procès gacaca.

38 membres de sa parentèle ont été tués pendant le génocide, 45 si on compte les personnes dont le décès est imputable à l’événement. L’intention de détruire les Tutsi, totalement ou partiellement, se lit à travers « la présence des trouées béantes laissées par le génocide dans les espaces de parenté » (Lemée, 2012 : 159).

L’immédiat après-génocide : survie et constitution des ménages

Dès juillet 1994 et la fin des tueries de masse, les rescapés se sont regroupés au sein de collectifs composés des membres survivants de leur famille élargie et de leur parenté sociale. Ces collectifs ne recouvraient pas un ensemble de personnes précis. Ils étaient le fruit de rapprochements familiaux, de proximité géographique et affective et évoluaient au gré des départs et des arrivées. L’objectif premier de ce regroupement était la survie : hébergement, nourriture, soins et sécurité du collectif. La pauvreté était grande au Rwanda à cette époque. Une étude[8], parue en 2002, en atteste : « plus de trois personnes sur cinq soit 60,29 % vivent en dessous du seuil de pauvreté ; en effectif ceci correspond à environ 4 812 000 personnes qui n’ont pas les moyens de s’octroyer le panier des biens de base », les deux tiers d’entre elles étant en milieu rural (Ministère des Finances et de la Planification Économique, 2002 : 23). Selon cette enquête, les ménages monoparentaux tenus par des femmes étaient les plus pauvres, avec aggravation de la situation quand celles-ci avaient moins de 20 ans ou vivaient en milieu rural. Parmi ces ménages, se retrouvaient les familles de rescapés et celles de génocidaires dont le mari était en prison ou en exil. La destruction et le pillage des maisons, des biens et des troupeaux avaient par ailleurs laissé les rescapés dans un dénuement matériel total.

En France, j’ai rencontré Sylvie pour qui les années qui ont suivi le génocide ont été très difficiles. Elle se souvient qu’à l’arrêt des massacres, tout le monde s’était réfugié dans la maison de ses parents, où elle-même s’était installée avec sa fille lors de sa séparation avec son mari en 1994. Elle dresse la liste des personnes qui vivaient avec eux.

« Quand on est rentrés à la maison, après tout ça, on était à peu près douze, non une quinzaine, parfois. Ça dépendait des jours. Il y avait les enfants : nous avions trois enfants de mon oncle paternel, il y avait une autre qui avait réchappé, qui était à l’école, qui faisait les études d’infirmière, et elle était en stage, c’est pour ça qu’elle n’était pas à la maison, donc elle a réchappé elle aussi. Donc ça fait 4. Il y avait ma cousine, donc la fille de la petite sœur de maman, il y avait la fille du frère de maman, il y a eu trois enfants d’un ami à nous, qui avaient plus rien, leur père, leur mère, tout le monde était parti, voilà ça fait combien ? Je n’en sais rien. Et après on a eu deux autres qui sont revenus de Tanzanie, des cousins, dont le père avait immigré depuis longtemps, ils étaient revenus. Ça fait quoi, 2, 3, 4… Voilà. Tout ce beau monde-là vivait à la maison. Ah il y avait un autre garçon aussi, qui vivait à la maison même avant la guerre, qui était là, il y a une cousine à maman qui était là. On était pratiquement 20 à la maison. »[9] (Entretien avec Sylvie, 2011)

Ni famille ni simple cohabitation, ce type de collectif temporaire a résulté d’une situation de crise et a évolué en fonction des ressources et du parcours de vie de chacun (obtention d’une source de revenus, reconstruction ou attribution d’une maison par une association, mariage, accueil chez un autre membre de la parenté, etc.). Pour les rescapés, le retour à un modèle familial et résidentiel de type urugo n’a pas été immédiat.

Différents types de ménages, de prises en charge familiales et d’encadrements institutionnels ont vu le jour. La part des ménages tenus par des femmes s’est accrue, passant de 1/5 avant 1994 à 1/3 des ménages après (National Institute of Statistics of Rwanda (NISR), 2010). Principalement en milieu rural, ces femmes étaient en majorité des veuves, ou alors des femmes dont les maris étaient absents (incarcérations, exils, hospitalisation). Le Rwanda étant une société patriarcale, ces ménages sans mari étaient pointés par les autorités et par les ONG comme vulnérables.

En ce qui concerne les orphelins du génocide, nous ne disposons d’aucun recensement précis, mais plusieurs travaux offrent un éclairage sur l’ampleur de la situation. Parmi les 300 000 Tutsis survivants, le nombre d’enfants est estimé à 120 000 (Dumas, 2014). Une étude, menée en 1995, évoque 36,5 % d’orphelins des deux parents[10] (Dyregrov et al., 2000). Douze ans plus tard, une autre, conduite uniquement auprès de rescapés, donne le détail suivant : 24 % des enfants de 13 à 20 ans ont perdu leurs deux parents, 43 % leur père et 4,5 % leur mère[11] (NISR, 2008). Ainsi, selon ces auteurs, seuls 28 % ont encore leurs deux parents. De plus, en 1996, 400 à 500 000 enfants étaient considérés comme non accompagnés (Ministère du travail et des affaires sociales et al., 1996). Ce chiffre inclut les enfants dont les parents sont décédés du VIH, ceux dont le ou les parents sont emprisonnés et ceux qui ont perdu leurs parents dans les mouvements d’exil ou de retour au Rwanda.

Des accueils spontanés se sont faits au sein de la famille élargie ou d’une famille connue de l’enfant. La grande majorité d’entre eux a été faite en dehors du cadre légal de l’adoption ou de la tutelle. Un système d’accueil provisoire existait déjà avant 1994[12] : dans la culture rwandaise, un enfant peut aller chez un membre ou un proche de la famille, par exemple pour poursuivre sa scolarité. La différence était désormais que l’enfant n’était plus placé dans cette famille par son ou ses parents, et que le caractère provisoire pouvait s’étioler, souvent au désarroi des parents accueillants, dont certains n’avaient pas anticipé la durée. Au sein des ménages de rescapés, en 2008, on trouvait 3,5 % d’enfants adoptés et 1,1 % de membres n’ayant aucun lien de parenté avec le chef de ménage (NISR, 2008). Dans la population totale, 4,8 % d’orphelins, d’un ou des deux parents, étaient accueillis dans un ménage en 2010 (NISR, 2010).

D’autre part, des placements dans une famille sans lien avec l’enfant ont été organisés. Nous n’avons pas de connaissance précise du phénomène : les estimations vont de 120 000 enfants en famille d’accueil (Dona, 2001) à « 200 à 400 000 pris en charge par d’autres familles que la leur » (Cantwell, 1997)[13].

Orphelins hors famille

Après le génocide, un système de prise en charge institutionnelle s’est rapidement monté. Au plus fort de l’accueil, en 1995, 14 000 enfants vivaient dans 87 orphelinats ou « centres pour enfants non-accompagnés » (CENA). Aucun autre centre n’a été ouvert par la suite. Le gouvernement a immédiatement prôné une politique familialiste, selon laquelle les enfants devaient grandir dans une famille. Dès 1995, a été lancé le programme Un enfant, une famille qui inaugurait cette politique et visait à la réunification des enfants dans leur famille, à travers un travail de recherche et de mise en lien. À défaut, un placement dans une autre famille était suggéré.

L’État qui a dû être entièrement reconstruit après 1994 – tant ses institutions, ses ministères que ses bâtiments – a petit à petit élaboré des politiques publiques. Il a travaillé en collaboration avec l’UNICEF et des ONG afin de bâtir un cadre législatif à ces accueils en famille. Le Programme national de l’enfant a été créé en 1997 pour coordonner les actions à destination des enfants. Un comité réunissant des ONG internationales (Unicef, Concern, SSI, etc.) et nationales (Haguruka, Tumurere) a abouti à la diffusion de recommandations puis de procédures officielles concernant l’adoption, la réunification et le placement des enfants.

La réunification des enfants avec leur famille a notamment été effectuée grâce à la centralisation des données ayant trait aux enfants non accompagnés et à leurs parents, et entreprise depuis juin 1994 par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le photo tracing et la participation de tous les acteurs de terrain ont permis d’identifier de nombreux enfants. Sur les 119 577 recensés dans leur base de données au 31 décembre 1997, le CICR affirme que 56 984 ont été réunis avec leur famille (Merkelbach, 2000). Trois ans plus tard, le gouvernement évoquait 70 000 réunifications et accueils dans des familles (Veale et al, 2001).

Josué n’est pas resté longtemps en orphelinat. Il y a été mis avec son frère par les soldats du FPR qui les avaient récupérés quelques jours plus tôt, après la mort de leurs parents. Il se souvient que c’était « confortable, mais on dormait par terre. Moi je me rappelle que moi et mon petit frère, parce qu’on m’appelait l’enfant qui portait l’autre enfant, il y avait une armoire, une énorme armoire, dans la pièce où on était, et cette armoire c’était pour nous, parce que c’est un enfant qui portait un autre enfant. Et du coup on ouvrait l’armoire, on dormait dedans, on fermait. Comme ça on pouvait se tenir chaud »[14]. Durant l’entretien, que nous faisons en France, où il vit aujourd’hui, il me dit qu’un jour, sa tante est venue le chercher « par accident » : d’après lui, elle venait chercher une autre nièce, qui était déjà partie, et elle a été informée qu’un cousin de cette nièce était là. Il ne l’a pas reconnue tout de suite :

« [e]t là je vois une dame qui arrive, elle me dit… Elle vient me chercher, elle commence à me parler, elle me dit que c’est ma tante et tout. Et moi je dis à l’animateur “non non, je la connais pas”. Elle commence à dire “mais non, c’est moi, Liberata”, donc son nom, Liberata, ça me parlait, parce que je connaissais de loin son nom, parce que moi je l’avais jamais vue. Le fait qu’elle me dit “c’est Liberata” voilà c’était ma tante. Elle était marraine aussi de ma grande sœur donc quand ma grande sœur a été baptisée, elle, elle était là. Elle est venue dans son baptême. Mais moi, j’étais pas… fin je crois que j’étais pas encore né. » (Entretien avec Josué, 12 juin 2015)

Liberata a récupéré les enfants de sa sœur, l’un après l’autre. Je la rencontre au Rwanda chez elle. Elle se souvient être allée sur la colline où habitait sa sœur, pour savoir si elle avait survécu. Les voisins l’ont informée qu’elle était morte et deux de ses enfants aussi. Ils lui ont expliqué que deux autres avaient survécu et se trouvaient dans un orphelinat du Nord, mais ils n’avaient pas de nouvelles de l’aînée. En se rendant sur place, la direction de l’orphelinat lui a dit que cette dernière était dans un autre orphelinat et que le cadet a été envoyé en Ouganda pour se faire soigner. Pour obtenir la garde de Josué, elle a dû décliner son identité et son lien à Josué, puis revenir parce qu’il ne la reconnaissait pas et que le personnel ne l’estimait pas prêt. Puis elle a retrouvé l’aînée, et plus tard, le CICR a ramené le plus jeune chez elle, une fois guéri.

La promotion de la vie en famille a été inscrite dans la Constitution de 2003 et a été diffusée au niveau local par des campagnes de sensibilisation. Dans un document intitulé Politique nationale de promotion de la famille, on peut lire :

« l’intérêt que porte le Gouvernement rwandais aux questions familiales illustre sa détermination pour la transformation de la société rwandaise et le renforcement de son capital social, sur base des valeurs culturelles nationales positives. Si le Rwanda accorde à la famille une telle importance, c’est parce qu’il la considère comme un élément essentiel de la conservation de l’ordre social, du maintien de la cohésion sociale, du développement économique intégral et de la médiation entre l’individu et la société. » (Ministère à la primature chargé de la promotion de la famille et du genre, 2005 : 1)

La désinstitutionnalisation engagée avec la fermeture des CENA s’est poursuivie jusqu’à la mise en place du programme Tubarerere Mu Muryango ! en 2012, visant à fermer les derniers établissements tout en proposant des mesures sociales pour accompagner les familles d’accueil. En 2017, près de 3000 enfants sur les 3323 recensés en 2012 avaient quitté leur CENA pour aller vivre en famille (Unicef, 2018). La démarche a rencontré des oppositions, notamment de la part d’adolescents et jeunes adultes, qui ne voulaient pas rejoindre leur famille, qui n’avait pas pris contact avec eux jusque-là, ou qui ont dû renoncer à leur projet de scolarité ou de professionnalisation en intégrant leur nouveau foyer (Kuehr, 2015).

D’autres orphelins ont suppléé l’absence ou l’inadéquation de leur prise en charge par la formation ou l’intégration d’un « ménage d’enfants », c’est-à-dire des ménages sans adulte, constitués uniquement d’enfants, ayant ou non un lien de parenté. Il y aurait eu entre 200 000 et 300 000 enfants concernés et vivants dans 40 000 ménages de ce type en 1998, au sein desquels les chefs de ménages étaient en grande majorité des filles. En 2004, l’Unicef en dénombrait encore 42 000 hébergeant 101 000 enfants (Unicef, 2004). Certains enfants ont eu un parcours fait de plusieurs étapes (familles, CENA, à la rue) avant de s’y retrouver (Uwera Kanyamanza, 2012). Une étude indique qu’en 2008, 3,3 % des ménages de rescapés sont tenus par des enfants de moins de 21 ans (NISR, 2008).

Des ménages d’enfants ont bénéficié de l’aide de leurs voisins ou d’ONG. Leurs besoins principaux étaient la nourriture, un abri, les soins médicaux, ainsi qu’une formation ou une aide pour l’agriculture en zone rurale, et un accès à l’école en ville (Veale et al, 2001). L’absence d’adultes les exposait à de potentielles agressions, et la pauvreté à la prostitution et à l’exploitation. L’État a décidé de soutenir les orphelins du génocide avec le Fonds d’assistance aux rescapés du génocide, mis en place en 1998, destiné aux « plus nécessiteux » d’entre eux. L’accès à cette aide pouvait être compliqué et elle était insuffisante pour les plus pauvres qui devaient arrêter l’école pour travailler. Certains ont bénéficié d’un logement au sein des imidugudu, des habitats regroupés créés après le génocide pour pallier au manque de logements.

Des freins au « faire famille » : l’affiliation au regard du droit et du quotidien

La prise en charge, familiale et institutionnelle, des orphelins et des personnes vulnérables au lendemain du génocide a redessiné les appartenances familiales. La manière dont se sont remodelées les familles a échappé aux seules règles de parenté biologique. Très peu d’accueils d’enfants ont été régularisés : la longueur des procédures ainsi que la surcharge des tribunaux ont été dissuasifs (Service social international, 2002). De rares adoptions internationales ont été réalisées, conformément à la décision de l’État de privilégier d’abord la recherche de membres de la famille ou de personnes tierces. Si la tutelle et l’adoption existaient au Rwanda en tant que mesures de protection des enfants et parents concernés, elles sont restées marginales dans les faits. Il est arrivé que des tutelles aient été demandées afin de s’approprier les biens de l’orphelin.

La reconnaissance juridique d’un enfant est liée à la question de la transmission des biens et des statuts. Or, l’accueil d’un orphelin n’avait pas pour horizon de l’instituer comme futur héritier au même titre que les enfants légitimes. Des sentiments de pitié, de responsabilité et de solitude, un désir d’enfants ou un besoin d’aide ont plutôt été à l’origine d’un accueil spontané ou d’un placement (Dona, 2001). Le prolongement et le caractère potentiellement définitif de ce qui était un accueil spontané ont pu laisser des parents démunis. En ce qui concerne les placements qui étaient davantage organisés que les accueils spontanés, les instructions émises par le ministère du Genre et de la Promotion familiale n’évoquent une possible cessation qu’à la majorité de l’enfant, à son accueil au sein de la famille nucléaire ou élargie, à son adoption ou encore au non-respect de certaines règles par l’accueillant ou l’accueilli.

Il a pu y avoir une dissociation entre le vécu de l’orphelin et celui des parents accueillants : son accueil parmi eux ne signifiait pas son inscription symbolique ni juridique dans leur lignée, n’empêchant pas la « genèse de sentiments de filiation » de part et d’autre (Weber, 2006).

Le terme de « réintégration » familiale, ou de « réinsertion », apparaît dans le rapport des ONG après 1994, pour différencier l’accueil de l’enfant dans une nouvelle cellule familiale de son adaptation sociale et psychologique. Berthe Kayitesi explique que « plusieurs facteurs rendaient difficile la réinsertion familiale de ces enfants. Parmi ces facteurs, on retrouve : la pauvreté, le traumatisme, le mauvais comportement de certains enfants accueillis, le manque de confiance entre la famille d’accueil et les enfants accueillis et la maltraitance des enfants accueillis (Mukamurenzi, 1999) » (Kayitesi, 2006).

Quand Josué a été recueilli par sa tante maternelle, qui l’avait retrouvé à l’orphelinat, il a été accueilli chez elle, rejoint par sa grande sœur, Berthe, et une autre tante dans un premier temps. À la suite d’un conflit avec Kabanda, un membre de la famille, Josué, âgé de 7 ans, n’a trouvé aucun soutien auprès de sa tante et est parti. Il a fugué deux fois. Il se souvient qu’à l’époque, il « était fou », « détestable », suffisamment pour que sa tante lui ait dit qu’elle ne voulait plus le voir. Lors d’un entretien, il me raconte qu’à son retour, les enfants de sa tante étaient là, revenus de chez leur famille paternelle où ils vivaient jusque-là :

« ça s’est très très bien passé, même je pense que c’est ça qui m’a permis de rester. […] c’était génial d’en rencontrer d’autres. J’étais le plus jeune. On prenait soin de moi. […] Maintenant je commençais à avoir un équilibre parce que je voyais mes grands frères, avant c’était moi le garçon, j’étais le seul garçon. Là je red… je deviens le plus jeune. »[15]

À partir de ce moment et jusqu’à sa venue en France, il est resté chez sa tante. Avec l’arrivée de ses cousins parallèles, considérés au Rwanda comme des frères et sœurs, il retrouve une place d’enfant. Berthe, quant à elle, a fugué définitivement quelques années plus tard. Quand je la rencontre en Suisse, elle me dit : « I don’t have any parents. Who cares where I am living  »[16].

L’intégration des enfants dans leur nouvel environnement familial dépendait de leur état psychologique, et aussi de facteurs qui leur étaient extérieurs, tels que la situation économique du ménage, la nouvelle fratrie, le comportement du ou des parents accueillants. Sans que l’on connaisse la proportion réelle d’adultes maltraitants, on sait que la représentation de l’orphelin exploité était très répandue (tâches ménagères, abus sexuels, travaux). Dona évoque cela dans une étude menée auprès de 173 enfants. En revanche, parmi ces enfants, peu ont raconté se trouver dans cette situation de violence ou vivre dans des conditions très difficiles (Dona, 2001). Toutefois une autre étude révèle que « 7.3 % of participants placed with caregivers reported mistreatment. Problems such as a caregiver’s inability to meet expectations of care-recipient, physical abuse from caregiver, and/or verbal abuse from caregiver created emotional difficulties and stress for such youth » (Commission Nationale de Lutte contre le Génocide (CNLG), 2013 : 41). La maltraitance excluait l’enfant de sa nouvelle maisonnée en créant une frontière entre lui et les autres enfants qui y vivaient. Le sentiment d’appartenance à une maisonnée naît d’actes et de paroles vécus au quotidien.

Des liens ont pu se créer en dehors du ménage dans lequel vivaient les orphelins. En 2001, les organisations religieuses et les différentes églises étaient citées comme étant la première source de soutien et de soin pour les orphelins, avant la famille, les ONG et la communauté (Veale et al, 2001). Plus tard, la place de la religion a décru dans le « soutien émotionnel » reçu par les orphelins et les autres rescapés : il est indiqué que 23,6 % le trouvaient auprès d’orphelins ou de rescapés, et d’autres l’avaient au sein des structures de type familial qu’ils ont intégrées (« family-like structures they became a part of after genocide ») et de la religion, respectivement pour 28,6 % et 12,2 % d’entre eux (CNLG, 2013).

Certains orphelins ont obtenu une place dans une parenté sociale, grâce à une « famille artificielle ». Dès 1996, l’Association des élèves et étudiants rescapés du génocide (AERG) proposait de former des groupes de rescapés, parmi lesquels deux étaient les parents et les autres les enfants. Il n’y avait pas de résidence commune, seulement une appartenance à un groupe au sein duquel chacun avait une place. Un suivi scolaire, une veille sur l’état de santé, des visites, une aide matérielle étaient mis en place au quotidien. Cette « affiliation élective » (Waintrater, 2009) pouvait se prolonger après les études : l’association nommée Groupe des anciens élèves et étudiants rescapés du génocide (GAERG) permettait de pérenniser cette nouvelle parentèle, telle que la qualifient Jean-Pierre Dusingizemungu et Jean-Claude Uwilingiyimana. Les deux auteurs ont « l’impression que des sortes de “lignages” se [sont formés] progressivement » (Dusingizemungu et al., 2010). En effet, les membres d’une « famille » organisaient et participaient aux événements importants de chacun (fête pour obtention d’un diplôme, mariage, etc.), et la naissance d’enfants faisait passer les « parents » au statut de « grands-parents ». Le côté artificiel de la création de ces familles s’est estompé avec des pratiques familiales socialement attendues.

Une parenté (dé)limitée : refus de prise en charge et exclusion

Dans la société rwandaise patrilinéaire, les enfants appartiennent au père, à la famille paternelle. S’il y a un divorce ou une séparation, la femme, dite indushyi (vulnérable ou rejetée), part sans ses enfants, à moins qu’ils ne soient très jeunes et nécessitent d’être avec leur mère (Burnet, 2012). Si le père meurt, « les veuves sont soumises à l’autorité du chef de la famille de leur mari défunt, qui peut être un de leurs fils. Ces femmes ont cependant une autorité au sein de leur foyer et disposent d’une habitation : en ce qui concerne la gestion quotidienne, leur autonomie est la même que celle dont dispose une femme mariée à l’égard de ses beaux-parents » (de Lame, 1996 : 95). Selon Jennie E. Burnet, une veuve qui n’aurait pas eu de fils serait considérée comme indushyi et retournerait auprès de sa propre famille.

Au lendemain du génocide, la prise en charge des orphelins n’est pas allée de soi. La question du lien de sang, sans perdre son importance, a été reléguée après des considérations matérielles, économiques et psychologiques. Les traditions se sont fissurées : plutôt que de générer un sentiment de responsabilité dans la famille paternelle, la mort du père est parfois devenue une opportunité pour s’accaparer une part des terres familiales ou de l’héritage plus grande aux dépens des orphelins et de la veuve.

Ces derniers étaient en situation de grande vulnérabilité. Les ménages d’enfants l’étaient particulièrement et leur survie dépendait d’un soutien extérieur. Des membres de la parentèle pouvaient apporter un soutien de type : visites, apport de nourriture et de vêtements, aide financière ou matérielle, participation aux frais de scolarité, aux travaux de la maison ou au financement de soins. Ces manifestations d’intérêt ou d’attachement ont été un soutien moral, autant que l’absence ou le refus de ces actes ont été vécus comme un rejet de la parenté.

Durant les entretiens que je fais avec Sarah en France, elle se remémore, vingt ans plus tôt, les années très difficiles traversées avec ses frères et sœurs. Leur père a été tué pendant le génocide, et leur mère, laissée pour morte, avec de nombreuses blessures et un fort traumatisme psychique, est décédée en 2002 en donnant naissance à Mike, né de père inconnu. Mike est le 6e de la fratrie, ou le 12e si nous incluons les demi-frères et sœurs plus âgés, issus des premières alliances de leur père.

En juillet 1994, ils sont rentrés du Zaïre où ils avaient fui le génocide. Ils ont commencé une longue errance résidentielle avant d’obtenir une maison inachevée à Kigali, grâce à une association de veuves du génocide, Avega-Agahozo. À la mort de leur mère, Mike a été placé à l’orphelinat, tandis que ses frères et sœurs sont retournés à l’internat[17], à l’exception du plus petit, encore à l’école primaire, qui est allé chez sa tante. L’aînée qui s’est retrouvée seule dans leur maison, sans adulte, est partie peu après s’installer chez l’homme l’ayant mise enceinte. Son départ a été vécu par Sarah comme un abandon. Jusqu’à ce moment, elle travaillait et ramenait un peu d’argent à la maison, et elle était surtout l’aînée. Ayant perdu leur mère et cette dernière, Bruno, le deuxième, est devenu le chef de famille à l’âge de 20 ans. Il s’est donc mis à travailler et a enchaîné différents petits emplois, les membres de la fratrie étant âgés entre 11 et 20 ans.

Cuand l’orphelinat leur a demandé de récupérer Mike, un an et demi plus tard, leurs difficultés ont accru. Sarah explique : « [o]n mangeait une fois par jour, mais Mike devait manger deux fois. Au moins, avoir son petit déjeuner, une bouillie, pas avec du pain si tu veux, mais avoir une bouillie le matin quand il se réveille, manger le midi et le soir. On pouvait, nous, choisir de manger le midi ou pas, ou de manger le soir »[18]. Sarah a alors intégré une école privée de Kigali, pour sa 4e année de secondaire, afin de rentrer la fin de semaine pour s’occuper de Mike. Pour prendre soin de lui le reste de la semaine, ils ont employé une femme, tout en demandant à leur grand-mère de venir de la campagne, pour veiller sur lui.

Sarah se rappelle que, pendant ces années de survie, aucun membre de leur parentèle ne leur est venu en aide, à l’exception d’une cousine qui a pris chez elle le 5e, qui n’allait pas encore à l’internat. « Ayant une famille de riches », elle se dit que ses cousins et oncles auraient pu prendre soin d’eux, ou au moins du bébé : « ils étaient grands, ils avaient des enfants, ils savaient comme gérer les enfants, c’est difficile. Personne nous a demandé quoi que ce soit, comment ça se passe, comment vous faites, non personne. » Elle évoque un de ses demi-frères, plus âgé, qui était le seul à demander des nouvelles, et « passait [les] voir, il laissait quelques billets ». Sarah déplore ce comportement et que personne d’autre ne se soit même soucié d’eux. Elle en veut particulièrement à sa sœur : « je n’ai jamais pu digérer qu’elle nous laisse avec un enfant sans se préoccuper. Du coup nous cinq là, vu qu’on a souffert ensemble… parfois on me demande “vous êtes combien ?”, je la compte pas parce que c’est difficile de me rappeler qu’il y avait quelqu’un d’autre ».

À un refus de participation morale et matérielle à la maisonnée de sa sœur, Sarah répond par une exclusion symbolique. Dans le groupe familial qu’ils ont créé sur WhatsApp, maintenant que Sarah et Bruno vivent en France, elle n’y est pas.

Cette exclusion n’est que le fait de Sarah. Quand Sarah et Bruno ont quitté le Rwanda, respectivement en 2012 et en 2014, leur petite sœur s’est retrouvée la chef de ménage avec deux petits frères et leur grand-mère à charge, ainsi qu’une cousine venue vivre chez eux. Leur sœur aînée, restée à Kigali, a été là pour la conseiller en cas de besoin et parfois pour l’aider matériellement. Par sa présence, elle faisait partie de la parenté quotidienne de la petite sœur, qui ne l’a pas exclue symboliquement de « sa » famille.

La parenté a des frontières variables, tracées selon le vécu et le ressenti de chacun des membres. Les fortes inégalités socio-économiques peuvent être au cœur de tensions ou ruptures. Ici, elles étaient plus creusées à l’époque où Sarah assistait Bruno dans son rôle de chef de ménage : eux n’avaient que le faible salaire de Bruno pour vivre à cinq, pendant que leur sœur aînée avait un salaire et partait s’installer avec un homme ayant une très bonne situation financière. Quand leur petite sœur a pris la tête du ménage, elle travaillait et avait trois personnes à charge, tandis que la grande sœur avait eu, depuis, cinq enfants. La baisse des inégalités socio-économiques entre eux et leur sœur aînée, et surtout l’éloignement d’une situation de dépendance et de pauvreté font que l’expérience de Sarah et de sa petite sœur a été différente, tout comme l’étaient leurs attentes envers leur sœur aînée. Seule Sarah a exclu symboliquement sa sœur aînée de sa fratrie. Cela montre que l’inclusion et l’exclusion ont pour ressort des vécus singuliers, faits d’affects, de ressources et d’échanges au quotidien, ou de leur absence.

Au Rwanda, le remariage du père expose l’enfant à de potentielles maltraitances de la part de la nouvelle épouse. Après le génocide, quand le père a été tué, l’épouse de l’oncle ou du frère accueillant pouvait persécuter l’orphelin. Celle-ci peut vouloir privilégier ses propres enfants d’un point de vue affectif et financier, et assurer sa propre situation socioéconomique. La patrilinéarité engage l’appartenance familiale de l’enfant et ses droits.

Je rencontre Paulette en France. Lors de notre entretien, elle m’explique que son retour du Burundi, où elle était au moment du génocide, et où elle a perdu son père puis sa mère, a été marqué par la violence qu’elle a vécue chez son oncle qui l’adorait. Sa femme différenciait l’éducation de ses quatre enfants du traitement qu’elle offrait à Paulette : elle lui donnait à manger selon son bon vouloir, ne lui achetait pas d’habits, et la laissait sous la pluie, entre autres sévices.

Après une fugue, Paulette s’est retrouvée chez sa grand-mère, puis chez une tante et enfin elle est allée vivre avec ses sœurs. Son frère, qui commençait à travailler, leur a permis de faire face aux besoins du quotidien. Aucun autre membre de la famille ne les a aidés. Elle pointe l’enjeu financier comme étant au cœur de cette non-assistance.

« Paulette - Parce que nous, dans la famille, même si on a perdu nos parents et tout, la famille vraiment elle a pas été proche de nous. Ils nous ont un peu oubliés, ils nous ont mis un peu à l’écart.

Domitille - C’est qui que tu appelles la famille ?

P - Ben les oncles

D - Les oncles de ta maman

P - Les oncles. Ils se sont un peu éloignés de nous.

D - Ça veut dire que c’est vraiment ton frère qui a pris la responsabilité de la maison ?

P - Oui. Et eux aussi ils ont commencé à se rapprocher de nous quand ils ont vu que mon frère quand même il a les moyens, que nous aussi on commence à grandir. On commence à devenir quand même des gens indépendants. On ne compte pas sur eux quoi. C’est un peu ça, quand les gens au Rwanda ils voient que maintenant, ils demandent rien, il peut être quelqu’un des nôtres… Mais quand tu vois que tu viens demander de l’argent chez eux ou quoi, ils disent ah...

D - Ils ferment la porte.

P – Oui. » (Entretien avec Paulette, 20 février 2017)

Le rejet ici était matériel et symbolique, fragilisant leur sentiment d’appartenance à une même lignée.

Séparation d’une fratrie et plasticité de la parenté 

Après le génocide, la question des fratries d’orphelins et de leur prise en charge collective ou individuelle s’est posée. Le partage du quotidien entre germains et le temps de leur cohabitation sont déterminants dans la relation qu’ils entretiendront (Déchaux, 2012). Si la mère de Sarah a tout fait pour que les enfants restent avec elle, Josué et sa grande sœur ont grandi à distance de leur petit frère, Théogène. Les deux premiers ont été accueillis chez leur tante Liberata, qui les a retrouvés en 1994 dans leur orphelinat respectif. Théogène, quant à lui, avait été envoyé en Ouganda pour se faire soigner, pays dans lequel il a été accueilli provisoirement dans une famille. Ramené chez Liberata par le CICR, elle n’a pas pu le garder : élevant déjà sept enfants à la maison et travaillant la journée, elle ne pouvait pas s’occuper d’un enfant en bas âge. Il a été pris en charge par le frère de leur grand-père paternel, Kabanda, qui est revenu du Burundi où il était réfugié avec sa famille depuis longtemps, et où il avait acquis une bonne situation financière grâce à un commerce qu’il y avait monté. Avec sa femme et ses enfants, ils ont recueilli Théogène et de nombreux autres orphelins, ayant ou non des liens de parenté avec eux. Kabanda étant mort peu après l’arrivée de ce dernier, sa femme s’est retrouvée à la tête de cette grande maisonnée. En 2015, au moment de notre premier entretien, Théogène ne sait pas quel lien le relie à eux, notamment parce qu’on lui parlait peu. Il m’explique :

« Théogène - Elle élevait plein d’enfants, tu vois, on était tous… Il y avait plein de familles qui venaient à droite à gauche, je sais pas. Ils ont accueilli des enfants après le génocide.

Domitille - Attends alors du coup il y avait qui chez toi ?

T - Y avait plein de familles. Il y a même des familles que je connaissais pas, moi j’étais le plus petit, je savais rien. Ils me disaient tu manges tu dors tu vas à l’école. C’était ça.

D - C’est des familles que tu connaissais même pas, c’était pas forcément de ta famille à toi.

T - Si, je connais. Mon frère, il t’a dit où j’habitais.

D - Moi il m’a dit que c’était ton grand-oncle, enfin le frère de ton grand-père.

T - Ouais voilà c’est ça, mais ça je l’ai su quand il me l’a dit, parce que là-bas c’était “Viens, mange, dors et va à l’école”. Tu vois on parlait pas, ils me disaient rien, c’était moi le plus petit.

D - Tu savais pas chez qui t’étais

T - Je savais tu vois, elle me disait “Je suis ta grand-mère”, je l’appelais Grand-mère, c’était ma grand-mère

D - Mais t’aurais pu ne pas savoir qui c’était 

T - Voilà. Elle m’a jamais parlé du génocide. Rien. J’étais là, je découvrais la vie tout seul.

D - Elle te parlait pas ?

T – Non. Elle me disait juste… Si, elle me parlait, mais pour me tailler en fait, sinon pour parler de l’école, pour… Si, elle m’aimait bien, elle m’aimait bien, mais elle me parlait pas des trucs… qui vont me vexer et tout. Parce que moi, je disais… J’étais aussi bizarre. Elle me parlait après je disais “Ouais tout ce que tu me dis ça me dit rien moi, je m’en fous”, elle me disait “Ah tu t’en fous, et tout, de ce qu’on te dit”, elle me disait “Ah mais toi je sais pas pourquoi t’es pas encore mort”.

D - Elle t’a vraiment dit ça ?

T - Ouais ben elle me disait ça tout le temps. Tu vois quand je rentrais le soir et tout, parce qu’elle me disait “Mais toi ils vont te tuer dans la rue”, parce qu’elle se méfiait trop elle aussi. Elle était tout le temps dans la guerre dans sa tête. » (Entretien avec Théogène, 31 juillet 2015)

Même s’il dit l’appeler « grand-mère », je relève qu’il la nomme dans notre entretien « la grand-mère où j’étais éduqué » ou « la grand-mère où j’habitais », et non pas « ma grand-mère ». Il affirme que cette femme et sa fille étaient dures avec lui. En revanche, il a noué des liens avec ses petits-enfants et les autres orphelins accueillis : il y avait les enfants avec qui ils jouaient et ceux qui s’occupaient des plus petits. La co-résidence avec ces enfants lui a permis de nouer des liens de fraternité en dehors de la fratrie, liens mis en lumière par l’anthropologue Agnès Martial dans les familles recomposées (Martial, 2003). En partageant le quotidien, ils ont nourri le sentiment d’appartenir à une parenté commune. Or, Josué et Berthe ne partagent pas ce sentiment, faute d’avoir vécu avec eux, et même faute de connaître ces cousins éloignés et les autres enfants. Ils ont plutôt tissé des liens au sein de leur propre maisonnée, avec leurs cousins parallèles.

Le schéma suivant représente la maisonnée de Berthe et Josué (en orange), vivant chez la demi-sœur de leur mère, et celle de Théogène (en bleu), chez le grand-oncle paternel :

Schéma 2

Schéma de parenté de Berthe, Josué et Théogène représentant leur maisonnée après 1994

Schéma de parenté de Berthe, Josué et Théogène représentant leur maisonnée après 1994

-> Voir la liste des figures

La parenté de Berthe, Josué et Théogène se découpe en deux blocs distincts correspondant respectivement à la maisonnée des deux premiers et à celle du dernier. La fratrie ne se réunissait que pendant les vacances, quand Théogène venait passer quelques jours chez leur tante maternelle. Par ailleurs, cette dernière et la femme du grand-oncle paternel n’appartenaient pas à la même lignée ; ni l’une ni l’autre n’ont pu nourrir ou entretenir la connaissance qu’avaient les membres de leur maisonnée de ceux de l’autre maisonnée. In fine des sentiments de filiation et de germanité se sont créés distinctement au sein de parenté quotidienne différente. La cohabitation ou la décohabitation explore la plasticité de la parenté. De la même manière que des liens de parenté se sont tissés dans des maisonnées formées après le génocide, d’autres se sont défaits quand les oncles ou les demi-frères des orphelins ont voulu s’approprier leurs terres et leurs biens.

La terre et les biens à l’origine de conflits familiaux

La mort brutale du ou des parents pendant le génocide a précocement amené des questions d’héritage. Traditionnellement, à la mort du mari, la veuve pouvait continuer à cultiver ses terres si elle avait un fils, et, le cas échéant, elles revenaient à la famille paternelle. Dans ce dernier cas, elle pouvait avoir des terres issues de son propre patrilignage, le temps qu’elle se remarie et rejoigne le lignage de son nouveau mari. Or, l’horizon du mariage étant alors d’avoir des enfants, les femmes se remarient difficilement après un certain âge. Dans le contexte de dérégulation juridique et d’affaiblissement des traditions du Rwanda post-génocide, la spoliation des terres, des biens et des maisons appartenant à des orphelins et à des veuves a été fréquente. En 1999, une loi a été votée autorisant ces derniers à hériter et à réclamer leurs terres, sans toutefois être rétroactive sur les conflits qui précédaient cette date. Les terres étaient en quantité insuffisante dans une société rurale, où l’agriculture était la principale activité. La surpopulation, au regard des terres arables, était déjà constatée avant 1994, et le retour d’exil de nombreuses familles a obligé l’État à procéder à une réorganisation territoriale. D’autant plus que la destruction des maisons des Tutsi a accru aussi la pénurie immobilière. Des disputes autour des terres et des maisons ont éclaté, y compris au sein même des familles. Un rapport du Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (UNHCR) de 1998 souligne que les veuves ont dû faire face aux membres de leur belle-famille autant qu’aux hommes de leur propre famille : « [t]he recovery of some of the husband’s, or the family of origin’s, remaining real estate property was a daunting task for the widow who at times had to face stiff resistance from her in-laws or the male members of her own family » (UNHCR, 2001 :41). Des orphelins ont d’ailleurs vu leurs terres confisquées par leurs proches, leur tuteur ou leurs voisins, et même par les autorités chargées de redistribuer les terres ou de réinstaller des familles : ils étaient trop jeunes pour revendiquer les propriétés familiales. Selon Laurel L. Rose, « double orphans and paternal orphans experienced more difficulties in making land claims than did single orphans and maternal orphans; female orphans initiated land disputes on behalf of households more often than did male orphans (more females head households); […]. The majority of orphans’ opponents in land disputes were family members. » (Rose, 2005 : 926). Le génocide a généré un espace de lutte intrafamiliale pour une redistribution des richesses passant outre les places dans la parenté et les traditions de transmission.

Éric est né en 1991, soit l’année du mariage de ses parents. Son père ayant été tué pendant le génocide, des membres de sa famille paternelle ont peu après pris une terre leur appartenant. Sa mère est entrée en conflit avec eux et souhaite toujours obtenir une reconnaissance juridique de la propriété. Éric, qui vit en France où je le rencontre, préfère rester à l’écart de cette histoire : il est conscient du rapport socioéconomique en leur faveur, face à des agriculteurs vivant dans les terres peu fertiles du sud-ouest du Rwanda. Malgré le fait que sa situation économique actuelle et celle de sa mère sont bonnes, elle a été très difficile après le génocide. Le vol de terre s’est effectué dans ce contexte. Pour sa mère, l’enjeu est aussi celui de la transmission : cette terre lui a été donnée par sa belle-famille pour son mariage, et la seule qu’elle laissera à son fils.

Des menaces de mort, Josué en a reçu de la part de son grand-oncle paternel, qui accueillera Théogène quelques mois plus tard. Il me raconte qu’après le génocide, il est retourné sur les terres familiales et qu’elles étaient exploitées par des Hutu qui versaient une rente à son grand-oncle. Décidé à récupérer les terres familiales pour les mettre à la disposition de rescapés, Josué s’est rendu auprès des autorités locales : « Et là, il y a le grand-père, on lui dit ça, et là il devient furieux. Il est pas content que je sois vivant, qu’on m’ait retrouvé… non non, lui c’était… Il veut me chercher. Il dit à tout le monde que s’il me croise, il va m’écraser avec la voiture. […] lui il préférait qu’il y ait plus personne pour récupérer les terres. ».

Le caractère plus menaçant que protecteur de la parentèle, Sarah aussi en a pris conscience dès leur retour du Congo, où elle avait fui le génocide avec ses parents et où son père a été tué. Après avoir vécu dans des hébergements provisoires, sa famille s’est installée en 1996 dans la maison que sa mère a fait reconstruire, la leur ayant été détruite. À ce moment, les crises traumatiques de sa mère ont commencé : elle revivait les mois précédant le génocide où ils ont vécu cachés, puis l’attaque du Congo qui l’a laissée entre la vie et la mort. De retour sur les terres familiales, elle craignait des exactions de la part des Hutu du voisinage, qui avaient participé aux massacres des membres de sa famille, mais aussi de la part des membres de sa belle-famille. Le père de Sarah était l’aîné de sa fratrie et détenait davantage de terres que les autres. À sa mort, les jalousies et les velléités d’appropriation des terres se sont exprimées. Devant cette menace, et pour soigner leur mère, ils sont partis à Kigali. Être volés ou menacés par ceux qui auraient dû les protéger a été pour les orphelins une violence supplémentaire. Symboliquement et matériellement, ils ont été exclus d’une transmission dont ils étaient les héritiers, et par extension de leur lignée.

Conclusion : crise de la prise en charge et du lien de parenté après 1994

L’entraide traditionnelle existant jusque-là au sein de la famille étendue n’a pas suffi à faire face aux besoins générés par la destruction et le déclassement social des familles, et le droit, inexistant dans les premières années, n’a pas pu aider à réguler cette situation inédite. La crise de la prise en charge[19] des orphelins a mis à nu les liens entre les membres survivants d’une même parenté, exhibant sans pudeur les affects, les ressources économiques, physiques ou psychiques, les blessures et les conflits. Elle a été une crise du lien et de l’intime. Les frontières de la parenté se sont redessinées avec l’élaboration– spontanée ou négociée – d’une parenté quotidienne parfois précaire. De nouvelles maisonnées se sont créées, avec des membres de la parentèle, dans des familles d’accueil, ou encore au sein de collectifs de survie pouvant être des ménages d’enfants. Des collectifs et des lignées artificiels ont vu le jour, tandis que des orphelins ont été exclus de leur lignée, via un refus de lesaccueillir ou la spoliation de leurs biens et de leurs terres. Ces spoliations, associées à des menaces de mort, ont également concerné les veuves.

Les orphelins ont majoritairement subi ces reconfigurations, même s’ils en ont parfois été les auteurs, en refusant de s’insérer dans une maisonnée ou en rejetant un ou plusieurs membres de leur parentèle. Florence Weber distingue les sentiments d’appartenance ou le collectif pour soi, des appartenances objectives ou le collectif en soi. Il y a une « multitude des appartenances ressenties, signalées dans le langage par le passage du je au nous […] Chaque individu peut se trouver au croisement de plusieurs nous, un ou plusieurs nous-de-maisonnée et un ou plusieurs nous-de-lignée » (Weber, 2005 : 16). La plasticité de la parenté y réside : dans la période de survie qu’a été l’après-génocide, les membres d’une même famille ont noué et dénoué des liens de parenté en fonction de leur parcours et des cohabitations, et deux membres de la même famille nucléaire ne s’inscrivent pas aujourd’hui systématiquement dans les mêmes collectifs.