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Cette contribution, qui présente quelques résultats de ma recherche doctorale[1], vise à explorer le rapport à la bande dessinée de quatre enseignantes et enseignants de français du secondaire suisse romand. Il s’agit de comprendre l’évolution de ce rapport, aux différentes étapes d’une collaboration centrée sur la planification et la mise en oeuvre d’une séquence d’enseignement portant sur la bande dessinée. Plus précisément, cette recherche s’est attachée à relever des dilemmes et questionnements qui surgissent lors de l’intégration du média au sein de la classe de français et à décrire les interrelations et tensions qui caractérisent les différents plans et dimensions du rapport à la bande dessinée.

1. De la paralittérature à la littératie

Bien qu’un lien entre la «bande dessinée[2]» et la pédagogie soit déjà formulé en 1845 par l’enseignant, écrivain et dessinateur suisse Rodolphe Töpffer, la bande dessinée se tient à l’écart des salles de classes jusque dans les années 1970, décennie qui voit paraître les deux premiers manuels d’enseignement de la bande dessinée dans le contexte français (Roux, 1970; Fresnault-Deruelle, 1972). Malgré ce tournant notoire, survenu il y a plus qu’un demi-siècle, la bande dessinée reste bien souvent considérée comme une «paralittérature», courant le risque, aujourd’hui encore, d’être utilisée principalement comme un «marchepied» menant vers d’autres apprentissages (Rouvière, 2012). Plusieurs études montrent cependant qu’il est grand temps que la bande dessinée intègre l’école car elle permet de développer des compétences en littératie (Boutin, 2012; Missiou, 2012).

Dans le sillage des travaux anglo-saxons consacrés à la literacy dans les années 1960 puis aux multiliteracies dans les années 1990, Lebrun et ses collègues (2012b) estiment que l’école doit former des élèves capables de mobiliser des compétences en littératie médiatique multimodale. L’apprentissage de la lecture pourrait être soutenu en élargissant le répertoire des pratiques textuelles. Un tel élargissement offrirait ainsi une réponse à l’actuelle «(r)évolution médiatique qui bouleverse notre civilisation» (Lebrun et al., 2012a, p. 1) et fournirait aux élèves des outils adaptés pour pouvoir interagir avec la réalité qui les entoure (Lebrun et al., 2012a).

Dans le contexte français, Depaire (2019) et Raux (2019) observent qu’une grande partie des personnes enseignantes associe la bande dessinée à des usages pédagogiques potentiels. Pourtant, elles déclarent manquer d’outils pour l’intégrer à leur enseignement. Des informations concernant les représentations et pratiques scolaires liées à ce média ne sont pas disponibles pour l’ensemble de la Suisse romande. La place de la bande dessinée a été étudiée en particulier dans le canton de Genève, par le biais de l’étude de Soussi et ses collègues (2008). Celle-ci montre une utilisation très limitée de la bande dessinée en classe de français au primaire et ne mentionne pas son usage au secondaire. Cette absence d’indices relatifs à la présence ou à l’absence de la bande dessinée au secondaire suisse romand invite à croire à une non-utilisation ou à une utilisation rare de la bande dessinée en classe de français à ce degré.

Cette hypothèse est corroborée en partie par l’observation selon laquelle «la formation des enseignants sur la lecture/interprétation en régime multimodal est généralement sommaire, sinon inexistante» (Florey et Cordonier, 2017, p. 6). Une analyse des instructions officielles suisses romandes (le Plan d’études romand, le Plan d’étude de l’école de culture générale et celui de l’école de maturité) révèle de même une place périphérique du média. La bande dessinée n’y est mentionnée qu’au primaire, et toujours au sein d’une liste d’exemples, soit entre parenthèses soit en note, contrairement aux autres types de textes figurant dans les programmes (comme le roman). À partir de ces constats, il semble légitime d’examiner, dans le contexte suisse romand, le rapport à la bande dessinée des personnes enseignantes.

2. Cadre conceptuel

2.1 Le rapport à la bande dessinée

Plusieurs recherches (Blanchard et Raux, 2019; Groensteen, 2006; Raux, 2023) montrent la difficulté de circonscrire l’objet culturel et didactique «mal identifié», voire «non identifié» qu’est la bande dessinée. Celle-ci, en effet, «ne cesse […] de se réinventer pour conforter sa singularité» (Mouchart, 2017, p. 79), ce qui rend toute tentative de définition définitive peu pertinente, d’autant plus étant donné le foisonnement éditorial actuel. Tentons tout de même d’élaborer une «définition de travail» (Hatfield, 2009). Dans cette recherche, la bande dessinée est considérée comme un écrit multimodal (Boutin, 2012, 2015; Martel et Boutin, 2021), dont l’unité centrale est la case et dont le support est généralement un livre ou un magazine. Les composantes textuelles et visuelles sont disposées de manière à la fois linéaire et tabulaire (Baroni, 2021; Fresnault-Deruelle, 1976) dans la case, le strip, la planche et le volume. La bande dessinée numérique (parce que son support suppose un autre agencement), la bande dessinée sans texte (parce qu’elle n’est pas multimodale) et la case unique (parce qu’elle n’appartient pas à une «chaîne» séquentielle) sont considérées comme des «cas-limites» et ne sont pas abordés.

Il s’agit ici de considérer la bande dessinée à la fois comme un média et comme une oeuvre littéraire, à l’instar de Rouvière (2012), qui conçoit la notion de littérature de manière large. La bande dessinée peut être vue comme une oeuvre «littéraire» si on admet que la réputation littéraire des textes est le résultat d’un «processus d’institutionnalisation du littéraire», qui se construit et évolue selon des critères historiques et qu’elle se négocie au sein des relations entre le champ littéraire, l’université et l’école (Védrines et Gabathuler, 2018, p. 68, en référence à Macherey, 2014). Elle peut aussi être considérée comme un média, dont les spécificités créent un «langage» de la bande dessinée. Cette double perspective permet de «sortir de l’impasse conceptuelle des “paralittératures” ou littératures “populaires”» (Rouvière, 2012, p. 13).

La définition du rapport à la bande dessinée qui sous-tend cette contribution se base sur celle qu’élaborent Chartrand et Blaser pour circonscrire le rapport à l’écrit (Chartrand et Blaser, 2008) et Émery-Bruneau pour le rapport à la lecture littéraire (Émery-Bruneau, 2010). Ces deux types de «rapport à» trouvent quant à eux leur origine dans la notion pluridisciplinaire de rapport au savoir (Beillerot et al., 1989; Beillerot et al., 1996; Charlot, 1997). Le rapport à la bande dessinée est une relation de sens (construite de manière individuelle) et de significations (partagées) entre un sujet didactique (singulier, mais aussi nécessairement culturel et social) et la bande dessinée en tant qu’écrit multimodal. Ce rapport concerne non seulement les pratiques de lecture de bandes dessinées et les bandes dessinées elles-mêmes, mais aussi la bande dessinée, saisie dans une perspective plus générale qui renvoie aux représentations que l’on peut se faire de ce média et aux idées reçues le concernant.

À l’instar d’Émery-Bruneau (2010), je distingue deux plans du rapport à la bande dessinée: le plan personnel et le plan didactique. Le premier est relatif à «la façon dont un sujet-lecteur pratique ou donne sens» à la bande dessinée ou à une oeuvre en particulier; le second traite de la façon dont la personne enseignante «conçoit ou interprète» le rapport à la bande dessinée de ses élèves et «la façon dont [elle] entend le[s] former» (Émery-Bruneau, 2010, p. 59).

2.2 Les dimensions du rapport à la bande dessinée

Cinq dimensions constituent un guide pour l’analyse du rapport à la bande dessinée. J’emprunte les dimensions conceptuelle, praxéologique, affective et axiologique à la formalisation du rapport à l’écrit de Chartrand et Blaser (2008) – qui se réfèrent elles-mêmes à Barré-De Miniac (2000) – et la dimension épistémique à la formalisation du rapport à la lecture littéraire d’Émery-Bruneau (2010) – qui s’appuie sur les recherches de Falardeau et Simard (2007), Chartrand et Blaser (2008) et Charlot et ses collègues (1992). Chacune des cinq dimensions intègre les aspects subjectif et social, qu’Émery-Bruneau (2010) conçoit comme des dimensions du rapport à la lecture littéraire. Dans la mesure où le sujet est à la fois singulier, culturel et social, ces aspects sont envisagés dans cette recherche comme des fondements transversaux et non comme des dimensions.

La dimension conceptuelle renvoie à la façon dont est définie la bande dessinée et aux idées et représentations attachées à cet objet. Ces idées peuvent concerner la bande dessinée de manière générale ou une oeuvre singulière. La dimension praxéologique est composée de deux versants bien distincts: les pratiques de lecture et les pratiques d’enseignement de la bande dessinée. La dimension axiologique concerne les valeurs que le sujet attribue à la bande dessinée, que ce soit sur le plan personnel ou didactique. La dimension affective renvoie aux sentiments et émotions qu’il manifeste à l’égard de la bande dessinée. La dimension épistémique, finalement, s’intéresse à la nature, aux rôles et aux conceptions des savoirs et des savoir-faire[3] qui structurent le rapport à la bande dessinée. Les savoirs et savoir-faire liés à la bande dessinée peuvent découler de la pratique de lecture ou alors être véhiculés par l’objet lui-même.

3. Cadre méthodologique

3.1 Fondements épistémiques et méthodologiques

Cette recherche s’inscrit dans un paradigme compréhensif (Charmillot, 2021, § 12), visant à saisir en profondeur la complexité du rapport à la bande dessinée de personnes enseignantes, ainsi que l’évolution de ce rapport, sur les plans personnel et didactique. Dans le but de travailler «avec» plutôt que «sur» les personnes enseignantes (Desgagné, 2001, p. 51), j’ai opté pour une recherche collaborative. Une telle recherche permet d’ouvrir un espace de réflexion commun et de créer une situation de potentielle évolution (évolution des pratiques ou, en l’occurrence, du rapport à la bande dessinée). Le développement professionnel ne constitue pas l’objectif premier, étant considéré comme un «avantage collatéral» (Morrissette, 2013, p. 41). Il est vu dans son interrelation avec la transformation du rapport à la bande dessinée: «Vouloir comprendre comment se transforment les pratiques d’enseignement […] renvoie dans une certaine mesure à comprendre le rapport que ces derniers instaurent avec l’objet d’enseignement» (Wirthner, 2008, p. 87).

Dans l’optique de permettre la cohabitation de plusieurs «logiques d’agir et de penser» (Biao et al., 2021, § 1), les quatre personnes enseignantes et moi-même avons planifié ensemble des séquences sur la bande dessinée. Cette collaboration signifiait la rencontre de deux types d’expertise: celles de professionnels de l’enseignement du français et celle de la chercheuse en didactique du français et en études littéraires, qui endosse alternativement une posture collaborative et compréhensive.

3.2 Population, contexte d’enseignement et de collaboration

Elena, Susanne, Julie et Guillaume (prénoms d’emprunt) enseignent au secondaire, dans deux établissements de la région lausannoise. En Suisse romande, le degré secondaire est composé du secondaire I et du secondaire II. Le secondaire I correspond aux trois dernières années de la scolarité obligatoire (9e, 10e et 11e années) et aboutit à un certificat de fin d’études secondaires, tandis que le secondaire II correspond à trois[4] années de formation postobligatoire (1re, 2e, 3e années) qui peuvent être effectuées dans différentes filières. Les classes d’Elena et de Susanne sont des classes de 9e année en voie prégymnasiale[5] (élèves d’environ 12-13 ans). La classe de Guillaume est une classe de 1re année d’école de culture générale[6] (élèves d’environ 15-16 ans) et celle de Julie est une classe de 3e année de la même filière (17-18 ans). Les quatre personnes enseignantes ont toutes suivi une formation en lettres (master ou licence) puis une formation pédagogique d’un à deux ans. Lors de l’enseignement de la séquence consacrée à la bande dessinée, leurs années d’expérience en enseignement du français se répartissent entre quatre et quinze ans.

La «collaboration» comprend toute la période où des échanges ont eu lieu avec les enseignants, depuis le premier contact, qui a permis de poser les bases de nos manières de travailler, jusqu’au moment où nous avons clos le processus par un débriefing ou un entretien postséquence. Selon les cas, elle a duré de plusieurs semaines à plusieurs mois. J’ai choisi de m’adapter à la manière de travailler de chaque personne en adoptant différentes manières de collaborer. La collaboration avec Elena et Susanne a débouché sur la conception d’un dossier d’enseignement où dix séances d’enseignement de 45 minutes sont détaillées. Julie et Guillaume ont démontré un besoin de collaboration moins étroit, tout en s’appuyant sur d’autres types de ressources (notamment une bibliographie sur la bande dessinée établie par mes soins et un cours d’une durée de trois heures sur la bande dessinée, donné par un professeur spécialiste de la bande dessinée).

3.3 Construction du matériel empirique

Le choix de l’expression «construction du matériel empirique», plutôt que «récolte de données», relève d’une posture constructiviste (Gaudet et Robert, 2018, p. 81). Ce matériel est constitué de verbalisations des personnes enseignantes (enregistrées puis retranscrites) et de notes de terrain (issues d’observations en classe). Les moments d’échange qui se sont tenus lors des différentes rencontres constituent le fil rouge de ce travail. Ils ont été privilégiés parce que le rapport à la bande dessinée se rapproche du rapport à l’écrit en ceci qu’il peut être considéré comme «le fruit de négociations» parce qu’il s’élabore justement dans le dialogue, à commencer par le dialogue entre plusieurs personnes, ce qui invite à le considérer comme «une construction dynamique» (Wirthner, 2008, p. 88). De plus, l’entretien semble particulièrement recommandé dans le cas d’une recherche collaborative puisqu’il permet d’activer la réflexion (Bemporad et Ristea, 2014).

Plusieurs types d’entretiens ont été utilisés, dans le but d’accompagner les personnes participantes dans la conscientisation de leur rapport à la bande dessinée, ainsi que de produire du matériel empirique destiné à comprendre et à décrire leur rapport à la bande dessinée. Selon les contextes et l’objectif recherché (faire émerger le vécu, encourager la rétroaction, etc.), j’ai eu recours à différents types d’entretiens (dirigé, semi-dirigé, non dirigé) ou encore à des moments de discussion très libres. Tandis que les premières rencontres m’ont permis de faire le portrait des personnes enseignantes et d’esquisser leur rapport à la bande dessinée au début de la collaboration, les «séances de collaboration» ont eu pour but de planifier la séquence et les «entretiens postséquence» de revenir sur ce qui avait été vécu lors de la mise en oeuvre.

Le matériel a été analysé à l’aide de ce que Paillé et Mucchielli nomment «l’analyse en mode écriture» (Paillé et Mucchielli, 2021). Les deux chercheurs considèrent le processus d’écriture comme une occasion de «faire émerger directement le sens» et de le «déplier» (Paillé et Mucchielli, 2021, p. 225 et 228). Ce type d’analyse apparaît approprié dans le cadre de cette recherche non seulement parce qu’elle permet de décrire avec fluidité et flexibilité la «réalité», mais aussi parce qu’elle est particulièrement apte à restituer la complexité qui émerge du matériel (Paillé et Mucchielli, 2021) – rendant ainsi justice aux propos des personnes participantes.

3.4 Choix didactiques

Au secondaire I, la bande dessinée qui a été retenue est le tome 1 de Persepolis de Marjane Satrapi. Celle-ci a été choisie par Elena et moi-même au terme d’un long processus de lectures et de réflexion. Au secondaire II, le choix s’est porté sur Wonderland de l’auteur genevois Tom Tirabosco, à la suite d’une proposition d’élève de la classe de Julie. Les deux oeuvres, de type autobiographique, narrent des trajectoires d’enfants, qui prennent place dans les années 1970-1980. La première se situe dans le contexte de la révolution iranienne et la seconde dans celui d’une famille italo-suisse installée près de Genève.

Ma posture de chercheuse a eu une incidence sur ma posture de collaboratrice dans la mesure où mon rapport à la bande dessinée m’invitait à chercher un équilibre entre deux pôles: il s’agissait de travailler, par le biais des séquences, à la fois sur les spécificités de la bande dessinée en tant que média et sur les oeuvres de Persepolis et de Wonderland en particulier. Ce double objectif apparaissait important dans le but, d’une part, de proposer des «outils» (Schneuwly, 2008b, p. 59) qui puissent être transposés à d’autres bandes dessinées que celles de Satrapi et de Tirabosco, voire à d’autres médias, et, d’autre part, de travailler sur une oeuvre intégrale, porteuse de sens en elle-même. Cette double visée s’est trouvée plus présente dans la collaboration avec les enseignantes du secondaire I étant donnée le mode de collaboration qui a été privilégié avec elles.

4. Résultats

Cette section a pour but de présenter quelques résultats obtenus par le biais des verbalisations des personnes enseignantes et de mes observations en classe. Ces résultats mettent en lumière les interrelations qui caractérisent les différents plans et dimensions du rapport à la bande dessinée, ainsi que les discordances qui peuvent émerger.

4.1 Bande dessinée et enfance: affects, pratiques et conceptions

L’ensemble des personnes participantes évoque un lien entre la bande dessinée et l’enfance. Susanne mentionne les lectures de son fils qui, à 8 ans, est passionné de mangas. Elena, Julie et Guillaume racontent qu’ils lisaient des bandes dessinées étant enfants. Leurs lectures étaient composées d’oeuvres qui sont généralement considérées comme des «classiques[7]» de l’enfance. Lorsque Julie parle de son rapport à la bande dessinée, en début de collaboration, elle déclare en lire peu, mais avoir partagé autrefois ses lectures de Gaston Lagaffe avec son père. Sa définition personnelle du média témoigne d'une ambivalence:

C’est quand même un genre que j’associe un peu plus à l’enfance, même si je sais que certaines oeuvres ne sont pas du tout adaptées à… faites pour des enfants et adaptées à des enfants […]. J’ai aussi la représentation que c’est une lecture plus facile parce qu’il y a moins à déchiffrer.

Julie associe spontanément ce média à l’enfance, tout en sachant que cette association est restrictive. Elle a pris conscience de cette idée reçue par le biais de ses expériences de lecture. La dimension affective (liée à l’enfance et aux liens familiaux évoqués) et la dimension conceptuelle entrent ici en «discordance» – pour reprendre un terme de Falardeau et Simard (2007).

Elena, Julie et Guillaume, qui ont interrompu la lecture de bandes dessinées durant l’enfance, se sont à nouveau rapprochés de celle-ci, de manière occasionnelle pour Julie et Guillaume et de manière plus intensive pour Elena. Ils se sont alors orientés vers d’autres corpus (en parallèle des relectures de «classiques» pour Guillaume), dont la lecture a fait évoluer les pratiques et les conceptions.

4.2 Plan personnel et plan didactique: la valeur attribuée à la bande dessinée

Autant les personnes enseignantes du secondaire I que du secondaire II estiment que la bande dessinée a sa place au sein de l’enseignement du français. Lorsque je leur demande, en début de collaboration, ce que l’enseignement de la bande dessinée peut apporter à leurs élèves, les réponses sont variées. Quelques finalités se rejoignent cependant. De manière générale, la bande dessinée est perçue comme étant plus accessible et plus motivante. Malgré ces représentations, Guillaume et Julie s’accordent à la considérer, dans le même temps, dans sa complexité. La motivation et la curiosité des élèves pourraient, selon Julie, se heurter à ses exigences, nécessitant la construction, avec les élèves, d’un «rapport juste avec le texte».

Elena pense que l’enseignement de la bande dessinée «entraîne des compétences transversales fondamentales» comme l’analyse de l’image, «qui n’est pas spécifique au français» et qui se retrouve notamment en histoire et géographie. Ces compétences permettent d’«être critiques […] dans la vie quotidienne, face aux campagnes de votation par exemple ou [aux] séries qu’ils regardent». L’enseignante estime que «la BD se rapproche beaucoup plus d’exercices qu’on fait au quotidien dans la vie de tous les jours que la lecture [du dernier texte qui a été lu par sa classe]». Le fort potentiel attribué à la bande dessinée, qui invite à lui accorder la même valeur didactique qu’aux textes dits littéraires, repose néanmoins sur ses spécificités médiatiques plus que sur ce qui la rapproche de ces derniers.

En début de collaboration, Susanne communique que la bande dessinée devrait faire partie d’un «corpus établi» en classe de français et qu’elle est «désormais indispensable», étant donné l’engouement des élèves pour le visuel. Elle considère que le concept de «bonne littérature est totalement obsolète». Lors du même entretien[8], elle tient un discours différent sur le plan personnel, lorsqu’elle aborde la passion de son fils pour les mangas. À cause de ces lectures, elle craint qu’il ne puisse plus se passer d’images pour nourrir son imaginaire: «Il a besoin de l’image, pour se créer son monde. Moi, j’aimerais qu’il n’ait pas besoin de l’image.» Cette crainte la conduit à l’inciter à lire de «vrais livres». Bien que Susanne exprime verbalement une prise de distance par rapport à cette dernière affirmation («je mets trois guillemets»), il résulte de ses propos qu’elle valorise davantage, pour le moins dans ce contexte, la création d’un imaginaire uniquement à partir de texte, plutôt qu’à partir de texte et d’images.

Cet exemple montre la manière dont interagissent, sur le plan personnel, la dimension affective (Susanne n’aime pas que son fils lise beaucoup de mangas) et la dimension axiologique (l’imaginaire devrait se créer à partir du texte) et, sur le plan didactique, la dimension conceptuelle (la bande dessinée a sa place à l’école). On voit que les conceptions, les valeurs et les affects liés à chaque plan peuvent être mis en tension, même s’ils sont énoncés dans un laps de temps très court.

Une autre ambivalence se crée dans le discours de Guillaume. Comme ses collègues, il estime que la bande dessinée peut, voire doit, être enseignée à l’école. Il précise par ailleurs que si, dans un contexte privé, il lit peu de bandes dessinées, ce n’est pas par «mépris», c’est juste qu’il «n’y pense pas». Pourtant, il déclare que le fait de devoir[9] intégrer des contenus médiatiques dans son enseignement (et non uniquement des textes dits littéraires) est «un peu vexant» et «frustrant». Il explique ce sentiment dans ces termes: [...] «parce qu’évidemment les profs de français, on aime bien travailler avec les textes littéraires, c’est pour cela qu’on fait [ce métier], ce n’est pas, en principe, pour lire les journaux». En exprimant une opinion répandue parmi ses collègues, Guillaume indique qu’il existe un lien, visiblement affectif, entre l’enseignement de la littérature et l’identité professionnelle des enseignantes et enseignants de français. Ses propos invitent à s’interroger sur la définition de la bande dessinée et son lien avec la littérature.

Les différentes dimensions du rapport à la bande dessinée entrent ainsi également en tension dans le discours de Guillaume. D’un côté, ses conceptions de la bande dessinée l’invitent à la considérer comme légitime au sein d’un cours de français, de l’autre, les adjectifs employés («vexant», «frustrant») établissent une hiérarchie entre les supports de lecture, faisant intervenir la dimension axiologique.

4.3 De la planification à la mise en oeuvre: savoirs et savoir-faire

Susanne, Julie et Guillaume n’avaient pas intégré la bande dessinée dans leur enseignement avant notre collaboration notamment parce qu’ils estimaient ne pas disposer du bagage nécessaire. Malgré une première expérience d’enseignement de la bande dessinée, Elena estimait, comme ses collègues, manquer de ressources. Un paradoxe émerge: d’un côté, les personnes enseignantes ne se considèrent pas assez outillées pour enseigner la bande dessinée; de l’autre celle-ci est considérée comme plus abordable, pour les élèves, que les textes réputés littéraires. Selon le point de vue (apprentissage ou enseignement), la complexité de sa lecture s’inverse.

Les savoirs susceptibles d’être transmis par le biais de la bande dessinée sont notamment abordés par Susanne, qui définit la bande dessinée comme «un excellent moyen pour rendre des thématiques plus abordables au public». En début de collaboration, elle parle de «la bande dessinée» de manière générale, en s’appuyant entre autres sur l’expérience personnelle qu’elle en a. Un changement s’opère dès le moment où le corpus d’enseignement est fixé et où nous commençons à planifier les séquences. Les réflexions et déclarations se dirigent vers un nouveau référent: en l’occurrence, l’oeuvre de Satrapi. Ce nouveau référent mène Susanne à anticiper deux réactions de la part de ses élèves: d’un côté elle évoque le risque qu’ils «échappent» à la lecture à cause de la difficulté de l’oeuvre («ce n’est pas une BD facile donc il ne faut pas qu’ils nous échappent») et de l’autre elle parle de la possibilité de «partir dans la lecture», sans nécessairement écouter ce qui se fait en classe («il y a [des élèves], quand ils auront la BD, ils vont dire “oui, oui, oui, on écoute” et j’en vois déjà qui vont partir dans la lecture»). Le média «bande dessinée», qui était d’abord perçu dans son rôle de médiateur vers des contenus, se transforme en potentiel obstacle à l’enseignement, sa lecture requérant un accompagnement spécifique de la part de l’enseignante. L’oeuvre Persepolis ne correspond donc plus aux conceptions initiales concernant «la bande dessinée» et il semble nécessaire d’acquérir des savoir-faire relatifs à sa lecture, avant qu’elle puisse devenir un potentiel vecteur de savoirs.

Bien que Julie craigne, en début de collaboration, d’être à court de «choses à dire» sur la bande dessinée, elle déclare ne pas être «illettrée en images». Appréciant la peinture, elle s’attend à pouvoir transférer certaines connaissances. Au fil de la planification et de la mise en oeuvre, Julie et Guillaume, en particulier, constatent que de tels transferts sont possibles, d’une part en mobilisant des intérêt personnels et d’autre part en faisant appel à des outils didactiques généralement employés pour la lecture et l’analyse de textes dits littéraires (par exemple des notions de narratologie ou encore des figures de style). Au secondaire II, la bande dessinée est ainsi intégrée de manière relativement fluide dans les habitudes d’enseignement, et les savoirs et savoir-faire littéraires des élèves sont susceptibles d’être mobilisés.

Au secondaire I, en revanche, la séquence sur Persepolis est appréhendée différemment de celles réservées aux textes lus «habituellement». Un statut spécial est attribué à la bande dessinée, entre dévalorisation et survalorisation, qui s’exprime à différentes étapes de notre collaboration. Lors de la planification, Elena choisit de placer la séquence juste avant Noël (elle estime que ce sera l’occasion «de faire une activité assez sympa à un moment qui est assez chargé») et de la condenser sur deux semaines. De plus, les enseignantes prévoient de modifier l’aménagement de l’espace de la classe dans le but de donner «une certaine reconnaissance à l’activité», permettre «plus de discussions» et ne pas «être tout le temps dans le frontal».

Au moment de développer une réflexion rétrospective, les discours d’Elena et de Susanne montrent que la séquence sur Persepolis s’est passablement éloignée de leurs habitudes d’enseignement. Les enseignantes déclarent alors accorder généralement cinq à six semaines à chaque oeuvre lue en classe. Elena n’avait jamais mis en place de travaux de groupe dans cette classe, or la séquence en proposait un certain nombre. Cette nouveauté a entraîné, au début de la séquence, des difficultés de gestion de classe. On constate donc que si les conceptions exprimées en début de collaboration accordent une place réelle à la bande dessinée au sein du français (potentiellement semblable à celle des textes dits littéraires), la pratique (la planification puis la mise en oeuvre) traduit des conceptions différentes, plaçant la bande dessinée à l’écart des habitudes, et s’ancrant peu dans les savoirs et savoir-faire «déjà-là» des élèves. Cependant, le potentiel didactique de la bande dessinée reste présent dans les discours, que ce soit avant la planification, pendant la séquence d’enseignement ou encore lors des réflexions ultérieures. L’ensemble des personnes enseignantes envisage d’ailleurs de travailler de nouveau sur la bande dessinée en classe, dans un futur plus ou moins proche.

4.4 Enseigner Persepolis: des conceptions aux pratiques et retour

Les observations en classe ont permis de constater que la séquence consacrée à Persepolis ne s’est pas déroulée telle qu’elle avait été planifiée. En particulier, deux choix initiaux ont fait place à des manières de faire alternatives durant l’enseignement de la séquence. Tout d’abord, l’oeuvre Persepolis était destinée à être lue par les élèves. Nous avons discuté à plusieurs reprises de la manière d’accompagner cette lecture. Comme nous l’avons vu, Susanne craignait que ses élèves «échappent» à la lecture. Il lui semblait important de leur «faire envie» et de leur proposer des moments de lecture en classe. Or, à l’issue de l’enseignement de la séquence, je m’aperçois que les deux enseignantes n’ont pas demandé aux élèves de lire Persepolis à la maison, bien que mes observations dans les deux classes aient montré que les activités d’accompagnement dans la lecture ont effectivement eu lieu. Elena et Susanne n’ont pas jugé cette incitation utile pour leur enseignement. L’une des explications de ce choix réside dans les propos de Susanne: «Si je leur avais demandé cela, j’aurais pris en tout cas 20-30 minutes pour parler de ce qu’ils avaient lu.» Selon les dires de Susanne, l’enseignement sur les particularités de la bande dessinée et le travail plus spécifique sur Persepolis sont presque deux séquences distinctes. Si elle s’était écartée de la planification, elle se serait d’abord «emparé[e] de la matière, enfin de l’histoire», et elle aurait injecté dans un second temps des éléments techniques, ce qui l’aurait inscrite dans une démarche inductive.

Le second choix a trait au type de tâche qui devait clôturer la séquence. Le choix s’est porté sur une activité qu’Elena et Susanne n’avaient jamais enseignée: la création d’une planche de bande dessinée. L’activité n’a finalement pas été demandée aux élèves. Si les deux enseignantes invoquent le manque de temps, la tentative de résoudre un manque de cohérence pourrait constituer une autre explication. En effet, l’ensemble de la séquence développait majoritairement des compétences de lecture, alors que la dernière séance travaillait des compétences de production. Cette incohérence a impliqué un flou relatif à la question de l’évaluation sommative. Elena ne savait pas, en début de séquence, si elle souhaitait évaluer sa classe sur la bande dessinée à l’issue de la séquence, en janvier. Lorsque la question de l’évaluation était abordée, elle déclarait être plus à l’aise de demander à ses élèves l’analyse d’un passage plutôt que la création d’une planche.

Ces deux exemples mettent en exergue la manière dont la dimension praxéologique invite à revenir sur ses conceptions premières. Tandis qu’il semblait évident de faire lire Persepolis lors de la planification et que la création d’une planche avait du sens, initialement, pour les enseignantes, l’enseignement amène d’autres perspectives, voire d’autres évidences, incitant à ajuster les conceptions en vue des pratiques actuelles et futures.

5. Discussion: six dimensions et deux plans en interraction

Plusieurs études mettent en avant l’interrelation entre les différentes dimensions qui composent le «rapport à» (Blaser et al., 2015; Émery-Bruneau, 2010; Schneuwly, 2008a). La redéfinition et la schématisation du rapport à l’écrit par Blaser et ses collègues (2015) – à la suite de celle de Chartrand et Blaser (2008) – mettent en avant son «caractère dynamique»; les conceptions «disposent plus ou moins favorablement» l’individu à écrire, à enseigner et à apprendre à écrire tandis que les pratiques d’écriture et les apprentissages «construisent et nourrissent» les conceptions (Blaser et al., 2015, p. 56).

Cette perspective permet de mieux saisir «le rôle déterminant des conceptions sur les pratiques personnelles et professionnelles» (Blaser et al., 2015, p. 56), montrant l’importance de l’interrelation des dimensions conceptuelle et praxéologique. Pour Schneuwly, le renouvellement d’expériences et d’outils d’enseignement permet la transformation du «rapport à»:

[…] le rapport à l’écrit est le résultat d’expériences particulières d’enseignement, définies par des pratiques élaborées par la tradition scolaire qui se reflètent dans les conceptions des valeurs attribuées à l’écrit et que de nouvelles expériences, plus spécifiquement de nouveaux outils, peuvent transformer.

Schneuwly, 2008a, p. 135, en référence à Wirthner, 2008

Cette citation montre une imbrication forte de plusieurs dimensions: la dimension conceptuelle et la dimension praxéologique, mais aussi la dimension axiologique. Dans la présente recherche, l’examen du matériel empirique construit avec les personnes enseignantes invite à considérer les dimensions du rapport à la bande dessinée dans leurs interrelations. Je propose donc de schématiser le rapport à la bande dessinée de la manière suivante:

Figure 1

Schématisation du rapport à la bande dessinée d’enseignantes et enseignants de français

Schématisation du rapport à la bande dessinée d’enseignantes et enseignants de français

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Ce schéma permet de penser les particularités du rapport à la bande dessinée, se distinguant des modèles avec lesquels il a été construit (Blaser et al., 2015; Émery-Bruneau, 2010). Toutes les dimensions se déploient sur un continuum qui relie les plan personnel et didactique et qui montre que la frontière est poreuse. Les dimensions sont interreliées par un réseau visant à mettre au jour les potentielles interactions. Au centre, à mi-distance entre le plan personnel et le plan didactique, se trouve la dimension conceptuelle, qui est très présente au début de la collaboration et qui constitue une base sur laquelle se construit le rapport à la bande dessinée. La prise en compte des deux facettes de la dimension praxéologique invite à considérer une sixième dimension: les pratiques de lecture et d’enseignement renvoient à des gestes qui, tout en étant en interaction continuelle, diffèrent et se situent globalement sur deux plans différents.

6. Conclusion

Le développement de compétences en littératie médiatique multimodale est fondamental pour appréhender le foisonnement médiatique d’aujourd’hui (Lebrun et al., 2012a). Dans cette optique, il s’agit de repenser la place de la bande dessinée en classe et de l’appréhender à la fois en lui attribuant une valeur égale aux autres textes enseignés et en considérant ses spécificités médiatiques. Le manque de ressources déclaré par les personnes participantes fait écho à un constat généralisé de manque de formation initiale (Blanchard et Raux, 2019; Dardaillon, 2009; Depaire, 2019; Florey et Cordonier, 2017; Raux, 2019). Certes, cette «lacune» peut être contrebalancée par les connaissances préalables des personnes enseignantes et elle encourage à «recycle[r] des instruments de la discipline» et à «expérimenter de nouvelles tâches» (Soussi et Ronveaux, 2017, p. 7). Cependant, une intégration de la bande dessinée dans les programmes de formation initiale et un accroissement des travaux de didactisation à son égard permettraient d’en exploiter davantage les potentialités didactiques.

Tandis que la prise de conscience du rapport à la bande dessinée des personnes enseignantes peut devenir un outil de développement professionnel, l’exploration de ce rapport, dans le domaine de la didactique, invite à s’intéresser aux dilemmes[10] auxquels les personnes enseignantes sont confrontées lors de l’intégration en classe d’un nouvel objet d’étude. La mise en lumière progressive de la complexité des plans et dimensions qui le constituent offre à la recherche en didactique et à l’enseignement un outil pour comprendre (et éventuellement élargir) la place actuelle de la bande dessinée dans l’enseignement du français en Suisse romande.