Corps de l’article

1. Introduction

Prenant comme tremplin les travaux de Charlot (1997) concernant le rapport au savoir, la notion spécifique de rapport à l’écrit est inspirée de différents constats tirés des recherches en didactique du français. C’est dans les années 1990 que Barré-De Miniac s’est penchée sur le rapport à l’écriture des élèves, constatant les difficultés et les insécurités observées chez des apprenants de tout âge. Chartrand et ses collaborateurs (2006) ont élargi la notion de rapport à l’écriture en choisissant plutôt d’étudier le rapport à l’écrit, rendant ainsi compte du caractère indissociable entre les pratiques de la lecture et de l’écriture (Chartrand et Blaser, 2008). Le rapport à l’écrit se définit comme l’ensemble des significations complexes et évolutives qu’un sujet singulier, social et culturel entretient et construit à l’égard de l’écrit en réception et en production (Chartrand et Blaser, 2008; Blaser, 2011).

La majorité des études concernant le rapport à l’écrit porte sur les adolescents et les adultes, notamment les personnes enseignantes ou les futures personnes enseignantes, et procède par une méthodologie utilisant les pratiques déclarées plutôt que les observations effectives. Seulement deux études ont été recensées en lien avec une méthodologie utilisant des observations du rapport à l’écrit. Ces deux études portent sur les jeunes adultes (Bélisle, 2003; Blaser, 2007). Très peu d’études documentent le rapport à l’écrit des enfants du primaire. En outre, aucune étude ne documente le rapport à l’écrit des enfants du primaire par l’intermédiaire d’une méthodologie permettant l’observation des enfants en cours d’activités liées à l’écrit. Or, il existe un écart entre les propos déclarés et l’effectif. Dès lors, il semble que l’étude du rapport à l’écrit des élèves du primaire ne puisse être complète sans procéder à des observations situées dans les pratiques de lecture et d’écriture vécues par les élèves.

De plus, un état des lieux concernant les études portant sur le rapport à l’écrit a permis de mettre en lumière la nécessité de considérer, d’une part, l’importance des dispositifs pédagogiques privilégiant des ateliers complexes d’écriture où la discussion (Allal, 2015) et les enjeux identitaires (Renaulaud, 2020) permettent d’engager l’apprenant en profondeur, et, d’autre part, l’incontournable relation entre les pratiques variées et effectives de lecture et d’écriture sur la construction du rapport à l’écrit (Pomerleau, 2021). Inversement, la prise de conscience du rapport à l’écrit devient source de changements des pratiques (Cardoso et Pereira, 2015). Malgré cela, les pratiques d’enseignement de l’écriture dans les écoles valorisent encore davantage le produit que le processus (Tremblay et al., 2020), l’apprentissage du code au détriment de l’organisation textuelle et les textes prototypiques hyper normés dont le plan est prédéterminé à l’action d’écrire de l’élève, ce qui freine l’expression de la créativité des élèves (Sirois et al., 2012). Si, sur la base des travaux de Calkins (2016), la popularisation d’une approche d’ateliers d’écriture dans les classes du Québec prend de l’ampleur et semble être de bon augure, une nuance est à souligner. En effet, les ateliers d’écriture, tels que proposés par cette dernière, misent sur un enseignement explicite et ledit modelage de stratégies d’écriture à travers des «mini-leçons» prédéterminées à l’action d’écrire des enfants (Tremblay et al., 2020). De surcroît, cette conception des ateliers d’écriture réduit la complexité des genres pour exercer des formes simples et plus ou moins authentiques de textes (par exemple l’écriture des «petits moments» qui doit être préalable à l’écriture de récit en première année). Or, une approche qui morcèle la langue pour l’enfant va à l’encontre d’un apprentissage dit fonctionnel et naturel (Goodman, 2014).

Dans ce contexte, le but de cet article est précisément de conceptualiser une catégorisation des manifestations du rapport à l’écrit des enfants du troisième cycle primaire en contexte d’ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique autour de la lettre d’opinion.

2. Cadre théorique

Il convient d’étayer le savoir concernant «l’univers de l’écrit» (Olson, 1998) en s’intéressant à sa dynamique heuristique et à sa valence épistémique, au plurisystème langagier qui permet de donner une forme à un message dans un contexte langagier donné, à l’engagement du sujet réfléchissant et à la dialectique de la critique située dans la communauté. Ces concepts clés sont tous contributifs du rapport à l’écrit et demeurent en interaction constante.

2.1 La dynamique heuristique et épistémique de l’écrit

L’écrit est de nature épistémique en ce sens qu’il permet de structurer la pensée et d’apprendre les savoirs dans toutes les disciplines (Blaser, 2007; Chartrand et al., 2006). En effet, l’écrit rend possible l’appropriation, la construction des connaissances que le sujet élabore et négocie lorsqu’il les articule à l’écrit (Barré-De Miniac et Reuter, 2006). L’écrit est ainsi envisagé dans sa démarche heuristique puisqu’il favorise la découverte, les questionnements, la créativité et l’inventivité (Blaser et al., 2011) dans les apprentissages entendus ici comme des transformations de l’esprit (Roger, 2015).

Il est nécessaire d’offrir au sujet un environnement lui permettant de se positionner sur les questions entourant les problématiques sociales plutôt que de lui fournir des réponses préétablies. Cette conceptualisation de l’écrit implique des choix de pratiques pédagogiques cohérents avec cette posture. Il s’agit donc de privilégier une approche fonctionnelle au sens de Goodman (2014) pour penser l’entrée dans une culture de l’écrit. À cet effet, l’enseignement de l’écriture devrait reconnaître les fonctions pragmatiques de la langue, notamment celle de communiquer (Mathis et al., 2019), mais aussi ses fonctions épistémique (Blaser, 2007) et heuristique (Crahay et Dufays, 2020). Dans cette optique, l’élève doit être en situation de négocier le sens des écrits avec autrui, actualisant ainsi sa fonction sociale (Allal, 2015). Sachant que l’utilisation de la langue écrite et les contextes d’écriture dans lesquels le sujet est plongé déterminent les options et les réalisations qu’il en fera, il est nécessaire de lui offrir des contextes riches et signifiants. Les contextes riches sont compris ici par la préservation de la complexité des situations d’écriture permettant de traiter un texte comme un système ouvert (Dolz-Mestre et Abouzaïd, 2015; Prince, 2011). Les moments consacrés à l’écriture et à la lecture devraient être récurrents et orientés dans une démarche interdisciplinaire dans laquelle le sujet peut questionner le monde qui l’entoure à partir de ses propres intérêts, tisser des liens entre les différentes disciplines et les différents objets culturels ainsi que discuter de ses représentations avec d’autres sujets (Dolz-Mestre et Abouzaïd, 2015). Par ailleurs, les contextes signifiants renvoient aux situations et aux pratiques d’écriture auxquelles le sujet réfléchissant s’intéresse et s’adonne. Il s’agit ici de reproduire les situations dans lesquelles l’écrit intervient et de les importer dans les classes (Bucheton, 2014), ce qui convoque sine qua non la notion de genre textuel.

2.2 Le plurisystème langagier

Le genre est une organisation discursive macrostructurale (Chartrand et al., 2006) donnant aux locuteurs un ensemble de formes relativement stables possédant des caractéristiques identifiables, communes et récurrentes (Chartrand et al., 2015). Il devrait être central dans la classe de français puisqu’il est au coeur même de toute situation authentique de communication (Chartrand et al., 2006; Schneuwly et Cordeiro, 2016). Ainsi, un dispositif pédagogique promouvant les ateliers d’écriture doit absolument permettre l’actualisation d’un genre authentique et situé, sans imposer de structure prédéterminée à l’action et à la réflexion de l’enfant, mais plutôt en favoriser l’étude des composantes constituantes à partir d’une variété de productions existantes dans l’environnement écrit.

En ce sens, la réécriture accompagnée, conceptualisée par Prince (2011), propose une démarche heuristique quant à la structuration du genre en permettant une première étape d’atelier qui expose les enfants à des productions écrites authentiques afin qu’ils en dégagent les éléments constitutifs, ce qu’elle nomme la construction d’une fiche critériée. Cette fiche critériée est d’abord construite en petites équipes de discussion, puis négociée au sein du groupe classe, d’une part, avant le premier essai d’écriture du genre, et, d’autre part, tout au long du processus d’écriture qui suivra (puis à travers les diverses productions nouvelles en cours d’année). La fiche critériée demeure ainsi ouverte aux prises de conscience progressives faites par les élèves et se construit de manière dynamique à la lecture et à l’écriture du genre à l’étude. Dans une deuxième étape, les élèves produisent un texte s’appuyant sur la structure qu’ils auront mise en relief par leur propre construction de la fiche critériée. S’il y a ici contrainte quant au genre à écrire, le processus d’écriture laisse chacun des élèves libre du contenu qu’il peut choisir en fonction de ses propres intérêts, respectant l’aspect fonctionnel de toute communication (Goodman, 2014). Une troisième étape de la réécriture accompagnée propose une évaluation, comprise comme une analyse critique, des productions initiales entre les élèves. Ceci permet le débat sur l’organisation textuelle (Allal, 2015) qui peut s’appuyer sur la fiche critériée et même amener à la préciser. Chacun peut ainsi prendre conscience de pistes de bonificationss potentielles pouvant majorer le texte tout en laissant chacun maître de son écrit, ce qui suppose également une auto-évaluation non seulement de son propre texte, mais également des critiques reçues. Aux fins de cette étape réalisée entre pairs, l’enseignant peut également, à titre de «partenaire intellectuel» (Ferreiro, 1997), apporter son regard critique, de manière complémentaire, tout en prenant soin de s’appuyer sur la fiche critériée élaborée par les élèves. Enfin, dans une quatrième étape, chacun des élèves procède à la réécriture de son texte.

De surcroît, le genre encapsule différentes caractéristiques intégrant le plurisystème langagier. Sachant que le développement d’une langue doit être vécu dans des situations réelles et signifiantes ancrées dans une approche d’emblée située dans sa complexité discursive (whole language approach, Goodman, 2014), et donc inscrit dans les genres, l’apprentissage de l’écrit exigera la complexification de compétences langagières (Marmy Cusin, 2021) dans un contexte situé véhiculant un but (usage) et un message (contenu) qui se matérialisent par une mise en mots précise (forme) (Bloom, 1998). Les usages de la langue se définissent par les buts ou les intentions, les fonctions et les raisons qui expliquent pourquoi un sujet communique (Bloom, 1998). En effet, le langage permet de communiquer des idées selon un système socialement partagé et accepté par une société donnée (Nelson et Kesler-Shaw, 2010). Ces usages sont pragmatiques et ancrés dans des contextes sociaux (interaction avec l’autre pour le convaincre, pour obtenir des informations, etc.). Communiquer, c’est donc pouvoir composer avec un comportement déterminé par diverses règles et de s’y adapter selon les particularités d’un contexte social donné, soit d’un genre, et de considérer la nature intersubjective de tout discours, soit la coconstruction de sens entre les membres d’une communauté. Le contenu se définit comme étant le message constitué par des concepts et par leurs relations (Bloom, 1998). À l’instar de ce que Makdissi et ses collaboratrices (2019) soutiennent à l’égard de la structure du récit, la simple présence des macrocomposantes récurrentes constitutives d’un genre contribue à la cohérence du contenu. Enfin, la forme du langage renvoie à la verbalisation d’un message, c’est-à-dire à sa mise en mots. Elle inclut divers éléments, notamment la morphosyntaxe, la phonologie et le lexique (Bloom, 1998).

2.3 L’engagement du sujet réfléchissant

Pour Charlot (1997), le sujet est un être singulier qui a une histoire, des expériences et un vécu qui l’amènent à questionner, à construire et à interpréter le monde qui l’entoure depuis son plus jeune âge. Compris dans sa singularité au sein de son environnement socioculturel, le sujet ne se réduit donc pas aux attentes de l’institution scolaire comme s’il pouvait y avoir un profil d’élève «normal» généralisable comme une entité abstraite (Bucheton, 2014).

L’engagement du sujet renvoie ici aux aspects affectif et cognitif (Barré-De Miniac, 2015; Bloom, 1998) situés dans les pratiques langagières au sein d’une communauté (Wenger et Wenger-Trayner, 2020). L’engagement affectif renvoie non seulement au plaisir et à l’enthousiasme que le sujet ressent à l’égard de la langue, mais aussi à la nécessité fonctionnelle de communiquer les émotions chez l’humain. L’effort de processus cognitif (Bloom, 1998) se traduit par la capacité du sujet à accepter des déséquilibres cognitifs, à assimiler, à identifier et à circonscrire des problèmes, à objectiver la langue en la mettant à distance et à organiser une pensée majorée par le processus d’accommodation, dirait Piaget (1975), qui se nourrira par les actes de lire et d’écrire.

Le contexte d’ateliers de réécriture accompagnée conceptualisée par Prince (2011) convoque l’engagement du sujet, d’une part, par l’implication de son action réfléchie à chacune des quatre étapes qui mène à des prises de conscience tout au long du processus et, d’autre part, par les moments de discussions instituées laissant place à la pensée de chacun et aux débats. De cette manière, le sujet réfléchissant peut s’engager avec d’autres membres de sa communauté dans des discussions relatives à ses pratiques scripturales (Dolz-Mestre et Abouzaïd, 2015). Ainsi, les ateliers de réécriture accompagnée devraient être propices à l’engagement des enfants parce que la motivation, le plaisir et l’engagement sont des facteurs clés de l’apprentissage de l’écrit et que c’est dans la participation à la communauté discursive que les apprentissages s’organisent.

2.4 Dialectique de la critique située dans la communauté discursive

C’est dans l’expérience sociale que le sujet réfléchissant peut majorer ses connaissances à partir d’une situation de déséquilibre (Garnier et al., 2009; Piaget, 1975). Les échanges en classe permettent d’observer le sujet en action et de le laisser négocier ses représentations avec les autres membres de sa communauté. Ces échanges mènent certainement à des dissidences car les représentations, colorées de facteurs culturels, familiaux et identitaires, ne sont pas les mêmes pour tous. La verbalisation de ces dissidences doit être encouragée puisque, selon Piaget (1971), le conflit est une source d’apprentissage. Elle permet au sujet de développer sa «posture d’auteur» (Tremblay et Turgeon, 2022), d’apprendre à considérer la dimension intersubjective du langage, de s’affirmer, etc. Les discussions deviennent des moments où les membres de la communauté peuvent échanger sur leurs intérêts, la construction de leurs connaissances (incluant celles de la langue), leurs lectures et leurs textes en cours d’écriture. Ces moments de partage servent chaque élève au regard de son propre texte. Ces discussions critiques poussent, d’une part, les prises de conscience des faiblesses et des forces des textes écrits et, d’autre part, la nécessité d’une réécriture. La prise de conscience nécessite la réorganisation des représentations et elle oblige le sujet à objectiver et à analyser ses propres schèmes (Piaget, 1971). Dans le dispositif de réécriture accompagnée tel que conçu par Prince (2011), particulièrement à l’étape consacrée à l’évaluation, en soumettant ses écrits au regard d’analyses critiques de l’autre, le sujet réfléchissant, non seulement développe son rapport aux autres, mais encore prend appui sur ses interactions sociales pour clarifier sa pensée à l’autre et, ainsi, pour majorer sa structure textuelle. D’ailleurs, Dabène (1995) considère qu’un modèle didactique de l’écriture doit inclure un lecteur représenté comme étant le destinataire de l’écrit.

L’écrit exige une prise de distance du sujet réfléchissant sur son texte afin de s’assurer de rendre sa pensée intelligible pour le lecteur. Prendre une distance vis-à-vis de son texte, c’est reconnaître l’existence d’un destinataire et de ses représentations, ses savoirs et ses connaissances (Bucheton, 2014). Cette prise de distance peut être favorisée par une écoute positive et bienveillante de la part du sujet lecteur et une résistance peut être observée et expliquée par des obstacles dans la construction de sens chez le sujet scripteur. Cependant, une résistance peut aussi surgir en raison d’une critique jugée non valable en rapport avec la posture, les expériences ou les connaissances du scripteur. Parfois, les discussions et les dissidences confirment les choix du scripteur. Elles contribuent à la construction même de sa posture d’auteur, auteur entendu ici comme sujet conscient de l’effet de ses choix énonciatifs et linguistiques sur son lecteur (Tauveron, 2007).

La question de l’autorité est nécessairement à considérer si l’on pense à rendre l’écrit public, d’autant dans un cadre scolaire. L’autorité, telle que la définit Weber (1959), fait référence à une institutionnalisation des savoirs reconnus socialement et elle est caractérisée par le pouvoir de circonscrire l’acceptable et le légitime. En fait, les élèves apprennent à valoriser les questionnements, les normes et les conventions de leur enseignant à différents niveaux dépendamment de la posture d’autorité que l’enseignant adopte, mais aussi de leur conception de la nature épistémique de l’écrit et de la construction des savoirs. L’autorité éducative devrait permettre au sujet réfléchissant de développer un «rapport critique» (Meirieu, 2005, p. 6) au monde, de l’amener à s’émanciper et de lui donner les outils pour qu’il se porte garant de ses écrits, même lorsqu’ils sont critiqués. Il s’agit là d’un équilibre à atteindre permettant de résister à l’assujettissement et de s’affranchir des contraintes intellectuelles et morales qui briment l’autonomie (Defraigne-Tardieu, 2012).

Dans un contexte d’ateliers de réécriture accompagnée qui considère la dialectique de la critique située dans la communauté discursive, il faudrait favoriser une écoute bienveillante de ce qu’écrit l’enfant, mais aussi de ce qu’il est, ce qu’il pense et ce qui le passionne (Bucheton, 2014). Sorin (2005) invite la personne enseignante à prendre une posture de réel lecteur intéressé à l’écrit de l’enfant plutôt que de limiter son rôle à la caution des conventions de l’écrit. Par ailleurs, les ateliers de réécriture accompagnée devraient permettre aux sujets réfléchissants de «nettoyer leur propre logique» pour la complexifier. Bien que l’enseignant doive faire une analyse logique du genre à l’étude et anticiper les potentielles difficultés pour les élèves, pour bien les accompagner dans leur processus d’écriture, à la troisième étape de l’évaluation, il doit apporter ses commentaires critiques à la suite des commentaires des pairs en s’appuyant sur leur fiche critériée afin que ces derniers ne se satisfassent pas simplement d’une caution par l’autorité, mais exigent des raisons et des justifications répondant à leur logique susceptibles de venir préciser cette structuration à même la fiche critériée.

3. Méthodologie

Dans la prolongation des études portant sur le rapport à l’écrit, il convient de rappeler que la présente recherche vise à conceptualiser une catégorisation des manifestations du rapport à l’écrit des enfants du troisième cycle primaire en contexte d’ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique autour de la lettre d’opinion. Ce but se décline en trois objectifs spécifiques et étroitement interreliés:

  • Objectif 1: Identifier les manifestations verbales et non verbales du rapport à l’écrit

  • Objectif 2: Décrire les manifestations situées en contexte

  • Objectif 3: Catégoriser ces manifestations

Ces trois objectifs ont été envisagés dans une posture ethnométhodologique. Ce type de recherche étudie les pratiques des participants en contexte réel pour mener leurs activités quotidiennes (Corriveau, 2014). L’ethnométhodologie est tout indiquée pour le caractère heuristique que suppose l’exploration d’un phénomène complexe comme le rapport à l’écrit. Dans ce cas-ci, une étude de cas a été réalisée. La chercheure s’est insérée et est devenue un membre actif de la communauté de scripteurs de la classe. Ce rôle a permis d’avoir accès aux représentations des élèves et de participer aux négociations de sens autour du lire-écrire.

3.1 Participants

Les participants de cette recherche sont 20 élèves (11 filles et 9 garçons) du troisième cycle du primaire (âgés de 11 à 12 ans) dans une classe jumelée de 5e et 6e année d’une concentration sportive et artistique. Ces élèves vivaient des ateliers de réécriture accompagnée fondés sur une approche développementale pour la première fois dans leur parcours scolaire, et ce, depuis le début de l’année scolaire au mois de septembre.

3.2 Collecte de données

Les données spécifiques de la présente recherche enchâssent les productions filmées de trois cycles d’écriture de lettres d’opinion[1], ces cycles et l’étude de ce genre ayant été amorcés au mois de mars. Ces cycles se divisent en quatre étapes et sont fortement inspirés de la démarche de réécriture accompagnée de Prince (2011) dans laquelle:

  1. une fiche critériée a été réalisée par les élèves sur la base de leurs analyses de quelques lettres d’opinion tirées de journaux[2],

  2. une lettre d’opinion originale a été produite dans une version initiale,

  3. des évaluations dynamiques ont ouvert sur des pistes de travail pour permettre[3],

  4. la réécriture de la lettre d’opinion témoignant de la majoration de l’organisation textuelle.

À l’intérieur même de ces quatre étapes filmées pour chacun des trois cycles d’écriture se retrouvent les données brutes, c’est-à-dire les manifestations, verbales et non verbales, exprimées par les enfants.

3.3 Analyse des données

La conceptualisation de la catégorisation des manifestations a été réalisée à partir d’une approche qualitative et inductive. Dans cette recherche, sept étapes ont été circonscrites pour opérationnaliser et expliciter la procédure d’analyse en s’inspirant en partie de Paillé et Mucchielli (2016). Elles sont représentées dans la figure 1 par une étoile à sept branches afin de montrer visuellement l’aller-retour entre les trois objectifs de la recherche et les sept étapes itératives de la procédure, itération marquée par les flèches bidirectionnelles.

Figure 1

Opérationnalisation de la procédure d’analyse

Opérationnalisation de la procédure d’analyse

-> Voir la liste des figures

Les trois premières étapes consistent en la construction du corpus discursif à l’aide des données brutes et à l’organisation des données sous forme de verbatim. La mise en verbatim est conçue comme une étape d’analyse, car elle épure les données brutes en réduisant le nombre d’informations en fonction des objectifs de recherche (Miles et Huberman, 2003). Les étapes quatre et cinq permettent la mise en relief des manifestations observées par une délimitation en unités et par leur identification. C’est sur la base de cette délimitation que devient possible la description des manifestations observées. Les deux dernières étapes concernent la catégorisation. Afin d’assurer une distanciation progressive des données et une rigueur dans la construction des catégories, ce design d’analyse se prêtait bien à un travail de négociation entre la chercheure et sa directrice de recherche (pour les étapes quatre et sept) menant à la classification, les éléments négociés permettant de mieux définir les catégories conceptualisantes en obligeant la convocation de concepts théoriques pour justifier la catégorisation. Ainsi, la démarche d’analyse s’inspire en partie des catégories conceptualisantes de Paillé et Mucchielli (2016). L’ajout d’un juge, partenaire d’analyse, peut être envisagé, de surcroît, comme une précaution méthodologique (Prince, 2011), en assurant une objectivation de la démarche, la chercheure étant également intervenue auprès des élèves et étant partie prenante de la vie de la classe.

4. Résultats

L’analyse des données a permis de conceptualiser 12 catégories de manifestations qui se regroupent en quatre grandes catégories: l’engagement du sujet réfléchissant, la dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique, l’intériorisation du plurisystème langagier et, finalement, la dialectique de la critique située dans la communauté discursive. Ces manifestations du rapport à l’écrit sont issues de l’étude de maîtrise de la première autrice du présent article à l’intérieur duquel 206 manifestations du rapport à l’écrit ont été ancrées en cours d’ateliers d’écriture (Pomerleau, 2021). Étant donné les limites d’espace imposées, ce sont ici 14 extraits prototypiques de ces manifestations du rapport à l’écrit (MRÉ) qui seront étayées et exemplifiées. Ces extraits sont issus d’interactions en classe à l’intérieur des ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique précisée à la section concernant la collecte des données.

4.1 L’engagement du sujet réfléchissant

Le sujet réfléchissant manifeste son engagement lorsqu’il accepte de partager un écrit en intersubjectivité, lorsqu’il discute en intersubjectivité la production et la réception d’un écrit et lorsqu’il manifeste son plaisir et sa motivation dans la démarche d’écriture par ses comportements et ses attitudes.

4.1.1 Partage un écrit en intersubjectivité

Dans ce type de manifestation, le sujet montre son intérêt au regard de l’écrit en partageant volontairement des informations relatives à ses découvertes et plus précisément à ses textes, et ce, en intersubjectivité avec ses pairs. Sachant que le sujet réfléchissant peut avoir une certaine pudeur quant au partage de ses écrits, l’aspect volontaire est non seulement essentiel, mais il témoigne de l’engagement de l’élève qui accepte de se révéler à ses collègues. Les extraits 1 et 2 débutent tous les deux avec le partage volontaire et spontané de Jeanne (MRÉ1) et de James (MRÉ9). Ces partages témoignent ainsi de leur engagement dans la démarche puisque l’écriture exige de la part de ces élèves de se révéler et de se présenter à travers leur premier jet.

Extrait 1)

Bi’n c’est un texte envers les Autochtones. Beaucoup d’Autochtones sont mal traités et n’ont pas accès à leur désir comme s’ils étaient inférieurs à la [inaudible]. Le but de la sureté du Québec est supposé de protéger les habitants du Québec. Mmm. Ils démontrent de l’atrocité envers les Premières Nations. [Pause.] En enquêtant sur les femmes autochtones assassinées et disparues, mais pas celles qui sont encore vivantes. Les autorités autochtones reçoivent des signalements d’abus de la part de femmes ou de leur communauté. Plusieurs essaient de déloger les Autochtones de leur réserve en les envoyant dans un pensionnat pour leur offrir une qualité de vie meilleure. Mais pourquoi les déloger pour détruire leur nation? Nous sommes qui, nous, pour leur changer leur vie qu’ils mènent tranquille? Pourquoi détruire leur réserve autochtone pour construire des grosses villes? Imaginez. Vous êtes au Québec, tranquilles, et des Amazoniens vous obligent à vivre comme eux, à être comme eux et manger comme eux. Je pense que ce ne serait pas tellement agréable pour vous. (MRÉ1-forme: 2352266.jpg[4])

Extrait 2)

Les tigres. Où sont-ils. Les tigres sont en voie de disparition. Pourquoi? Parce que la WWF [World Wildlife Fund] s’est engagée à doubler le nombre de tigres depuis 1969. Maintenant, ils ont réussi à diminuer le double des tigres. La WWF nous promet maintenant que le tigre va doubler en 2022, mais ce sera trop tard, je pense. Si je travaillerais pour la WWF, les tigres auraient déjà triplé. Ils en font déjà beaucoup, mais c’est pas suffisant. (MRÉ9-forme: 2352267.jpg)

Cela demande du courage, sachant que leur texte, porteur de leur pensée, sera critiqué. Ces deux élèves manifestent leur engagement en partageant leur propre texte en intersubjectivité devant la communauté composée par l’ensemble de la classe.

4.1.2 Discute en intersubjectivité la production et la réception d’un écrit

Cette manifestation permet de considérer la participation des membres de la communauté lorsqu’ils manifestent leur intention à discuter, à commenter les écrits des auteurs et qu’ils sont actifs dans l’observation des récurrences ou dans l’analyse des écrits. Ce sont les manifestations initiatrices des discussions, les indices qui précèdent une prise de parole qui témoignent de leur intention et de leur désir de participer aux discussions entourant l’écrit qui sont mises en relief dans cette catégorie. Par exemple, dans l’extrait 3, à la MRÉ22, Paul manifeste son rapport à l’écrit lorsqu’il demande le droit de parole.

Extrait 3)

Moi j’aurais un commentaire sur le texte de James. (MRÉ22-forme: 2352268.jpg)

En effet, en levant simplement la main ou en demandant explicitement le droit de parole pour discuter un texte, les enfants manifestent déjà leur engagement parce qu’ils indiquent leur souhait d’entrer en intersubjectivité avec l’écrit de leur collègue.

4.1.3 Manifeste son plaisir et sa motivation dans la démarche d’écriture

Les manifestations observées dans cette catégorie s’appuient sur le plaisir et la motivation exprimés publiquement. Les comportements observables concernent donc l’effort fourni durant la tâche, la persévérance, le délai entre la mise en action du sujet réfléchissant et le moment où la tâche a été amorcée, les expressions faciales et les gestes corporels. Dans l’extrait 4, le plaisir et la motivation de Léo dans la démarche d’écriture s’observent dans l’intonation qu’il pose en disant «non».

Extrait 4)

Enseignante:

Je pense que ce sera la dernière intro qu’on va lire parce qu’après ça on va aller diner.

Léo:

Nonnn! [Il semble souhaiter poursuivre le partage]. (MRÉ21-forme: 2352269.jpg)

Le fait d’exprimer son désaccord ou sa déception devant la fin de la période témoigne de son engagement dans la démarche d’écriture. En outre, tous les moments où les élèves sont à la tâche d’écriture (notamment aux étapes 2 et 4) ou à la recherche de documentations à lire pour avancer leur lettre d’opinion montrent aussi leur engagement.

4.2 La dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique

Dans cette catégorie, le sujet réfléchissant manifeste son rapport à la dynamique heuristique de l’écrit et à sa valence épistémique lorsqu’il questionne le monde pour construire ses savoirs et qu’il déploie et développe sa pensée en considérant divers construits sociaux.

4.2.1 Questionne le monde pour construire ses savoirs

Dans l’extrait 5 à la MRÉ7, Jeanne explique les raisons qui l’ont amenée à écrire une lettre d’opinion sur les peuples autochtones après avoir lu son texte à ses collègues.

Extrait 5)

Bi’n c’est comme, des fois, quand je m’en vais en Abitibi, bi’n c’est comme, souvent on arrête à des dépanneurs et à des places où il y a des affiches et c’est marqué. Mettons, quand on était en 2012, il y a une femme qui est disparue. Et il y a beaucoup d’affiches de ça. […] Et je demande des questions à ma mère. (MRÉ7-forme: 2352270.jpg)

Avant même l’acte d’écrire, elle questionne le monde pour sélectionner son sujet d’écriture au service de la construction de ses savoirs. L’écrit lui permet de négocier sa compréhension du monde et de la mettre sur papier. Le fait d’écrire sur un sujet singulier, sans nécessairement expliciter ce choix et les mobiles le soutenant, comme c’est le cas ici, renvoie nécessairement à une démarche active afin de questionner et de comprendre le monde, manifestant ainsi un rapport à la dynamique heuristique de l’écrit et à sa valence épistémique, démarche ancrée dans l’expérience.

4.2.2 Déploie et développe sa pensée en considérant divers construits sociaux

Après le partage de sa lettre d’opinion sur les peuples autochtones en extrait 1 et son explication quant au choix de son sujet dans l’extrait 5, Jeanne articule sa pensée et la développe en MRÉ8. En effet, dans l’extrait 6 suivant, le déploiement de sa pensée s’exprime dans ce qu’elle partage comme étant le résultat de sa démarche d’appropriation.

Extrait 6)

Et ça finit toujours par être triste. T’sais le monde les envoie dans les réserves, mais c’est pas vraiment. […] Puis justement, il y en a qui veulent les envoyer dans des pensionnats et détruire leur réserve. On est comme pas assez juste envers eux. (MRÉ8-forme: 2352271.jpg)

Elle manifeste son rapport à la dynamique heuristique de l’écrit et démontre la valence épistémique en déployant et en articulant sa représentation argumentée de la réalité des peuples autochtones qu’elle a pu négocier par l’écrit.

4.3 L’intériorisation du plurisystème langagier

Dans cette catégorie, le sujet réfléchissant manifeste son rapport à l’écrit en intériorisant le plurisystème langagier lorsqu’il questionne et discute le langage écrit dans son usage, son contenu ou sa forme.

4.3.1 Questionne et discute l’usage de l’écrit

Dans l’extrait 7, après une intervention de l’enseignante, Léo est invité à expliciter sa pensée à la suite de sa critique émise précédemment. Ce faisant, il questionne les intentions de James quant à une formulation bien précise concernant «Le truc de tripler les tigres».

Extrait 7)

Enseignante:

Donc toi tu dis que tu n’es pas sûr. Pourquoi tu penses que James a utilisé cette formulation-là. Pourquoi James a dit: «Moi, si je travaillais pour eux, j’aurais déjà triplé.» [Elle fait un signe en direction de Léo afin de l’encourager à poursuivre.]

Léo:

Bi’n pour convaincre que ce qu’il va dire sera bien. (MRÉ13-forme: 2352272.jpg)

En MRÉ13, Léo manifeste son intériorisation du plurisystème langagier en questionnant et en discutant l’usage de l’écrit par l’identification des buts et des intentions de son collègue qui cherche à défendre la légitimité et la validité de son argumentaire.

4.3.2 Questionne et discute le contenu de l’écrit

L’extrait 8 expose la réflexion de Léo et met en relief une macrocomposante constitutive et récurrente de la lettre d’opinion que la communauté a su observer: expliciter son point de vue.

Extrait 8)

Aussi, il a vraiment bien donné son information. Euh pas son information, son point de vue. (MRÉ11-forme: 2352273.jpg)

Les élèves manifestent leur intériorisation du plurisystème langagier en questionnant des concepts ou des caractéristiques récurrentes d’une lettre d’opinion (MRÉ11).

4.3.3 Questionne et discute la forme de l’écrit

Dans l’extrait 9, à la MRÉ18, Émilien pense que le choix des termes choisis par James ne rendent pas compte de la complexité du problème entourant ce sujet.

Extrait 9)

Bi’n aussi euh, bi’n tripler, ça serait dur. (MRÉ16-forme: 2352274.jpg) Parce que déjà qu’il y a beaucoup de choses qui fait que les tigres, la population de tigres continue de se dégrader. (MRÉ17-forme: 2352275.jpg) Tripler ce serait dur, mais tu pourrais écrire au moins, agir. J’aurais agi. (MRÉ18-forme: 2352276.jpg)

Ainsi, Émilien manifeste notamment dans cet extrait son intériorisation du plurisystème langagier en questionnant et en discutant notamment le lexique du texte et en proposant une mise en mots qu’il juge plus pertinente: «J’aurais agi.»

4.4 La dialectique de la critique située dans la communauté discursive

Dans cette catégorie, le sujet réfléchissant manifeste son rapport à l’écrit lorsqu’il manifeste sa dissidence, lorsqu’il se saisit du point de vue de l’autre pour préciser sa pensée, lorsqu’il accueille le propos écrit de son collègue avec bienveillance et lorsqu’il s’en remet à la figure d’autorité.

4.4.1 Manifeste sa dissidence

Les élèves qui s’impliquent dans une discussion en viennent à vouloir négocier leur propre représentation. Ces discussions peuvent mener à l’expression de points de vue divergents. Cette forme de dissidence s’observe notamment dans l’extrait 10 lorsque Léo et Émilien ne sont pas convaincus de la formulation du titre de James en MRÉ12, MRÉ16 et MRÉ28.

Extrait 10)

Mais, tripler j’suis pas sûr. Le truc de tripler les tigres. (MRÉ12-forme: 2352277.jpg

Bi’n aussi euh, bi’n tripler, ça serait dur. (MRÉ16-forme: 2352278.jpg)

Ainsi, ces élèves manifestent le rapport à la dialectique de la critique lorsqu’ils se montrent dissidents à l’égard du propos écrit de leur collègue. À la suite des critiques reçues, James est invité par l’enseignante à prendre la parole sur son texte et, dans l’extrait 11 en MRÉ15, on voit qu’il défend son texte en maintenant sa posture, exprimant ainsi sa dissidence face aux critiques par une forme de résistance en maintenant son point de vue écrit.

Extrait 11)

Enseignante: [À James.] Est-ce que tu pourrais nous expliquer pourquoi tu as parlé de «tripler»?

James: C’est pour dire que, moi, j’aurais plus travaillé que eux. (MRÉ15-forme: 2352279.jpg)

4.4.2 Se saisit du point de vue de l’autre pour préciser sa pensée

Ici, le sujet réfléchissant se saisit du point de vue de l’autre ce qui permet une distanciation du texte qui pourrait éventuellement permettre de préciser sa pensée. Ce qui définit cette manifestation concerne précisément la capacité de distanciation que les élèves manifestent pour tenter de prendre en compte les différentes interprétations possibles dans le discours. Dans l’extrait 12, Paul et James se saisissent tour à tour du point de vue de l’autre afin de préciser leur pensée.

Extrait 12)

Paul:

Mais est-ce que c’est la WWF que tu es comme contre eux dans ton texte parce qu’ils n’agissent pas dans ton texte? (MRÉ25-forme: 2352280.jpg)

James

Je ne suis pas contre eux. [Il réfléchit.] (MRÉ26-forme: 2352281.jpg) Mais je suis pas pour. C’est correct parce qu’ils veulent que le tigre survive plus longtemps, mais je trouve qu’ils ne réagissent pas assez… (MRÉ27-forme: 2352282.jpg)

Paul

[En riant.] Parce que ton titre ça pourrait être: WWF, où es-tu? (MRÉ28-forme: 2352283.jpg)

Paul questionne James à l’égard du titre de sa lettre d’opinion en MRÉ25, il s’en remet au point de vue de l’auteur afin de s’assurer de bien saisir sa pensée et afin d’adapter sa proposition en ce sens. Cela permet à James de prendre une distance sur son texte et d’y réfléchir en MRÉ26. Ceci l’amènera à préciser sa pensée en dissipant le malentendu au sein de son lectorat. Ces élèves manifestent leur rapport à la critique lorsqu’ils se saisissent du point de vue des autres pour préciser leur pensée.

4.4.3 Accueille avec bienveillance le propos écrit d’un collègue

Dans cette section, le lecteur manifeste son rapport à l’autre en considérant la sensibilité de l’auteur et les risques d’une remise en cause personnelle. La bienveillance fait référence à la considération de la vulnérabilité de l’auteur et la capacité des lecteurs à faire preuve de tact et de sollicitude envers lui. Dans l’extrait 13, Léo précède son questionnement quant au lexique employé par Jeanne en accueillant d’abord son propos écrit dans la MRÉ2.

Extrait 13)

J’ai trouvé ça bien. (MRÉ2-forme: 2352284.jpg) C’est juste que le mot «tranquille». C’est comme, tranquille/calme. [Il rit.] (MRÉ3-forme: 2352285.jpg)

Cette MRÉ2 permet de montrer qu’un commentaire positif précède parfois une suggestion, comme si le sujet-lecteur souhaitait valoriser l’élève auteur avant de lui proposer une modification.

4.4.4 S’en remet à la figure d’autorité

Le jeune sujet réfléchissant manifeste un rapport à la critique qui l’amène, trop souvent, à accepter d’emblée les propositions émises par une figure d’autorité sans nécessairement les questionner ou les remettre en cause. L’extrait 14 permet d’observer la manifestation du rapport à l’écrit de Léo qui s’en remet à une figure d’autorité afin de déterminer la pertinence d’un sujet après avoir remarqué la réaction positive de l’enseignante à l’égard du choix de sujet de Jeanne.

Extrait 14)

Enseignante:

Moi aussi j’ai aimé ça. C’est un sujet, justement, qui sort un petit peu de l’ordinaire et, ça, j’aime vraiment ça. On ne s’attendait pas à ça. C’est une belle surprise que tu as choisi ce sujet- là.

Léo:

[Voyant l’intérêt exprimé par l’enseignante au regard du sujet, il s’empresse de lever la main et dit:] Ouais bi’n, je voulais savoir. Où est-ce qu’elle a vu ça, ce sujet-là? (MRÉ6-forme: 2352286.jpg)

En effet, l’enseignante accueille et complimente Jeanne qui a choisi d’écrire sa lettre d’opinion sur les peuples autochtones, ce qui amène Léo à questionner son enseignante quant à la source d’un tel sujet en MRÉ6. Le point focal de cette manifestation réside dans l’importance que Léo accorde à la réaction positive de l’enseignante à l’égard du sujet choisi par Jeanne. En fait, on peut penser que Léo cherche à savoir comment faire pour trouver un sujet pertinent et digne d’intérêt aux yeux de son enseignante. En ce sens, la dialectique de la critique s’exprime ici avec Léo qui manifeste une attention particulière à la réaction d’une figure d’autorité, c’est-à-dire son enseignante, s’en remettant à sa réaction pour légitimer le sujet.

5. Discussion

Cet article visait à conceptualiser une catégorisation des manifestations du rapport à l’écrit des enfants du troisième cycle primaire en contexte d’ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique autour de la lettre d’opinion. Les résultats ont permis d’identifier (objectif 1), de décrire les manifestations du rapport à l’écrit des enfants (objectif 2) et de les catégoriser (objectif 3).

Les analyses montrent que le rapport à l’écrit s’observe effectivement par des manifestations qui sont observées dans l’action réfléchie de l’enfant concernant quatre grandes familles de catégorie: la dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique, l’intériorisation du plurisystème langagier, l’engagement du sujet réfléchissant et la dialectique de la critique située dans la communauté discursive. Ces catégories prennent la forme de 12 manifestations qui constituent un outil opérationnel afin d’analyser le rapport à l’écrit des élèves autrement que par des propos déclarés qui présentent un écart avec l’effectif. La figure 2 ci-dessous reprend l’ensemble des manifestations et leur articulation.

Figure 2

Conceptualisation des manifestations du rapport à l’écrit

Conceptualisation des manifestations du rapport à l’écrit

-> Voir la liste des figures

Les manifestations de la dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique prennent deux formes: 1- questionner le monde pour construire ses savoirs et 2- déployer et développer sa pensée en considérant divers construits sociaux qui donnent l’effet d’englober les autres manifestations. En fait, le potentiel heuristique et épistémique de l’écrit est présent dans toute démarche d’écriture authentique, signifiante et naturelle ainsi qu’à chaque moment de cette démarche (Barré-De Miniac et Reuter, 2006; Blaser, 2007; Chartrand et al., 2006). Paradoxalement, cette catégorie est aussi la plus difficile à observer. En effet, il s’agit ici d’accéder aux invisibles, aux raisons qui animent les sujets réfléchissants et aux mobiles qui expliquent ce qu’ils font, ce qu’ils lisent, ce qu’ils écrivent et ce qu’ils sont. Il est possible de penser que le genre «lettre d’opinion» peut avoir alimenté la démarche heuristique puisqu’il implique de défendre un point de vue, une opinion qui tient à coeur à l’enfant et qui l’invite donc à colliger des faits pour la soutenir.

L’intériorisation du plurisystème langagier se développe à partir d’un genre et lorsque les sujets réfléchissants questionnent et discutent l’usage, le contenu et la forme de l’écrit. Le mot «genre» est d’ailleurs inscrit entre la courbe de la dynamique heuristique et épistémique de l’écrit et la courbe de la dialectique de la critique située dans une communauté discursive. Le genre a été hautement impliqué dans le dispositif pédagogique mis en place aux fins de cette recherche, car la séquence d’enseignement reposait sur le genre. Aussi, il a été au coeur des discussions et des analyses. Toute pratique langagière est nécessairement ancrée dans un genre. Le genre balise les discours, il autorise et il conventionne (Schneuwly et Cordeiro, 2016). Dans la figure 2, il transcende d’ailleurs chacune des catégories conceptualisantes. Le genre traverse l’usage et le contenu pour se réaliser dans une forme particulière. Les cercles dégradés qui entourent chacune des composantes du plurisystème langagier permettent de représenter l’interaction inhérente entre l’usage, le contenu et la forme qui, dans l’acte langagier, n’ont pas de frontières.

Si la dynamique heuristique de l’écrit et sa valence épistémique ont une influence sur l’appréhension du plurisystème langagier en fonction du dispositif pédagogique plaçant l’activité complexe et authentique d’écriture au coeur des activités de classe, elles viennent également orienter les manifestations de l’engagement du sujet réfléchissant qui s’articule de trois manières: 1- partage un écrit en intersubjectivité, 2- discute en intersubjectivité la production et la réception d’un écrit et 3- manifeste son plaisir et sa motivation dans la démarche d’écriture. Cet engagement s’invite nécessairement à chaque prise de parole du sujet. L’engagement du sujet réfléchissant est central dans la figure 2 car il se manifeste à chaque échange et à des niveaux variables lors des négociations entre les pairs. Il se manifeste en continu lorsque les élèves sont en train d’écrire ou de lire pour soutenir leur écrit sans se laisser distraire (Barré-De Miniac, 2015). En effet, toutes les manifestations présentées dans les passages verbatim en annexe sont teintées par l’engagement, à différentes intensités, et en se combinant à d’autres manifestations. En ce sens, les pièces d’engrenage dans la figure 2 permettent d’illustrer que l’engagement représente un moteur de mise en action du sujet réfléchissant qui permet la mise en route d’un engrenage ouvrant sur les autres manifestations.

La dialectique de la critique située dans la communauté discursive se décline en quatre manifestations: 1- manifeste sa dissidence, 2- se saisit du point de vue de l’autre pour préciser sa pensée, 3- accueille avec bienveillance le propos écrit d’un collègue et 4- s’en remet à la figure d’autorité. La dialectique de l’écrit se présente comme un processus circulaire et spiralaire avec la catégorie de la dynamique heuristique et la valence épistémique de l’écrit qui propulsent le sujet réfléchissant dans la complexification de ses réécritures et de ses écritures ultérieures. En ce sens, ces deux catégories se représentent de manière englobante sous forme de spirale, marquant le système ouvert que peuvent représenter les textes du sujet réfléchissant comme l’argumente notamment Prince (2011). Ses manifestations portent en elles des concepts fondamentaux tels que l’interaction, l’intersubjectivité, le rapport à l’autre, le rapport au monde, l’intertextualité et les communautés discursives. La nature interactive de l’écrit, qui dépasse le cadre de la classe (Bucheton, 2014; Tauveron, 2007), est démontrée empiriquement par cette catégorie. C’est vrai pour la classe qui a été au coeur de cette étude, mais aussi pour toute classe. En fait, l’écriture est influencée par de nombreux facteurs extérieurs au sujet réfléchissant, mais idéalement intériorisés et considérés par celui-ci. La prise en compte d’un destinataire et la prise de distance sur un texte ne s’apprennent pas lorsque le seul lecteur de l’élève est son enseignant qui souligne uniquement les «erreurs» orthographiques de son texte sans rétroaction supplémentaire. La prise en compte d’un destinataire s’apprend lorsque le sujet réfléchissant écrit POUR un destinataire qui peut avoir accès à ses interprétations et à ses critiques en discutant AVEC lui (Dolz-Mestre et Abouzaïd, 2015). Les ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique favorisent précisément des échanges avec le destinataire, permettant à l’enfant de mieux envisager son lectorat. La prise de distance sur un texte s’apprend lorsqu’un sujet intériorise qu’un texte est toujours inachevé, qu’il pourrait être écrit et réécrit à l’infini (Prince, 2011). Ainsi, le sujet doit décider que son texte abouti lui convient par un regard réflexif sur le produit fini.

6. Conclusion

La présente recherche, par sa nature qualitative et inductive, visait à combler la zone d’ombre que les recherches actuelles sur le rapport à l’écrit ne semblaient pas couvrir, c’est-à-dire les manifestations du rapport à l’écrit des enfants du troisième cycle primaire. Par une expérimentation ancrée dans des ateliers de réécriture accompagnée inscrits dans une démarche heuristique, des manifestations ont pu être décrites pour constituer les empiries qui, aux termes des analyses, ont permis de construire quatre grandes catégories conceptualisantes permettant l’observation de 12 manifestations du rapport à l’écrit. Les manifestations du rapport à l’écrit des enfants du primaire situées dans un dispositif pédagogique spécifique n’avaient jamais été étudiées (du moins, pas à notre connaissance). Ceci constitue un apport en soi. Par ailleurs, il semble que cette étude permet de rendre la notion du rapport à l’écrit encore un peu plus opérationnelle, objectif verbalisé par Chartrand et Blaser (2008). En outre, en empruntant une démarche inductive créative s’appuyant sur les observations des empiries d’une part et sous la guidance des objectifs de recherche d’autre part, la présente conceptualisation de la catégorisation des manifestations du rapport à l’écrit est tout à fait originale et propose un nouveau regard d’analyse sur le rapport à l’écrit. Les catégories conceptualisantes des manifestations du rapport à l’écrit des enfants du troisième cycle du primaire qui ont émergé de cette étude représentent une réelle contribution scientifique au champ d’études. Enfin, le design d’analyse est également en soi un apport contribuant à l’explicitation d’analyses de type qualitatif et inductif.

La prudence est de mise à cette étape exploratoire de la présente recherche. En effet, ces manifestations, qui ont été observées dans un dispositif pédagogique spécifique, demeurent nécessairement situées et non généralisables à toute pédagogie. Considérant cela, les résultats auraient forcément été différents si le dispositif pédagogique mobilisé n’avait pas invité les sujets à partager leurs écrits en intersubjectivité et à recevoir des rétroactions. Par ailleurs, l’étude prend la forme d’une étude de cas, une classe, ce qui empêche la généralisation sur la base des empiries. Toutefois, la pertinence et la rigueur scientifique demeurent: l’apport conceptuel et théorique de la présente étude ouvre la voie sur d’autres recherches. En ce sens, il semble pertinent de tenter ultérieurement d’étudier ces manifestations dans des contextes pédagogiques variés.