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De plus en plus fréquents en sciences humaines et sociales, les devis de recherche mixtes permettent aux chercheuses et aux chercheurs d’articuler méthodes quantitatives et qualitatives afin de porter un éclairage pluriel sur les phénomènes étudiés. La typologie des recherches à méthodologies mixtes établie par Greene et al. (1989, p. 259) comporte cinq catégories qui rendent compte, notamment, des objectifs auxquels sont associées les méthodes mixtes :

  1. La triangulation recherche la convergence et la correspondance des résultats entre différentes méthodes.

  2. La complémentarité vise l’élaboration, l’amélioration, l’illustration et la clarification des résultats issus d’une méthode par rapport aux résultats issus d’une autre méthode.

  3. Le développement cherche à utiliser les résultats d’une méthode pour aider à développer ou à enrichir une autre méthode, le développement étant interprété au sens large pour inclure l’échantillonnage et la mise en oeuvre des méthodes choisies.

  4. L’initiation vise la découverte de paradoxes et de contradictions, de nouvelles perspectives de cadres d’action ainsi que la refonte de questions ou de résultats issus d’une méthode avec des questions ou des résultats issus d’une autre méthode.

  5. L’expansion vise à étendre l’ampleur et la portée de l’enquête en utilisant différentes méthodes pour différentes composantes de l’enquête.

De leur côté, Creswell et Plano Clark (2017) identifient trois grands types de recherches mixtes : 1) le design convergent, qui compare des données quantitatives et qualitatives portant sur le même thème  ; 2) le design séquentiel explicatif, dans lequel les données qualitatives viennent éclairer les données quantitatives pour apporter des explications sur des écarts obtenus et 3) le design séquentiel exploratoire, où la phase quantitative est construite à partir de données qualitatives.

Dans le domaine de la didactique du français, plusieurs études récentes ont fait usage de méthodologies mixtes. Pensons, par exemple, à la recherche française intitulée Étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des apprentissages des élèves de cours préparatoire. Afin d’identifier les caractéristiques des pratiques d’enseignement les plus efficaces sur les apprentissages des élèves, le coordonnateur de cette étude, Roland Goigoux, a mis en oeuvre des méthodes rigoureuses d’observation des pratiques ordinaires de 131 enseignants de 1re année du primaire, a analysé les effets grâce à des modèles multiniveaux, puis a repris les résultats issus de l’approche quantitative pour tenter de mieux comprendre et décrire les pratiques efficaces (p. ex., au sein des classes où la progression des élèves était particulièrement significative). Par ailleurs, la recherche menée en Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique), Lirécrire pour apprendre, a, quant à elle, mis en oeuvre un devis expérimental en milieu naturel pour mesurer les effets de l’introduction d’un programme multidimensionnel d’enseignement des stratégies de lecture et d’écriture de textes informatifs au début de l’enseignement secondaire (Dellisse et al., 2020). Elle a ensuite proposé diverses analyses qualitatives de l’appropriation de l’outil didactique par les enseignants (De Croix et al., 2017 ; Penneman et al., 2016). Ces études d’envergure ont adopté un regard pluriel sur des objets d’enseignement et d’apprentissage complexes afin de dresser à la fois un portrait d’ensemble statistiquement représentatif et une analyse fine des logiques à l’oeuvre dans les pratiques enseignantes et dans les activités d’apprentissage des élèves.

Dans ce dossier consacré aux études mixtes en didactique du français qui réunit des équipes de recherche québécoises, suisses, belges et françaises, nous souhaitons mettre l’accent sur les approches méthodologiques en les (ré)interrogeant en tenant compte des résultats obtenus. Il s’agit en effet de proposer des analyses croisées à partir des processus de construction des résultats afin de voir dans quelle mesure la multiplication des outils, dans des registres souvent très variés, peut enrichir notre compréhension de l’enseignement et de l’apprentissage du français. La question de la pertinence et des finalités est également soulevée, dans la mesure où les résultats quantitatifs, susceptibles de permettre une certaine généralisation, s’articulent aux résultats qualitatifs, qui ouvrent à une vision plutôt compréhensive, centrée sur les logiques internes des sujets étudiés. Dans l’esprit des recherches mixtes, ces deux finalités en apparence contradictoires renforcent plutôt les possibilités de la démarche scientifique, qui se voit alors en mesure de mieux expliquer les mécanismes qui se cachent derrière les chiffres issus d’enquêtes menées auprès de larges échantillons.

Les équipes participant à ce numéro thématique ont exploré de quelle manière les objets d’études traditionnels de la didactique du français (lecture, écriture, langue…) gagnent en clarté quand des enquêtes de masse par questionnaires, par tests ou par productions écrites sont adossées à des entretiens, à des observations, à des groupes de discussions, à des études de cas ou à des analyses de discours. Chacune des contributions met l’accent sur le choix d’outils méthodologiques croisés et sur la complémentarité de méthodes qui, d’ordinaire, relèvent d’épistémologies distinctes – les enquêtes quantitatives à large échelle et les entretiens d’explicitation, par exemple. Elles montrent ainsi comment les résultats produits fournissent de nouvelles pistes de compréhension et d’explication des phénomènes étudiés et contribuent à renforcer la contribution scientifique et sociale des chercheuses et des chercheurs en didactique du français.

Issu du projet de recherche ÉCRICOL, l’article de Maurice Niwese et Silvia Lucchini vise à montrer comment les méthodologies qualitative et quantitative s’articulent dans le processus conduisant à l’identification stabilisée des compétences et des difficultés scripturales du sujet écrivant. Précisément, après l’évocation de quelques éléments de contexte à propos du projet ÉCRICOL, ils définissent, à la lumière des travaux antérieurs, la notion de compétence scripturale avant de présenter la manière dont elle a été opérationnalisée comme outil d’analyse des textes produits par les élèves de 6e année. Ils exposent ensuite le parcours réalisé, de la collecte de ces textes aux résultats d’analyse, qui montre le passage d’une étude qualitative requérant des choix épistémologiques et pratiques vers la quantification et le traitement massif des données. Ils terminent en pointant certains phénomènes nécessitant d’effectuer un chemin inversé (du quantitatif au qualitatif) pour mieux les appréhender.

Magali Brunel, Jean-Louis Dufays, Vincent Capt et Valérie Fontanieu présentent la recherche internationale Gary, qui a étudié l’évolution des compétences de lecture d’un texte littéraire des élèves et des pratiques de leurs enseignants, au fil de la scolarité obligatoire dans quatre pays francophones. Ils ont construit une articulation entre les approches qualitative et quantitative qui a permis d’étayer les résultats de différentes manières. La recherche est partie d’une phase exploratoire qualitative, qui visait à fonder des outils d’analyse en vue d’un traitement de données substantielles, pour déboucher sur une étude quantitative et statistique qui a été, à son tour, approfondie par une approche qualitative. En premier lieu, il s’est agi d’étudier la manière dont évoluent les compétences des élèves en matière de compréhension, d’interprétation et d’appréciation d’un texte littéraire, entre les niveaux 4, 7 et 10 de la scolarité (élèves de 9 ans, 12 ans et 15 ans). En second lieu, les chercheuses et les chercheurs ont décrit de quelle manière et à travers quels choix didactiques les enseignants de ces élèves conduisaient les séances collectives de lecture du texte littéraire. Enfin, ils se sont demandé si des relations pouvaient être établies entre certaines performances des élèves et certains choix didactiques de leurs enseignants.

Dans le cadre d’une recherche à visée compréhensive menée dans 11 classes de 1re année du primaire, Séverine De Croix, Marine André, Dylan Dachet, Anouk Dumont, Dominique Ledur, Elodie Pénillon et Patricia Schillings ont observé les interactions entre l’enseignement dispensé à partir d’un dispositif didactique structuré, soit les ateliers d’écriture de Calkins (2016, 2017) et les apprentissages concomitants des élèves. Cette étude part du constat qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique), les enseignants du premier cycle du primaire se disent fréquemment démunis pour enseigner la production d’écrits à leurs élèves. Nombre d’entre eux attendent que les élèves maitrisent le geste graphique et entrent pleinement dans la lecture pour se consacrer à la production de textes. Or, les recherches soulignent l’influence positive d’une exposition précoce à l’écriture sur les apprentissages en lecture et en écriture. L’étude de ce problème a été facilitée par l’adoption d’un devis de recherche mixte combinant approches quantitative et qualitative. Celui-ci a permis, d’une part, de décrire l’évolution des compétences scripturales des élèves, avec une attention particulière portée aux trajectoires des élèves présentant des difficultés de lecture-écriture en amont de l’intervention et/ou issus de contextes scolaires peu favorisés sur le plan socioéconomique. D’autre part, le devis a également permis de décrire l’appropriation du dispositif des ateliers d’écriture par les enseignants et d’identifier les zones d’obstacles potentiels dans l’introduction de pratiques dites innovantes.

De leur côté, Érick Falardeau, Stéphanie St-Onge, Marie-Andrée Lord et Jessica Giannetti ont vérifié les effets d’un enseignement explicite de stratégies d’écriture du texte d’opinion avec des élèves de 5e année du primaire au Québec. Ils ont élaboré un devis mixte séquentiel explicatif dans lequel des données qualitatives visent à éclairer les données obtenues au moyen d’outils quantitatifs. Ces outils leur ont permis de mesurer la progression des capacités en écriture et la perception d’efficacité personnelle des 483 élèves des trois groupes de l’enquête : deux groupes expérimentaux qui ont pratiqué l’enseignement explicite, l’un avec la rétroaction par les pairs et l’autre, sans rétroaction, et un groupe témoin sans accompagnement. Ils ont mené des entretiens avec 21 élèves pour les amener à expliciter leur utilisation des stratégies enseignées, afin de vérifier si l’intervention leur avait permis de renforcer leurs capacités d’autorégulation. Les résultats montrent l’efficacité de l’enseignement explicite sur les performances en écriture des élèves, sur leur perception d’efficacité personnelle et sur le développement de leurs capacités d’autorégulation.