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Marion Scheider-Yilmaz, Docteure en sociologie, Post-doctorante au laboratoire PACTE, Université Grenoble Alpes

Les échanges formulés ici visent à interroger l'existence de franges de droits relatifs aux publics handicapés et aux publics âgés qui ne seraient pas ou mal couvertes dans nos sociétés contemporaines.

Pour contribuer à la réflexion, cette session a examiné ce qui lie et ce qui délie handicap et âge. Les débats se sont structurés tout d’abord à partir d’une analyse des besoins et des discriminations spécifiques qui touchent ces populations. La session a également laissé place aux échanges sur les travaux et les initiatives engagés par différents acteurs agissant pour la défense de ces publics au niveau international à travers la protection et la promotion de leurs droits et de leurs libertés fondamentales. Ces propos s’inscrivent dans la poursuite des débats déjà engagés autour des convergences et des divergences entre handicap et vieillissement à l'occasion du 6e colloque international du REIACTIS qui s'est tenu en février 2020 à Metz (France). Lors de cet événement, plusieurs intervenants avaient déjà été rassemblés autour d'une réflexion sur les registres de besoins et de droits relatifs aux personnes handicapées et aux personnes âgées. En continuant à approfondir ce sillon thématique, notre ambition est de cerner la manière dont chacun de ces publics se situe au regard des droits humains universels.

La session a donc réuni divers acteurs du champ. Patrick Fougeyrollas, Anthropologue du handicap, Professeur à l'Université Laval, Québec et chercheur au Centre Interdisciplinaire de Recherche en Réadaptation et Intégration Sociale (CIRRIS) et au Réseau International sur le Processus de Production du Handicap (RIPPH) dont l’expertise et la longue expérience du champ du handicap a permis de donner un recul historique important aux échanges. Cyril Desjeux, Docteur en sociologie et directeur scientifique de l’association Handéo et Jean-Philippe Viriot Durandal, Professeur des Universités à l'Université de Lorraine et titulaire de la Chaire internationale Sociétés Inclusives et Avancée en âGE (SIAGE) ont apporté un regard croisé entre les deux domaines de recherche en examinant les croisements possibles à partir de l’examen de la question du droit de vote des personnes âgées et des personnes handicapées. Ils ont porté également la parole de Yan Virriat, doctorant à l'Université de Lorraine qui a contribué à leur travail et réflexion dans le cadre d’un article que vous retrouvez dans ce numéro spécial.

Rosa Kornfeld-Matte, de l'Université de Santiago du Chili, et première experte indépendante des Nations-Unies, chargée de promouvoir l'exercice pour les personnes âgées de tous les droits de l'homme entre 2014 et 2020 a apporté son expertise internationale en revisitant les réflexions sur les deux champs qu’elle a initiés notamment avec Maria Soledad Cisternas Reyes, Envoyée spéciale des Nations Unies depuis 2017 sur le handicap et l’accessibilité. Ces propos sont d’ailleurs prolongés dans une interview que vous retrouvez également dans ce numéro.

Afin d’ouvrir le débat, Benoît Eyraud, Maître de conférences en sociologie à l'Université Lyon 2 et Athanase Benetos, Professeur de médecine interne et de gériatrie à l'Université de Lorraine ont accepté de livrer leurs perspectives en jouant le rôle de discutant après chaque intervention.

Interroger les convergences et les divergences entre handicap et vieillissement

Patrick Fougeyrollas, Anthropologue du handicap, Professeur à l'Université Laval, Québec et chercheur au CIRRIS et au RIPPH

Pour aborder la question des divergences et des convergences entre handicap et vieillissement, il s’agit d’abord de voir comment dans le domaine du handicap, la conception même du handicap a évolué au cours des quarante dernières années. On ne peut pas comprendre véritablement la dynamique du handicap sans la remettre dans son contexte historique.

De manière générale, le handicap était interprété d’abord dans une perspective individuelle et biomédicale, c’est-à-dire qu’elle faisait porter et fait encore bien souvent porter la responsabilité des conséquences sociales, des désavantages sociaux et des restrictions de droit vécus par les personnes sur leurs propres épaules.

Aujourd’hui, la compréhension du handicap est le fruit d'une critique fondamentale de cette approche paternaliste qui amenait les personnes à être isolées et démunies face à leur cause d'oppression. Il faut attendre le milieu des années 1970 pour qu’émerge un nouveau mouvement social défini par des jeunes, principalement avec des incapacités motrices ou sensorielles et ayant connu l'oppression et les prises en charge professionnelles et institutionnelles depuis leur enfance, ou à la suite de maladies chroniques ou de traumatismes. Précisément, ce qu’il s’est joué là, c’est l’émergence d’un mouvement de vie autonome, avec des principes d'auto-détermination, de libre choix, de contrôle autogéré des services d'assistance de vie, mais aussi d'entraide par les pairs et de valorisation des savoirs expérientiels.

C’est dans cette lignée que la socio-politique du mouvement des personnes handicapées a théorisé – en opposition au modèle biomédical – le modèle social de handicap. Il transforme radicalement la conception du handicap, puisqu'il ne l’attribue plus à un défaut corporel ou individuel lié à une pathologie, mais bien à l'environnement physique et social dans lequel vivent les individus. Sur ce principe, ce qui est dénoncé est alors l'incapacité du contexte ou du milieu de vie à reconnaître les potentiels de participation sociale des personnes en situation de handicap en milieu ordinaire. C'est un changement de perspective fondamental. Des personnes sont handicapées parce qu'elles font face, selon leurs incapacités ou capacités différentes, à des obstacles d'accessibilité en milieu ordinaire ou au sein des services de soutien, mais aussi parce qu’elles sont confrontées aux attitudes, aux préjugés et aux stéréotypes ambiants. En outre, elles portent malgré elles les séquelles de l'histoire qui les a longtemps invisibilisées dans les institutions et dans les systèmes d’éducation ordinaires.

La compréhension de ce modèle social du handicap a permis aux personnes concernées d’engager un mouvement d’émancipation en faveur de leurs droits et de leur reconnaissance, quel que soit leur type de déficience. Si le monde du handicap est extrêmement hétérogène, un point commun émerge, celui des obstacles environnementaux, des obstacles sociétaux, à la participation sociale et à l'exercice des droits des personnes handicapées.

Il s’agit ainsi de cette perspective précisément qui a été appuyée, puis validée, lors de l’élaboration de la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Rappelons que celle-ci a été la première convention des Nations Unies à être véritablement développée avec la participation et la représentativité réelle des personnes concernées dans son élaboration. Cette dernière se présente aujourd’hui comme le résultat d'une lutte de 30 à 40 ans en faveur du modèle social du handicap. Le glissement a été celui de parler d’un handicapé, comme on peut parler d'un vieux d’ailleurs, à une personne avec certaines caractéristiques identitaires propres. Il paraît essentiel, dans toute la compréhension autour des convergences et des divergences entre handicap et vieillissement, de garder à l’esprit qu’il s’agit là de caractéristiques identitaires que les politiques publiques ont identifié comme un problème social. Ceci nous amène ainsi à une catégorisation à partir de ces éléments identitaires, à la création de politiques publiques et à d’éventuelles conventions en faveur des droits humains de ces populations.

En la matière, il s’agit de s’interroger sur les dynamiques actuelles d'identification des besoins spécifiques aux personnes âgées, et à la capacité du mouvement des personnes concernées elles-mêmes à venir appuyer les milieux académiques, cliniques, etc. pour soutenir l’idée d’une convention qui leur soit propre.

Sur ce point, il faut revenir aux débats qu’il y a eu dans les années 1990 et au sein desquels la majorité des personnes ayant des incapacités ou vivant des situations de handicap étaient alors contre l’idée d'une convention spécifique. Ce qui a changé le cours des choses, c’est alors la publication d’un ensemble de travaux, de Gerard Quinn notamment, qui a montré que malgré l’existence d’une convention pour les femmes, pour les enfants ou encore contre la maltraitance, les personnes ayant des incapacités étaient invisibilisées dans ces textes internationaux et dans leurs mécanismes de suivi. Leurs spécificités n’apparaissaient pas. C’est à partir de ce constat que la décision de poursuivre une approche double a été prise, c’est-à-dire de porter à la fois une convention spécifique aux personnes handicapées, mais aussi de travailler à la prise en compte du handicap dans tous les documents cadres préexistants.

En matière d’âge, s’il est évident que la convention pour les droits des personnes handicapées inclut les personnes âgées puisqu’elle ne présente aucune limite d’âge, on peut constater que les effets du vieillissement sur les individus n’ont pas été particulièrement pensés en tant que tels dans la convention.

Dès lors, deux hypothèses se dessinent : Faut-il réviser la convention relative aux droits des personnes handicapées pour approfondir la réflexion sur l’impact du vieillissement sur les personnes ? Ou alors, travailler sur l’idée que l’avancée en âge n’est pas nécessairement corrélée à l’apparition d’incapacités, même au grand âge, et qu’il reste alors ici un champ non couvert mais qui pourtant accueille des oppressions et discriminations liées à l'âge, ceci en lien avec l’âgisme notamment ? Ce sont ici les deux voies possibles.

Précisons qu’il existe actuellement une lacune en termes de prise en compte des personnes âgées dans la convention relative aux droits des personnes handicapées. S’il y est fait mention des femmes et des enfants comme publics spécifiques pouvant rencontrer une double oppression, les publics âgés n’y figurent pas. C’est en cela alors, précisément, que la notion d’intersectionnalité peut intervenir, ceci pour élargir la réflexion.

Lorsqu’on parle d'un modèle social du handicap, il serait intéressant de le reproduire au niveau des personnes âgées en identifiant les différentes sources de leur oppression. Les chiffres avancent un pourcentage équivalent à 50% des personnes de plus de 80 ans qui rencontrent des déficiences. A partir de là, il apparaît que l'avancée en âge s'accompagne d'un accroissement des déficiences et qui amène en réalité des convergences importantes entre vieillissement et handicap.

Mais finalement, ces propos amènent aussi à souligner la nécessité de retravailler nos représentations et notre compréhension des phénomènes sociaux, ceci pour les replacer dans une approche intersectionnelle au-delà du handicap et de l'âge. Lorsque l’on porte le regard sur le handicap, les réalités observées vont être différentes selon que l’on soit un homme, une femme, un immigré, quelqu'un qui mobilise des éléments linguistiques différents, ou encore selon les variables socio-économiques de chacun. Dès lors, entamer la réflexion sur l’intersectionnalité et la participation effective des personnes concernées dans les démarches d’obtention de moyens effectifs pour exercer leurs droits humains devient primordial.

DISCUSSIONS

Athanase Benetos, Professeur de médecine interne et de gériatrie à l'Université de Lorraine

Pour résumer, on peut garder à l’esprit, lorsqu’on interroge la place et le regard porté sur les personnes âgées aujourd’hui, la part importante de l’image qui leur est attribuée, avec notamment les stéréotypes et préjugés liés au vieillissement. On pense notamment au « vieux » comme fardeau, au « vieux » malade. Mais il faut aussi se souvenir de la diversité et de l’hétérogénéité qui caractérise ces publics. Le pourcentage de 50% des personnes âgées de plus de 80 ans ayant des déficiences a été évoqué. En la matière, il convient de nuancer les propos en fonction de la mesure réalisée. Il est vrai que l’on peut parler d’un ralentissement dès lors que l’on se réfère à l’aspect fonctionnel, mais il est plus difficile ici de parler de véritable perte d’autonomie. Ce qu’on observe aujourd’hui, quand on parle du grand âge, c’est une grande hétérogénéité des situations. Par conséquent, s’il est vrai qu’il y a dans la population âgée ou très âgée un pourcentage important de personnes qui rencontrent des incapacités, elles n’éprouvent pas nécessairement des difficultés à s’adapter à leur environnement de vie.

En revanche, ces publics-là vont toujours, ou presque toujours, faire face à des stéréotypes qui vont les contraindre dans leurs pratiques sociales quotidiennes.

Benoît Eyraud, Maître de conférences en sociologie à l'Université Lyon 2

La dynamique historique qui a été rappelée montre qu’il y a différentes conditions nécessaires à l'élaboration d'une convention comme celle relative aux droits des personnes handicapées de 2006 (CIDPH). Il y a évidemment le contexte des nouveaux mouvements sociaux que Patrick Fougeyrollas a présenté et qui a été particulièrement moteur en matière de handicap. Mais il y aussi le contexte scientifique avec un cadrage épistémique et théorique en faveur du modèle social, et un contexte géopolitique relatif à un renouveau du langage des droits humains dans les instances supranationales, qui a permis d’engager la dynamique d’élaboration de la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. C'est donc bien la rencontre entre un mouvement social, un discours théorique et la manière de les articuler avec le langage des droits humains qui se sont imbriqués pour permettre la CIDPH.

Ces éléments obligent ainsi à se demander quelle serait l'articulation possible entre un modèle théorique et une cause sociale propre au vieillissement, ou à l'avancée en âge, dans une perspective de protection des droits de ces publics. Il est possible ici de se demander s’il existe aujourd’hui les conditions, à la fois en termes de cadrage théorique et de valeurs suffisamment spécifiques, qui justifieraient que le monde du vieillissement s'approprie à son tour le langage des droits humains ?

L’illustration du droit de vote et de son exercice par les personnes handicapées et les personnes âgées

Cyril Desjeux, Docteur en sociologie et directeur scientifique de l’association Handéo

S’interroger sur la question du droit de vote et de son exercice par les personnes handicapées et les personnes âgées est un exercice particulièrement complexe. Cela nécessite en effet de s’appuyer sur une double expertise et sur sa mise en dialogue. Il s’agit donc ici précisément de croiser deux perceptions différentes faisant écho à ce qui a été évoqué par Patrick Fougeyrollas sur la pertinence ou non de faire une convention spécifique aux personnes âgées. Pour cela, il nous a fallu, avec Jean-Philippe Viriot Durandal, trouver un langage commun et comprendre ensemble ce que l’on entend dans le processus de production du handicap, qui n'est pas toujours facile à appréhender par les experts du handicap eux-mêmes et encore moins pour ceux qui sont extérieurs à ce champ de recherche.

L’un des points qui fait consensus est celui de l’existence de personnes âgées qui vieillissent en bonne santé, que l’on peut différencier de celles faisant face à des situations de handicap liées à certaines déficiences ou altérations de fonctions.

La difficulté qui se pose alors, est celle de différencier les processus d'exclusion de la participation électorale liés exclusivement à l'âge, de ceux relatifs aux effets de problèmes de santé sur les fonctions mentales ou organiques des personnes avançant en âge. Cette intrication a été d’autant plus complexe à éclaircir que l’on essayait justement de se centrer sur les effets d'âge d'un côté et sur ceux de la déficience de l'autre en matière de vote, alors qu’il apparaît clairement que pour la participation électorale de multiple facteurs individuels et environnementaux entrent en jeu.

Ceci posé, dans l’article que nous avons rédigé avec Jean-Philippe Viriot Durandal et Yan Virriat, il s’agit de comprendre la manière dont on peut faire l'expérience de la participation électorale du point de vue du handicap, handicap entendu au sens large. Qu’on soit une personne âgée en perte d’autonomie ou une personne plus jeune avec des altérations de fonctions, ceci renvoie à la question du handicap. Dans les deux cas, il s’agit du rapport entretenu avec son environnement qui va produire ou non des situations de handicap.

En préambule, il convient de souligner l’asymétrie de la littérature lorsqu’on choisit d’appréhender l'expérience biographique de l’exercice du droit de vote. Cette dernière est en effet beaucoup plus dense autour de la question du vieillissement, alors que celle sur le handicap est relativement limitée.

Dans la littérature sur le handicap, nous avons identifié toutefois deux entrées majeures relatives à la participation électorale, à savoir, la question du droit formel et celle de l’égalité des droits politiques entre citoyens. Sur le premier point, ce sont principalement les effets des mesures de protection sur la citoyenneté qui sont documentés. En la matière, différents travaux ont été réalisés autour de l’ouverture du droit de vote aux personnes majeures sous tutelle intervenue en mars 2019 en France. Étrangement, ce tournant a suscité peu d’intérêt dans la presse ou au sein de la communauté politique. Et c’est précisément ce manque d’enthousiasme qui a donné matière à réflexion à la communauté scientifique.

Sur le second point ensuite, la revue de littérature donne à voir une approche du vote centrée sur l’effectivité de ce droit. Ici, les débats sont principalement structurés autour de la problématique de l’accessibilité. En la matière, de nombreuses problématiques relatives à l'accessibilité sont pointées. Citons ici celles liées à l’éducation civique pour les personnes en situation handicap et en particulier, celles qui ont toujours fait l'expérience d’établissements spécialisés et qui n'ont parfois pas eu accès à cette éducation. On peut se référer aussi à la question de l’accès aux campagnes électorales, et notamment à l'information et à toutes les insuffisances rencontrées en matière de respect des normes. Pensons simplement au Référentiel Général d'Amélioration de l'Accessibilité (RGAA), mais aussi aux difficultés de mise en oeuvre effective de la Langue des Signes Française (LSF) sur une partie des supports vidéo ou des campagnes qui ne sont pas toujours retraduits. L’ensemble de ces éléments se pose comme autant de freins à l’accès aux campagnes électorales et à la capacité à faire des choix éclairés au moment du processus électoral. Ici encore, le recours trop occasionnel de l’écriture facilitée ou du discours facilité amène de nombreuses difficultés. De plus, la traduction vers le FAcile à Lire et à Comprendre (FALC) est chronophage et se retrouve de fait peu mobilisée dans les campagnes électorales.

Ces constats portent donc sur les phases amonts à l’exercice du vote. Mais des freins à l’exercice de ce droit interviennent également les jours d’élection. Nous pensons notamment à l’ensemble des problématiques d’accessibilité directement liées à l’environnement physique du bureau de vote et du chemin pour s’y rendre. Malgré les injonctions d’accessibilité présentes dans le code électoral, le matériel électoral se trouve souvent peu adapté. Citons par exemple la hauteur de l’urne pouvant rendre difficile l’acte de vote individuel, ou encore l’étroitesse des certains isoloirs complexifiant l’accompagnement par une tierce personne habilitée.

Ces questions sont encore très présentes aujourd’hui en France. S’il est vrai que le code électoral prévoit la possibilité d’une assistance dans les gestes liés au vote, celle-ci est extrêmement encadrée dans le cadre de mesures de tutelle.

Pour finir, il convient de souligner les problématiques transversales d’accessibilité cognitive qui peuvent être particulièrement contraignantes à toutes les étapes du processus électoral. Peuvent être citées ici les questions de la compréhension des campagnes électorales déjà abordées auparavant, mais également l’intelligibilité plus générale des enjeux électoraux, la capacité à réaliser un choix parmi la liste des candidats. S’associent à celles-ci les difficultés à passer à l'action pour certaines personnes ayant des troubles particuliers. Ou encore la fatigabilité accrue dans certaines situations de handicap, et dont les problématiques d'attention peuvent altérer l'effectivité du droit de vote.

Finalement, au regard de ces différents éléments, on peut donc identifier deux problématiques majeures d'accès effectif au droit de vote. Il s’agit d’une part de l’accessibilité matérielle – comprise notamment en termes d’adaptation des bureaux de vote et des transports – et d’autre part de l'accessibilité immatérielle portant sur la question de la compréhension des programmes, des débats et des enjeux électoraux.

Jean-Philippe Viriot Durandal, Professeur des Universités à l'Université de Lorraine et titulaire de la Chaire Internationale Sociétés inclusives et avancée en âge (SIAGE)

Dans la continuité de la démarche de Cyril Desjeux, celui-ci appréhende les mêmes questions mais à partir de sa vision de politologue et de sociologue ayant développé une expertise dans le champ du vieillissement.

Lorsque l’on cherche à croiser les réflexions autour du vote à partir du handicap et de l’avancée en âge, et notamment de leurs effets propres ou combinés sur l’abstention, il est souvent peu aisé de distinguer ce qui relève du processus de déprise volontaire et ce qui relève de la résignation. De même, il est assez complexe de distinguer ce qui a trait à des processus liés à la seule avancée en âge, sans perte d’autonomie ni affectation particulière de la santé ou de fonctions, de ce qui relève de phénomènes liés à des altérations fonctionnelles particulières.

Le questionnement abordé s’est ainsi centré sur les effets de la survenue de handicaps sur la participation électorale dans les catégories de personnes âgées de 65 ans et plus. L’intérêt pour cette question est d’autant plus compréhensible si l’on considère la prévalence avec l’avancée en âge de certaines pathologies et de certains épisodes dans le parcours de vie comme la maladie d’Alzheimer ou les Accidents Vasculaires Cérébraux (AVC).

A partir de ces constats, il est possible de faire l’hypothèse de corrélations potentielles entre la survenue de handicaps durant l’avancée à âge au sein de cette classe d’âge et l’augmentation du taux d’abstention. Ce premier niveau d’analyse plaiderait plutôt pour un croisement entre les problématiques liées au handicap et à l’avancée en âge en matière de participation électorale.

Dans un second temps l’intérêt des chercheurs se porte sur les processus d’exclusion liés a priori plus spécifiquement à l’âge et aux constructions sociales de la vieillesse dans la société contemporaine. En la matière, la baisse de la participation électorale aux âges avancés pourrait aussi s’analyser en tant que phénomène de déprise civique.

Ici, intervient alors un questionnement sur la nature de ce processus. Est-il volontaire et construit par les individus eux-mêmes dans un rapport conscient et singulier à leur existence ? Ou, au contraire, est-il le fruit d'un processus plus ou moins lent d'érosion de leur rapport à la cité lié à un affaiblissement des liens sociaux, voire à des phénomènes d’exclusion ou d’inadaptations détachés des questions de handicap ? Pour illustrer ce propos, est évoqué le cas d’une femme âgée devenue veuve et dont seul le mari conduisait. Cet exemple ne relève évidemment pas du handicap, mais bien d’une difficulté survenue durant le parcours de vie au cours de l’avancée en âge et dont les effets sur le déplacement au bureau de vote sans soutien de l’environnement posent problème.

A travers ce cas d’espèce, il s’agit d’illustrer l’intérêt du travail de distinction des différents facteurs conduisant à un phénomène de déprise civique, facteurs non nécessairement liés à la survenue d’incapacités fonctionnelles ou cognitives. Et au-delà des moments rupteurs ou « turning points » évoqués implicitement ici, l’intérêt se porte aussi sur la complexité des processus de désengagement et de désaffiliation que l’on observe sur des durées plus ou moins longues. Or, ces processus relèvent souvent d’intrications complexes où se nouent des facteurs psycho-sociaux comme la perte de confiance en soi, l’affaiblissement de l’estime de soi, mais aussi des facteurs environnementaux comme l'inadaptation des environnements physiques et numériques par exemple. Ces facteurs seuls ou cumulés peuvent concourir à l’émergence de distance par rapport à l’espace public avec par exemple le développement d’un sentiment d'insécurité, la peur de sortir du domicile ou la perte d’intérêt pour l’espace public, qui non seulement sont de nature à produire des formes d'isolement, mais aussi un détachement par rapport aux questions politiques. Le développement d’un sentiment d’étrangéité au monde peut sans doute expliquer en partie l’abandon progressif de l'intérêt pour la chose publique, dont on peut faire l’hypothèse qu’il trouve, entre autres traductions, une issue dans la chute de la participation électorale.

A ce stade, intervient un autre niveau d’interprétation portant sur les interactions entre les personnes âgées et leur environnement social. Cet environnement n’est pas toujours sensible, voire favorable, à l’expression des plus âgés par le vote. A cet égard, les représentations sociales visant à construire les enjeux politiques à partir de clivages fondés sur des catégories d’intérêt antagonistes entre classes d’âge ou entre générations facilitent la construction sociale d’une « guerre des âges » ou des générations. L’idée d’une opposition dichotomique des intérêts séparant les jeunes des plus âgés favoriserait un discours dans lequel la question du vote des personnes âgées n’est pas une priorité – voire pour les plus hostiles – un phénomène d’érosion naturel souhaitable pour l’équilibre entre les générations dans leur capacité à peser sur les décisions publiques. Se pose ici la question de l'hostilité à l’égard du vote des personnes âgées. Rappelons qu’il existe, ou qu’il a existé, dans la littérature certains propos selon lesquels la citoyenneté pourrait s'accommoder d'une péremption, d’une limitation, voire d’une interdiction du vote passé un certain âge. Ces points-là ne s’expriment pas de manière similaire pour les publics en situation de handicap. La distinction qui s’opère en la matière porte sur l’idée selon laquelle les personnes âgées détiendraient trop de pouvoir sur le résultat du vote, du fait de leur taux de participation trop important et qu'il faudrait ainsi soit modérer, soit finalement les libérer du pouvoir de voter à partir d’un certain âge. Les raisons avancées ici dépeignent alors un public considéré comme trop conservateur et dont le vote serait trop à distance de toute capacité libre et informée à se saisir des questions de société dont il serait éloigné du fait de sa sortie de l’activité professionnelle. Le monde du travail est à ce titre considéré comme un fort facteur de compréhension du monde. Au-delà de ces représentations laboro-centrées, l’idée générale sous-jacente dans ces discours porte sur la moindre aptitude des inactifs à prendre des décisions pertinentes par rapport à la gouvernance de la cité, mais aussi sur leur égoïsme présumé qui les porterait à ne pas assumer les conséquences d’un vote centré exclusivement sur leurs intérêts immédiats. Ces représentations ont été analysées dans l’ouvrage « Le pouvoir gris » (PUF, 2003) et les travaux suivants de Jean-Philippe Viriot Durandal. Mais les travaux de Bernard Denni démontrent aussi que les personnes âgées de plus de 60 ans disposent effectivement d'un pouvoir électoral supérieur à celui des jeunes du fait de l’abstentionnisme plus fort de ces derniers et de leur plus faible inscription sur les listes électorales. Mais l'absence de désagrégation de cette vaste catégorie d’âge que représentent les 60+ et la faiblesse des focales spécifiques aux âges les plus avancés mérite l’attention. En la matière, au-delà de 80 ans l'expression par le vote est beaucoup plus faible et la forte accélération du taux d’abstention des plus âgés pose question.

L’ensemble de ces éléments apparait notamment au travers d’une revue de littérature menée par Yan Virriat portant sur le droit de vote des personnes âgées et des personnes handicapées. Il semble essentiel de prolonger les débats et la recherche sur l’exercice du vote et sur les convergences et les divergences dans l'expression citoyenne des personnes âgées et des personnes handicapées.

DISCUSSIONS

Athanase Benetos, Professeur de médecine interne et de gériatrie à l'Université de Lorraine

Une double-question est au centre de ces discussions. Il s’agit d’abord, d’un point de vue fonctionnel, d’interroger les capacités de vote des personnes âgées dans leur grande diversité. Ceci à la fois, en termes cognitif, physique, d’accessibilité et de compréhension générale, entre autres. Mais il faut aussi se demander quelle est l’image attribuée à la personne âgée. En d’autres termes, est-ce que moi à 82 ans, j'ai encore le droit de choisir ? Ou suis-je maintenant « le vieux » à distance des différents aspects de la vie sociale ? Il s’agit donc de la question des obstacles matériels, palpables d’un côté, et celle de l’âgisme de l’autre.

Sans prétendre entrer pleinement sur la question du handicap, il semble qu’il subsiste une différence fondamentale insuffisamment abordée. Si l’on pense au vieillissement, on fait référence ici à un processus long où les adaptations nécessaires peuvent être mises en place progressivement. Sauf accidents bien sûr. En matière de handicap, se produisent souvent des événements brutaux pouvant intervenir très tôt au cours de la vie ou plus tard mais qui impliquent un changement de « statut » drastique. Il s’agit donc ici d’un autre aspect à mettre en dialogue avec les questionnements relatifs aux convergences et aux divergences entre les personnes âgées et les personnes handicapées.

Benoît Eyraud, Maître de conférences en sociologie à l'Université Lyon 2

Deux idées-forces ressortent de ces réflexions.

La première est relativement transversale et porte en définitive sur la construction de la binarité entre les catégories de personnes âgées et de personnes handicapées. En la matière, il semble intéressant et essentiel de nous demander dans quelle mesure elle est le produit d’une action publique particulière et s’il pourrait être pertinent ou fructueux de venir la réanalyser et la reconstruire ? Pourquoi l'action publique reproduit-elle cette binarité ? Et pourquoi la recherche la reprend-elle ?

En creux de ces questionnements, le champ de la santé mentale se situe à distance de cette opposition. Il pourrait alors se présenter comme un espace central pour saisir et formuler les enjeux contemporains de la prise en compte de ces publics. Mais il pourrait en avoir d'autres. Dans tous les cas, la construction de cette opposition se doit d’être reposée, ceci précisément par rapport à la question du vote ou plus largement de la participation à la vie politique.

Ensuite, les propos de Patrick Fougeyrollas, dans lesquels cette analyse du vote comme enjeu d'émancipation s’inscrit d’ailleurs, sont particulièrement féconds. Cette rhétorique en termes d’émancipation, peut-elle être reprise dans le domaine de l'avancée en âge ? Plus encore, le concept de déprise qui est mobilisé – qui selon Benoit Eyraud peut constituer un vis-à-vis très intéressant à l'injonction participative – n’amène-t-il pas, quant à lui, un décadrage par rapport à ces enjeux d'émancipation ? En d’autres termes, lorsqu’on pose les enjeux du vieillissement par les catégories de déprise, est-il encore possible d’articuler son propos à une exigence participative émancipatoire ? Ou est-ce que derrière cette invitation à mobiliser ce concept, l’idée ne serait-elle pas plutôt de dire qu’il existe derrière cette notion de déprise, d'autres manières de penser le politique qui sont aussi à élaborer et à construire ?

L’engagement institutionnel sur la scène internationale en faveur d’un meilleur respect de tous les droits des personnes handicapées et des personnes âgées

Rosa Kornfeld-Matte, de l'Université de Santiago du Chili, a été la première experte indépendante des Nations-Unies, chargée de promouvoir l'exercice pour les personnes âgées de tous les droits de l'homme entre 2014 et 2020

Il s’agit à ce stade d’aborder la question des sociétés inclusives et des droits universels. Cette question a été travaillée en lien avec Maria Soledad Cisternas Reyes, Envoyée spéciale des Nations Unies depuis 2017 sur le handicap et l’accessibilité et qui était présente dans les débats que nous avons initiés avec le REIACTIS en 2020 à Metz et prolongés dans le cadre des échanges actuels.

En la matière, il apparaît indispensable d’interroger la capacité du droit universel à produire une société inclusive en direction des personnes aînées et des personnes handicapées. Cela induit de mettre en exergue les nombreuses spécificités de ces publics, mais également les nombreux rapprochements possibles.

D’abord, quelles sont les caractéristiques communes aux catégories de personnes âgées et de personnes handicapées ? Toutes deux se présentent comme des populations hétérogènes, dont une partie peut être exposée aux situations de maltraitance, aux préjugés et aux discriminations. Elles sont également soumises aux stéréotypes liés au « capacitisme » pour ce qui concerne les personnes handicapées, et à l’âgisme pour les personnes aînées. Dans les deux cas, les femmes se présentent comme des sous-populations qui souffrent de discriminations multiples. Et pour finir, pour ces deux groupes, leur accès aux nouvelles technologies en faveur du bien-être est parfois limité ou contraint.

Abordons maintenant les multiples spécificités de ces deux populations. En ce qui concerne les personnes handicapées en premier lieu, il convient de rappeler que toutes les personnes handicapées ne sont pas nécessairement âgées. L’incapacité s’acquière au cours de la vie. En cela, il est possible de naître avec un handicap, ou d’y faire face pendant la jeunesse, au milieu de la vie ou encore au grand âge. Mais encore, le handicap intervient en interaction avec les obstacles de l’environnement de vie des personnes concernées. Et pour finir, en guise de rappel, précisons qu’il existe une convention en faveur des droits des personnes handicapées depuis 2006, convention dont l’équivalent n’existe pas pour les personnes aînées.

Il faut ici souligner la nécessité actuelle de s’appuyer sur la société civile pour porter un projet de convention spécifique aux droits des personnes aînées. Les Nations-Unies ont engagé ce travail, mais aujourd’hui beaucoup de pays restent particulièrement réticents à l’égard d’une telle initiative. Le principal argument avancé à l’encontre d’une telle convention internationale est celui de l’existence de la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, celle en faveur des droits des personnes handicapées, et d’autres conventions dans lesquelles on peut situer des problématiques d’avancée en âge. Dans ces conditions, ces dernières pourraient ainsi couvrir les questions spécifiques aux personnes âgées.

Cet argument peut toutefois être fortement discuté, dès lors que l’on s’attarde sur l’observation des spécificités de ce public.

Rappelons tout d’abord que les personnes aînées ne présentent pas nécessairement un handicap et qu’il convient également de ne pas confondre perte ou diminution des capacités fonctionnelles avec le handicap. Puis, l’avancée en âge peut être corrélée dans certains cas à une perte d’autonomie, conduisant ainsi à un délitement de l’effectivité de certains droits antérieurs ; phénomène qui est aujourd’hui insuffisamment encadré ou contrôlé par la législation ou la réglementation.

En cela, il existe des inégalités marquées en matière de protection et de portage des droits et de leur effectivité pour les populations handicapées et les populations âgées. Et c’est précisément dans ce contexte que s’ancre l’urgence d’un travail en faveur de l’instauration d’un instrument législatif et règlementaire obligatoire pouvant être mobilisé pour la défense des droits des personnes âgées. Cet instrument international pourrait alors bénéficier à la fois aux personnes handicapées qui vieillissent et aux personnes aînées qui rencontrent des situations de handicap.

Attardons-nous maintenant sur la question des discriminations à l’égard des personnes âgées avec des incapacités et des personnes aînées de manière générale. D'abord, il existe des stéréotypes, mais également des préjugés, qui ensemble engendrent des discriminations. Il s’agit là d’un phénomène fortement ancré dans la culture véhiculée au sein de nos sociétés. Dans cette perspective, les personnes handicapées sont perçues comme des publics rencontrant des incapacités et devant produire des efforts supplémentaires afin de s’intégrer du mieux possible à la société. De la même manière, les personnes âgées sont vues comme particulièrement rigides et inflexibles.

Ces éléments de cadrage posés, il convient alors d’introduire une réflexion sur les discriminations plurielles. En la matière, la législation actuelle n’est pas adaptée ou préparée à faire face aux situations de discriminations multiples. Illustrons ce propos à partir de l’exemple d’une personne cumulant cinq situations de potentielle discrimination. Il peut s’agir là d’une personne aînée qui pourra faire face à certaines discriminations. Mais cette personne peut également être aînée et en situation de handicap. Ou encore, être une personne aînée en situation de handicap de sexe féminin. Puis, être une personne aînée en situation de handicap, de sexe féminin, et faisant face à la pauvreté, ou encore être une personne aînée en situation de handicap, de sexe féminin, faisant face à la pauvreté et institutionnalisée. On voit à travers ce cas de figure, l’agrégation possible de situations de discrimination pouvant toucher les personnes âgées. En cela, il est important de travailler et de retravailler les lois pour tenir compte de ces complexités et de ces intersectionnalités.

Tirons maintenant quelques conclusions permettant de saisir les particularités des populations handicapées et des populations âgées. Nous l’avons vu, elles partagent des caractéristiques ou situations communes, mais présentent également beaucoup de spécificités. Quelles pistes de recommandations pourrions-nous alors esquisser ?

D’abord, il apparaît essentiel de redoubler d’efforts pour favoriser et soutenir l’autonomie et la confiance en soi des personnes âgées rencontrant des incapacités. De la même manière, il devient indispensable aujourd’hui d’implémenter une protection sociale adéquate permettant de faire face aux défis de l’autonomie, à la précarité du soutien communautaire, aux violences, aux abus, aux maltraitances, entre autres choses. La ligne d’horizon poursuivie serait alors celle de la garantie de droits égaux à l’ensemble de la population, qu’il s’agisse de personnes handicapées, de personnes âgées ou d’autres publics. Pour cela, il convient d’être en mesure d’appliquer les lois de protection des droits et des libertés tout au long du parcours de vie.

Mais l’enjeu porte également sur la sensibilisation de la population générale quant au bon usage de la langue, ceci afin d’éviter la diffusion de préjugés, de stéréotypes et ainsi de logiques de discrimination. En la matière, encourager les campagnes de diffusion d’une image positive de la vieillesse semble être une piste majeure pour lutter contre l’âgisme.

Une autre conclusion fait écho à la Convention des droits des personnes handicapées. A travers cette convention, les droits des personnes handicapées sont protégés, et ceci dans toutes les parties du monde. Dans ce cadre, nous avons beaucoup travaillé à la visibilisation des personnes en situation de handicap dans nos sociétés et aux yeux des acteurs institutionnels et politiques. Pour cela, les Organisations Non Gouvernementales (ONG) ont tout particulièrement appuyé l’effort de visibilisation de ces publics. Pour les personnes âgées cependant, il faut admettre que ce travail avec les ONG a été beaucoup moins important. Il serait nécessaire aujourd’hui encore de travailler davantage en ce sens. Il existe pour les personnes aînées des faiblesses majeures dans le système de protection de leurs droits. Il est nécessaire d’agir mieux sur la mise en lumière de ces franges non couvertes à ce jour. Il y a un besoin de travail en commun, entre les acteurs associatifs, académiques et politiques, pour visibiliser les enjeux en termes de droit et d’effectivité du droit de ces populations.

Pour conclure, quelques recommandations sont introduites par Rosa Kornfeld-Matte. La première concerne l’amélioration de l’accès à la technologie en faveur du soutien à l’autonomie. Ce point est présenté comme essentiel, car les générations actuelles de personnes âgées se présentent pour beaucoup comme des populations « d’analphabètes digitaux ». La seconde porte sur la priorisation de l’appui humain par rapport à la robotique. La robotique ne doit en aucun cas remplacer le contact humain. Certes, la technologie est utile et essentielle aujourd’hui, mais ne peut pas se substituer à l’homme. Puis, en la matière toujours, il apparaît nécessaire d’améliorer la participation des personnes âgées elles-mêmes aux processus d’élaboration et de mise en oeuvre de ces nouvelles technologies. Tous ces efforts pourront ainsi conduire à favoriser le maintien des personnes âgées qui le souhaitent à leur domicile, et ceci dans les meilleures conditions possibles.

Pour finir, Mme Kornfeld-Matte formule une dernière recommandation portant sur la recherche d’un changement de paradigme dans la perception générale de la vieillesse et du vieillissement. En la matière, il est nécessaire d’agir en faveur d’une meilleure coordination institutionnelle appuyée sur les droits humains dans chaque pays. Mais aussi, d’améliorer l’accessibilité dans les environnements physiques, ceci à la fois pour les publics handicapés et pour les publics aînés. Il convient aussi alors de définir un appareil législatif stricte autour de l’utilisation de la technologie en direction des publics âgés rencontrant des limitations fonctionnelles ou cognitives. Les normes autour de l’usage de ces technologies doivent être extrêmement explicites de façon à protéger les droits de leurs bénéficiaires. Pour cela, la création et l’intensification de normes éthiques autour des nouvelles technologies sont indispensables pour protéger les données personnelles. Et enfin, en écho au contexte de pandémie auquel nous avons récemment fait face, un travail de compilation des données existantes autour du handicap et du vieillissement est aujourd’hui absolument indispensable, ceci pour organiser des réponses publiques coordonnées en cas de situation d’urgence tels qu’un tremblement de terre ou une nouvelle pandémie, par exemple.

Discussions 

Athanase Benetos, Professeur de médecine interne et de gériatrie à l'Université de Lorraine

Il est souligné l’importance de la participation des personnes âgées dans la préparation et l’élaboration des technologies en faveur de l’accompagnement de ces publics. Mais un point particulier est relevé : celui de la maltraitance et du maintien à domicile. En la matière, il s’agit de rappeler que la question du maintien à domicile doit se poser comme une priorité certes, mais ceci doit pouvoir s’opérer dans de bonnes conditions. Pour cela, il s’agit de mettre à disposition les aides nécessaires pour accompagner les personnes âgées et surtout leurs aidants. Car l’une des grandes sources de maltraitance n’est pas celle d’une personne malintentionnée, mais celle de l’aidant qui aime son proche, mais qui à force d’épuisement devient maltraitant. Il ne faut pas négliger ou sous-estimer cette réalité. C’est donc de la responsabilité de la société d’offrir différentes possibilités pour maintenir les personnes âgées à domicile dans de bonnes conditions, notamment pour les personnes qui les accompagnent.

Benoît Eyraud, Maître de conférences en sociologie à l'Université Lyon 2

Il semble important de revenir sur l’intérêt de la question des mouvements sociaux pour les aînés. En la matière, le mouvement social pour les personnes en situation de handicap, comme d’autres mouvements sociaux, se sont construits sur une vision conflictuelle du politique bien souvent productive et féconde. Il a fallu du conflit pour que les personnes en situation de handicap disent « Non, on ne veut plus dépendre des gestionnaires ou on ne veut plus dépendre des familles ». Il y a ainsi une dimension conflictuelle importante qui rejoint les manières conflictuelles de penser le politique.

Il y a sans doute un enjeu et un apport de ce que pourrait être un mouvement social pour les aînés, à savoir penser des modes de mobilisation qui soient un peu moins dans la conflictualité. Par exemple, s'occuper de ses parents, ce n'est pas s'émanciper de la tutelle paternelle. On n'est donc pas dans la même conflictualité émancipatrice. Et aujourd'hui, par rapport aux scandales de maltraitance en Établissements d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) qui marquent l’actualité récente notamment en France, on voit bien que les contestations de beaucoup des enfants de parents hébergés, passent précisément par des positions qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ce qui s'est joué dans le champ du handicap. Ce sont ici des manières de penser le politique qui sont un peu différentes, un peu moins spectaculaires, un peu moins conflictuelles, mais qu'il s'agit aussi de penser en tant qu'observateur en sciences sociales.