Corps de l’article

Introduction

Dans la littérature scientifique, il apparaît que l’avancée en âge (au-delà de 80 ans) et les situations de handicap ont des effets notables sur la participation électorale. Or, dans la réflexion sur les droits fondamentaux, la citoyenneté et l’exercice du droit de vote constituent l’un des chapitres essentiels. Les enjeux portent en premier lieu sur le débat fondamental concernant l’égalité des droits formels entre les citoyens, mais aussi l’effectivité des droits, et la manière dont, au-delà de la proclamation d’une égalité de principe, celle-ci se traduit pratiquement, au final, dans une participation active aux scrutins.

Il existe en la matière des points de divergence certes, mais aussi des convergences importantes pouvant relier ces différents publics. Cette réflexion a souvent été examinée de manière parallèle dans les champs du handicap et du vieillissement. Le présent article a été conçu d’entrée comme un exercice de regard croisé associant des auteurs issus des deux domaines, engagés par ailleurs dans un travail sur l’exercice de la citoyenneté et du vote.

Lorsqu’il s’agit d’aborder les expériences biographiques dans l’exercice du vote sous l’angle du vieillissement, on relève plusieurs entrées thématiques. Une première s’intéresse à la perte d’autonomie des personnes avançant en âge et ses effets sur la citoyenneté avec un accent particulier porté sur les personnes âgées en établissement (Lucas & Lloren, 2008; Thomas, 1993). Un second type de littérature porte davantage sur les effets de l’avancée en âge concernant la vie civique indépendamment des questions de santé. La focale se porte alors sur les phénomènes de continuités et de ruptures notamment à travers des éléments de mesure tangibles et facilement corrélables à l’âge. Ces éléments de mesure sont, par exemple, le taux d’inscription sur les listes électorales ou les taux de participation, mais aussi l’évolution des valeurs et des orientations politiques des générations et leurs effets sur l’orientation du vote et potentiellement sur l’issue des scrutins (Denni, 1995, 2007, 2011, 2012, 2015; Drouin, 1994; Galland & Drouin, 1997). Dans les systèmes démocratiques pluralistes, le poids démographique allié à un fort taux de participation a pu faire penser à l’existence d’un « pouvoir gris » dont la nature et la réalité de la puissance ont été diversement appréhendées et contestées (Campbell, 2003; Chauvel, 2010; Viriot Durandal, 1999, 2003). Cette représentation a en définitive occulté une forte disparité au sein de cette catégorie sociale avec un affaiblissement notable du taux de participation passé 80 ans (Denni, 2015). Ce décrochage démocratique pose toujours question et renvoie à la fois à la déconstruction d’une catégorie d’âge trop globalisante (les plus de 60 ans) et la difficulté de sérier les causes de ce retrait du vote. Dans les multiples facteurs explicatifs du fléchissement de la participation sociale, l’effet des contextes socio-environnementaux a souvent été énvoqué. L’isolement des personnes âgées (Argoud, 2010; Hosnedlová et al., 2018), l’effet du veuvage (Caradec, 2007; Delbès & Gaymu, 2002), les problèmes de motilité[1] (Kaufmann et al., 2004) et le sentiment d’étrangéité au monde (Campéon, 2011) apparaissent comme des éléments susceptibles de favoriser le repli sur le sphère privée et de constituer des éléments explicatifs de la baisse de la participation sociale. Mais les liens entre ces éléments de contextes et la chute de la participation électorale restent encore à approfondir.

À ce stade, la question de l’effet d’âge peut retrouver le champ du handicap avec l’hypothèse selon laquelle la plus grande prévalence de maladie et /ou d’altérations de fonctions au grand âge pourrait constituer une variable explicative du désengagement, voire, directement un élément rupteur conduisant au détachement et à l’abstention.

L’identification des causalités est néanmoins complexe et renvoie aussi à d’autres grilles de lecture ancrée dans la sociologie du vieillissement et notamment dans les approches structuro-fonctionnalistes du désengagement (Cumming et al., 1961) où le détachement des affaires du monde est abordé dans une lecture quasi essentialiste d’une construction sociale de l’abandon de la participation sociale et politique avec le grand âge. Dans d’autres courants plus inspirés par la sociologie compréhensive, la notion de déprise propose une lecture plus dynamique grâce à une entrée par les processus choisis de priorisation dans lesquels finalement la non-participation politique témoignerait d’un retrait de processus plus ou moins volontaire au profit d’autres priorités (Meidani & Cavalli, 2018). Mais la lecture de ces phénomènes peut aussi être appréhendée comme la résultante de processus d’exclusion par l’âge, volontaire ou non, implicites ou explicites, qui pèsent en final sur le rapport à la participation électorale et l’engagement politique. L’âgisme (Butler, 1969) constituerait une forme de désavantage social pour ceux qui portent les stigmates de l’âge chronologique indépendamment de leurs éventuelles altérations fonctionnelles, motrices, sensorielles ou mentales.

Mais l’intrication entre ces facteurs rend souvent très difficile le dénouement des convergences et des divergences entre les processus qui pèsent sur la participation politique.

Lorsqu’il s’agit d’aborder les expériences biographiques dans l’exercice du vote sous l’angle du handicap, la littérature devient plus limitée (Baudot & Bouquet, A paraitre). Néanmoins, on retrouve également une analyse sur les effets d’âge (Baudot & Bouquet, 2022).

La question du vote dans le domaine du handicap semble poser de manière plus centrale que dans le champ du vieillissement les problématiques liées au droit formel et à l’égalité des droits politiques entre citoyens, notamment avec les débats sur les effets des mesures de protection sur la citoyenneté (Aynès, 2021; Bosquet & Mahé, 2018; Desjeux, 2022b; Gagnon & Clément-Sainte-Marie, 2019). Par extension, le passage de l’égalité formelle des droits à leur implémentation en droit réel a fortement structuré le débat sur les droits politiques. Il a plus particulièrement porté sur les problématiques d’accessibilité qu’elles se déclinent sur le plan matériel (adaptation des bureaux de vote, transport …) ou immatériel (compréhensibilité des programmes, utilisation du Falc, création de débats adaptés en institution…) (Bouquet, 2018; Desjeux, 2022b, 2022a; Kupper, 2020; Lopez, 2017; UNIA, 2019). Sur la question du vote, un des défis consiste à rassembler la grande diversité des situations des personnes qui vivent avec un handicap lié à une pluralité d’altérations (motrices, sensorielles, mentales, etc.) et vivant dans des environnements physiques et sociaux pouvant faciliter ou non les conditions d’exercice du vote (Baudot et al., 2020). Le handicap dont la situation est liée à des altérations des fonctions motrices aborde plus la question du vote par l’accessibilité physique et l’adaptation de l’environnement à travers le bâti ou les dispositifs d’accompagnement alors que les handicaps dont les situations sont plus liées à des altérations des fonctions mentales abordent également le problème des obstacles cognitifs à la compréhension et à l’expression du vote (« learning desabilites ») (Bell et al., 2001).

Dans une lecture épistémologique de la construction des champs de recherche, il convient néanmoins d’échapper à une approche purement dichotomique entre le handicap et le vieillissement en prenant en compte les données démographiques et épidémiologiques qui concourent à un rapprochement des populations. En effet, le vieillissement des personnes en situation de handicap contribue à faire entrer cette population dans la catégorie des “personnes âgées” quel que soit, par ailleurs, le critère d’âge qui la définit (plus de 60 ans ou 65 ans). Concomitamment, on observe une plus grande prévalence du handicap aux âges avancés et notamment des maladies neuro-évolutives qui participent également au floutage des dichotomies classiques entre publics “âgés” et “handicapés” précisément du fait de la complexité des phénomènes de vieillissement. Cela nous porte à une nécessaire mise à distance critique vis-à-vis de ces catégories dans l’analyse de l’évolution du vote avec l’avancée en âge.

Nous nous proposons donc, dans cet article, de tenter un premier regard croisé entre les domaines du handicap et du vieillissement et d’examiner à la fois les convergences et les divergences dans l’analyse des freins et des leviers à l’exercice du droit de vote.

Prenant appui sur le cas de la France, l’article se permettra néanmoins d’introduire également des considérations d’ordre plus général dépassant le cadre hexagonal.

Pour y parvenir, nous interrogerons les convergences et divergences entre les champs du handicap et du vieillissement dans le domaine de la participation électorale au regard de la littérature inégale et particulièrement contrastée entre ces deux champs. Mais l’article se propose aussi d’aller au-delà des premiers constats sur l’affaiblissement de l’expression de la citoyenneté par le vote en s'interrogeant sur les formes d’action possibles permettant un accès, un maintien ou un retour aux urnes des populations âgées/et ou en situation du handicap.

Vieillissement, Handicap et parcours de vie citoyenne : le cas de l'inscription et de la participation électorale

Pertinence du critère d’âge et du vieillissement dans l’analyse de l’expression citoyenne par le vote

Du “pouvoir gris” au “paradoxe de Mathusalem”

La sociologie du vieillissement dès sa genèse propose une déconstruction des catégories d’âge et des formes de production sociale de l’avancée en âge. C’est dans cette tradition que nous proposons une première perspective sur la relation entre l’exercice de la citoyenneté par le vote et les catégories considérées comme” âgées”. Ces catégories sont définies soit par le statut de retraité soit par des tranches d’âge dans lesquelles les septuagénaires font figure de population pivot (60+ ou 65+). Les indicateurs de la sociologie électorale mettent en avant un taux d’inscription particulièrement fort parmi ces catégories et un taux de participation également très élevé. Ce taux confère un poids politique notablement supérieur à leur importance démographique parmi la population en âge de voter. Ces effets sont plus ou moins accentués en fonction du type d’élection. On observe un intérêt plus fort pour les élections considérées majeures comme les élections présidentielles en France ou aux États-Unis et plus faible pour les élections considérées, à tort ou à raison, comme moins chargées en enjeux politiques comme les élections intermédiaires en France ou les midterm aux États-Unis. Ces séquences de la vie politique étant souvent moins médiatisées et moins polarisantes. Elles peuvent d’ailleurs renforcer le poids des catégories de populations les plus politisées et les plus attachées au vote parmi lesquelles figurent les personnes âgées. Ce fort taux de participation électorale induirait un pouvoir présumé des aînés sur l’orientation des scrutins et un déséquilibre par rapport aux autres catégories d’âge de la population. Au-delà de l’analyse de la puissance politique d’une tranche d’âge largement remise en cause (Viriot Durandal, 2003) ces craintes rejoignent aussi la défiance vis-à-vis d’une cohorte particulièrement politisée qu’est la génération du Baby-Boom. Certaines campagnes de partis politiques français ont clairement pris appui sur leur fort taux de participation électoral pour tenter de convaincre l’électorat plus jeune d’aller voter, en recourant à une opposition assez dichotomique reposant sur différents types de stigmates, dont le stigmate générationnel. Une campagne a particulièrement provoqué la polémique aux élections régionales de 2021 qui a ciblé les jeunes plus sensibles aux questions environnementales.

Source : Tweet de Julien Bayou le vendredi 24 avril 2021

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La sensibilité moins forte des plus âgés à l’écologie a pu renforcer des formes de représentations péjoratives sur cette catégorie de population en les présentant comme moins altruistes que leurs cadettes. Au-delà du cas d’espèce de la campagne de 2021, ce type de représentation n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans une lecture où le vote des baby-boomers témoigne d’un égoïsme présumé de cette génération. À tel point qu’il a donné lieu à une forme de désignation : les “greedy geezers” (Street, D. et J.S. Cossman, 2006) que nous traduisons ici par “jouisseurs avides”. C’est sur ce stéréotype désignant un collectif que se fonde la mise en accusation de son inaction présumée face aux défis climatiques, mais aussi face aux inégalités sociales et économiques.

Le présent article n’a pas pour objet de trancher la pertinence du débat sur l’analyse des responsabilités générationnelles et des effets d’âge. Ce sujet a pu être abordé par ailleurs en (Viriot Durandal, 2017), mais il s’agit plutôt de faire le constat de la complexité des ressorts et des représentations et des tensions en présence dans l’examen de la participation politique d’une catégorie de population. Dans cet effort d'objectivation, il est aussi question d’approfondir le travail de décomposition des catégories à l'oeuvre dans la construction sociale de la réalité. Et ce, notamment en s’interrogeant sur la pertinence d’une catégorie d’âge aussi vaste que représente les plus de 60 ou 65 ans au regard de sa diversité. On s’aperçoit alors en posant une focale plus précise sur les plus de 80 ans que leur taux de participation chute de manière particulièrement forte.

Contrairement à la représentation d’un « pouvoir gris » omnipotent, loin d’être dominant, la participation électorale au sein de la classe d’âge des 60 ans et plus décline fortement après 80 ans. Toute chose égale par ailleurs, l’exercice de la citoyenneté par les personnes les plus âgées constitue donc lui aussi un problème comme pour d’autres catégories de la population. La faiblesse de la participation électorale a été, à juste titre, particulièrement pointée comme un problème démocratique à l’autre extrémité de l’échelle des âges dès les années 2000 (Braconnier & Dormagen, 2007; Muxel, 2006). La littérature sur l’abstention et la faible participation politique met en lumière et documente largement l’abstention et la faible participation politique des jeunes (Mayer, 2010; Sainty, 2016). Il s’agit ici de montrer que la faiblesse de la participation électorale existe aussi à l’autre extrémité du parcours de vie politique et civique. Il témoigne de l’importance de l’avancée en âge dans le phénomène de “décrochage démocratique” qu’exprime la chute de la participation électorale.

Figure 1

La participation électorale selon l’âge (2002-2022)

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Figure 2

Comportements systématiques de vote aux élections présidentielles et législatives de 2022 selon l’âge

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Cette tendance est par ailleurs corroborée par une chute du vote systématique après 75 ans et une forte croissance de l'abstention systématique à partir de 80 ans qui franchit le seuil symbolique des 50% entre 85 et 89 ans. Passé cet âge, une majorité de majeurs s’abstiennent.

Cette donnée agrège au sein d’une même catégorie d’âge de plus de 60 ans des populations aux caractéristiques électorales à la fois contrastées et paradoxales puisqu’elle rassemble concomitamment la plus forte et la plus faible participation. Aussi, elle exprime ce que nous pourrions qualifier singulièrement le “paradoxe de Mathusalem”.

En France, l’affaiblissement de la participation électorale des personnes très âgées a été peu étudié outre les travaux d’Hélène Thomas focalisés sur les personnes âgées en établissement (Thomas, 1993, 2007). Or, en France, en 2019, 90 % des personnes de plus 75 ans et deux tiers de celles de plus de 90 ans vivaient à domicile (DREES, 2022).

La sous-représentation des personnes très âgées dans le corps électoral qui s’exprime par le vote, amenuise leur capacité à représenter leurs intérêts auprès des candidats et des partis. Alors même qu’elles ont besoin d’être prises en compte dans un moment particulier du cycle de vie où la prévalence de la maladie et/ou des altérations de fonction augmente, et nécessite des réponses appropriées des politiques publiques. Ces populations très âgées subissent un cumul des fragilités dans lequel émerge une forme de fragilité démocratique qui s’exprime par un décrochage de leur participation électorale.

Des causes sociales à priori non spécifiquement liées aux déficiences

On s'interroge alors sur les processus latents ou assumés de prise de distance vis-à-vis du vote, et sur les éventuelles convergences entre les plus âgés et les personnes en situation de handicap dans ce processus. La réponse n’est pas simple compte tenu de l’existence d’une multiplicité de facteurs pouvant expliquer les effets sur le vote comme la composition des CSP, le niveau d’étude, ou le genre dans les comportements électoraux des plus âgés (Bernard Denni, 2015).

Aux termes de notre revue de littérature, et des nombreuses sessions d’analyse par les auteurs, différentes hypothèses émergent.

L’une des hypothèses s’ancre dans les approches classiques de la théorie du désengagement en sociologie du vieillissement (Cumming et al., 1961) où la participation sociale et citoyenne dans l’espace public laisse mécaniquement le pas à d’autres centres d’intérêt ou besoins considérés comme plus primordiaux avec l’avancée en âge. Ce désengagement politique résulterait donc d’un processus inéluctable lié au vieillissement (Glenn & Grimes, 1968, p. 573), témoignant d’un désengagement de la sphère publique et une centration sur les sphères privées et intimes. La notion de déprise complète cette première approche par une sociologie compréhensive des processus à l’oeuvre avec l’avancée en âge (Barthe et al., 1990; Clément & Mantovani, 1999; Meidani & Cavalli, 2018). La notion de déprise désignant ici « le processus de réorganisation et d’aménagement de sa vie et de sa personne, de substitution d’activités ou de relations qui peut se réaliser après diverses expériences de ruptures (retraite, veuvage, deuil), d’incapacités (accident, chute), de changements dans son corps ou tout simplement de sentiment de ne plus pouvoir accomplir, réaliser ce qui se faisait quand les forces, la dextérité, l’envie étaient là » (Lavoie et al., 2015).

On peut distinguer à ce stade, une double rupture : l’une vis-à-vis de la pratique effective, et l’autre sur l’attachement au vote. Ce point renvoie à la fois à une hypothèse et des perspectives de recherche ouvertes par Bernard Denni et Jean-Philippe Viriot Durandal lorsqu’ils s’interrogent sur le lien entre le fléchissement de la participation sociale et celui de la participation citoyenne avec l’avancée en âge. Le taux d'adhésion à une association décline ainsi aux âges avancés à l’instar du taux de participation électorale (Braconnier et al., 2017).

Tableau 1

Taux d’adhésion à une association en fonction de l’âge

Taux d’adhésion à une association en fonction de l’âge
Prouteau & Wolff, 2007

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Au-delà du premier constat de ces tendances au désengagement dans la participation formelle, la recherche se situe aujourd'hui face au défi de la mesure des liens potentiels entre les formes complexes de désocialisation dans le parcours de vie au grand âge et la participation électorale. Ces nouvelles perspectives de recherche induisent la question des effets de la réduction des liens sociaux dans le parcours de vie aux âges avancés avec la perte du conjoint et des proches. On retrouve alors certaines conclusions des travaux liminaires d’Hélène Thomas pour qui la perte de la possibilité de pratiquer le vote comme une activité collective familiale ou amicale a un effet final sur la participation électorale. Cet aspect paraît particulièrement fort chez les femmes qui, selon Thomas, sont victimes de la « division sexuée du travail politique » (Thomas, 1993, p. 113) et se retrouvent démunies au moment de la transition biographique que peut être l’expérience du veuvage. La dimension genrée de l’abstention apparaît ici comme une donnée forte, mais il reste sans doute à mieux la mesurer à domicile notamment au regard de l’isolement physique et relationnel avec la réduction de la mobilité et de la motilité[2] qui restreignent autant le maintien de la vie sociale que l’accès au bureau de vote.

Ces facteurs explicatifs liés à la réduction des interactions sociales, à l’isolement et au sentiment d’étrangéité au monde expliqueraient l’émergence de formes de déprises sociales et civiques. Pour autant, il convient d’introduire ici une autre dimension parfois assez intriquée à ces processus que représente l’évolution de l’état de santé avec l’avancée en âge. Sur ce point, il est à noter que le fait de connaître des problèmes de santé, tend à se traduire par une moindre tendance à participer aux élections (Couture & Breux, 2017).

Or, les données épidémiologiques indiquent que la prévalence d’une détérioration de la santé augmente aux âges avancés dans le cycle de vie (Cronin et al., 2013). Les facteurs de santé ne peuvent donc pas être écartés dans la compréhension des phénomènes que nous observons en matière de participation électorale. De la même façon, la perte d’autonomie et la survenue de handicap avec l’avancée en âge constituent un élément du parcours de vie qui amène à s’interroger sur les interactions entre handicap, vieillissement et participation électorale.

Les différentes configurations du handicap sur le cycle de vie et les effets possibles sur le vote

Personnes âgées et situations de handicap et vieillissement des personnes en situation de handicap

Dans la réflexion sur le rapport entre le vieillissement, les populations en situation de handicap et le vote, il nous apparaît intéressant d’élargir la focale pour intégrer également le handicap sur un spectre plus large de trajectoire de vie, ce qui amène à intégrer le vieillissement des populations en situation de handicap dans notre questionnement. À nouveau nous nous heurtons à une difficulté pour démêler ce qui tient du vieillissement ou du handicap.

D’autant plus que les travaux français traitant explicitement du croisement des questions du vieillissement et du handicap demeurent encore actuellement très marginaux. De plus, la pluralité des catégorisations du handicap, ainsi que l’hétérogénéité de celle des personnes âgées rendent les traitements statistiques d’une telle rencontre assez complexe.

Handicaps dans le cycle de vie et effets sur le vote

Cela étant, cette thématique spécifique n’est pas pour autant inexistante dans le paysage scientifique français, et des approches de la question de l’autonomie ont pu amener des chercheurs à envisager la participation électorale à l’aune de l’étude du vote à l’intersection de ces deux publics.

À ce titre, l’enquête VOTHAN, si elle avait pour objet initial de permettre une identification d’un disability gap français, a aussi permis d’inclure des paramètres relevant de l’effet des parcours et de cycles de vie. À travers les renseignements apportés par les formulaires de principalement une Maison Départementale du Handicap, VOTHAN a permis de dégager des pratiques différenciées spécifiques à des groupes d’âge, mais aussi à des catégories temporelles d’expérience du handicap.

Le croisement des critères d’âge et de reconnaissance du handicap a fait émerger trois groupes d’usagers de la MDPH qui sont marqués par des rapports à l’expérience biographique du handicap différents (Baudot & Bouquet, 2022) :

Les personnes âgées devenues handicapées constituent l’un des groupes. Elle se caractérisent par une reconnaissance tardive du handicap, avec une expérience du handicap généralement inférieure à 5 ans. Ce groupe est hétérogène. Il bénéficie souvent d’une carte d’invalidité, étant touché principalement par des altérations des fonctions motrices. Ses représentants sont tendanciellement plus souvent mariés, en logement autonome et à la retraite. Les personnes handicapées vieillissantes constituent un autre groupe. Elles se distinguent par une reconnaissance du handicap généralement après 40 ans et une expérience du handicap le plus souvent supérieure à dix ans. Ce groupe est plus féminin et âgé que le précédent et est aussi le plus homogène des trois. Les altérations de fonction repérées sont principalement motrices (80%), et très rarement mentales. En revanche, ces problèmes tendent à s’aggraver dans le temps. Enfin, d’après l’étude, les personnes durablement handicapées en âge de travailler constituent un autre groupe caractérisé par une reconnaissance du handicap généralement avant 40 ans avec une expérience du handicap d’au moins 20 ans. Ce groupe est le plus jeune, mais aussi le plus masculin et célibataire. Au sein de ce groupe, plus de la moitié des concernés sont inactifs et/ou ne disposent pas d’une autonomie résidentielle. Plus d’une personne sur deux est concernée par une altération des fonctions mentales. Deux tiers du groupe sont placés sous mesure de protection (tutelle, curatelle, etc.), ce qui est trois fois supérieur à la moyenne de l’échantillon total.

Si l’échantillon total de l'enquête connaît un taux de non-inscription d’environ un tiers, ce phénomène n’est pas réparti équitablement en fonction des catégories évoquées. Ainsi, là où les personnes âgées “devenues handicapées” ne laissent pas à voir des taux d’inscriptions particulièrement bas, les personnes plus jeunes “durablement handicapées” en âge de travailler laissent apparaître des situations n'encourageant pas à l’inscription sur les listes.

Moins que l’âge « biologique », l’effet sur le taux d’inscription s’explique par la durée des périodes passées en situation de handicap, ainsi que l’aspect tardif ou non de la mise en lien avec les “institutions du handicap”. Les chercheurs concluent également que la nature de l’altération de fonction identifiée ne joue aucun rôle dans ces pratiques d’inscription aux listes électorales.

Le travail produit à l’occasion de VOTHAN a aussi permis de faire émerger, des pratiques différenciées en termes de participation électorale.

En analysant les deux tours des élections présidentielles de 2017 ainsi que ceux des élections législatives de 2017, les chercheurs font apparaître trois types de pratiques pour les usagers de la MDPH inscrits sur les listes électorales : une “abstention” pour les quatre tours, un “vote systématique” pour les quatre tours, un “vote intermittent”, la personne ayant pu voter à un tour ou une élection puis s’abstenir au suivant.

Les chercheurs de VOTHAN observent des tendances qui sont transposables à l’ensemble de la population telle qu’une augmentation significative du taux d’abstention à l’occasion des élections législatives. De même, les personnes âgées “devenues handicapées” suivent la même logique d’augmentation de la participation jusqu’à 80 ans, connue dans le reste de la population.

Ils isolent néanmoins des pratiques plus spécifiques aux différentes catégories construites à l’occasion de l’enquête : les personnes durablement handicapées en âge de travailler adhèrent à un schéma qui leur est propre. En effet, elles se retrouvent plus aisément dans des modes d’action systématiques (Abstention et vote systématique aux quatre tours). Les auteurs expliquent cette systématisation par l’encadrement des organismes qui les accompagnent et qui laisserait moins de place à des pratiques intermittentes.

Dans ce cadre, le vote est, à priori, sensiblement dépendant de la manière dont l’environnement social et institutionnel accueille la question de l’expression des droits politiques parmi des populations diverses ayant besoin de soutien et/ou d’accompagnement pour voter. La manière dont les sociétés travaillent sur elles-mêmes dans leur apprêtement à intégrer ces populations à forte probabilité d’abstention relève d’un défi démocratique primordial si l’on considère que l’expression de cette diversité est consubstantielle à l’esprit d’une éthique démocratique pluraliste. Ces considérations placent au centre l'intervention sociale et l'adaptation de l’environnement que nous développerons en deuxième partie.

Ces premiers travaux français font suite à d’autres, plus anciens, effectués aux États-Unis. Tout particulièrement, la politiste Lisa Schur a pu démontrer, dès les années 1990, que le schéma traditionnel de la participation électorale, croissant dans le temps, avant de s’effondrer aux alentours de 80 ans, ne s’appliquait pas tout à fait dans le cas des personnes en situation de handicap (Schur et al., 2002). Le schéma différencié qu’elle a pu dévoiler renverrait plus à une augmentation bien moins prononcée de la participation, additionnée à une chute débutant plus tôt, autour des 55 ans.

Le résultat de ce modèle est donc une participation légèrement diminuée durant la jeunesse, mais avec une augmentation du taux d'abstention qui s’intensifie très largement à mesure que l’âge avance. Là où le reste de la population connaît son taux de participation le plus élevé, il commence à décroitre chez la population handicapée, accroissant dans l’âge un disability gap déjà existant.

Freins et leviers à l’exercice du vote dans les deux populations

La question de l’adaptation des sociétés contemporaines aux populations en risque de décrochage démocratique exprimée ici par une abstention occasionnelle, répétée ou définitive du fait des différents facteurs évoqués plus haut, nous amène à examiner les différents dispositifs possibles pour tenter de permettre aux citoyens qui le souhaitent de pouvoir s’exprimer par le vote. Or, la participation électorale constitue l’aboutissement d’un processus. Nous distinguerons donc deux principales catégories d’obstacles à la participation : l’accessibilité de l’information en amont du vote et l’inclusivité de l’environnement durant l’élection et le vote.

Accessibilités de l’information en amont du vote

Un des premiers obstacles à l’exercice de la citoyenneté se trouve dans la phase amont de la préparation du vote qui inclut l’accès à l’information pour forger son opinion sur l’offre politique en présence. Ce premier obstacle ne relève pas nécessairement d’une discrimination volontaire, mais d’un tropisme classique dans la conception de la propagande électorale et de la communication qui n’inclut pas la diversité des perceptions et des difficultés d’accès à une communication ordinaire. Les personnes âgées ne sont pas particulièrement ciblées dans le processus de diffusion de l’information puisqu’elles bénéficient du même système que tout autre citoyen. En revanche, lorsqu’elles sont hébergées en établissement la question de l’accès à l’information peut s’intégrer dans la politique de la structure lorsque cette dernière décide de mettre en place une sensibilisation sur l’échéance électorale, l’intérêt de s’y préparer et les facilités mises en place pour l’exercice du vote. Mais les organismes d'hébergement ne diffèrent pas à priori qu’ils relèvent du domaine des personnes âgées ou des personnes handicapées. Les personnes handicapées, quel que soit leur âge, sont confrontées à plusieurs difficultés d’accessibilité de l’information lors des campagnes électorales (Lopez, 2017).

Par exemple, l’accessibilité numérique se heurte au système de fracture qui peut exister en France entre les personnes qui ont accès à internet et les autres. Une partie de la population âgée est éloignée de cet environnement et se retrouve finalement dans un déséquilibre quant à la diversité de l’accès aux informations (Levilain, 2017; Petits Frères des Pauvres, 2018; Pitaud, 2021). Ce déséquilibre est d’autant plus fort que pour les personnes âgées qui accèdent au numérique et s’approprient son usage, l’accessibilité des sites des candidats ou la digitalisation des documents de campagne ne sont pas toujours adaptés. La question de l'adaptation des sites politiques aux déficits sensoriels rejoint ici à la fois le domaine du handicap et celui du vieillissement pour une partie des populations âgées affectée par ce type de déficit qui constituent autant de gênes dans l’accès à l’information politique. Pour les personnes qui ont des problèmes de vues plus particulièrement importants, la non-conformité avec le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA) en termes de structuration de pages, de description des images, ou du bon usage des contrastes par exemple constitue une limite majeure pour décrypter l’information sur ce type de support. Bien que les réseaux sociaux représentent un marqueur générationnel relativement important, l’usage d’internet est loin d’être marginal parmi les populations âgées et la description des images sur ces espaces d’information participe de leur bonne compréhension.

Le sous-titrage des vidéos utilisées représente également un levier supplémentaire pour permettre une meilleure compréhension des programmes pour les personnes sourdes ou malentendantes, dont les personnes âgées qui ont vu leur audition se dégrader. Le sous-titrage est également important pour les clips officiels de campagne, les réunions publiques, les meetings et leur retransmission. La participation à des rassemblements collectifs peut impliquer également l’usage de boucles magnétiques. Ce type d’outil permet d’entendre lorsque l’on est éloigné de la personne qui fait son allocution, d’éviter les bruits parasites qui peuvent être générés par le public, des nouvelles technologies ou la sonorisation du lieu. Dans le contexte de la crise du COVID, le type de masque utilisé pour les interventions en public a également pu jouer sur la compréhension des débats lorsqu’il ne permettait pas d’avoir toutes les informations non verbales nécessaires à la bonne compréhension d’un échange oral.

Une des questions connexes posées par les associations du handicap sur l’adaptation de l’environnement et des contenus en période électorale renvoie au travail de « traduction » des contenus dans des textes compréhensibles et accessibles à différents publics en situation de handicap.

On peut aussi mentionner les méthodes de transmission d’informations facilitées comme le « Facile à Lire et à Comprendre ». Cette méthode est composée de règles qui ont été élaborées par l’association Nous Aussi, l’UNAPEI et Inclusion Europe en 2009. Elles ont été formalisées dans un guide « L’information pour tous : Règles européennes pour une information facile à lire et à comprendre ». Il s’agit notamment d'associer les personnes vivant avec un trouble du développement intellectuel à l’élaboration ou à la traduction des messages, d’utiliser une police, une taille de caractère et un format de paragraphe adapté, de privilège des éléments de langage concret, d’éventuellement les associer à des images ou pictogrammes ou, par exemple, d’ajuster son rythme de parole et l’intonation de sa voix. Ce type de méthode a été déployé spécifiquement pour les personnes vivant avec un trouble du développement intellectuel, mais elle peut être utile à d’autres personnes pouvant avoir des difficultés de compréhension de la langue écrite ou orale. Un des problèmes est que cette méthode peut entrer en tension avec le rythme politique. Les programmes officiels des candidats peuvent être communiqués moins d’un mois avant les élections et les professions de foi n’arrivent dans les boîtes aux lettres que quelques jours avant les élections. Cela laisse un temps très restreint pour pouvoir les traduire en FALC et mettre en place des temps d’explication. Certains candidats prennent les devants en proposant des documents en écriture facilitée, mais cela demande, le plus souvent, un second travail de traduction pour l’adapter aux difficultés réelles de compréhension de la personne.

Une autre contrainte que les personnes en situation de handicap peuvent mentionner est l’incomplétude, parfois, du matériel électoral envoyé à domicile qui peut porter sur des bulletins de vote ou propagande manquants ou envoyés en double. Il arrive également que certaines personnes ne reçoivent rien. Pour les personnes qui préparent leur bulletin à leur lieu de vie, cela peut être un risque d’erreur supplémentaire, en particulier si elle est malvoyante ou a des difficultés de compréhension.

Enfin, la Langue des Signes Française ou le braille sont des outils d’adaptation qui concernent un segment de la population très spécifique de personnes handicapées. Il s’agit de celles qui vivent depuis toujours, ou depuis longtemps, avec leur handicap, lié à une altération des fonctions sensorielles, et qui ont reçu les apprentissages nécessaires à ce type de langage.

Dans un monde où la communication passe de plus en plus par la dématérialisation des supports de communication, la question de l’accessibilité à l’environnement virtuel constitue aussi un enjeu de citoyenneté essentiel. Et ce d’autant plus qu’une partie des personnes en situation de handicap quel que soit leur âge, se trouve en difficulté de mobilité. La dématérialisation constitue donc paradoxalement à la fois un levier potentiel d’intégration et d’exclusion.

Mais l’accès aux débats d’idées, aux programmes et à l’offre politique de manière générale, se pose aussi très classiquement dans l’accessibilité aux lieux physiques de débat durant la campagne.

L’accessibilité physique des lieux des réunions est également un enjeu commun aux personnes âgées devenues handicapées et aux autres personnes qui vivent avec un handicap lié à une altération des fonctions motrices.

Handicap, participation électorale et environnements inclusifs durant l’élection

L’accès aux bureaux de vote

Une autre problématique commune aux personnes âgées devenues handicapées et aux autres personnes qui vivent avec un handicap est la problématique d’accessibilité le jour du vote. Elle peut concerner la voirie, mais aussi le bureau de vote qui n’est pas systématiquement accessible pour tous les fauteuils, ou encore le matériel électoral : hauteur de l’urne si la personne est de petite taille ou en fauteuil, isoloir trop petit pour accueillir une aide humaine, absence de photo sur les bulletins si la personne a des troubles cognitifs, etc.

Dans les DROM COM, et plus particulièrement à La Réunion, plusieurs électeurs en situation de handicap ou accompagnant (dont un ergothérapeute) ont fait remonter auprès de Handéo[3] un problème d’accessibilité au bureau de vote pour les personnes en fauteuil concernant les élections européennes de 2019. Dans chaque commune, il existe des bureaux de vote accessibles. Cependant tous ne le sont pas. Aussi lorsqu’une personne est inscrite dans un autre bureau de vote, elle ne peut pas toujours y accéder. Si elle doit se rendre dans un bureau de vote accessible, elle ne le connaît pas nécessairement et la voirie n’est pas toujours accessible.

Ce problème a été mentionné pour les villes qui se situent dans les « hauts », c’est-à-dire plus dans les montagnes avec des inclinaisons de pentes parfois très importantes au niveau de la route venant se surajouter à l’inaccessibilité du bâti. Il a également été mentionné pour le secteur de Mafate (centre de l'Île exclusivement accessible à pied ou en hélicoptère). Sur les problématiques de voiries, pour accéder au bureau de vote à partir de son domicile, les sorties de bus ne sont pas toujours accessibles aux personnes en fauteuil.

En métropole, une personne en fauteuil a également relevé l’inaccessibilité d’un bureau de vote situé en Île-de-France (sans préciser le nom de la ville) pour ces mêmes élections. Lorsque des problèmes d’accessibilité existent, la solution peut être de chercher à agir sur ces contraintes en créant une solution spécifique à l’altération de la personne. Or, le problème de cette spécification est qu’elle place les personnes ciblées dans une double impasse, entre une offre « inadaptée » qui met la personne « en situation » de handicap, et une offre « adaptée » qui sépare et véhicule des représentations négatives entre des personnes non valides et valides (Nau et al., 2016).

Une autre alternative est d’agir sur la personne par de la formation ou de la sensibilisation, par exemple pour l’aider à trouver des stratégies d’adaptation ou de compensation. Par exemple, la personne pourrait privilégier le système de procuration si son bureau n’est pas accessible. Cette alternative déplace la problématique sur l’individu au risque de soustraire l’État à ses responsabilités. Une troisième solution peut être une action sur son environnement matériel, social ou symbolique. Lorsque l’on agit sur l’environnement, la personne avec un handicap vivra différemment l’adaptation si elle est réservée à la catégorie du public à laquelle elle appartient ou si elle s’inscrit dans la diversité des situations comprises dans la vie en société (Chabert, 2014).

Enfin, si la personne a besoin d’une aide humaine professionnelle pour se déplacer au bureau de vote ou réaliser les gestes liés au vote (montrer la pièce d’identité, prendre les bulletins, mettre le bulletin dans l’enveloppe, mettre l’enveloppe dans l’urne, signer, etc.), cela peut être compliqué, car le jour des élections se fait un dimanche. Les jours fériés, l’heure d’aide peut être majorée et occasionner un reste à charge supplémentaire pour la personne. Dans ce cas, les populations les plus démunies ou se situant dans des seuils d’aide sociale administrative trop élevés, sans pour autant avoir des ressources financières importantes, peuvent rencontrer plus des difficultés pour recourir à des aides humaines.

Exemples de difficultés cognitives aux différentes étapes électorales

Les personnes âgées qui ont une altération des fonctions cognitives à cause d’une pathologie ou d’un accident ont plus de difficulté à mobiliser leur cognition « froide ». Cette cognition concerne l’attention, les différentes formes de mémoire (court terme, long terme, procédurale, etc.) ou les compétences permettant de planifier, initier, anticiper, coordonner, organiser, exécuter ou gérer le temps d’une activité. Ces altérations peuvent rendre plus compliquée la compréhension du processus électoral ou des programmes, le choix d’un candidat, le passage à l’action pour se rendre au bureau de vote et la réalisation des gestes qui seront nécessaires pour accomplir cet acte notamment.

Ces altérations peuvent également affecter la cognition sociale qui est essentielle dans les relations à l’autre, la compréhension des rôles sociaux et l’interprétation des intentions d’autrui. Cette perturbation peut rendre plus compliquée l’appréhension de l'environnement le jour du vote et être facteur de comportements inadaptés à un espace public et collectif.

L’ensemble de ces difficultés peuvent être d’autant complexes que ces personnes peuvent avoir des troubles métacognitifs rendant compliquée la prise de conscience de ces troubles. Cette dimension métacognitive agit également sur la manière de prendre des décisions ou la capacité à demander de l’aide.

Une partie de ces personnes qui ont des altérations des fonctions cognitives peuvent bénéficier de mesure de protection. En France, depuis la loi du 23 mars 2019, un juge des tutelles ne peut plus retirer le droit de vote à une personne en tutelle. En outre, les personnes pour qui ce droit avait été retiré l’ont automatiquement retrouvé. Parmi ces personnes qui était en tutelle avant 2019, on peut estimer que 80 000 avaient encore leur droit de vote et 310 000 se l’étaient vu retiré (tous âges confondus). Cette réforme fait écho à des pays qui ont ouvert ce droit depuis plusieurs années comme la Suède, le Royaume-Uni, l’Italie ou à des pays qui l’ont fait plus récemment comme l’Espagne et l’Allemagne. Mais elle prend également une teinte particulière dans le contexte français en assortissant cette ouverture de nouvelles contraintes (Desjeux, 2022b).

D’une part, une personne protégée (tutelle ou curatelle), comme tous les autres citoyens, peut donner une procuration à un autre électeur, mais elle ne pourra pas désigner son mandataire judiciaire, un propriétaire, un gestionnaire, un administrateur ou un employé d’un organisme social, médico-social et sanitaire ou de son intervenant à domicile accomplissant des services à la personne (article L. 72-1 du code électoral). D’autre part, il est possible d’être aidé pour réaliser les gestes liés au vote lorsque la personne ne peut les réaliser elle-même : prendre le bulletin, mettre le bulletin dans l’enveloppe, mettre l’enveloppe dans l’urne et signer (article 64 du code électoral). À l’exception de ce dernier geste, la personne en tutelle ne pourra pas se faire aider par les personnes citées ci-dessus.

Cette réforme trouve des difficultés d’application sur le terrain (Desjeux, 2022a) : comment savoir qu’une personne est en tutelle ? Comment connaître le statut de l’accompagnant ? Comment établir une procuration pour une personne qui peut difficilement s’exprimer en son nom ? Comment comprendre ce droit pour des personnes qui vivent notamment avec des altérations importantes de leurs fonctions cognitives, rendant impossible leur compréhension du fonctionnement électoral ? La question des « capacités cognitives » fait débat. En établissement, son interprétation par les professionnels est un frein à l’exercice du droit de vote lorsque cette capacité est jugée trop défaillante (Lucas & Lloren, 2008). À l’inverse, faciliter son exercice pour les mêmes personnes peut être perçu comme une manipulation (Aynès, 2020). Cette ouverture invite à engager plus globalement un débat sur les enjeux de l’exercice effectif de ce droit pour la citoyenneté et sa priorité par rapport à d’autres domaines de vie dans le processus d’inclusion des personnes.

Pour certains, cet accès au droit de vote peut être considéré comme un non-sens. Pour d’autres, ce droit est limité à une portée symbolique sans pour autant imaginer qu’il puisse être mis en exercice. Dans ces deux systèmes de représentation, il n’y a finalement pas d’injustice si une personne n’est pas en mesure d’exprimer un choix politique par elle-même. Les particularités liées à une déficience cognitive peuvent être perçues comme une contrainte légitime justifiant le non-exercice de ce droit. Enfin, une troisième représentation amène certains proches à considérer pouvoir être un levier de compensation de leur parent âgé devenu handicapé et ne pouvant exercer ce droit au regard de leurs altérations cognitives. Ils font « comme si » la personne n’avait pas changé. Par exemple, un fils explique à Handéo accompagner sa mère vivant avec la maladie d’Alzheimer au bureau de vote. Cette dernière ne connaît pas les candidats actuels, mais elle a toujours voté à gauche. Aussi, il lui indique de choisir le bulletin du candidat représentant le parti socialiste. Cette aide est d’autant plus facile à réaliser que le fils vote également socialiste. Elle est en cohérence avec les habitudes de vote de la personne, mais elle peut aussi traduire un écart avec l’évolution du contexte politique et la recomposition des partis traditionnels. En outre, elle pose des questions éthiques au regard de l’autonomie d’un jugement politique, du secret du vote ou de sa sincérité[4].

Le cas particulier des personnes accompagnées en établissement

En établissement, d’autres difficultés ont pu être observées. Le taux de participation des personnes est lié à une double contrainte. Une première est individuelle et décrite par Hélène Thomas. Elle est sans doute transversale à l’ensemble des lieux de vie que peut avoir la personne, mais son terrain d’enquête portait spécifiquement sur les Ehpad. Il mettait en avant une rupture participative pour les personnes âgées en perte d’autonomie : l’une vis-à-vis de la pratique effective, et l’autre sur l’attachement au vote (Thomas, 1993). Elle démontre comment le sentiment d’être déconnecté de la vie politique, de ne plus « être dans le bain », peut se traduire finalement par un détachement et un abandon de l’intérêt pour le vote.

Une seconde contrainte est organisationnelle. Elle est décrite, pour les personnes âgées en perte d’autonomie, par l’équipe de recherche de Barbara Lucas (Lucas et al., 2022) et, pour les personnes en situation de handicap, dans une note de recherche réalisée par Cyril Desjeux (Desjeux, 2022b). Ces travaux montrent que la participation électorale des personnes dépend notamment de la volonté des professionnels à la favoriser ou, au contraire, à la limiter ainsi qu’à leur sentiment de légitimité à agir sur ce sujet auprès des personnes qu’ils accompagnent. Ils montrent que cette volonté est façonnée par l’acceptation de la charge mentale et temporelle que va occasionner l’investissement dans ce type de soutien. Ce dernier demande aussi une connaissance juridique concernant la législation et ses réformes, mais aussi sur les pièces administratives nécessaires pour voter, suivre les dates limites d’inscription ou gérer le matériel de vote.

In fine, on comprend que cette organisation est très liée à la position de la direction et de la manière dont elle soutient ou non cette dynamique d’accompagnement, notamment dans la prise en compte des coûts que ce projet implique directement ou indirectement ainsi que dans les besoins que les professionnels peuvent avoir pour monter en compétence sur cette thématique. Le soutien de la direction peut être plus ou moins facilité ou freiné au regard de la manière dont les pouvoirs publics et les financeurs priorisent la thématique du vote et organisent les activités professionnelles.

Il y a potentiellement un décrochage entre l’État qui crée du droit, la manière dont un organisme local le réinterprète en termes de moyen à allouer et celle dont les professionnels s’arrangent avec ces ressources et contraintes. En déléguant cette responsabilité aux établissements et aux professionnels, l’État transforme ces structures en « mondes de la production locale des droits » (Baudot & Revillard, 2014) sans nécessairement leur donner les moyens de le produire et de s’approprier cette mission. La particularité de ces mondes est qu’il ne s’agit pas d’administration et qu’il n’y a pas forcément de requête formelle à pouvoir voter de la part des personnes.

Conclusion

L’exercice du vote entendu comme un acte à la fois matériel et symbolique, institutionnalisé et ritualisé, permet d’interroger une forme active d’exercice de la citoyenneté dans les sociétés contemporaines. L’analyser au regard des diverses contraintes qui pèsent sur certaines populations -en l’espèce les personnes âgées et les personnes en situation de handicap- offre une opportunité de mieux saisir la manière dont les démocraties contemporaines couvrent les différentes catégories de population et aménagent des environnements plus ou moins favorables à l’exercice de leurs droits fondamentaux. Avec une possibilité de lecture à double entrée. Tout d’abord, à travers la question fondamentale de l’égalité du droit à la participation politique et de l’égalité inconditionnelle du vote. Jusqu’à ouvrir des débats essentiels sur ce qui peut qualifier une capacité à voter en démocratie (âge, maturité, capacité de compréhension,), mais aussi sur l’intangibilité de l’égalité du vote (un être humain une voix), tout en posant en même temps la question de la définition de ce que peut être un choix libre et éclairé notamment lorsque l’exercice du vote d’une personne en perte d’autonomie peut nécessiter le recours à un tiers alors même que le vote est éminemment personnel et individuel.

Au-delà des questions de principe, il s’est agi d’examiner les conditions de leur implémentation et le passage du droit formel au droit réel en confrontant le droit de vote au taux de participation. L’approche défend l’idée d’une compréhension par les processus intégrant les phases en amont de l’accès au bureau de vote en intégrant notamment la question du maintien de la socialisation politique, le développement de dispositifs favorisant l’accès à l’information pour appréhender les programmes et l’offre politique en amont des élections pour motiver au vote. Cette lecture relie les empêchements aux apprêtements, en défendant l’idée que les obstacles physiques immédiats (difficultés à se mouvoir, inadaptation des bureaux de vote) ne constituent qu’un élément parmi d’autres et invitant à s’interroger sur la genèse lente qui conduit parfois en bout de course à un retrait de la participation politique. En cela l’article s’inscrit dans une sociologie des environnements et des aménagements entendus ici au sens d’un ensemble complexe de facteurs matériels et immatériels constituant les freins et les leviers à la participation électorale.

Ce faisant, les auteurs proposent donc de quitter les registres de constat statistiques de type photographique ou statique sur les taux de participation par catégorie d’âge ou de déficiences pour ouvrir à une lecture dynamique sur les temporalités et les processus par lesquels ces tendances peuvent aussi être modifiées grâce à l’intervention sur le contexte matériel et humain. Cela permet notamment de découvrir des chemins souvent inexplorés, mais que l’on peut retrouver dans certains pays comme la mise en place du vote par anticipation, de vote par correspondance, ou encore le développement d’urnes mobiles qui permettent de déplacer le bureau de vote vers le lieu de vie de l’électeur. Certains pays ont aussi mis en place un système de bulletin à cocher ou de tampons. Ce faisant, la participation électorale au-delà des constats que peuvent apporter la sociologie électorale et les sciences politiques doit aussi être appréhendée comme un objet potentiellement transformable par l’intervention publique et les acteurs de la société civile dans les différentes formes d’ingénierie démocratique qu’ils mettent en place pour favoriser l’expression de la citoyenneté par le vote.

En définitive, l’analyse des obstacles à la participation politique fait apparaître les enjeux d’un modèle interprétatif convergeant entre les personnes en situation de handicap et les personnes âgées en perte d’autonomie.

Entrent en jeu alors la distinction encore particulièrement floue entre des facteurs explicatifs spécifiques aux personnes âgées à l’instar des processus d’exclusion par l’âge et des phénomènes plus tangents comme les effets de la prévalence de pathologies avec l’avancée en âge sur la participation électorale. Nous retrouvons ici la difficulté à déterminer s’il existe des distinctions pertinentes entre ce qui relève de l’avance en âge, de la maladie et de déficiences dont l’intrication est souvent forte dans le parcours de vie des personnes âgées. Le défi n’est pas minime si l’on considère que l’explication de l’abstention peut être appréhendée comme le produit d’interactions à la fois multiples et complexes liées aux nombreuses caractéristiques individuelles et personnelles et la grande diversité des milieux de vie et des environnements dans lesquels ces personnes peuvent évoluer.

Nous appelons ici à l’ouverture de nouvelles pistes de recherche pour l’avenir au sein de la communauté scientifique. Cela induit également l’intérêt d’approfondir et de multiplier, sur le plan qualitatif comme sur le plan statistique, des enquêtes comme Vothan et des travaux aux méthodologies mixtes couplant une lecture approfondie en sociologie électorale à l’instar des travaux de Bernard Denni et une démarche qualitative plus micro et macro sociologique, voire ethnologique, resserrant la focale sur différents segments de populations. En la matière, d’ailleurs, pour ce qui concerne la sociologie électorale, les critères d’âge semblent à priori plus documentés que les différentes catégories de handicaps dans la lecture de la participation au vote.

Au terme de cet article, les chercheurs appellent donc à la mobilisation de la communauté scientifique pour faire de ces sillons de recherche de véritables objets.