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INTRODUCTION

La prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique à l’école québécoise est un objet de recherche de longue date qui a subi de multiples transformations. Ces dernières témoignent, d’une part, de la façon dont la société québécoise voit cette diversité dans une période donnée et, d’autre part, de la participation de la recherche dans sa construction. Dans ce sens, parler de diversité exige de reconnaitre que cette dernière est le résultat d’une construction sociale, c’est-à-dire du regard que l’on porte sur le Nous et sur l’Autre, à partir de différences jugées significatives dans un contexte donné. Ainsi, la recherche ne fait pas qu’étudier la diversité, elle participe à sa construction, notamment en la nommant et en définissant les groupes qui la composent. C’est dans ce sens que cette contribution vise dans un premier temps à faire l’état du domaine que l’on a d’abord appelé « rapports ethniques en éducation » issus de divers domaines (voir par exemple Mc Andrew, 2008a) et que nous appréhendons aujourd’hui davantage à travers les « compétences interculturelles et inclusives » (par ex. : Potvin et al., 2015) ou encore « la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en contextes éducatifs » (par ex. : Borri-Anadon et Hirsch, 2021), expression qui sera privilégiée dans la présente contribution. Pour ce faire, une entrevue avec une personne clé ayant contribué au domaine a d’abord été réalisée; celle-ci a guidé la recension d’écrits attestant des principaux travaux menés au Québec sur laquelle repose ce chapitre[1]. Dans un deuxième temps, nous abordons des enjeux auxquels est confrontée la communauté du domaine dans ses activités de recherche et de formation, à partir de nos expériences et réflexions personnelles en tant que chercheuses-formatrices qui se questionnent sur le rôle que nous pouvons et devons jouer pour la suite des choses.

QUELQUES MOMENTS CLÉS DU DÉVELOPPEMENT DU DOMAINE

Pour mieux comprendre l’état du domaine de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en contextes éducatifs aujourd’hui, nous présentons trois moments clés, qui se distinguent par le regard porté sur la diversité à la fois socialement et dans la recherche en éducation, un regard nécessairement influencé par le contexte social ambiant. Ces moments se distinguent également selon leurs objets, le type de recherche déployé, le contexte sociopolitique et les collaborations à l’international. Ils se superposent parfois et ne visent ainsi pas à faire un état exhaustif de la question. Bien que réunissant des travaux qui appartiennent également à d’autres domaines, ces moments clés visent à mettre en lumière que ce domaine est le résultat d’un processus de disciplinarisation, soit une interface entre des impératifs sociaux, professionnels et scientifiques qui permet de se pencher sur « l’évolution de [ses] formes cognitives et institutionnelles, formes tantôt propres, tantôt empruntées, qui sont le produit d'acteurs, eux-mêmes produits du processus dont ils sont partie prenante » (Hofstetter et Schneuwly, 2001, p. 10).

D’une préoccupation quant à la diversité d’implantation ancienne à un interventionnisme d’État ciblant les personnes immigrantes

L’intérêt pour ce que l’on dénommera dans les années 80 « rapports ethniques en éducation » prend naissance pendant la Révolution tranquille (Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec [CREEPQ], 1963) en s’intéressant aux groupes descendants des vagues migratoires qui ont marqué l’histoire du Québec, à partir notamment des questions liées aux usages linguistiques et à la fréquentation des écoles à l’extérieur du réseau public catholique (et francophone) alors en construction. Certains de ces groupes d’implantation ancienne fréquentaient massivement les écoles protestantes (anglophones), tandis que d’autres ont contribué à la création d’institutions éducatives parallèles (Mc Andrew, 2001). Du côté des écoles catholiques, celles-ci étaient largement réservées à ce groupe compte tenu de l’exclusion des non-catholiques, mais aussi du choix massif de l’école anglaise par les groupes immigrants. À partir de la moitié des années 1970, dans l’avènement des lois d'aménagement linguistique et des tensions qui les ont accompagnées, la fréquentation de l’école anglophone par ces groupes se construit comme un problème social. La question qui se posait alors était la suivante : quelle est la place de l’État et de l’école face à ces groupes?

En devenant une préoccupation saillante pour le politique et la recherche, ces groupes sont dès lors construits de plus en plus à travers le marqueur linguistique. C’est ainsi qu'apparaissent les distinctions entre francophones, anglophones et allophones, ce qui englobe aussi les personnes d’immigration récente. Par la loi 101, l’État intervient alors directement pour assurer la scolarisation en français des populations immigrantes arrivées après 1977, dans un contexte où il prend également de plus en plus de contrôle sur l’immigration dans la province (Mc Andrew et Audet, 2021). En outre, la mise en place de diverses initiatives, dont le Programme d’enseignement des langues d’origine (PELO) et autres mesures d’éducation interculturelle, témoignent de certains efforts pour soutenir l’accueil et l’ouverture de l’école francophone à ces populations (Mc Andrew, 2001). Ces développements s’inscrivent dans la foulée de l’avènement d’une première mouture de l’interculturalisme québécois dans les années 80, développée en réaction au multiculturalisme fédéral et centrée sur les valeurs communes du groupe majoritaire qui s’enrichit des groupes minoritaires (Ministre d’État au Développement culturel [MEDC], 1978, ministère des Communautés culturelles et de l’Immigration [MCCI], 1981), puis d’une seconde, marquant le début de la décennie 90, qui propose l’idée d’un patrimoine commun mais pluriel, balisé par des droits et libertés (MCCI, 1990).

Ce premier moment nous montre que la dynamique sociale de l’époque, centrée d’abord autour de la démocratisation du système scolaire en lien avec les personnes arrivées avant 1977, puis sur l’intégration linguistique des personnes d’immigration récente à partir de cette date, a contribué à définir ce qui « faisait problème » et qui exigeait une réponse de la part du système éducatif. Au cours des années 1980 et 1990, dans ce nouvel espace éducatif qu’est devenue l’école québécoise après 1977, les recherches (Conseil des communautés culturelles et de l’immigration [CCCI], 1988; Laperrière, 1984; Mc Andrew, 1987; ministère de l’Éducation du Québec [MEQ], 1988; Oueslati et al., 2011) se penchent directement sur le rôle de l’école québécoise francophone dans la transformation des rapports entre les groupes et la construction d’une identité québécoise dite pluraliste, en s’interrogeant sur ses fonctions d’instruction (notamment à travers l’intégration linguistique), de socialisation (notamment à travers le curriculum, les manuels scolaires et les rapports entre élèves) et de sélection (notamment à travers les inégalités de réussite). La collaboration école-familles immigrantes et les effets de la concentration ethnique de certaines écoles (notamment dans certains quartiers montréalais) commencent aussi à constituer des objets d’intérêt (Mc Andrew, 1988; Mc Andrew et al., 1999; Mc Andrew et Ledoux, 1994).

Politisation de l’immigration et polarisation sociale : la spécificité québécoise

Au lendemain du référendum sur le projet de souveraineté du Québec de 1995, le domaine de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique se heurte à une société où les rapports entre anglophones, francophones et allophones sont tendus (Mc Andrew, 2001). La recherche dans le domaine tente de mettre des mots sur ces dynamiques sociales et à les documenter. Dans ce sens, elle délaisse la comparaison avec les pays comme la France, l’Angleterre et les États-Unis pour mieux appréhender les spécificités du contexte québécois à travers l’analyse des enjeux éducatifs dans les sociétés dites « marquées par une ambigüité de dominance ethnique » (Mc Andrew, 2010), c’est-à-dire des sociétés majoritaires dans leur espace géographique, mais minoritaires à une échelle (supra)nationale. Des travaux permettent alors de contribuer à la définition du groupe « québécois » majoritaire au-delà des marqueurs usuels (blancs, francophones, d’ascendance catholique, que l’on continue à désigner par « Canadiens français ») pour mobiliser l’idée d’une conscience de l’histoire des rapports entre Québec et Canada. C’est d’ailleurs à ce moment que parait la Politique d’intégration scolaire et d’éducation interculturelle (MEQ, 1998), toujours en vigueur aujourd’hui après son évaluation (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2014), mais qui gagnerait à être actualisée. En se centrant principalement sur les nouveaux arrivants et sur leur processus d’intégration à la société québécoise, mais également sur l’éducation interculturelle qui concerne aussi les groupes d’origine immigrante d’implantation plus ancienne, cette conception de l’interculturel participe en quelque sorte à évacuer la diversité québécoise dite profonde (Autochtones, anglophones, groupes d'implantation ancienne) du domaine de la prise en compte de la diversité en contextes éducatifs (Russo et Borri-Anadon, 2019).

Un deuxième élément important de ce moment sur lequel il est impossible de ne pas revenir constitue la crise des accommodements raisonnables qui a éclatée en 2007, quelques années après le 11 septembre 2001, et qui a mis la lumière sur le marqueur religieux, jusqu’à ce moment somme toute peu exploré par la recherche dans le domaine (Comité consultatif sur l’intégration et l’accommodement raisonnable en milieu scolaire [CCIARMS], 2007). Face à la polarisation de la société québécoise, à la banalisation de discours racistes ainsi qu’à l’exacerbation d’un sentiment de « fragilité » face à un danger perçu de dilution des valeurs communes - un discours notamment porté par certains partis politiques -, la recherche, grâce à sa documentation de l’usage des repères juridiques en matière de traitement des demandes religieuses en milieu scolaire (Mc Andrew, 1994, 2008b; Mc Andrew et al., 2008), joue un rôle de plus en plus affirmé dans le débat public par sa participation à la sphère médiatique, notamment (Potvin, 2008). Elle cherche aussi à comprendre les hésitations à mettre en oeuvre l’éducation antiraciste en milieu scolaire, principalement dans le secteur francophone (Potvin et al., 2006).

Ce deuxième moment illustre bien l’importance de réfléchir les rapports fluctuants entre les groupes sociaux qui témoigne d’une redéfinition des frontières entre ces derniers, au-delà de leurs marqueurs spécifiques. Ainsi, il importe pour les chercheuses et les chercheurs de reconnaitre et de saisir la complexité de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique tout en prenant conscience de sa possible récupération par différents secteurs de la société civile.

La réussite éducative des élèves issus de l’immigration comme un objet complexe

Ce troisième moment est marqué par la contribution du Groupe de recherche Immigration, Équité et Scolarisation [GRIES], qui a effectué une synthèse des recherches québécoises sur la réussite éducative des élèves issus de l’immigration au Québec (Mc Andrew et al., 2015). Dans ce sens, les chercheurs et les chercheuses s’intéressent à leur réussite scolaire, mais plus largement à leur réussite éducative centrée davantage sur leur expérience au sein d’une communauté éducative engagée à soutenir le développement de savoirs, mais également de savoir-faire, de savoir-être et de savoir-devenir (Borri-Anadon et al., 2021).

Alors que les données ministérielles disponibles jusque-là se structuraient autour de la langue maternelle déclarée, ce qui permettait de constituer les groupes francophones, anglophones et allophones, le partenariat du GRIES avec le ministère de l’Éducation et plus particulièrement la Direction de l’intégration linguistique et de l’éducation interculturelle (DILEI) a permis de reconfigurer cette population en créant divers profils à partir de données relatives aux régions d’origine et aux statuts générationnels, en plus des données linguistiques déjà disponibles. Sur le plan quantitatif, des travaux sur le cheminement et la réussite scolaires des élèves issus de l’immigration ont ainsi pu mettre de l’avant la non-homogénéité des profils qui constituent cette population et de nuancer leurs liens avec la diplomation (Mc Andrew et al., 2015). Ainsi, on sait aujourd’hui que les élèves issus de l’immigration ne sont pas à proprement parler une population scolaire à risque, mais que certains sous-groupes, définis en fonction notamment de leur région d’origine, de leur âge d’arrivée dans le système scolaire québécois et de leur passage par les services d’accueil et de soutien à l’apprentissage du français, rencontrent des obstacles à cet égard. Sur le plan qualitatif, la recherche se penche sur les dynamiques qui participent à la réussite éducative de ces élèves, notamment sur les plans des politiques éducatives, des pratiques des établissements au regard de leur intégration linguistique, scolaire et sociale, des partenariats établis avec les familles et les communautés environnantes et de leur expérience scolaire (Armand, 2013; Bakhshaei, 2013; Kanouté et al., 2008; Lafortune, 2012; Sun, 2014; Vatz Laaroussi et al., 2008). Elle s’intéresse aussi aux parcours migratoires des élèves, particulièrement à ceux appartenant à des familles réfugiées ou au statut précaire, et à leur incidence sur leurs trajectoires scolaires (Papazian-Zohrabian, 2021). De plus, ces travaux s’inscrivent dans des collaborations établies avec les groupes concernés afin de prendre en compte leurs besoins dans la définition même des projets de recherche, mais également leurs regards sur les résultats obtenus et leur mobilisation auprès des décideurs et décideuses et des milieux scolaires. Enfin, alors que la régionalisation de l’immigration fait l’objet de politiques depuis maintenant plusieurs décennies, la recherche commence à s’y intéresser.

Pendant ce troisième moment, il est possible de constater une pluralité de marqueurs pris en compte par la recherche : aux marqueurs linguistique et religieux mobilisés auparavant s’ajoutent les marqueurs liés aux régions d’origine et aux statuts générationnels des élèves, ce qui permet une lecture plus complexe et intégrée de la réussite des élèves issus de l’immigration. C’est aussi à partir de ce moment que l’on observe une augmentation des chercheuses et des chercheurs dans le domaine, une diversification de leurs objets et leur résonance dans les divers programmes de formation initiale et continue des membres du personnel scolaire.

Cet exercice historique a retracé les moments clés du développement du domaine de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en contextes éducatifs au Québec. Il permet de constater tout le chemin parcouru par la recherche québécoise pour en développer une compréhension complexe et l’incidence saillante du contexte sociopolitique à chacun de ces moments. À partir de ces constats, la prochaine section présente des enjeux actuels que rencontrent la recherche et la formation dans le domaine.

DES ENJEUX ACTUELS POUR LA RECHERCHE ET LA FORMATION DANS LE DOMAINE

À la lumière de ce point de vue historique, la présente section emprunte un regard plus réflexif afin d’éclairer l’état actuel du domaine sur la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique en contextes éducatifs qui se trouve au centre de débats sociaux en tension sur les questions de racisme et d’immigration. Trois enjeux rencontrés par la communauté du domaine dans ses activités de recherche et de formation sont successivement abordés : 1) la façon de nommer la diversité ethnoculturelle religieuse et linguistique; 2) la reconnaissance des dynamiques systémiques; et 3) le contexte sociopolitique actuel et les tensions qu’il engendre.

Nommer la diversité

Les moments clés du développement du domaine ont permis de mettre en lumière un certain éclatement terminologique marqué par la multiplication des termes employés pour nommer les groupes en présence, mais aussi par l’avènement de nouveaux termes cherchant à s’éloigner de l’essentialisation et à traduire cette diversité de manière plus inclusive. Comme nous l’avons montré ailleurs (Hirsch et al., 2023), aucun terme, aucun mot ne se suffit à lui-même, car il ne peut traduire à lui seul toute la complexité de la diversité. Par exemple, certains termes sont autodéclarés, d’autres sont attribués, faisant ainsi intervenir les faces interne et externe du concept de frontière de Juteau (2018).

Si cette pluralité des termes, de leurs origines et de leurs significations peut contribuer à mieux décrire la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique, ces mots font aussi l’objet de critiques de divers ordres. Dans certains cas, ce sont les groupes concernés eux-mêmes qui ne s’y reconnaissent pas (p. ex. : personnes racisées). Dans d’autres cas, certains termes se voulant plus inclusifs développés par la recherche deviennent du même coup moins intelligibles pour les personnes à l’extérieur du monde académique (p. ex. : bi-plurilingues en émergence). Enfin, des termes sont critiqués par leur caractère polysémique, voire leur récupération dans une visée essentiellement rhétorique (p. ex. : inclusion, diversité, vivre-ensemble) (Doytcheva, 2018; Zanoni et al., 2010).

Ainsi, la pluralité des termes et leur mouvance continuelle imposent des défis qui se jouent différemment dans la formation et dans la recherche. En effet, le contexte social actuel invite à un réexamen de l’usage de certains mots à la lumière des cadres théoriques qui critiquent l’héritage colonial et les rapports de pouvoir – dont le racisme – des sociétés contemporaines. Nommer devient une source d’inquiétude constante, accentuée par l’attention médiatique et politique qui en fait un sujet de débat public.

Dans la formation, initiale comme continue, malgré une faible présence de ces considérations plus critiques (Borri-Anadon et al., 2019), la question souvent posée est celle qui tente de déterminer quels sont les termes qu’il est acceptable (ou non) d’utiliser. Ainsi, le personnel scolaire admet souvent être démuni face à cet enjeu : « on ne peut plus rien dire ». La formation a ainsi tendance à consacrer, encore plus qu’auparavant, un temps considérable à expliquer les différents termes et les enjeux qu’ils soulèvent au lieu d’examiner les dynamiques scolaires et sociales qu’ils permettent de décrire (Audet et al., 2022; Hirsch et al., soumis).

La recherche aussi est confrontée à ces mêmes défis, mais elle ne peut pas faire l’économie de catégoriser et de proposer de manière à nommer les catégories qu’elle construit. Elle est alors toujours confrontée à une tension entre, d’une part, la volonté de rendre la réalité observée plus tangible et, d’autre part, la sursimplification de cette même réalité, ou l’impossibilité de rendre entièrement sa complexité (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], 2021). La manière de nommer les dynamiques observées doit donc être discutée et négociée pas uniquement par la communauté de recherche, mais aussi par les groupes désignés par les termes choisis, ce qui implique de les solliciter et de les écouter tout en assumant sa position de chercheuse-formatrice ou de chercheur-formateur. En d’autres mots, à travers cet enjeu, la recherche est confrontée à son rôle dans la société et à la place qu’elle accorde aux personnes participantes et, le cas échéant, aux partenaires dans la recherche.

Reconnaitre et documenter les dynamiques systémiques

Un autre constat qui ressort de l’état du domaine de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique à l’école québécoise est la difficulté à appréhender le racisme et plus largement la discrimination, notamment leur caractère systémique. Défini comme une considération des « dynamiques entre les niveaux individuels (attitudes, décisions, propos, gestes), institutionnels (normes, pratiques) et sociétaux (organisation politique, économique, représentations sociales) » (CDPDJ, 2021, p. 147), le terme systémique exige d’aller au-delà du caractère intentionnel et interindividuel des situations habituellement pensées comme discriminatoires pour interroger leurs « causes sous-jacentes et profondes » (CDPDJ, 2021, p. 142). Alors que la discrimination est définie juridiquement à partir de 10 motifs inscrits dans la Charte des droits de la personne et de la jeunesse, le racisme systémique est pour sa part lié plus directement aux motifs de race, couleur, origine ethnique ou nationale et aussi parfois à la langue et la religion, qui agissent comme marqueurs dans la construction des groupes sociaux et leur infériorisation.

Par exemple, la recherche en éducation a mis en évidence des écarts dans l’expérience scolaire des élèves issus de l’immigration que le processus d’intégration ou encore les caractéristiques des groupes en présence ne permettent pas d’expliquer. Toutefois, au-delà de documenter leur existence, ces écarts n’ont été que peu analysés à la lumière des dynamiques systémiques (Magnan et al., 2021). En effet, une sous-estimation du racisme dans les travaux réalisés au sein des trois moments abordés brièvement plus tôt au profit d’une perspective plus culturalisante est observée. Or, celle-ci permet difficilement de cerner l’expérience des élèves racisés (Collins et al. 2022) et mobilise davantage des marqueurs ethnoculturels, religieux et linguistiques appréhendés comme des caractéristiques de certains groupes, sans toutefois considérer leur construction sociohistorique (Dhume et Dukic, 2012).

Documenter les dynamiques systémiques exige aussi que la recherche puisse articuler le racisme avec les autres processus inégalitaires, dans une perspective intersectionnelle. Cependant, cette dernière est la plupart du temps appréhendée dans une approche additive se concentrant sur l’incidence du cumul des marqueurs (ici aussi pensés comme des caractéristiques) sur l’expérience de l’altérité au détriment d’une approche dite constitutive où ce sont les processus inégalitaires qui sont examinés (Bilge, 2010). À cet égard, la CDPDJ (2019, citée dans CDPDJ, 2021) affirme :

la prise en compte de l’approche intersectionnelle de la discrimination et du racisme ne doit pas être vue comme un moyen d’analyser la seule subjectivité ou identité complexe d’une personne. Elle doit aussi permettre de situer celle-ci dans les structures inégalitaires dans lesquelles elle évolue. Les systèmes d’oppression et de pouvoir (racisme, sexisme, classisme, etc.) doivent, à l’instar des catégories individuelles (genre, « race », classe sociale, etc.) ou des motifs de discrimination (sexe, « race », condition sociale, etc.), être pris comme un tout. Ils ne sauraient être appréhendés de manière isolée si l’on veut analyser leurs effets cumulés sur la production et la perpétuation des inégalités raciales, sociales et économiques

p. 114

Bien que de plus en plus des travaux s'intéressent à l’étude de ces dynamiques, ceux-ci adoptent souvent une posture que l’on pourrait qualifier d’illustrative (Demazière et Dubar, 1997), cherchant à démontrer leur existence à partir de cadres théoriques critiques, transformatifs, postcoloniaux élaborés dans d’autres contextes. Leur manque de contextualisation aux contextes spécifiques du Québec soulève alors certaines critiques, tout comme leur difficulté à s’articuler aux approches ayant marqué la recherche dans le domaine jusqu’à aujourd’hui.

Ainsi, la recherche se voit confrontée au besoin de développement d’un appareillage théorique qui, tout en s’appuyant sur les contributions des recherches antérieures menées au Québec, reconnait les dynamiques systémiques telles qu’elles se déploient et se manifestent au Québec, en considérant leurs spécificités sociohistoriques. La recherche sur le racisme dans le milieu scolaire rencontre aussi des défis de faisabilité : le milieu scolaire est plus réfractaire à collaborer dans des recherches qui abordent cet enjeu, et il est plus difficile de publier et diffuser les résultats qui traitent de ce sujet.

Du côté de la formation, les perspectives critiques se heurtent souvent à la question des inconforts, autant chez les formateurs et formatrices que chez les personnes étudiantes, liés d’abord à une reconnaissance nécessaire de sa posture dans un rapport de pouvoir et au rôle du système scolaire dans son instauration (Korteweg et Fiddler, 2018). Les formateurs et formatrices ont souvent l’impression de ne jamais assez maîtriser ces enjeux et se disent en manque de légitimité : par exemple, s’ils font partie de la majorité, ils évoquent leur manque d’expérience directe du racisme ou d’autres processus inégalitaires; s’ils font partie des groupes minorisés, ils s’inquiètent qu’en mobilisant leur exemple personnel, ils risquent de réduire les contenus abordés et de s’exposer aux personnes étudiantes qui sont le plus souvent membres du groupe majoritaire (Hirsch et al., soumis).

Naviguer en eaux troubles

Le retour sur les moments clés qui ont marqué le domaine de la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique a mis en évidence la forte contribution du contexte sociopolitique à la définition des problèmes sociaux. En effet, dans chacun de ces moments, le contexte a participé à prioriser certaines questions auxquelles l’État et la recherche devraient s’attarder. Le contexte actuel n’est pas en reste et soulève des tensions pour la recherche sur la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique, dont les objets se retrouvent, encore une fois, au centre du débat social et de décisions politiques. Les objets de la recherche sur la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse et linguistique se voient démocratisés, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus l’apanage de la communauté de recherche. Cela n’est pas problématique en soi, mais modifie de façon importante le rôle de la recherche qui se voit alors invitée à participer activement au débat social et médiatique.

Voici trois exemples marquants. D’abord, la non-reconnaissance du racisme systémique par le gouvernement caquiste est susceptible aussi bien de maintenir légitime son occultation par la recherche que de rendre difficile son analyse. De même, certaines lois adoptées récemment (par exemple, la Loi sur la laïcité de l’État [loi 21] et la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français [loi 14]), en plus d’ajouter des entraves à la participation sociale effective de certains groupes minorisés, risquent de complexifier le travail de certains membres de la communauté de recherche du domaine dont les recommandations entrent en contradiction avec le cadre réglementaire (p. ex. Borri-Anadon et al., soumis). Enfin, le projet de loi 23 actuellement en consultation, qui met l’accent sur l’identification et l’implantation de pratiques dites efficaces, souvent identifiées dans des recherches positivistes à grande échelle, soulève d’importantes contradictions avec la nécessité de considérer la dimension contextuelle de la diversité. En outre, en se concentrant sur la réussite scolaire au lieu de la réussite éducative au sens large, ce projet de loi est susceptible de participer à l’invisibilisation des dynamiques systémiques dont les effets vont au-delà de la performance scolaire (Borri-Anadon et al., 2023).

Ces différents éléments ne peuvent être ignorés par les personnes qui, dans le cadre de leur travail en recherche et en formation initiale et continue, doivent naviguer dans ces eaux troubles. Ils amènent à remettre en question l’idéal de neutralité selon lequel une construction de l’objet peut être « objective ». En fait, même en prétendant adopter une posture distante qui se veut totalement extérieure, ces personnes ne peuvent s’extraire de ce contexte. Plus encore, elles ne peuvent pas non plus nier leur participation à ce qui est considéré comme la prise en compte de la diversité ethnoculturelle, religieuse, linguistique en contextes éducatifs, tout comme c’est le cas pour les groupes sociaux sur lesquels elles posent leur regard. Ainsi, leurs expériences et positions sociales occupées influencent les questions qu’elles (se) posent, mais aussi la (leur) manière de les aborder avec les personnes participantes de la recherche. Il devient alors nécessaire de prendre conscience des avantages et inconvénients d’une diversité de positions des chercheuses et chercheurs. Majoritaires ou minorisés, en distance ou en proximité avec leur objet, toutes et tous voient la diversité et ses enjeux à partir de leurs expériences. Il s’agit ainsi de les reconnaitre, les expliciter, les réfléchir, ce qui est en soi un exercice courageux qui invite à prendre conscience des privilèges que l’on possède ou non et des angles morts associés.

CONCLUSION

Ce retour en arrière nous a permis, en tant que chercheuses-formatrices dans ce domaine, de mieux entrevoir le rôle que nous pouvons et devons jouer pour la suite des choses. Nous proposons ainsi d’adopter une posture qui reconnait et qui s’interroge à la fois sur notre responsabilité en tant que chercheuses-formatrices à contribuer à ce domaine et sur notre légitimité à le faire. D’ailleurs, en tant que personnes ayant différentes expériences passées et présentes quant aux dynamiques systémiques entre groupes sociaux majoritaires et minorisés, il est devenu nécessaire pour nous de les mettre de l’avant. Ainsi, parmi les autrices de ce texte, deux ont fait elles-mêmes l’expérience de l’immigration et ont eu à négocier continuellement leurs multiples appartenances, et une autre appartenant au groupe majoritaire, mais dont l’histoire sociale et personnelle a occulté la présence autochtone. En écrivant ces lignes, nous avons eu à débattre de la façon dont nous nous identifions et sommes reconnues, tout en reconnaissant nos privilèges en tant que professeures universitaires qui ont la possibilité de réfléchir sur ces questions. Cet exercice illustre bien selon nous la complexité de la diversité en tant que construction sociale qui se module à travers le temps et l’espace et à laquelle nous participons à la fois en tant que personnes, formatrices et chercheuses et de laquelle nous ne pouvons nous extraire.

Cela nous amène également à tenter d’adopter une posture apprenante où, en tant que chercheuses-formatrices, nous reconnaissons que nous devons être à l’écoute d’une pluralité de voix, accepter d’être déstabilisées ou de se tromper, nous ouvrir à la critique et porter un regard réflexif sur nos propres choix afin de ne pas tomber dans une posture normative (Le Gallo et Millette, 2019).