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Le déclenchement de l’épidémie de COVID-19 et les années qui la suivent ont mis en exergue plusieurs problématiques majeures du système de santé et de services sociaux du Québec. Comme ailleurs, la hausse de la détresse chez les employé·e·s, la capacité à répondre à des situations de crise nationale, le temps d’attente accru pour des services psychosociaux et pour différentes procédures médicales ont été largement dénoncés par plusieurs acteurs de la société civile et du monde politique. À partir d’une histoire critique du système sociosanitaire du Québec, Anne Plourde (2021) fournit une explication des causes systémiques et politiques des problèmes actuellement constatés en santé et en services sociaux.

Tiré de sa thèse en science politique (thèse de 1112 pages, soulignons-le), le livre, Le capitalisme c’est mauvais pour la santé d’Anne Plourde, fait une analyse marxiste historique des changements d’idéologie et de gestion du système sociosanitaire du Québec. Plus précisément, l’auteure prend le cas des Centres locaux de services communautaires (CLSC) pour illustrer la manière dont les différents paradigmes de la santé ont orienté selon l’époque la vocation des établissements de soin, les politiques sociales associées, le rôle des professionnel·le·s et les services offerts. L’histoire des CLSC semble en effet catalyser les différents mouvements idéologiques qui ont guidé les politiques sociales des dernières décennies. Créés dans le but d’assurer des services gratuits et universels de première ligne à toute la population, les CLSC, et plusieurs autres initiatives dont l’assurance maladie, ont été développés grâce aux résultats de la Commission Castonguay-Nepveu débutée en 1967. Plourde soutient que cette période démontre bien l’affrontement entre deux forces amenant des visions contradictoires de la santé : une vision de droit et l’autre de marchandise. Il s’agit d’ailleurs de l’un des ancrages analytiques de Plourde : différents rapports de force s’affrontent constamment pour déterminer l’idéologie dominante de la santé et son articulation dans l’institution sociosanitaire. En ce sens, il n’y a pas une période où la santé est seulement privée et une autre où elle est entièrement nationalisée. Plutôt, des périodes historiques mettent davantage de l’avant l’une ou l’autre des options en fonction des ressources des acteurs qui les défendent. La thèse centrale défendue par Plourde veut que la reproduction du système capitaliste est incompatible avec une société en santé. Sachant que les CLSC sont l’un des principaux lieux d’exercice du travail social au Québec, une compréhension plus fine des enjeux politiques et économiques qui l’organisent est pertinente afin de mieux saisir l’encadrement de la pratique qui en suit.

Chapitres

Afin d’asseoir le sujet, le premier des six chapitres revient sur l’origine du capitalisme, ses impacts sur la santé (notamment dans les grandes villes et dans le travail en usine) et sur les premières régulations étatiques afin d’en limiter, en partie du moins, les effets. Alors que le premier chapitre reprend des phases de développement importantes du capitalisme, notamment en Angleterre, le second chapitre analyse les principaux champs idéologiques mobilisés au Québec en matière de santé. L’auteure y souligne également le rôle de différents acteurs pour défendre l’un ou l’autre des paradigmes de la santé : médecine et chambre du commerce pour une vision curative et privée, puis syndicats et population pour une logique démarchandisée.

Les chapitres trois et quatre abordent spécifiquement le cas des CLSC pour exemplifier les changements de paradigmes et d’organisation des services en partant de la logique providentialiste des années 1960 et 1970 vers l’émergence des politiques néolibérales des années 1980. L’un des éléments les plus intéressants de ces chapitres pour le travail social est certainement la démonstration des impacts des changements sur la logique qui organise les programmes, les services et qui détermine la place du travail social dans l’organigramme. On constate en effet que la logique organisationnelle des CLSC à leurs débuts se caractérise par une organisation locale et décentralisée de services de première ligne dans laquelle les différentes professions s’organisent principalement de manière horizontale et où la population a un pouvoir décisionnel important. Plus encore, la santé est pensée de manière holistique : la santé psychologique, émotionnelle, sociale et financière sont tout aussi importantes que la santé physique, car elles sont interreliées. Dans cette perspective, la santé communautaire et populationnelle est aussi importante que la santé individuelle, puis la logique préventive autant mise de l’avant que la logique curative ; laissant une place importante à l’organisation communautaire et aux soins psychosociaux.

L’explication des effets du tournant néolibéral des années 1980 démontre que les politiques sociales en matière de santé s’ancrent dès lors davantage dans une logique curative de santé individuelle dans laquelle les hôpitaux prennent une place centrale au profit des CLSC. Dans un entretien réalisé auprès de Claude Castonguay, la dépolitisation des CLSC revient comme un enjeu important de plusieurs changements organisationnels afin de diminuer le poids politique de ces établissements et leur tendance à s’inscrire dans des luttes sociales.

La succession de groupes de travail et de réformes en santé et en services sociaux a plusieurs effets sur l’ensemble du système de santé et sur les CLSC. Telle qu’elle est détaillée dans le cinquième chapitre, la logique néolibérale de la santé s’y constate par la succession de changements de la mission, de l’autonomie et du financement des CLSC. Auparavant perçus comme centraux dans l’organigramme, les CLSC deviennent des pôles de services complémentaires aux cliniques de médecine privée. On y parle également de l’intégration de la nouvelle gestion publique à la gestion de la santé et du déploiement de techniques d’organisation du travail comme le Lean management. Le livre se termine sur un chapitre composé de six recommandations afin de tendre à nouveau vers une logique holistique, gratuite et universelle de la santé. Redonner et prendre un pouvoir d’agir comme travailleuses et travailleurs ainsi qu’investir de nouveau dans un système de santé préventif, démocratique, décentralisé et axé sur le changement social sont les grandes lignes des recommandations émises par Anne Plourde.

Appréciation 

En 287 pages, Anne Plourde décrit, résume et analyse avec brio des enjeux complexes qui influencent directement les conditions d’exercice du travail social et l’accompagnement qu’il est possible d’y faire. Il s’agit d’un ouvrage des plus pertinents pour les personnes en formation ou pour les professionnel·le·s qui travaillent dans le réseau public afin de mieux saisir les enjeux qui encadrent la pratique du travail social. Tandis que plusieurs ouvrages sont davantage centrés sur la description du rôle et des tâches du travail social, ce livre a le mérite de resituer le travail social dans une perspective critique mettant en lumière les rapports de force et les inégalités qui structurent le quotidien de la pratique du travail social et, plus largement, certaines des orientations organisationnelles dans lesquelles il est pratiqué.

Alors que plusieurs équipes de travail social ont été déplacées des CLSC aux GMF, suivant l’entrée en vigueur de la loi 10 en 2015 au Québec, une analyse détaillée des facteurs qui ont poussé à ce déplacement permet de mieux comprendre le contexte contemporain dans lequel s’effectue le travail social et les injonctions qui guident la place qui lui est faite dans le système sociosanitaire actuel. Grâce à l’exemple des CLSC, Plourde démontre que le privé a toujours coexisté dans le système de santé du Québec. Les ouvertures qui lui sont faites dès la Commission Castonguay-Nepveu ont permis, des décennies plus tard, de faire des GMF un lieu de pratique du travail social aux dépens des CLSC, d’une appréhension holistique de la santé et d’un pouvoir décisionnel plus décentralisé.

Limites 

Cet ouvrage reste à un niveau d’analyse au final assez large et axé sur les structures et les politiques sociales, de sorte que les nuances qui pourraient être apportées d’une profession à l’autre ne sont que peu présentes. Les effets du capitalisme sur les professions de la santé et des services sociaux peuvent par ailleurs être si imposants, qu’il fait sens de ne pas les aborder en plus des nombreuses informations présentes. Soulignons finalement que le livre ne fait pas une histoire féministe des effets du capitalisme sur la santé. Pourtant, les rapports sociaux de sexe et la division sexuelle du travail se posent comme un angle essentiel à partir duquel comprendre l’organisation de la santé et des services sociaux et tout particulièrement celle des professions comme le travail social qui est encore aujourd’hui occupé à plus de 80 % par des personnes qui s’identifient comme femmes (OTSTCFQ, 2021). Plourde elle-même souligne cette limite, proposant une recherche subséquente pour en faire état.