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L’auteure, Léa Ypi, est professeure de théorie politique à la London School of Economics (LSE). Son livre, Enfin libre. Grandir quand tout s’écroule, a d’abord été publié en anglais en 2021. Il a été traduit en 27 langues et a remporté plusieurs prix dans le monde anglophone.

Quel est l’intérêt de cette contribution pour le champ du travail social et, plus largement, pour tous les intervenants sociaux ? De notre point de vue, l’intérêt premier réside dans l’originalité, la pertinence et la profondeur de cette autobiographie. Celle-ci témoigne d’une rigueur sans compromis dans l’analyse de soi et de la production de sens (et parfois, de contre-sens) que les actions concrètes suscitent ainsi que d’une sensibilité pour la vie quotidienne des gens qui font partie de l’environnement social de l’auteure, sans oublier les enjeux politiques nationaux qui traversent son Albanie d’origine dans la deuxième moitié du XXe siècle. Dit autrement, l’originalité de cette contribution réside dans son analyse concrète des contradictions et des relations dialectiques qui sous-tendent les différentes dimensions de sa vie, toutes traversées par l’enjeu primordial de la liberté, pour les situer dans une perspective éthique-politique large, axée sur le changement social.

L’écriture s’ancre dans des temporalités multiples et participe ainsi de l’originalité de l’oeuvre. L’auteure choisit de présenter son histoire dans une temporalité biographique attendue, à laquelle s’ajoute le temps des événements ou situations de la vie quotidienne, épinglés sur le déroulement de la vie nationale. Les titres des 22 chapitres de l’ouvrage sont formulés de manière énigmatique et intrigante, en pièces détachées, mais liées entre elles, comme partie prenante d’un grand drame sociohistorique politique. Le style est transparent, simple, humoristique et très agréable à lire.

L’inÉdit de l’autobiographie : la construction du sujet-acteur et son articulation À son environnement immÉdiat et À l’ensemble de sa sociÉtÉ

Le récit de Léa Ypi est divisé en deux parties. Dans la première partie, l’auteure retrace son enfance. Elle choisit de commencer son autobiographie à 11 ans, par un événement particulièrement chargé de sens personnel et politique qui la perturbe. Le comportement des manifestants qu’elle croise, et qui la portera, effrayée, à se réfugier au pied de la statue de Staline, suscite pour la première fois chez elle un questionnement sur ce que signifie la liberté. A contrario des manifestants, elle est animée par l’honneur d’appartenir à une société socialiste juste qui permet d’agir en toute liberté. Cette conscience expérientielle se poursuit au chapitre 2 dans la fierté collective émergeant d’une leçon d’histoire sur les héros albanais qui ont défendu le pays contre les fascistes italiens durant la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est que dans un troisième chapitre que Léa revient sur sa naissance, en 1979, et sur des éléments de l’histoire de ses deux parents. La deuxième partie est consacrée à son adolescence dans une Albanie qui vit des transformations majeures, jusqu’à son départ du pays, à 18 ans. On est ici dans un temps linéaire à l’avenir ouvert, celui de la modernité avancée. C’est l’expérience d’un mouvement ou d’une accélération continus. L’avenir est incertain.

L’écriture au Je accorde une place de choix à l’individualité. Le sujet-acteur se construit dans ses trois dimensions : affective, cognitive et socio-relationnelle. L’autobiographie est une stratégie puissante pour exposer cette intrication. Dès le premier chapitre émerge l’importance pour l’auteure d’un raisonnement logique, de l’analyse des conséquences de ses actes. Léa Ypi témoigne d’un sentiment de responsabilité individuelle, accompagné d’un sentiment de culpabilité. L’enfant veut faire de son mieux, comme elle dit. À ce moment-là, Léa prend conscience que ses acquis politiques ne sont pas partagés par les adultes de la maisonnée. Le jeune sujet-acteur vit des tiraillements entre les convictions que l’école lui a transmises et les positions de sa famille. On voit clairement exprimée l’intrication des niveaux macro (les grands ensembles : l’État, la culture, l’économie, etc.), méso (les milieux de vie habituels tels la famille, l’école, le milieu de travail, etc.) et micro (le sujet-acteur) de la réalité complexe.

S’agissant de sa famille, trois adultes significatifs sont très présents dans le récit, adultes avec lesquels Léa a développé des liens significatifs mais différents : sa mère, son père et sa grand-mère paternelle. Ces trois adultes constituent la texture majeure du niveau mésosocial de la réalité vécue par Léa, avec les camarades de l’école et du quartier, les voisins et la famille étendue. Concernant sa mère, Léa souligne notamment son charisme et son « autorité naturelle », héritage qu’elle trouve néanmoins trop lourd à porter. Le père de Léa, un esprit libre, avait acquis la conviction que la liberté ne s’obtient qu’en excluant à la fois la machine répressive de l’État et l’exploitation du marché, mais il avait toutefois du mal à l’exprimer. La grand-mère, avec qui Léa a développé une relation affective primordiale et à qui l’autobiographie est dédiée, est restée maîtresse de son destin, malgré toutes les épreuves rencontrées, convaincue que la liberté, c’est d’être conscient de la nécessité. Par ailleurs, alors que sa famille a établi de bonnes relations avec les voisins dont le chef est membre du Parti, un incident cocasse crée un froid avec eux et amène Léa à « prendre les choses en main ». Sa stratégie médiatrice permet de renouer les liens entre les deux familles. Comme les autres enfants du quartier, Léa est terrorisée par deux garçons. Mais elle se distingue néanmoins de ses camarades, notamment au moment de l’entrée à l’école primaire, par sa tenue vestimentaire et son sac à dos en cuir rouge, ce qui provoque en elle à la fois fierté et malaise. Par ailleurs, elle et sa famille se différencient d’autres unités familiales du quartier par l’absence de violence dans les interactions.

Léa se sent extrêmement désemparée quand éclate la « révolution » en décembre 1990. Elle avait adhéré pleinement à la doctrine du socialisme en marche vers le communisme et y avait contribué à la mesure de ses moyens d’enfant. Elle se sent d’autant plus dépourvue qu’elle n’a connu rien d’autre, contrairement à ses parents. La fin de l’histoire – titre du chapitre qui clôt la première partie de l’autobiographie – concerne non seulement l’Albanie et son régime politique, mais aussi les membres de sa famille qui avaient vécu de la répression et qui avaient tout perdu. L’expérience d’une rupture radicale entre le passé et le présent – que nous qualifions d’aliénation –, est décuplée lors d’un voyage fait avec sa grand-mère en Grèce, pays où la grand-mère a vécu antérieurement. Ici réside sans doute, pour Léa Ypi, l’origine du projet d’autobiographie, celui de se réapproprier son histoire.

En 1995, Léa vit ses premiers coups de coeur pour deux garçons successivement, fils d’anciens agents secrets, le type de garçon dont il ne fallait absolument pas se rapprocher. Elle se sent terriblement coupable et tente par diverses stratégies de passer outre à ses sentiments. Elle fréquente d’abord la mosquée, est tentée de porter le voile, puis s’initie au bouddhisme. La grand-mère recommande à Léa de ne pas pleurer et de chercher une autre activité. Elle commence alors à faire du bénévolat dans un orphelinat local.

L’avant-dernier chapitre de l’autobiographie diffère des autres au niveau de l’écriture. On est en 1997. C’est l’année dite de la guerre civile. Léa s’interroge d’abord sur la meilleure manière d’en rendre compte au niveau de l’écriture. L’auteure choisit d’inclure des extraits de son journal personnel sur trois mois environ (la crise nationale a officiellement duré de fait de janvier à août 1997). Cette écriture met essentiellement de l’avant le vécu émotionnel du « JE », qui prend l’avant-scène sur les événements macrosociaux, relatés d’un jour à l’autre. Le sujet-acteur plonge dans un état dépressif exprimé d’une manière explicite, mais qui se conclut par une sortie de crise humoristique, avec une pensée pour sa grand-mère.

Enfin libre ?

Liberté est bien le concept pivot autour duquel émergent la plupart des notions utilisées par l’auteure pour construire, à travers l’analyse concrète des multiples incidents, événements, situations critiques qui émaillent sa vie quotidienne, la thèse du « socialisme avant tout comme une théorie de la liberté humaine ».

Le parcours de vie de Léa est marqué par la volonté de défendre la liberté comme un précieux acquis historique, et par le symbole d’espérance que représentait son pays pour les petites nations du monde luttant pour leur dignité. Pourquoi cette petite nation, qui s’est positionnée « du bon côté de l’Histoire » et s’est proposée comme un modèle de société juste et équitable, a-t-elle connu une « fin de l’histoire » où tout le système régi par un État révolutionnaire semble s’être écroulé de façon aussi dramatique ? Plusieurs chapitres contiennent des indices, facteurs et processus ayant pu contribuer à cet écroulement.

Les leçons d’histoire politique et d’éducation morale de sa maîtresse Nora avaient procuré à Léa une certaine assurance pour son propre développement face aux multiples questions qui l’habitaient dans sa période de préadolescence, et lui servaient de guide pour orienter sa vie. Toutefois, au fur et à mesure qu’elle grandit, elle prend conscience des multiples contradictions qui se manifestent sous différentes formes, à l’intérieur de sa famille, dans le voisinage immédiat, à l’école et dans les institutions publiques. La façon dont elle décrit le mariage de ses parents, un compromis volontairement assumé par deux personnes qui étaient loin d’être faites pour mener une vie commune, est un bel exemple de lucidité, basée sur sa capacité de saisir, au-delà des contradictions apparentes, le mouvement dialectique de l’unité et de la lutte des contraires opposés dans l’espace-temps concret. Car ces contradictions sont partie prenante de l’inextricable complexité de l’ensemble des rapports sociaux et de l’incommensurable défi de les comprendre, de les expliquer et de les transformer dans l’espace-temps d’une société en mouvement.

Léa portait également une grande attention aux observations et aux réflexions critiques de sa grand-mère qui lui rappelait que, pendant la « transition de la liberté du socialisme vers la liberté du communisme », la société était toujours divisée par « la lutte des classes ». L’auteure prend conscience de l’écart significatif entre, d’une part, « la liberté » que « donne le socialisme » en général dans une société régie par un État révolutionnaire autoritaire et omniprésent et, d’autre part, « les libertés » particulières, les « réformes », que réclament les manifestants et les mouvements d’opposition en vue d’améliorer leurs conditions matérielles d’existence. Ces événements ont abouti à la tenue d’élections « libres » et à l’acceptation plus ou moins volontaire du « pluralisme politique ».

La liberté que Léa a d’abord perçue comme un acquis historique de son pays natal et qu’elle a accueillie comme un « don » nécessaire à son développement personnel, elle l’a comprise et vécue comme une valeur à défendre, un choix personnel à faire à chaque moment décisif de sa vie, en assumant pleinement ses responsabilités.

ActualitÉ de l’autobiographie de Léa Ypi

Cet ouvrage comporte des outils théoriques et méthodologiques fort utiles pour mieux analyser, comprendre et interpréter les contradictions et les transformations en cours dans un monde marqué par l’individualisme qui sous-tend les inégalités, les injustices, les exclusions, les conflits et la violence sous toutes ses formes au sein des sociétés capitalistes comme des sociétés dites communistes ou socialistes. Dans ce contexte de violence endémique, les principaux concepts et valeurs normalement associés à un projet de transformation sociale – et qui constituent le socle de l’intervention en travail social –, ceux de liberté, de démocratie, d’égalité, de solidarité, de justice, de vérité, sont devenus des slogans, des mots d’ordre pour rallier des foules de partisans autour de leaders autoproclamés, en vue de défendre des causes plus ou moins en rapport avec les concepts évoqués.

Léa Ypi nous offre, à travers l’histoire de sa propre vie, une oeuvre originale et pertinente, susceptible d’enrichir les connaissances actuelles en sciences humaines, de susciter une réflexion et un agir collectifs sur les problèmes vécus par les individus, les groupes et les communautés, à tous les niveaux des rapports sociaux. Le constat des contradictions, des conflits et des luttes qui déchirent nos sociétés, loin de nous faire baisser les bras, devrait au contraire, selon elle, nous motiver à lutter pour la liberté, avec l’espoir de vivre ensemble, égaux et différents, dans des sociétés véritablement transformées dans lesquelles le libre développement de chacun dépend réellement du libre développement de tous et réciproquement.