Corps de l’article

Introduction

Les systèmes de protection de l’enfance accordent de plus en plus d’importance au projet de vie permanent pour les enfants placés, c’est-à-dire à la nécessité d’offrir un milieu de vie stable, en adéquation avec leurs besoins et favorable à leur développement (Osmond et Tilbury, 2012). Au Québec, la décision de placer un enfant est considérée par la Loi de protection de la jeunesse (LPJ) comme une mesure d’exception, dans une perspective de projet de vie permanent qui doit viser prioritairement la réunification. Pour assurer à l’enfant un projet de vie stable et durable, et pour lui éviter un grand nombre de déplacements, les intervenants doivent dépister le risque d’instabilité ou de discontinuité pour l’enfant dans des délais prescrits par la LPJ en fonction de son âge (MSSS, 2016). Cette réorientation de la LPJ vers la permanence est récente et a été introduite dans les modifications apportées à la Loi en 2006 en amenant le concept de « projet de vie » (art. 4) pour lequel les notions de stabilité et de temps pour l’enfant, surtout pour les plus jeunes, devraient se concrétiser en un milieu de vie qui assure des liens d’attachement sécurisants à long terme (MSSS, 2016). Le présent article a pour objectif de décrire, à partir des résultats d’une recherche plus vaste, les schèmes d’interprétation communs (pivots de l’action) que les professionnels en protection de la jeunesse actualisent pour prendre une décision autour du projet de vie et du choix d’un milieu de vie de permanence alternatif à la réunification, dans le cas de jeunes enfants (0 à 5 ans)[1].

Processus dÉcisionnel autour du projet de vie des enfants

Le processus décisionnel (PD) autour du choix d’un projet de vie alternatif est complexe et entraîne des conséquences durables pour les enfants et les familles. Cette complexité se reflète dans son caractère multidimensionnel, et elle se construit dans l’interface entre les politiques publiques, les institutions, les intervenants et les familles. Ce processus est influencé par différents cadres de portée sociale et est indissociable du contexte dans lequel il évolue ; il répond à des cadres parfois convergents et parfois divergents qui se développent dans des contextes hétérogènes (Keddell, 2014)⁠. Peu d’études ont examiné le PD entourant la clarification d’un projet de vie et le choix d’un milieu de vie permanent. Dans cette optique, les facteurs associés au choix du milieu seront considérés comme des facteurs pouvant influencer ce PD.

Les facteurs influençant le choix du milieu de vie permanent

Les facteurs reliés à la situation sont ceux liés à l’enfant, à son environnement familial, aux motifs de compromission ainsi qu’à son histoire de placement. En ce qui concerne l’enfant, l’âge a été identifié comme un facteur décisif (Akin, 2011 ; Connell et al., 2006 ; Esposito et al., 2014 ; Hélie et al., 2017). La présence d’un handicap physique (Akin, 2011), d’une déficience intellectuelle (McDonald et al., 2007), d’un problème de santé mentale grave (Akin, 2011), des troubles émotionnels ou comportementaux (Connell et al., 2006) et de retards de développement (Rosenberg et Robinson, 2004) apparaissent aussi comme des facteurs influençant le choix de milieu de vie de permanence. Les résultats relatifs à l’appartenance ethnique sont mitigés (Akin, 2011 ; Connell et al., 2006 ; Rosenberg et Robinson, 2004). Parmi les facteurs familiaux, la toxicomanie (McDonald etal., 2007), les problèmes de santé mentale et de santé physique, le fait d’appartenir à une famille monoparentale (Shaw, 2010) ainsi que le fait de provenir des quartiers plus défavorisés sur le plan socioéconomique (Esposito et al., 2014) ont été aussi identifiés comme ayant une influence. Les motifs de compromission (Akin, 2011 ; Connell et al., 2006 ; Esposito et al., 2014 ; McDonald et al., 2007) et le type de milieux de placement initial (Akin, 2011 ; Connell et al., 2006) ont aussi été identifiés comme exerçant une influence sur les probabilités de réunification et sur le choix du type de milieu permanent.

Les facteurs liés aux intervenants peuvent affecter leur jugement dans le PD. L’expérience professionnelle, les représentations concernant l’importance accordée à la filiation et en particulier au lien de sang (Montambault et Roy-Demers, 2006), le genre, le diplôme, le stress professionnel (Smith, 2006) ont été identifiés comme des facteurs influençant le choix d’un milieu de vie permanent.

Les facteurs organisationnels font référence aux caractéristiques du système de protection de l’enfance⁠. Parmi ces facteurs, le roulement des intervenants (Ryan et al., 2006), la charge de travail, le soutien des superviseurs et la collaboration entre les différents acteurs de l’organisation (intervenants, superviseur et consultants experts) (Johnson, 2001) ainsi que la variété dans le choix des ressources offertes (Benbenishty et al., 2015) sont des facteurs importants dans les décisions de permanence.

L’interaction comme facteur négligé dans la littérature

La littérature sur la prise de décision en protection de la jeunesse s’intéresse davantage au processus individuel de prise de décision (ex. Benbenishty et al., 2015). Elle néglige les dimensions relationnelles et la nécessité de négociations ainsi que les aspects micropolitiques et les enjeux de pouvoir qui jouent un rôle dans ce processus (O’Connor et Leonard, 2014). En effet, les décisions en protection de la jeunesse sont rarement individuelles, mais se prennent habituellement de façon collective, comme c’est le cas du PD concernant la clarification du projet de vie et du choix de milieu alternatif. De nombreux acteurs sont impliqués dans ce processus, tant au niveau interorganisationnel (la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), le tribunal, etc.) qu’à l’intérieur du système de protection de la jeunesse, par exemple intervenant à l’application des mesures (AM) et à l’évaluation-orientation (EO), réviseur (R), adjoint clinique (A), consultant (C), personne-ressource adoption (PRA), personne-ressource famille d’accueil (RFA), personne-ressource d’évaluation du milieu de vie substitut (EMS), avocat (AV), etc. (Vargas Diaz et al., 2021). La prise de décision nécessite des négociations entre plusieurs acteurs et instances (organisationnelles, familiales, etc.). Elle opère donc comme une interface entre ces différents acteurs (O’Connor et Leonard, 2014)⁠. Qu’elle prenne la forme d’un dialogue, d’une argumentation, d’une négociation ou d’une combinaison de ceux-ci, l’interaction entre les acteurs est alors déterminante. En effet, c’est dans cette interaction que les acteurs impliqués négocient une position commune pour orienter le projet de vie des enfants.

Cadre thÉorique

La recherche présentée dans cet article s’appuie sur la théorie de la structuration de Giddens (1987), pour qui la structure sociale ne peut pas être simplement conçue comme une contrainte qui s’impose aux individus de l’extérieur. Selon son point de vue, la structure sociale est intrinsèque à l’action et, en ce sens, elle est aussi un élément structurant interne pour les agents sociaux. Dans leurs pratiques quotidiennes, ils répètent les mêmes actions, mettant ainsi en place des routines qui vont contribuer à la reproduction de la structure : la dualité structurelle. Les acteurs s’appuient sur leurs compétences et leurs connaissances pour interpréter les conditions structurelles, et agissent en conséquence ; ils exercent un contrôle réflexif sur leurs actions et sur celles des autres acteurs (Giddens, 1987).

Suivant cette théorie, l’étude du PD ne peut être abordée sans porter attention aux routines, considérées comme les assises de l’organisation. Il apparaît pertinent de concevoir les routines organisationnelles comme des unités d’analyse servant à décrypter le PD en protection de la jeunesse. Elles contiennent les trois dimensions de l’action de Giddens (1987) : la signification (schémas de communication et d’interprétation), le pouvoir (la capacité de produire des résultats en exerçant son autorité et en utilisant ou en contrôlant les ressources) et la légitimité (normes, règles et sanctions qui organisent et légitiment le comportement social). En observant de telles routines et en interrogeant les acteurs impliqués, nous pouvons identifier leurs composantes et la dualité de l’action (la structure comme étant simultanément la condition qui permet l’action, et le résultat de l’action) et sa dynamique. Cette observation doit se faire in situ, dans la quotidienneté de la pratique des acteurs, en observant leur façon d’agir collectivement et la manière dont ils interprètent et actualisent la réalité institutionnelle dans le PD.

MÉthodologie

L’ethnométhodologie permet d’observer le PD à travers les actions et les interactions des acteurs institutionnels dans leurs routines quotidiennes, dans un contexte où ces actions acquièrent un sens (Garfinkel, 1964). Pour parvenir à dégager les routines, il est fondamental de faire une observation des pratiques quotidiennes prolongée et répétée dans le temps. Pour ce faire, nous avons ciblé les rencontres des comités aviseurs, étant donné qu’elles jouent un rôle important dans le PD entourant le choix d’un milieu de vie permanent alternatif lorsque le retour de l’enfant dans sa famille n’est pas envisagé. En effet, selon les balises cliniques de l’établissement dans lequel s’est déroulée cette étude, ces comités sont au coeur de la démarche de clarification de projet de vie quand vient le moment de dépister le risque d’instabilité ou de discontinuité pour un enfant : leur mandat est d’établir conjointement un projet de vie permanent pour les enfants dans les délais prescrits par la LPJ.

Le terrain de recherche s’est déroulé de mai 2018 à juillet 2019 dans deux équipes enfance (0 à 5 ans) à l’application des mesures. Les rencontres des comités aviseurs ont été observées pendant 9 mois (n=15, d’une durée moyenne de 1 heure et 58 minutes). Habituellement, il y avait entre cinq et huit personnes présentes dans chaque comité aviseur dont le réviseur, l’adjoint clinique, les intervenants concernés, les personnes des ressources (adoption, famille d’accueil, évaluation du milieu de vie substitut) et le consultant. Ces personnes ont été identifiées comme des acteurs clés parce qu’elles étaient susceptibles d’avoir une influence importante dans la prise de décision entourant la démarche de clarification d’un projet de vie pour les cas ciblés par cette recherche. Nous avons mené des entrevues (n=16, d’une durée moyenne de 74 minutes) auprès de ces acteurs, qui visaient à clarifier, à valider et à approfondir des éléments observés durant les comités aviseurs.

Conformément aux principes d’ethnographie institutionnelle, le processus d’analyse de données s’est déroulé en continu. Les données ont été systématiquement analysées afin d’organiser les éléments émergents en unités de sens, et celles-ci ont d’abord été provisoirement organisées en notes descriptives et analytiques (Arborio, 2007)⁠. Puis, progressivement, les données émergentes ont été confrontées au cadre théorique, notamment à la manière dont les acteurs structurent et transposent en routine leur pratique. La démarche d’analyse a conduit à la rédaction de mémos analytiques qui se sont progressivement articulés en une synthèse descriptive. Plus précisément, ces mémos étaient le produit d’un processus constant de réduction, de comparaison et de validation des données.

RÉsultats 

Pour Giddens (1987), dans leurs routines, les acteurs utilisent les schèmes d’action qu’ils ont appris et utilisés dans le passé pour interpréter et agir dans un contexte d’action donné, ce que nous avons dénommé « pivots de l’action ». Nous avons pu identifier quatre pivots qui sont systématiquement évoqués par les acteurs institutionnels lors du PD dans les discussions du projet de vie des enfants : l’intérêt de l’enfant, la LPJ, le tribunal et la gestion des risques. Ces pivots constituent des schèmes d’interprétation communs régulièrement actualisés qui permettent de communiquer et de donner un sens à la communication. Ils animent les acteurs dans leur action et leur interaction et semblent structurer leur pratique et leur discours. Ils se trouvent également au centre des discussions et des négociations autour de la clarification du projet de vie et du choix d’un milieu permanent, et permettent la légitimation des actions, des positions et des décisions, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du système de protection de la jeunesse. Ces pivots de l’action permettent aussi, dans certaines situations, d’exercer du pouvoir ou une influence sur les autres durant le PD.

L’intérêt de l’enfant

L’intérêt de l’enfant fonctionne comme un cadre normatif maître et un réservoir de principes à partir duquel la plupart des décisions s’appuient. Ce pivot transmet la vision de l’intérêt supérieur de l’enfant et permet de rendre cohérentes la loi et les actions entreprises par les acteurs. Il dépasse le cadre juridique et s’imprègne des prémisses d’ordre clinique telles que l’importance de l’attachement et de la proximité avec les donneurs de soins.

La notion de l’intérêt supérieur de l’enfant, sans exercer un pouvoir factuel, est un principe qui rallie les acteurs et qui facilite la collaboration. En effet, tous s’entendent généralement pour dire que les décisions devraient toujours tenir compte de ce principe. Cependant, bien que la question de l’intérêt de l’enfant anime plusieurs discussions, nous n’avons pas pu dégager une posture commune ni une définition unique de ce concept. Certains légitiment l’importance de l’intérêt de l’enfant en se référant au fait qu’il s’agit de l’un des piliers centraux de la LPJ. Lorsque ce principe est mentionné, il y a cependant une vision différente de ce que l’on doit considérer pour apprécier le meilleur intérêt de l’enfant. Pour certains, il réfère à la nécessité d’assurer la sécurité des enfants, alors que pour d’autres, il peut s’agir de veiller à leur bien-être psychologique, de s’assurer qu’ils ont la possibilité de se développer dans différentes sphères ou encore de faire en sorte qu’ils maintiennent un contact avec leur famille.

Bien que l’intérêt de l’enfant soit interprété de diverses manières par les acteurs, un élément qui revient souvent est le fait que pour plusieurs acteurs impliqués, ce principe inclut des éléments précis en lien avec la prise de décision concernant la clarification du projet de vie et le choix d’un milieu de vie permanent, à savoir la permanence, la stabilité et l’attachement :

R : […] Moi je pense que cette enfant-là mérite d’avoir un milieu où elle va grandir et elle va s’épanouir. […] est-ce qu’on va priver cette enfant-là d’un projet de vie permanent dans lequel elle va pouvoir s’épanouir, qu’elle va pouvoir grandir ? Et c’est dans l’esprit de la loi là, il faut penser dans l’intérêt de l’enfant, dans la réponse à ses besoins.

Comité aviseur 1A

Nous avons observé que ces éléments sont pris en compte à travers la « notion de temps chez l’enfant ». Cette notion impose d’assurer la stabilité et la permanence en un temps approprié, donc avec une certaine urgence, en s’inspirant de la théorie de l’attachement. Cependant, l’interprétation de cette notion n’est pas nécessairement univoque, comme le révèle l’extrait suivant où certains acteurs essaient de démontrer l’urgence d’agir en s’appuyant sur cette obligation, alors que la consultante invite à la prudence dans cette interprétation :

R : Mais il y a un autre facteur, au niveau de son développement, je sais que cet enfant-là, au niveau de ses stades, la permanence de l’objet, il y a quelque chose qui s’inscrit au niveau de son développement qu’il va falloir prendre en considération pour ne pas créer, justement, plein d’instabilité. […]C : La permanence d’objet, elle se construit à travers le temps, et se développe et se cristallise plus à l’âge scolaire.A : Non, mais il y a la période où on se dit tout le temps : là non, le timing il est raté. On est encore dedans, on peut là ?C : Qu’est-ce que tu veux dire le timing est raté ?A : C’est-à-dire, je sais que l’on peut tout le temps les retourner chez leurs parents. Mais ce que je veux dire, c’est que quand on a 11 mois, on étire la sauce ou on ne l’étire pas en bon français ? C : On étire la sauce ? A : Sur l’intégration progressive.

R : Dans un retour. Au niveau de ses figures d’attachements, quelque chose de plus permanent qui va s’inscrire dans l’enfant, il y a des phases critiques de son développement.

C : Oui, mais c’est à travers le temps que ça se crée aussi.

Comité 8A

Comme il a été mentionné, le fait d’avoir intégré la notion de temps dans les modifications à la LPJ a ponctué de manière évidente le PD autour de la clarification du projet de vie permanent, en introduisant une durée maximale de placement à ne pas dépasser.

La « primauté de l’intérêt de l’enfant » permet l’exercice du pouvoir d’influence dans les négociations entre les acteurs. Dans l’extrait suivant, la personne-ressource adoption suggère de déplacer l’enfant vers une famille d’accueil de transition avant un placement dans une famille d’accueil banque-mixte (FABM). Cependant, le réviseur exprime son désaccord et lui met de la pression en s’appuyant sur l’intérêt de l’enfant et en mobilisant les notions de temps et de stabilité :

R : Moi, [nom de la personne-ressource adoption], je veux pas qu’on attende trop parce que c’est un enfant de 2 ans et demi et si on attend trop… Le temps, c’est une notion très importante pour cette enfant-là. Elle est jeune. Elle a vécu beaucoup d’instabilité. Alors c’est important avec la notion du temps qu’on la prenne en considération.

Comité 1A

L’intérêt de l’enfant comme principe s’est révélé crucial en tant que moteur de collaboration dans le processus de prise de décision. La plupart du temps, il permet à chaque acteur de se décentrer de sa position pour écouter les positions des autres, ce qui permet souvent à tous de s’aligner autour de ce principe. Lorsque des tensions se manifestaient pendant la délibération, il servait de point d’ancrage et de stratégie d’entente entre les acteurs afin de faciliter la collaboration. Concrètement, ce pivot facilite la production de sens dans la démarche de clarification du projet de vie de l’enfant, de même qu’au moment du basculement vers un projet alternatif. La prise en compte de l’intérêt de l’enfant facilite également la légitimation (ou non-légitimation) des jugements, des actions et des décisions. Finalement, ce pivot influence les acteurs dans les négociations concernant les options de permanence de l’enfant.

Loi sur la protection de la jeunesse – LPJ

La LPJ agit comme un concept cadre macro qui oriente le travail des acteurs : c’est donc la figure d’autorité par excellence dans le contexte de la présente étude. La LPJ offre aux acteurs un espace de signification commun avec des schèmes qui se traduisent dans leur pratique quotidienne. Les différents professionnels rencontrés dans le cadre de l’étude présentée dans cet article font appel à cette loi en utilisant des expressions comme « la loi est claire » et « c’est dans l’esprit de la loi ». Il est à noter que la référence à la LPJ par les professionnels est omniprésente tout au long du PD. Elle incarne sur le plan des normes, des règles et des sanctions les principes constitutifs de l’intérêt supérieur de l’enfant (mais pas exclusivement). C’est le cadre sur lequel le tribunal et la DPJ s’appuient pour prendre leurs décisions. Au sein des comités aviseurs, la LPJ permet aux acteurs impliqués d’avoir des repères clairs auxquels se référer. Ainsi, leurs arguments et leurs actions s’appuient bien souvent sur certaines prémisses de la LPJ : le meilleur intérêt de l’enfant, le caractère d’exception de cette loi, la primauté de la responsabilité des parents à l’égard des enfants, la durée maximale de placement ainsi que l’importance de favoriser le retour dans la famille ou, si la réunification est impossible, de favoriser la continuité des liens significatifs et la stabilité.

Dans les discussions des comités aviseurs, les participants faisaient souvent référence à la prémisse de la responsabilité première des parents à l’égard de l’enfant et à la directive de privilégier le maintien de l’enfant dans son milieu familial comme projet de vie. Dans l’optique du projet de vie privilégié, la réunification devrait être l’option prioritaire lorsqu’un enfant a été placé, ce sur quoi les acteurs reviennent sans cesse lors des comités aviseurs, tel qu’exprimé par une adjointe: « La loi est claire : favoriser le retour dans les plus brefs délais » (Comité 8A).

Le champ d’application de la LPJ exige également, selon les acteurs, que la DPJ sorte le plus rapidement possible de la vie de l’enfant et de sa famille. Toutefois, il semble que selon les participants rencontrés, une telle interprétation de la LPJ, notamment en raison de son caractère de loi d’exception, place les acteurs institutionnels dans une zone grise en ce qui concerne le PD autour de la clarification du projet de vie permanent. Dans plusieurs comités aviseurs, des acteurs ont évoqué le désir de quitter rapidement la vie des enfants pour éviter, par exemple, qu’ils soient stigmatisés. C’est ce qu’on constate dans l’extrait suivant, où les acteurs se questionnent sur la pertinence d’une option de permanence qui va nécessiter que l’enfant soit suivi jusqu’à ses 18 ans par la DPJ :

EMS : Pensez-vous que oui, c’est vrai, mais quand on ne serait plus là nous autres, c’est ça que [prénom] elle voulait dire tantôt, la DPJ va-t-elle être dans la vie de cet enfant-là jusqu’à ses 18 ans ? On espère toujours un moment donné que la DPJ sorte de la vie des enfants, un projet de vie, une tutelle, une adoption…

Comité 3B

Toutefois, le caractère d’exception de la LPJ – et le fait qu’elle vise un retrait de la vie des familles le plus rapidement possible – apparaît difficilement conciliable avec la notion de projet de vie permanent. Pour plusieurs intervenants rencontrés dans le cadre de cette étude, le projet de vie alternatif devrait être pensé de manière à ce que l’enfant reste le moins de temps possible dans le système de protection de la jeunesse. Cette posture n’est pas cohérente avec certaines des prémisses, notamment avec celle selon laquelle il faut favoriser la continuité des liens et donc un placement chez une personne significative. En effet, cette option n’assure pas nécessairement la sortie rapide de l’enfant du système, comme on peut le faire avec la tutelle et l’adoption. Malgré tout, le placement à majorité est parfois envisagé comme une option à favoriser, même si elle implique que la DPJ reste dans la vie de l’enfant jusqu’à ses 18 ans. Ainsi, lorsque le retour dans la famille n’est pas possible et qu’il faut alors chercher un milieu de vie alternatif, les professionnels ont tendance à hiérarchiser les options de permanence en priorisant le placement chez un tiers significatif. Selon leur interprétation, c’est la LPJ qui les contraint à privilégier ce choix. Ils expliquent que pour trouver un milieu, ils sollicitent les parents afin d’identifier des personnes qui sont significatives pour eux (ou pour l’enfant) et ouvertes à assumer cette responsabilité.

Un autre élément mentionné est la durée maximale de placement qui a été intégrée dans les modifications à la LPJ du 2006. Cette directive vient structurer de manière très claire le PD, surtout dans le cas des plus jeunes enfants, en poussant les acteurs à prendre une décision dans un court délai. Par ailleurs, certains acteurs font une mise en garde contre le risque associé à l’imposition de ces délais maximaux de placement, qui a une incidence sur le PD autour de la clarification du projet de vie permanent. Par exemple, un réviseur explique que cette contrainte peut nuire aux possibilités de réunification, surtout pour les enfants de 0 à 2 ans : « Avec les plus grands, tes délais de placements sont plus longs, tandis que le 0-2 ans c’est un an, donc la probabilité de retour est plus mince aussi. »

Somme toute, dans leurs discussions, les acteurs impliqués montrent à quel point il est important de démontrer qu’ils ont tout fait pour rencontrer les prémisses susmentionnées.

Le tribunal

Les acteurs font une distinction entre, d’une part, le rôle de la LPJ et, d’autre part, celui du tribunal et de ses décisions. Selon eux, le cadre structurant de la LPJ se situe davantage au niveau macro, tandis que celui du tribunal concerne plutôt un niveau proximal lié au système judiciaire et au pouvoir discrétionnaire des juges et opère dans le processus de manière plus factuelle en exerçant son pouvoir et son influence de manière directe. La plupart des situations observées étaient judiciarisées. Par conséquent, le tribunal avait généralement un rôle important. En outre, lorsqu’une situation n’est pas judiciarisée au départ et que le projet de vie alternatif à la réunification qui avait été convenu doit être maintenu, les acteurs impliqués ont précisé qu’il faut alors systématiquement avoir recours au tribunal, ce qui est stipulé dans la LPJ.

Lorsque la DPJ a recours au tribunal, elle fournit son évaluation de la situation et propose une orientation au juge. Ce dernier décide alors des mesures à prendre pour remédier à la situation et sur la durée d’application de ces mesures. La décision se cristallise dans l’ordonnance, à travers laquelle le juge confie l’exécution des mesures à la DPJ. L’ordonnance oriente les actions à mettre en place et a une influence importante sur le PD. Elle structure la pratique en indiquant les dispositions ordonnées par le juge que les acteurs institutionnels doivent exécuter. L’ordonnance du juge influence clairement et directement les pratiques des professionnels dans l’organisation. À la fin de l’ordonnance (ou lors d’une révision anticipée), la DPJ doit rendre des comptes au tribunal. C’est pourquoi, lorsque le comité aviseur se réunit, les acteurs ont le souci de revoir ce qui a été ordonné. Ainsi, s’ils n’ont pas pris connaissance de l’ordonnance, ils s’assurent de le faire avant l’audience afin de bien préparer leurs arguments pour légitimer leurs actions.

Lors du comité aviseur, les acteurs s’accordent sur l’orientation qui sera proposée au tribunal à la prochaine audience, notamment en ce qui concerne le projet de vie de l’enfant. Ils tentent alors d’anticiper les jugements et les actions du juge, et structurent leurs stratégies en conséquence. C’est ce qui se produit dans l’extrait suivant, où la RFA fait noter la possible incohérence des arguments soulevés pour présenter une orientation vers un projet de vie alternatif, alors que l’enfant a un lien significatif avec sa mère et qu’elle a des sorties avec elle. Les acteurs cherchent collectivement à structurer un discours cohérent en vue de présenter leur position à la cour. Ils demandent aussi un prolongement de la mesure afin d’avoir plus de temps pour s’assurer de bien gérer le risque de la possibilité d’un retour :

RFA : Comment tu fais pour défendre au tribunal un autre retour de cet enfant-là ou de même pas essayer un retour progressif avec ce qu’il demande ? Quand elle dit que la petite elle sort deux fois par semaine pis que ça va bien, pis qu’elle n’a pas de séquelles apparentes. […]

C : Qu’on ne peut pas dire au juge que ça ne peut pas être, mais d’y aller avec beaucoup de précaution disant qu’on est inquiets, qu’il y a beaucoup de facteurs de risque, pis que les facteurs de protection sont minces, tu sais, c’est…

Comité 3A

L’ordonnance peut également être utilisée comme élément pour favoriser la légitimation des décisions. Par exemple, dans plusieurs comités, les acteurs avaient l’intention de s’appuyer sur ce que le juge avait recommandé aux parents, en utilisant la non-conformité à ces recommandations comme argument pour légitimer leur orientation vers un projet de vie alternatif.

Ce pouvoir du tribunal, cristallisé dans l’ordonnance, peut également être perçu comme une stratégie pour accéder aux ressources nécessaires. Par exemple, dans un comité, les acteurs voyaient un intérêt à faire évaluer un enfant en pédopsychiatrie. Comme leur demande de prise en charge au privé avait été refusée, ils ont proposé d’obtenir l’ordonnance d’un juge pour avoir accès à ce service jugé nécessaire, qui autrement serait beaucoup plus difficile à obtenir ou carrément inaccessible.

La gestion des risques

La gestion de risques est un pivot transversal mobilisé pendant tout le processus de prise de décision. Ce pivot ajoute une dimension temporelle au processus de prise de décision. Contrairement à la gestion des risques dans les situations d’urgence où il faut gérer les risques immédiats pour la sécurité de l’enfant, quand il est question du projet de vie, il s’agit plutôt d’une gestion des risques à plus long terme. Il faut donc prendre en compte les vulnérabilités et les besoins potentiels de l’enfant tout au long de sa vie. Les enjeux ne sont pas les mêmes si l’on doit choisir un milieu de vie pour un placement temporaire ou pour un placement permanent. Dans ce dernier cas, il faut tenir compte de la capacité de protection du milieu et de la motivation de la famille à s’engager à long terme avec tout ce que cela implique, comme les possibles contacts avec les parents et les défis à relever qui sont inhérents au développement de l’enfant (p. ex. à l’adolescence), car la stabilité du projet de vie alternatif en dépendra. Les décisions découlant de ce processus ont des conséquences lourdes et durables pour l’enfant et pour ses parents. En effet, dans les cas observés, les enfants étaient déjà placés, alors il n’y avait pas de risque imminent pour leur sécurité. Les professionnels essaient donc de gérer les risques d’un projet de vie en se projetant dans l’avenir, au moins jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge de la majorité :

EO : On fait un projet de vie pour la prochaine année parce qu’on doit aller sur une prochaine année, puis dans cette prochaine année-là, on [verra] les démarches nécessaires, soit un autre suivi, on ne la connaît [pas], on n’a pas de boule [de] cristal, on verra comment ça évolue et tout ça, mais ça pourrait être un projet de vie, tutelle, « majo.  » et, etc.

Comité 3B

Cette gestion des risques s’inscrit ainsi dans un contexte où l’incertitude ne concerne pas seulement un avenir proche, car il s’agit d’une projection qui a des répercussions sur le long terme. Les acteurs impliqués dans le PD doivent décider d’aller ou non vers une réunification et, quand la possibilité de retour est mince, ils doivent choisir un milieu de vie permanent pour l’enfant. Plusieurs acteurs évoquent le fait de ne pas avoir de « boule de cristal » pour les aider à gérer les risques qui se présenteront dans l’avenir, la difficulté de prévoir ces risques avec justesse rendant ce PD très lourd à porter. Les acteurs impliqués sont confrontés par la difficulté à se projeter dans l’avenir et la difficulté à évaluer les risques de récurrence de la maltraitance, ce qui semble déstabilisant et insécurisant pour eux. La question du risque est aussi soulevée lorsqu’il est question de choisir un milieu de vie. Un milieu jugé adéquat pour un placement temporaire ne le serait pas nécessairement pour un projet de vie à long terme. Un autre élément à considérer dans la gestion de risque entourant le choix d’un milieu de vie permanent consiste à vérifier si la famille d’accueil veut ou peut s’engager dans la prise en charge à long terme de l’enfant. Dans l’un des comités, les acteurs s’interrogeaient sur la capacité d’une grand-mère à s’engager à long terme dans la prise en charge de l’enfant, alors qu’elle se montrait ambivalente face au projet. Ceux-ci projetaient donc les possibles conflits dans la gestion des contacts avec la mère en envisageant la possibilité que l’enfant ait des problèmes de comportement.

Cette projection du risque à long terme peut engendrer des tensions entre les acteurs impliqués dans le PD, étant donné qu’il y a alors un haut niveau d’incertitude. Pour certains, il n’est pas possible de spéculer à si long terme, alors que pour d’autres, cette spéculation est au coeur de la gestion de risque liée au choix d’un projet de vie permanent :

EMS : On ne peut pas dire que plus tard il va avoir besoin de beaucoup de services.

AM : On ne peut pas non plus… si on anticipe parce que là, on est en train d’anticiper quelque chose de très grave et on ne le sait pas. […]

EO : On ne le sait pas.

Comité 3B

De plus, chaque acteur veut gérer son propre risque en fonction de son mandat. Par exemple, le service d’adoption gère le risque en resserrant ses balises pour s’assurer que si l’enfant est confié à une FABM, ce placement pourrait mener à une adoption. Les professionnels de l’équipe EMS veulent s’assurer que les familles répondent aux normes établies par le ministère pour être considérées comme des familles d’accueil « professionnelles ».

Lors des discussions sur le choix d’un projet de vie, certains se préoccupent du risque de voir la crédibilité des professionnels ou celle de l’institution remise en cause par le juge :

Et ça, j’avoue, dans la dernière ordonnance, ben le juge, je lui en parle, puis il va dire que la DPJ a peut-être eu, il a pas dit le mot lacune, mais en voulant dire : « où étiez-vous ?  ». Bon, ça fait toujours mal une réponse comme ça pour toute la somme de travail que les intervenants vont mettre. Puis on dirait que ça nous fait tellement mal que ça oublie tous les bons coups qu’on a faits.

A2

D’autres font allusion à la possibilité de ressentir une certaine pression dans le processus, car si la décision n’est pas la bonne ou si quelque chose se produit, ils en seront tenus responsables. Ainsi, tous affirment qu’ils préfèrent collectiviser le processus et la décision de manière à partager cette responsabilité.

Discussion et conclusion

Les résultats présentés dans cet article nous permettent de rendre compte de la nature complexe, contextuelle et socialement construite du PD autour du projet de vie alternatif des jeunes enfants en protection de la jeunesse. Nous avons identifié et décrit les cinq pivots de l’action qui structurent ce processus et qui rendent compte des trois dimensions de l’action de la théorie de la structuration de Giddens (1987) : signification, pouvoir et légitimité. Ces pivots sont les fondements que les acteurs évoquent afin de réaffirmer leur positionnement, face à une décision ou à un plan d’action, de légitimer leurs actions et leurs points de vue, et d’exercer un pouvoir ou une influence sur les autres. Ces fondements sont perçus et évoqués par les acteurs comme une source externe dont la légitimité, le pouvoir et le sens sont pratiquement incontestables. Conséquemment, dans un contexte d’incertitude, ces pivots de l’action offrent une certaine sécurité ontologique et un cadre commun aux acteurs concernés sur lesquels ils peuvent interagir et délibérer (Giddens, 1987).

Cette recherche permet de relever le fait que le PD autour du projet de vie de permanence alternatif ne s’appuie pas sur un contexte d’action cohérent et consistant, et qu’il reste encore un chantier à construire collectivement. Nous avons relevé des sources d’inconsistance qui méritent d’être révisées. La première inconsistance s’observe dans l’articulation entre le caractère d’exception de la LPJ et le projet de vie de permanence alternatif. Selon les professionnels, le champ d’application de la LPJ et le fait qu’il s’agit d’une loi d’exception les obligent à sortir le plus rapidement possible de la vie de l’enfant et de sa famille. Cette exigence semble les placer dans une zone grise en ce qui concerne le PD autour de la clarification du projet de vie permanent et du choix de milieu de vie alternatif à la réunification, et les amène à gérer un difficile équilibre entre l’intérêt de l’enfant et les droits des parents. En outre, pour plusieurs professionnels rencontrés dans le cadre de cette étude, le projet de vie alternatif, s’il doit rester cohérent avec la nature d’exception de la loi, devrait tendre à ce que l’enfant reste le moins de temps possible dans le système. Cependant, les choix de milieu envisagés sont soit l’adoption ou la tutelle, ce qui permet de sortir de la vie de l’enfant, soit un placement à majorité, ce qui implique un suivi dans le système jusqu’au moment où l’enfant atteint sa majorité. Il n’y a pas d’autres possibilités pour les cas qui vont plutôt bien, mais qui nécessitent tout de même un soutien professionnel et financier. Il nous semble intéressant de réfléchir aux solutions de rechange qui permettraient de sortir l’enfant du système de protection, mais sans que celui-ci et sa famille perdent le soutien accordé.

La deuxième source d’inconsistance est la pression de temps et ses possibles implications paradoxales. Les délais maximaux de placement introduits dans les modifications à la LPJ, combinés aux contraintes de temps imposées par la logique managériale et à la question de la performance et de l’efficacité peuvent entraîner une accélération du processus de clarification, surtout pour les plus jeunes enfants. Les professionnels sont sous pression pour se conformer à ces délais, alors ils doivent travailler rapidement pour clarifier la situation des enfants. L’antérieur est peu propice à une prise de décision réflexive et peut éventuellement nuire aux possibilités de réunification, surtout pour les plus jeunes enfants. Il y a des situations où il faut plus de temps pour travailler sur le projet de vie, surtout dans un contexte où les professionnels ont moins de temps pour l’intervention et où les parents ont plus de difficulté à avoir accès aux services et aux ressources nécessaires pour leur rétablissement.

Tout ce qui précède montre la nécessité de réviser le PD de permanence qui, au lieu d’être considéré comme un seul moment visant à décider une ligne d’action alternative, est plutôt vu comme un processus global et à long terme. À cet effet, il faudra réfléchir au rôle de l’État et du système de protection dans le projet de vie de permanence ainsi qu’aux conditions de sa mise en oeuvre (p. ex. les ressources d’accueil), et ce, en prenant en compte la triade enfant, famille d’origine et famille d’accueil ainsi que l’articulation des services et des acteurs intra et extra-organisationnels impliqués et à impliquer dans ce processus.