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Introduction

Au cours des cinquante dernières années, l’accueil familial québécois en protection de la jeunesse (PJ) a vécu de profonds changements concernant sa visée et les principes législatifs et organisationnels l’encadrant. Ces modifications, marquées par les orientations de la Nouvelle gestion publique (NGP), ont influencé la reconnaissance accordée aux familles d’accueil (FA). Au fil de ces changements, les FA ont constaté que la logique de l’accueil familial s’est progressivement inscrite dans une perspective de prestation de services avec l’État (Conseil de la femme, 2009).

Au tournant des années 2000, ce constat et le sentiment de ne pas être reconnues à leur juste valeur poussent les FA québécoises à mener une lutte pour la reconnaissance de leur rôle comme métier légitime au sein du système de la PJ. Une bataille juridique avec l’État, visant à dénoncer leurs pauvres conditions de travail, leur manque d’accès aux droits du travail et le peu de reconnaissance institutionnelle et sociale de leur rôle, dura près de huit ans. En 2008, le Jugement Grenier trancha en faveur des FA, leur permettant l’accès aux différentes lois du travail et au statut de travailleuses. Bien que ce Jugement ait permis une avancée importante quant à la reconnaissance législative des FA québécoises, ses suites ont modifié les pratiques des acteurs gravitant autour du placement d’enfants, amenant une logique contractuelle au sein de leur relation, un plus grand contrôle étatique et une volonté de standardiser les pratiques. Au même titre que de nombreux métiers du care, les FA sont maintenant soumises aux orientations propres à la NGP axées sur les résultats et la productivité, rendant ardue la reconnaissance de cette fonction singulière à la confluence des sphères privées et professionnelles.

Cet article théorique, recourant au cadre de la lutte pour la reconnaissance de Renault (2004a), pose un regard critique sur le Jugement Grenier et ses retombées. Comme cette perspective soutient que les institutions peuvent faire obstacle à la satisfaction des attentes de reconnaissance d’un groupe d’individus, elle permet de réfléchir au processus de professionnalisation des FA à l’aide des écrits historiques, scientifiques et institutionnels balisant l’accueil familial québécois en contexte de PJ. Si la quête des FA, amorcée dans les années 2000, a eu gain de cause au niveau législatif, des dénis de reconnaissance demeurent présents. Lorsque produits par des institutions, de tels dénis constituent, selon Renault (2004a), des formes de mépris social, conduisant à une négation de l’identité, de l’intégrité et de la dignité d’un groupe d’individus. Concernant les FA québécoises, ces mépris sont visibles par une certaine dépréciation de ces actrices, par un manque de reconnaissance de la singularité de leur rôle à la croisée des fonctions parentales et professionnelles ainsi que par une absence de considération de leur expertise par le système de PJ. Comme la reconnaissance de tout métier repose sur une validation des différents savoirs au coeur de ses pratiques professionnelles (Aballéa, 2005), il est possible de constater que le processus de professionnalisation[1] n’est pas achevé et ne repose actuellement que sur un cadre législatif, ce qui favorise l’émergence de certaines formes de mépris social à l’égard des FA.

La première section de cet article dresse le contexte de développement du processus de professionnalisation des FA québécoises en appui sur une littérature historico-sociopolitique. Puis, une brève présentation du cadre théorique de Renault est exposée. L’éclairage novateur et fertile de cette théorie pour réfléchir au processus de professionnalisation des FA est ensuite mis en évidence dans la discussion. L’analyse permet d’observer que, bien que l’État ait reconnu les FA au niveau législatif, des pratiques gestionnaires d’encadrement continuent à nourrir des formes de mépris social à leur égard, notamment par l’imposition de principes de surveillance et de régulation sociale. Enfin, des pistes de réflexion pour agir sur les mépris actuellement vécus par les FA seront mises de l’avant.

Le contexte de dÉveloppement du processus de professionnalisation des FA quÉbÉcoises

L’histoire des FA en est une de luttes pour prouver leur valeur et acquérir des formes de reconnaissance nécessaires « pour apparaître en public » (Honneth, 2008, p. 175). La reconnaissance de la valeur sociale, des compétences et des spécificités d’un groupe passant souvent par le travail (Honneth, 2008), les FA ont eu à militer pour accéder à une certaine reconnaissance juridique et faire valoir leur légitimité comme groupe professionnel. Ces luttes sont composées de deux périodes distinctes, marquant chacune un pas vers une plus grande reconnaissance, soit la phase de la revendication collective pour de plus larges relations de reconnaissance et la phase de la mise en place de l’encadrement étatique.

La phase de la revendication collective pour de plus larges relations de reconnaissance

Pendant longtemps, le rôle des FA demeure associé à la sphère axiologique, vocationnelle et familiale. La visée de l’accueil étant substitutive, les FA doivent remplacer la famille d’origine d’un enfant abandonné et l’élever comme le leur. Envisagée sous l’angle d’un devoir citoyen et familial, la reconnaissance octroyée aux FA est avant tout d’ordre moral, bien qu’un certain dédommagement monétaire soit offert par l’État pour leur engagement social (Joyal, 2000).

Une logique de prestation de services au sein du placement d’enfants par les services sociaux apparaît timidement au Québec vers 1974. L’État donne alors aux agences de santé et de services sociaux le pouvoir de déterminer les mécanismes de surveillance et de rétribution des FA (Jugement Grenier, 2008). Les premières normes de placement sont adoptées et concernent surtout les aptitudes et caractéristiques personnelles des requérants, entre autres leur équilibre mental et leur capacité d’adaptation (Joyal, 2000). Dans la foulée de ces transformations, les FA se regroupent et fondent la Fédération des familles d’accueil du Québec (FFARIQ). Cette association vise à défendre leurs intérêts, faire reconnaître leurs droits, les soutenir dans leur engagement auprès des enfants placés et intervenir en tant que médiateur dans les litiges entre elles et l’État (FFARIQ, 2020). Bien que l’association soit consultée par l’État concernant le développement et la mise en oeuvre des réglementations quant à l’accueil familial, ses revendications visant l’amélioration des conditions de travail ou la représentation des FA lésées par un établissement sont peu entendues et mal perçues (Conseil de la femme, 2009). L’apport de cette association reste mitigé quant à la reconnaissance professionnelle des FA.

En 1977, l’État québécois adopte la Loi sur la Protection de la jeunesse (LPJ) qui promeut la responsabilité des parents d’origine envers les enfants placés. La visée de l’accueil familial passe alors de la substitution à une visée supplétive (Joyal, 2000), où il ne s’agit plus de « remplacer » la famille d’origine, mais de l’accompagner et de compléter son rôle auprès de l’enfant. Cette période est déterminante dans l’histoire des FA québécoises, car elle marque une scission avec la conception naturalisante du rôle, en montrant que ce dernier dépasse la stricte sphère privée et familiale (Ringuette et Guénette, 2020). Bien que les attentes envers les FA aient changé, leur reconnaissance étatique reste cependant essentiellement fondée sur une fonction d’ordre vocationnel, puisque aucune reconnaissance professionnelle ne leur est octroyée. N’étant plus perçues comme des parents de substitution, les FA restent considérées comme de bons samaritains partageant leur sphère privée avec l’enfant en besoin de protection.

Au début des années 1990, il est implicitement attendu que les FA partagent la parentalité des enfants accueillis avec la famille d’origine (Ringuette et Guénette, 2020). Les exigences étatiques face aux FA se sont multipliées. Une idéologie de prestation de services est instaurée par l’État dans ses pratiques de gestion auprès des FA, se traduisant entre autres par l’imposition de critères de sélection, des demandes de respecter des normes de placement et une évaluation périodique (Conseil du statut de la femme, 2009). Face à ces nouvelles exigences, les FA manifestent leur mécontentement quant à l’absence du statut qui leur est reconnu ainsi que leur désir de jouir d’une reconnaissance de nature professionnelle. Elles dénoncent aussi leurs conditions de travail précaires. Les FA revendiquent alors le droit d’accès aux régimes de protection dont bénéficient les travailleurs reconnus par l’État ainsi que la mise en place d’une instance impartiale lors de situations de litige avec un établissement (Jugement Grenier, 2008). Pour porter ces revendications et augmenter leur pouvoir de négociation, les FA s’associent aux différentes centrales syndicales québécoises (Jugement Grenier, 2008). Un nouveau désir de reconnaissance professionnelle chez les FA émerge du mépris social (Renault, 2004a) vécu quant aux exigences de l’État qui deviennent plus contraignantes.

De 1999 à 2003, les FA se regroupent afin de revendiquer l’accès aux droits du travail. En parallèle, les responsables des services de garde mènent aussi une lutte pour leur reconnaissance professionnelle avec les mêmes centrales syndicales. À l’automne 2003, 149 requêtes sont déposées devant les tribunaux afin de faire valoir le statut d’employé de ces deux groupes (Jugement Grenier, 2008). Ces requêtes dénoncent la sous-évaluation et la sous-rémunération des métiers du care fondées sur l’idée que les tâches qui leur sont associées font appel à des caractéristiques supposément innées et naturelles chez les femmes, ce qui ne constitue pas des compétences professionnelles selon l’État (Jugement Grenier, 2008). Ce dernier considère que favoriser un rapport employeur-employé entre les FA et les établissements aura une incidence négative sur les enfants accueillis en modifiant l’espace d’affectivité essentiel à ce rôle (Jugement Grenier, 2008). Plusieurs des requêtes entendues par le Bureau du Commissaire général du travail donnent gain de cause aux FA. Bien que ces décisions soient portées en appel, le résultat de ces luttes juridiques pour la reconnaissance des FA est non équivoque : les FA sont des employées des établissements de santé et de services sociaux au sens du Code du travail (Jugement Grenier, 2008).

En réponse à ces décisions juridiques, l’État adopte la loi 7 modifiant la Loi sur les services de santé et les services sociaux le 18 décembre 2003. Celle-ci statue que les FA ne sont pas à l’emploi, ni salariées des établissements publics (Conseil du statut de la femme, 2009), ce qui rend alors la reconnaissance professionnelle des FA juridiquement impossible. Rapidement, les associations et syndicats déclarent que cette loi est inconstitutionnelle et déposent un recours à la Cour supérieure du Québec afin de la faire invalider.

Le 31 octobre 2008, près de cinq ans plus tard, le jugement Grenier de la Cour Supérieure du Québec est prononcé. Celui-ci invalide la Loi 7 et conclut qu’elle est inconstitutionnelle au regard d’une atteinte aux droits d’association et d’égalité des FA. Il explique que la Loi 7 perpétue « le désavantage préexistant au sein de notre société que les femmes qui travaillent à domicile méritent moins de respect que celles qui oeuvrent à l’extérieur » (Jugement Grenier, 2008, par. 319), ce qui est une atteinte à leur dignité humaine. Il énonce aussi que « la preuve ne révèle pas que le statut de “salarié” ait un impact négatif sur la prestation et la qualité des services offerts aux usagers » (Conseil du statut de la femme, 2009, p. 14).

Le 24 novembre 2008, l’État québécois déclare qu’il ne portera pas ce jugement en appel. Il choisit de changer sa stratégie de confrontation avec les FA pour une stratégie de négociation. Cette annonce met fin à une longue lutte juridique et marque une victoire importante pour la reconnaissance des FA, mais aussi un gain pour les métiers du care. À travers les modifications qui s’opèrent dans cette relation où chacun des acteurs doit s’approprier de nouveaux paramètres, les enjeux économiques, de reconnaissance, de pouvoir et de l’intérêt supérieur de l’enfant restent centraux.

La phase de la mise en place de l’encadrement étatique

Avec le Jugement Grenier, l’État québécois accepte la syndicalisation des FA et tente de s’adapter à ce nouveau rapport. Pour y arriver, il se dote de la Loi sur la représentation des ressources de type familial et des ressources intermédiaires et sur le régime de négociation d’une entente collective les concernant (LRR) en juin 2009. Essentiellement, cette loi vient baliser les différents droits du travail auxquels les FA ont dorénavant accès. À la suite de sa mise en place, une première entente officielle entre l’État et les associations représentant les FA est signée en 2012. Cette entente permet, entre autres, une meilleure rétribution pour les FA. Puis, pour aider les établissements dans la gestion des nouvelles formes de relations de travail, l’État édite en 2014 le Cadre de référence des ressources intermédiaires et des ressources de type familial. La LRR et ce Cadre, toujours en vigueur, sont influencés par la NGP, dont notamment par ses principes d’efficience et de contrôle de la qualité du travail. Ils ont créé des bouleversements majeurs sur l’accueil familial, lesquels sont encore ressentis aujourd’hui (FFARIQ, 2020).

La LRR et l’émergence d’une nouvelle catégorie de travailleurs

Avec la LRR, l’État s’assure de circonscrire les nouveaux droits des FA. Cette loi montre une certaine reconnaissance juridique du statut des FA en leur donnant accès aux droits d’association, de représentation et de négociation et à certains autres droits du travail. Elle crée cependant une nouvelle catégorie de travailleurs à mi-chemin entre le travail autonome et le travail de salarié atypique (Lapierre, 2014).

En autorisant les FA à se regrouper, à négocier une entente collective et à modifier diverses dispositions législatives les concernant, la LRR définit la procédure pour que les associations syndicales soient reconnues par l’État et puissent représenter les FA lors des négociations. Chacune des régions peut choisir démocratiquement une association pour la représenter. S’il s’agit d’une avancée en termes de reconnaissance du groupe de travailleurs que composent les FA, cette possibilité régionale de choisir son allégeance associative peut avoir un impact sur le sentiment d’appartenance au collectif et créer des tensions au sein de l’unité des FA en les divisant dans des associations susceptibles de porter des revendications distinctes. Quant au droit de négociation, la LRR a réglementé les moyens de pression que les associations peuvent utiliser lors de litiges.

La LRR permet en outre aux FA d’avoir accès à différents régimes légaux tels que le Code du travail, la Loi sur le régime de rentes du Québec, la Loi sur la justice administrative, etc. (Lapierre, 2014). Elle inclut les FA dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles et la Loi sur l’assurance parentale, mais dans des dispositions différentes que celles du régime de prestations des travailleurs typiques afin de favoriser la stabilité du placement des enfants accueillis. Les FA reçoivent mensuellement une rétribution ayant un faible taux d’imposition, de même qu’un dédommagement monétaire pour compenser les congés octroyés habituellement aux travailleurs et auxquels elles n’ont pas accès. En modifiant les lois évoquées, l’État québécois tente de prendre en compte la singularité du travail des FA, notamment en les laissant responsables de l’offre des soins et du soutien aux enfants qu’elles accueillent. Cette posture montre implicitement une reconnaissance d’un certain aspect professionnel au coeur des pratiques des FA et considère aussi la composante familiale dans ce rôle. Il demeure que, bien que l’État ait octroyé des droits aux FA, il a également amené de nouvelles exigences au sein de leurs pratiques.

Au coeur de la reconnaissance professionnelle des FA : le Cadre de référence des RI-RTF

Avec l’arrivée du Cadre de référence des RI-RTF, l’État énonce des règles de pratique en matière de recrutement, d’accréditation et d’évaluation des FA, identifie les rôles et les responsabilités d’un établissement, assure le contrôle de la qualité des services et veut favoriser la relation harmonieuse entre l’établissement et les FA (MSSS, 2016). Par ces objectifs, l’État promeut des principes d’efficience et d’évaluation des résultats qui prennent racine dans la NGP.

En redéfinissant ainsi le statut et les conditions d’exercice des FA, l’État montre une évolution des attentes institutionnelles à leur égard. La FFARIQ (2020) expose que, depuis 2012, « le niveau d’exigence envers les familles d’accueil a changé de façon significative. Les attentes sont beaucoup plus élevées, et cela, malgré que les responsables n‘ont plus accès à un suivi professionnel » (p. 5). Ces exigences se manifestent par une redéfinition du mandat dévolu aux FA. Il ne suffit plus de procurer un milieu de vie accueillant et stimulant pour obtenir l’accréditation, les FA doivent maintenant « rendre des services de soutien ou d’assistance à un usager » (MSSS, 2016, p. 16), ce qui a comme impact de contractualiser davantage leur relation avec les établissements. Cet accroissement des attentes se perçoit aussi par la grammaire institutionnelle adoptée, qui s’insère directement dans un registre de prestation de services. Le processus d’accréditation est maintenant plus long, rigoureux et intrusif, car cinq dimensions sont dorénavant évaluées, soit les caractéristiques personnelles, les habiletés relationnelles, les aptitudes, les compétences de gestion et le milieu physique.

L’empreinte d’une logique managériale est également présente dans les critères d’évaluation des FA. Cette dernière s’actualise selon « une approche, par résultat et non par moyens, qui tient compte du nouveau statut » (MSSS, 2016, p. 130). Les services attendus des FA pour chaque enfant accueilli sont balisés par l’indice de détermination et de classification des services (IDC). Cet outil standardisé est divisé en trois sections soit : les services de soutien et d’assistance communs, les services de soutien ou d’assistance particuliers et le sommaire des renseignements nécessaires à la prise en charge. C’est le niveau d’exigence de services déterminé par l’IDC qui fixe le montant de la rétribution que la FA recevra mensuellement pour chaque enfant. Si les pratiques des FA sont efficaces et réussissent à diminuer l’intensité de services, leur rétribution diminuera en conséquence lors de la révision de l’IDC qui est effectuée annuellement ou lors de changements importants dans la situation de l’enfant placé. Cette révision peut révéler un écart entre la qualité attendue par l’institution et la qualité rendue dans les services offerts par la FA. Bien que l’objectif ne soit pas « d’intervenir de manière coercitive », un tel écart dans la qualité peut « constituer une porte d’entrée vers l’application d’autres processus qui, eux, pourraient notamment être de nature coercitive » (MSSS, 2016, p. 167) pouvant aller jusqu’à la perte de l’accréditation de la FA.

Les tâches administratives ont décuplé depuis la mise en place du Cadre de référence des RI-RTF. Les FA doivent tenir un registre des dépenses de l’allocation personnelle des enfants, remplir de multiples formulaires (ex. frais de déplacement et frais médicaux), déclarer tout accident ou incident ainsi qu’avoir un dossier sous clé pour chaque enfant accueilli où la tenue de notes évolutives est favorisée par certains établissements (Guénette, 2018). Ces moyens de gestion servent à protéger les FA contre des plaintes que pourraient faire les enfants, la famille d’origine et les intervenants, de même qu’à rendre des comptes à l’établissement.

Le rôle de l’intervenant associé aux FA au sein de la PJ a aussi été modifié pour répondre à l’appellation d’« intervenant responsable du contrôle et de la qualité des ressources ». Son mandat est dorénavant lié à l’évaluation de la qualité des services offerts par les FA, la composante de soutien en a été occultée. Par ailleurs, avant la mise en place du Cadre de référence pour les RI-RTF, l’établissement offrait des services de répit et donnait les formations aux FA. La possibilité d’avoir des répits organisés par l’établissement a disparu depuis 2014 et les FA doivent maintenant s’assurer elles-mêmes d’un remplacement de qualité lors d’absences, ce qui augmente leurs responsabilités et leur imputabilité. Quant à l’offre de formations, la responsabilité est maintenant partagée entre l’association syndicale et l’établissement de PJ. Actuellement, il y a une grande disparité dans l’offre de formations selon les régions (Joly et al., 2022 ; FFARIQ, 2020). Officiellement, seule la formation de réanimation cardio-respiratoire est obligatoire (FFARIQ, 2020). Pourtant, les FA affirment se sentir peu outillées et souhaitent avoir plus de formations et d’espaces de parole (Boyer et Noël, 2018 ; FFARIQ, 2020).

La thÉorie de la reconnaissance pour rÉflÉchir au processus de professionnalisation des FA

Ce retour sur l’histoire des FA québécoises a souligné les principaux événements jalonnant leurs luttes pour la reconnaissance. À la suite des changements législatifs, qu’en est-il de la reconnaissance des FA ? Le recours à la théorie de Renault (2004a) offre une perspective intéressante au débat.

Renault s’inscrit dans le prolongement des travaux d’Honneth quant à la théorie de la reconnaissance. Cette théorie permet d’analyser le contenu normatif des expériences sociales négatives pouvant déboucher sur une expérience de l’injustice ainsi que les dynamiques protestataires qui peuvent s’exprimer par des luttes pour une meilleure reconnaissance. Le concept de reconnaissance suppose, selon Renault (2004a), des rapports intersubjectifs, mais aussi des attentes de reconnaissance. Ces dernières obtiendront un effet de reconnaissance de la part d’un individu, d’un groupe ou d’une institution pouvant être conforme ou non à ce qui est attendu.

L’apport novateur de Renault, pour réfléchir à la reconnaissance des FA au regard du processus de professionnalisation, réside dans l’idée que les institutions sont un vecteur important de reconnaissance ou de mépris pour un groupe. Ce cadre permet de considérer les effets de reconnaissance produits par l’institution de la PJ, mais aussi les logiques structurelles qui agissent et teintent les rapports avec les FA. Renault (2004b) avance qu’une attente de reconnaissance ne vise pas seulement à atteindre les trois formes de reconnaissance d’Honneth (2008) (confiance, respect et estime), les individus et groupes veulent aussi que leur valeur soit reconnue par des identités produites par et dans les institutions.

Les effets des institutions sur la reconnaissance

Par institution, Renault entend l’idée d’instances de coordination des actions par des règles de socialisation particulières et de production des identités. Ces dernières produisent également « une configuration spécifique des attentes des individus et des effets de mobilisation de la subjectivité » (Renault, 2004b, p. 200). Pour Renault (2004a), les rôles sont déterminés par les institutions qui favorisent la mise en relation des individus, qui sont porteuses de valeurs normatives et qui contraignent la reconnaissance. L’institution de la PJ correspond à cette idée d’une instance mettant en rapport plusieurs acteurs, comportant des valeurs et des règles par lesquelles les individus sont identifiés à un rôle et évalués selon leur capacité à s’y tenir.

Selon les identités construites par les institutions, les attentes de reconnaissance d’individus peuvent être déçues, faisant vivre le mépris social et évoluer en des demandes explicites de reconnaissance (Renault, 2004a). L’ensemble des revendications et les différentes démarches des FA, qui ont conduit au Jugement Grenier, en constituent un exemple significatif.

Pour Renault (2004b), les demandes de reconnaissance sont directement liées à des formes de mépris social que les institutions produisent. Un des effets est la coordination qui consiste en la qualification et en l’évaluation différenciée des partenaires de l’interaction. Elle peut produire une reconnaissance dépréciative. Puis, il y a l’interpellation qui consiste au renforcement des règles institutionnelles par des processus orientant les attentes de reconnaissance selon les visées de l’institution. Notamment, cela se réalise à l’aide de dispositifs d’avancement des carrières et d’identification à des rôles particuliers. Les individus tentent de se conformer à ces dispositifs, mais peuvent vivre de l’invisibilité et de la méconnaissance. L’invisibilité résulte du fait que l’activité des individus n’est pas considérée, alors que la méconnaissance se manifeste par des individus qui sont reconnus pour autre chose que ce qu’ils sont. Dans ce déni, l’activité des individus suscite un effet de reconnaissance positif qui est cependant décalé par rapport à leurs attentes. À ce sujet, il est possible de rappeler la conception naturalisante et affective initialement attribuée par l’État à l’accueil familial qui se retrouvait en inéquation avec les attentes des FA d’obtenir un statut professionnel.

Renault voit l’expérience du mépris social dans l’institution comme une violation de principes. Il peut y avoir une incompatibilité des actions ou des interactions avec des principes normatifs clairement établis. Il y a aussi des injustices provenant de situations ne pouvant pas être énoncées « dans la grammaire normative disponible » (Renault, 2004b). Ces injustices sont les plus graves selon Renault, car elles renvoient à des formes d’existence insupportables et conduiront, si une lutte pour la reconnaissance est réussie, à la transformation institutionnelle. En dénonçant la conception vocationnelle de l’État envers l’accueil familial et en cherchant à accéder aux droits du travail, la lutte des FA montre qu’elles n’avaient pas accès à cette grammaire et qu’elles ont dû se bâtir un langage de représentation sociale et politique afin que leur voix soit entendue.

La lutte pour la reconnaissance

L’expérience du mépris social peut faire surgir des revendications prenant la forme d’une exigence de justice et qui fondent la lutte pour la reconnaissance. Renault (2004a) soutient que les individus s’unissent dans cette lutte sur la base d’objectifs communs et se constituent comme groupe social. Le discours revendicatif doit être considéré comme une élaboration collective de significations partagées qui favorise la lutte pour la reconnaissance.

D’après Renault (2009), il existe deux manières de lutter : en recherchant la reconnaissance positive refusée ou en éliminant les conditions ou vecteurs du déni de reconnaissance. Certaines luttes sociales visent à obtenir une reconnaissance positive selon une logique réconciliatrice, alors que d’autres luttes sont au contraire agonistiques. Ces dernières se « dirigent contre les agents, les complices ou les vecteurs du déni de reconnaissance soit pour les détruire […] soit pour leur faire payer l’injustice, et non pour obtenir directement une reconnaissance positive » (Renault, 2009, p. 74). La lutte des FA s’appuie sur la première forme de revendication. Les FA ont cherché et cherchent encore à gagner une reconnaissance positive de la valeur de leur travail par le système de la PJ et l’ensemble de la société.

Lorsque des groupes s’engagent dans ce type de lutte en dénonçant une expérience d’injustice, il est souhaitable de transformer les institutions pour les rendre moins sujettes à produire le mépris social. Dans la situation des FA, bien que des modifications législatives aient suivi leur lutte, elles ont pourtant été confrontées à la mise en place d’un encadrement substantiel venant affecter leur sentiment de reconnaissance. Pour Renault (2009), il s’agit d’un effet possible de la nouvelle organisation du travail qui peut fragiliser la reconnaissance. Même si les demandes de reconnaissance sont des outils pour remettre en question les formes du mépris social propres à la NGP, il faut aussi considérer que les techniques managériales peuvent instrumentaliser les demandes de reconnaissance, transformant ainsi le désir de reconnaissance des FA en outil d’évaluation et d’efficience qui oriente la définition du rôle et des pratiques.

Discussion

Bien que les changements de l’accueil familial québécois soient relativement récents, des enjeux quant au nouveau statut des FA sont perceptibles. La reconnaissance, même partielle, gagnée par les FA est une victoire importante résultant d’une lutte à visée réconciliatrice, non seulement pour les FA, mais aussi pour l’ensemble des métiers du care. Avec leurs luttes, les FA ont acquis une certaine reconnaissance juridique. Or, l’encadrement mis en place ensuite par l’institution de la PJ a eu des effets importants pour la reconnaissance des FA, suscitant un sentiment d’injustice et entraînant de nouvelles formes de mépris.

Les effets de la PJ sur la reconnaissance des FA

En instaurant des droits et devoirs pour les FA, l’État reconnaît que ces actrices possèdent des compétences spécifiques pour s’acquitter de leur fonction au même titre que les autres professions relationnelles. Or, le Cadre de référence des RI-RTF (2016) montre que la reconnaissance de la PJ face au rôle des FA reste peu assumée dans la pratique. L’État indique d’ailleurs que « les services de soutien ou d’assistance, communs ou particuliers, établis par le Règlement sur la classification ne constituent pas des services professionnels en matière de santé ou de services sociaux » (MSSS, 2016, p. 64). Cette orientation étatique a une incidence sur le sentiment d’injustice des FA, celles-ci se sentent parfois infériorisées face aux autres acteurs professionnels de la PJ avec lesquels elles sont en relation (FFARIQ, 2020 ; Guénette, 2018).

Depuis l’avènement de la LRR, les FA dénoncent les tensions qui se sont immiscées dans leurs relations avec les intervenants et les établissements de la PJ (FFARIQ, 2020 ; Guénette, 2018), affectant ainsi leurs rapports de collaboration. À ce propos, la FFARIQ (2020) expose qu’« à plusieurs occasions, la FFARIQ a perçu de ses vis-à-vis que ses constats et ses opinions ne méritaient pas que l’on s’y attarde » (p. 1). Ce mépris et l’augmentation du contrôle de la pratique des FA semblent amener un sentiment de méfiance entre les FA et l’institution de PJ. À cet effet, Boyer et Noël (2018) soulignent que les FA participant à leur étude ont hésité à se livrer, de peur que les intervenants utilisent ces informations contre elles. Elles déplorent avoir moins de soutien de la part de l’institution, plus de difficultés à obtenir de l’information au regard de leur rôle et être peu consultées lors de décisions concernant les enfants accueillis (FFARIQ, 2020). Ces exemples correspondent à une expérience de reconnaissance dépréciative telle que décrite par Renault. Que ce soit intentionnel ou non, le système de PJ infériorise la voix des FA quant à la visée de l’accueil familial : l’intérêt supérieur de l’enfant.

Le système d’accréditation et d’évaluation en place depuis l’entrée en vigueur du Cadre de référence des RI-RTF est un moyen d’assurer la qualification, d’effectuer une évaluation différenciée et d’orienter la FA dans un rôle particulier selon les attentes institutionnelles. Or, il semble faire vivre une méconnaissance et de l’invisibilité aux FA. L’accroissement des mécanismes de contrôle et d’évaluation, dispositifs pour dicter le rôle attendu d’une FA, fait en sorte que la PJ vient contraindre les demandes de reconnaissance selon les principes institués et la grammaire normative existante. Par exemple, plus les FA utiliseront des pratiques efficaces pour diminuer les impacts de la compromission chez l’enfant accueilli, moins elles seront reconnues monétairement. Par ce mécanisme d’évaluation axé sur l’efficience, les attentes de reconnaissance des FA sont orientées dans les visées de l’institution. Actuellement, il n’existe pas de processus de reconnaissance de l’expérience et de l’expertise développées par les FA. Elles n’ont aucun moyen de faire reconnaître, individuellement et collectivement, l’accroissement de leur expertise et les savoirs pratiques qu’elles ont pourtant développés (Guénette, 2018) et pour lesquels l’État les sollicite. Elles se retrouvent à vivre une méconnaissance concernant leurs compétences et une certaine invisibilité sociale et professionnelle quant au travail accompli.

Les FA font également état d’un paradoxe dans le discours institutionnel où il est prescrit de traiter l’enfant accueilli comme un membre de la famille tout en considérant que ce dernier n’est pas le leur (Guénette, 2018). Les FA nomment sentir que leur rôle est mal compris par la PJ et par la société (Boyer et Noël, 2020), ces dernières ne prenant pas la juste mesure de l’espace de parentalité au coeur de leur fonction. Les FA ont de nombreuses responsabilités envers les enfants, mais sont coupées de l’exercice d’une représentation légale qui permettrait une certaine autonomie dans leur travail, tel que procéder aux inscriptions scolaires et aux autorisations médicales. Cette réalité tend à montrer la difficulté de l’État, voire de la société à modifier les discours et les pratiques en matière de PJ afin de reconnaître ce métier particulier du care où rôle parental et rôle professionnel s’enchevêtrent.

L’incidence de la NGP sur le vécu des FA

À la suite du Jugement Grenier, l’État semble demeurer dans une logique de gestion, contractualisant davantage le rapport entre les acteurs. Ce rapport crée plusieurs formes de mépris social ayant une incidence sur les FA. Bien que la LRR ne prévoit pas de créer un lien de subordination juridique des FA à l’égard de l’institution de la PJ, force est de constater, par l’implantation du Cadre de référence des RI-RTF, que celles-ci se retrouvent néanmoins sous sa direction et son contrôle. L’institution conserve le mandat d’évaluer la qualité des services; ce qui ne favorise pas une relation de collaboration égalitaire, partenariale et empreinte de confiance, les FA se sentant constamment surveillées et craignant les représailles, autant dans leur sphère professionnelle que privée.

En diminuant les espaces de soutien et en augmentant les normes, les exigences et la culture bureaucratique auxquelles doivent se plier les FA, la redéfinition du rôle attendu des FA, créée par la LRR, produit un effet de reconnaissance négatif. Cet effet risque d’entraîner une fragilisation de l’identité des FA en affectant les repères identitaires propres à leur spécificité. Ayant des difficultés à se définir et à garder une bonne représentation d’elles-mêmes, les FA vivent un malaise qui peut se répercuter entre autres sur la difficulté de recrutement et de rétention de ces actrices (FFARIQ, 2020). Ces enjeux ne sont pas sans incidence sur les moyens dont dispose l’État pour répondre aux besoins des enfants placés. Dernièrement, le manque criant de FA a d’ailleurs été dénoncé dans l’actualité et a alimenté les réflexions sur la question du placement.

Quant à la standardisation de l’IDC et à l’évaluation annuelle des FA, ces mesures reflètent les mêmes techniques managériales utilisées pour évaluer les contributions des autres professionnels du réseau sociosanitaire. Avec sa logique contractuelle, ce processus d’évaluation transforme, en quelque sorte, les FA en PME ayant à répondre à des normes d’efficience et de qualité de services (Ringuette et Guénette, 2020). Alors que leur lutte visait une meilleure reconnaissance de leur rôle et des savoirs et compétences qu’elles détiennent et qui font leur spécificité professionnelle, les FA se retrouvent maintenant avec un statut, à la fois interne et externe à l’institution où elles doivent rendre compte de la qualité des services offerts aux enfants qui leur sont confiés.

Pistes de réflexion

La mise en place de la LRR et du Cadre de référence des RI-RTF a eu des impacts importants faisant en sorte que les FA vivent toujours du mépris social et qu’elles ne sont pas parvenues à faire reconnaître pleinement leurs savoirs auprès de l’État. La révision de ces cadres est souhaitable et pourrait avoir un effet sur la reconnaissance des FA. Notons que la LRR a été créée il y a plus de 14 ans et n’a pas été évaluée. Bien que certains acteurs aient nommé tant ses apports positifs que ses lacunes et enjeux, peu de connaissances scientifiques sur sa réelle incidence sur le champ de l’accueil familial sont disponibles. La réalisation d’études évaluatives permettrait d’estimer les effets des mesures découlant de cette loi.

Par ailleurs, il apparaît pertinent de développer des espaces de parole pour les FA. Ces lieux d’échange contribueraient à leur lutte pour la reconnaissance en les unissant dans une même communauté de valeurs et autour de pratiques communes. Des études effectuées auprès des FA montrent que le besoin d’espaces de parole est présent, puisqu’elles en ont peu (Boyer et Noël, 2018 ; Joly et al., 2022). Il serait intéressant que ces espaces dépassent le découpage syndical régional qui compartimente ce groupe actuellement et qui entretient des inégalités régionales (Joly et al., 2022). Grâce à de tels lieux d’échange, les FA pourraient partager leurs expériences et faire valoir publiquement leurs savoirs et leurs compétences distinctives, contribuant ainsi à une meilleure reconnaissance de ces actrices et à une plus grande symétrie dans leurs rapports avec la PJ.

L’analyse du processus de professionnalisation montre que les FA ne l’ont toujours pas achevé et n’ont pas atteint la pleine reconnaissance y étant associée (Guénette, 2018). Ce processus tient actuellement sur un cadre législatif qui ne permet pas d’éclairer et de valoriser les pratiques au coeur du rôle de FA. Le manque de connaissances relatives aux savoirs spécifiques des FA augmente la difficulté de la société et de l’institution de la PJ à donner à ces actrices toute la reconnaissance professionnelle et sociale méritée. Le fait de recenser, d’objectiver et d’enseigner les savoirs contenus dans les pratiques des FA permettrait de faire progresser la reconnaissance sociale et institutionnelle de ce travail dont les pans les plus cruciaux demeurent dans l’ombre. De plus, de nouvelles connaissances permettraient de bonifier et de diversifier les formations offertes aux FA et ainsi de mieux les outiller et les soutenir pour répondre aux exigences parentales et professionnelles complexes qui sont les leurs. Pour emprunter résolument la voie d’une véritable reconnaissance du rôle de FA, la recension et l’objectivation de la spécificité des savoirs inhérents à cette fonction s’avèrent essentielles et incontournables.

Conclusion

Rappelons que les institutions sont importantes dans la reconnaissance d’un groupe de professionnels. Un pas a déjà été franchi par l’État québécois en permettant aux FA d’avoir accès à une représentation syndicale, favorisant ainsi leur participation à certains processus administratifs et législatifs. Il reste toutefois encore un parcours à effectuer afin d’équilibrer davantage le rapport de collaboration entre les FA et l’institution de la PJ. Cette modification dans les relations ne pourra se faire sans la mise en place de mécanismes d’accréditation et de contrôle où un regard qualitatif sera porté sur la contribution spécifique et essentielle des FA. Seul, un processus d’évaluation quantitatif ne pourra améliorer la reconnaissance de ces actrices, puisque ces techniques de gestion managériale tendent à jeter de l’ombre sur un pan important du travail des FA qui se situe au coeur de la sphère relationnelle. Également, les connaissances sur le plan des savoirs et compétences des FA restent encore à mettre en lumière, ce qui permettrait aux FA de faire valoir leurs caractéristiques propres. Il est donc essentiel que l’État change sa perspective sur le prisme de l’accueil familial et adapte ses techniques de gestion afin de prendre en compte la complexité et la singularité de ce rôle.