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Introduction

L’intervention des services de protection de la jeunesse (PJ) dans les situations de mauvais traitements psychologiques (MTP) envers les enfants présente des enjeux particuliers. Ces enjeux ont beaucoup été documentés en référence aux formes de MTP (ex. rejet affectif, dénigrement, etc.) et aux difficultés qu’elles présentent (Baker et al., 2021 ; Morin, 2019). Par exemple, la documentation des impacts des MTP peut se révéler ardue (Malo et al., 2017) ainsi que l’identification des meilleures interventions à mettre en place (English etal., 2015). Des enjeux relevant du mandat des services de protection dans ces situations sont aussi soulevés (Brassard et al., 2020 ; Godbout et al., 2018).

Dans ce contexte particulier d’intervention, les pratiques sont aussi influencées par des discours et des paradigmes d’intervention, en particulier le discours légal et managérial (Healy, 2014). Nous remarquons toutefois que peu de travaux adoptent une analyse les intégrant pour mieux comprendre la complexité des pratiques dans les situations de MTP.

Cet article souhaite répondre à la question suivante : comment le personnel oeuvrant pour la PJ fait-il face aux contradictions qui existent entre les différents discours qui influencent les pratiques dans les situations de MTP ? Pour y répondre, 12 personnes oeuvrant pour les services de PJ ont été rencontrées. Avant de présenter les résultats de l’analyse des propos recueillis ainsi qu’une discussion critique de ceux-ci, une présentation des différents discours touchant l’intervention dans les situations de MTP sera effectuée. Pour mieux comprendre comment ces divers discours coexistent dans l’intervention, les apports théoriques de l’hypothèse de la polyphasie cognitive seront aussi explicités.

ProblÉmatique

L’influence du contexte organisationnel sur les pratiques d’intervention est complexe et s’observe dans les différents discours qui le traversent (Healy, 2014). Les discours correspondent à des systèmes de construction du sens à travers lesquels certains phénomènes sociaux, tels que les besoins, les connaissances ou encore l’intervention, sont définis (Taylor, 2013). Ils réfèrent à différentes représentations donnant sens aux phénomènes sociaux, comme les MTP, les problèmes de santé mentale ou la violence conjugale et guidant l’action à leur égard (Batel, 2012 ; Batel et Castro, 2009 ; Fairclough et Fairclough, 2012). Dans le contexte de la PJ, le discours légal et le discours managérial lié à la Nouvelle Gestion publique (NGP) sont deux discours dominants (Healy, 2014). Ils correspondent à ce que Foucault (1994) appelle des discours de vérité et véhiculent des effets de pouvoir importants. En effet, ils produisent tout autant qu’ils s’appuient sur des « vérités » qui guident, classifient, normalisent et a-normalisent les actions des groupes et des individus.

En ce qui a trait au discours légal, celui-ci est particulièrement influent considérant le caractère exceptionnel de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) et le contexte non volontaire de l’intervention (Pagé, 2018). Concernant les MTP, son influence se situe au niveau de leur définition (LPJ, art. 38) et des critères d’évaluation qui justifient l’intervention (LPJ, art. 38.2). Plusieurs auteurs soulignent toutefois que ces critères et les principes légaux sur lesquels ils reposent s’appliquent mieux aux situations d’abus physiques ou sexuels qu’aux situations de MTP (Brassard et al., 2020). Celles-ci représentent toutefois 25 % des situations prises en charge par la PJ au Québec (Québec, 2021b). Enfin, divers travaux ont montré que plusieurs tensions prennent forme dans les pratiques à la PJ entre les logiques plus légalistes et celles orientées vers la relation d’aide (Lambert, 2013 ; Ricard, 2013).

Le discours managérial associé à la NGP cible d’abord des enjeux touchant l’organisation du travail et l’efficience des services publics (Couturier etal., 2013). Au Québec, l’influence de la NGP sur l’organisation des services sociaux date du début des années 1980 (Bourque et al., 2018), quelques années seulement après la mise en vigueur, en 1979, de la LPJ. À une organisation du travail de type tayloriste (Pagé, 2018) se sont ajoutées des pressions visant la standardisation des pratiques, le recours aux données probantes ainsi que le suivi statistique serré du rendement. Ces exemples d’éléments sont associés à la NGP qui est largement critiquée en raison de la pression mise sur le personnel intervenant à qui on demande « d’en faire plus avec moins » (Bourque etal., 2018, p. 32).

Enfin, la définition légale des MTP employée au moment de la recherche fait explicitement référence à l’exposition à la violence conjugale[1]. À cet égard, il convient de discuter de l’influence du discours féministe sur les pratiques. Pour Healy (2014), ce discours fondé sur la défense des droits des citoyens est alternatif. Il s’est, en effet, développé en porte-à-faux des discours dominants et propose une lecture de la violence conjugale ancrée dans la reproduction historique de normes sociales sexistes et patriarcales qui perdurent aujourd’hui (Voorhis, 2017). Les regroupements féministes qui militent pour une meilleure protection des femmes victimes de violence conjugale critiquent depuis plusieurs années les pratiques d’intervention à la PJ. Historiquement parlant, ces deux secteurs d’intervention s’étant développés en parallèle (Chamberland, 2003 ; Edleson, 1999), l’intégration explicite de l’exposition à la violence conjugale à la LPJ en 2006 a en quelque sorte forcé la rencontre de deux univers. Aussi, les difficultés de collaboration sont l’objet de beaucoup de réflexions et de critiques (Lapierre et Côté, 2011 ; Lessard et Alvarez-Lizotte, 2015).

À ces différents discours s’ajoute le discours professionnel. Comme pour les autres discours, il correspond à un ensemble d’éléments qui guide la prise de décision et l’action. Il constitue un système de connaissances, tantôt expérientielles, issues de la formation générale et des formations continues et du vécu personnel des intervenants qu’ils mobilisent dans leurs pratiques quotidiennes (Healy, 2014 ; Couturier et Huot, 2003).

En tant que lunettes d’interprétation différentes de la réalité, les discours peuvent venir ou non se contredire les uns les autres en ce qui a trait à la définition des problèmes et des interventions à préconiser (Fairclough et Fairclough, 2012). Cela étant, ils coexistent néanmoins, ce qui amène des questionnements quant aux modalités de résolution des contradictions qui peuvent émaner de cette coexistence. La prochaine section porte plus spécifiquement sur l’apport de l’hypothèse de la polyphasie cognitive, issue de la théorie des représentations sociales, pour aider à comprendre leur coexistence.

Cadre thÉorique et mÉthodologique

L’hypothèse de la polyphasie cognitive, développée par Moscovici (1961, 1988), s’intéresse à la coexistence de divers systèmes de connaissances contradictoires au sein d’un même individu ou d’un même groupe. Contrairement aux approches qui visent essentiellement à comprendre comment les contradictions seraient réduites ou évitées, l’hypothèse de la polyphasie cognitive s’intéresse plutôt à leur concomitance dans l’expérience des personnes (Batel, 2012 ; Jovchelovitch et Priego-Hernandez, 2015 ; Panagiotou et Kadianaki, 2019).

Peu d’études se sont penchées sur les modalités de cette coexistence (Provencher et al., 2012). Jovchelovitch et Priego-Hernandez (2015) ont proposé un modèle d’analyse ciblant trois modalités : 1) la prévalence sélective ; 2) l’hybridation et 3) le déplacement.

Ces modalités réfèrent à des niveaux de dialogicité variables entre différents discours. Dans une situation donnée, comment les discours sont-ils pris en considération les uns par rapport aux autres ? Sont-ils reconnus, évalués ou combinés pour, par exemple, orienter le processus décisionnel ? Un discours en vient-il à supplanter les autres ? Le niveau de reconnaissance ou encore de rejet d’un discours est ainsi le critère fondamental pour déterminer la modalité de coexistence préconisée.

Dans le cas de la prévalence sélective, divers discours coexistent et sont récupérés différemment en regard du contexte. Par exemple, le recours à un traitement biomédical de la dépression peut être combiné à une approche alternative complémentaire (Jovchelovitch et Priego-Hernandez, 2015). Le niveau de dialogicité demeure toutefois relatif puisque ce recours concomitant à des systèmes de connaissances contradictoires ne signifie pas qu’ils ont la même valeur sociale. En effet, la prévalence sélective maintient les asymétries de pouvoir et de valeurs entre les différents systèmes de connaissances, mais permet néanmoins aux individus et aux groupes d’y avoir recours pour répondre à la complexité du quotidien. Quant à l’hybridation, il s’agit du niveau de dialogicité le plus élevé. Cette modalité fait référence à la reconnaissance de différents champs représentationnels et à leur mélange duquel naît un nouveau système de référence. C’est, par exemple, l’idéal recherché dans le cas des approches inclusives et participatives en intervention (Parazelli, 2015). Enfin, le déplacement correspond au niveau le moins élevé de dialogicité puisqu’un système de connaissance est favorisé au détriment d’autres systèmes parallèles. L’exclusion de certains discours est susceptible de reproduire de nombreux rapports de pouvoirs problématiques au sein de la société et au sein même des interventions (Jovchelovitch, 2008). Ce type de rencontre entre divers systèmes de savoirs a aussi fait l’objet des travaux de Paulo Freire soutenant que les rencontres non dialogiques ont tendance à réaffirmer la suprématie d’un système de savoir sur l’autre. Le déplacement contribue ainsi à invisibiliser certains discours alternatifs et les systèmes de connaissances qu’ils véhiculent.

Partant du point de vue du personnel oeuvrant dans différents services de la PJ, la présente étude vise à : 1) identifier les contradictions présentes dans les pratiques en situation de MTP en regard des discours légal, managérial, féministe et professionnel ; 2) analyser les modalités de coexistence (c.-à-d. prévalence sélective, hybridation ou déplacement) des discours susmentionnés ; 3) porter un regard critique sur les implications du recours aux modalités de coexistence identifiées en lien avec l’intervention de la PJ dans les situations de MTP.

Suivant un devis méthodologique qualitatif, l’échantillonnage a été basé sur le respect de critères de pertinence (Miles et al., 2007) liés à l’atteinte des objectifs, soit avoir au moins cinq années d’expérience d’intervention au sein de la PJ et avoir au moins une expérience d’intervention en situation de MTP. En concordance avec les écrits de Mongeau (2009) et de Miles et al. (2007), les unités composant l’échantillon ont été choisies en regard de ces critères, d’une part, et en respect des principes d’échantillonnage qualitatif visant une vision diversifiée du phénomène étudié, d’autre part. Le recrutement a donc été orienté en fonction des différentes étapes de l’intervention. Le projet de recherche a d’abord été présenté aux chefs de service des équipes concernées qui ont transféré les informations aux personnes oeuvrant dans leur service. Enfin, les coordonnées des personnes intéressées à participer au projet ont été transmises à la chercheure. Cette recherche a reçu l’approbation éthique du CIUSSS-du-Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal et de l’Université d’Ottawa.

Des entrevues semi-dirigées recourant à la technique de l’incident critique ont été réalisées auprès du personnel de la vérification complémentaire (1), de l’évaluation et orientation des signalements (6) et de l’application des mesures (5). Les personnes rencontrées avaient en moyenne 11 années d’expérience en intervention à la PJ et 8 années d’expérience au poste occupé au moment de l’entretien. Également répartis entre hommes (6) et femmes (6), ces personnes provenaient de divers champs disciplinaires : le travail social (6), la criminologie (4) et la psychologie (2). Enfin, la majorité avait obtenu un baccalauréat dans leur discipline (8), 3 personnes avaient un diplôme de maîtrise et une personne, un diplôme technique.

En se basant sur l’expérience des personnes rencontrées, divers thèmes étaient abordés dans les entretiens tels que les éléments marquants de l’incident raconté, les difficultés rencontrées dans l’intervention, les dilemmes décisionnels, l’opinion face aux politiques sociales en matière de MTP et le niveau d’entente et de mésentente entre collègues.

À la suite des entrevues, une première phase d’analyse a permis l’encodage par catégories thématiques (Miles et al., 2007) basé sur les thèmes ciblés durant l’entrevue. D’une entrevue à l’autre, les catégories thématiques ont gagné en profondeur et en complexité, permettant de raccorder les premiers éléments catégorisés, tels que les contradictions présentes dans les pratiques et associées à la complexité des situations de MTP, aux différents types de discours présents dans les pratiques et qui interagissent dans le contexte de la PJ. Pour finir, l’analyse des matrices de croisement, effectuée à l’aide du logiciel NVivo12, des différentes catégories thématiques avec les contradictions identifiées a permis d’explorer plus précisément les modalités de coexistence des discours proposées par Jovchelovtich et Priego-Hernandez (2015) à l’oeuvre dans les propos des personnes rencontrées.

RÉsultats

Chacun des discours ciblés dans l’analyse, managérial, légal et féministe, présentait des contradictions avec le discours professionnel dans les situations de MTP ainsi que des modalités de coexistence diverses.

Discours managérial

Les contradictions identifiées entre le discours professionnel et managérial concernent d’abord les impératifs liés à la standardisation des pratiques dans les situations de MTP. Par exemple, au service d’évaluation et d’orientation des signalements, l’impossibilité de respecter les normes managériales strictes quant à la durée d’une entrevue standard a été soulignée à plusieurs reprises, entre autres dans les situations de conflits sévères de séparation :

[Le 50 minutes] il est impossible, impossible. Même si je le lis tout seul à chacun des parents, un rapport d’éval dans un conflit de séparation, ça va prendre 2 h avec chacun.

Gaëlle[2]

D’autres situations montrent que les nombreux critères managériaux à respecter viennent se contredire les uns les autres dans les situations de MTP. Pour faire face à ces injonctions paradoxales, plusieurs acteurs doivent alors être convaincus de troquer leur priorité managériale pour celles qui relèvent du discours professionnel, ce qui vient alourdir des situations où l’intervention est déjà complexe :

Ma boss elle arrête pas de me dire que je lui coûte très très cher, mais souvent on a des juges qui vont demander des évaluations psychologiques d’un trois quatre mois […] Ailleurs, si la juge place, il faut que tu convainques l’accès sur le meilleur milieu. […] Notre conseillère à l’accès, cliniquement elle va nous suivre, mais sa boss suivra pas ou les coordinations suivront pas […].

Marc

En termes de modalité de coexistence des discours, les propos recueillis témoignent du déplacement du discours professionnel par rapport aux impératifs managériaux. Un tel déplacement se retrouve aussi à l’application des mesures où un grand nombre d’éléments relevant de la pression du discours managérial ont été notés. Les contradictions profondes entre les exigences gestionnaires et celles qui relèvent de la qualité des interventions ont été soulevées :

C'est une gestion de chiffre là. Comme je te disais tu peux être le pire intervenant, mais si tes plans d’intervention sont à jour, si tes rapports sont à jour que tu es pas en retard sur quoi que ce soit, t’es correct. Tu peux être le meilleur intervenant clinique, tes notes chrono et tes PI sont en retard, t’es fait à l’os. Ça c’est la meilleure manière où est-ce que je peux te résumer où la priorité est mise.

Gilles

C’est à la neutralité et à l’objectivité apparente du discours managérial que s’oppose le discours professionnel, une neutralité incarnée dans la NGP par l’évaluation comptable des interventions et les statistiques (Couturier et al., 2013). Les propos recueillis montrent que le travail de réflexivité, de connaissance de soi et de respect de ses limites préconisé dans le discours professionnel n’est pas encouragé par le discours managérial, contribuant ainsi à son déplacement au profit du respect des normes statistiques entourant l’intervention.

Discours légal

Comme pour le discours managérial, plusieurs contradictions sont apparues entre le discours professionnel et des éléments propres au discours légal. En particulier, les contradictions touchent le respect des exigences légales en termes d’éléments de preuve et de critères d’identification, dont l’importance d’appuyer les recommandations sur des faits observables, qu’il s’agisse de comportements parentaux ou d’impacts des MTP sur les enfants. Toutefois, l’absence de faits observables n’était pas pour autant associée à l’absence de MTP, mais à une insuffisance d’éléments pour les faire reconnaître sur le plan légal :

[…] ce qu’on nous rappelle en fait au début et que moi j'ai bien intégré c’est « […] si ces parents-là me disaient non […] pis que je dépose effectivement au tribunal, est-ce que j’ai suffisamment d’éléments pour aller convaincre […] quelqu'un qui a des lunettes de juristes et non pas quelqu'un de travail social ».

Sarah

Au niveau de l’utilisation de la grille de la loi puis si ça se rend plus loin, disons au tribunal, des fois il va nous manquer d’éléments. […], mais vraiment la grille d’intervenant, notre vision travail social et bien c’est clair qu'on voit il y a des impacts et que c’est quelque chose de grave.

Gaëlle

Nous voyons là un bel exemple de prévalence sélective du discours légal qui coexiste avec le discours professionnel sur lequel il prévaut. De plus, la prévalence observée fait explicitement référence au passage au tribunal dont l’expectative semble être toujours présente, surtout au service d’évaluation et d’orientation des signalements et à la vérification complémentaire. Chez d’autres, toutefois, les mêmes contradictions impliquaient plutôt le déplacement du discours professionnel :

[Au tribunal], on est tellement dans les faits concrets que le senti clinique, ça à moins comme sa place un peu. Nous les impressions cliniques qu’on a [...] c'est un petit peu plus nuancé, toute l’identification et bon, des fois je trouve ça difficile.

Stéphane

Nous constatons que dans la majorité des situations où le discours légal entre en contradiction avec le discours professionnel, la domination du premier est réaffirmée sur le deuxième. Les interventions sont adaptées pour respecter des principes externes à l’interprétation clinique en prévision d’une audience au tribunal, dont la légitimité et l’objectivité dépendent du respect de procédures strictes qui réaffirment les principes sur lesquels repose le positivisme légal, entre autres celui voulant que le droit soit et demeure un système autonome (Habermas, 1998). Il en résulte un tri des informations fondé non pas sur le discours professionnel, mais plutôt sur l’intégration des règles et procédures légales de constitution de la preuve encadrées par le texte de la LPJ.

Un seul type de situation où le discours professionnel prévaut sur le discours légal dominant a été noté et concerne les interdits de contacts qu’un parent, généralement le père, devait respecter avec la mère des enfants. En effet, une telle mesure est employée dans les situations où il existe des motifs raisonnables de craindre pour l'intégrité d'une victime (Canada, 2021). La cause d’une telle mesure n’occupait toutefois qu’une place minime dans les propos des personnes que nous avons rencontrées qui y voyaient plutôt un obstacle important à leurs pratiques.

Moi, j’ai eu à aller au tribunal dans le fond pour que le juge puisse ordonner des contacts entre cet enfant là et le père […] parce que monsieur avait un interdit de contact avec la mère.

Stéphane

Fait que on avait fait des références au CLSC justement pour qu’elle puisse avoir le support psychologique […] qu’elle s’implique auprès de justement travailler là coparentalité […] Ça a été long avant que l’interdit de contact soit levé pour qu’on puisse faire ça.

Maxime

Cet élément particulier, le seul des cas impliquant des MTP où le légalisme était expressément écarté, mérite d’être approfondi en regard des contradictions identifiées entre le discours professionnel et le discours féministe.

Discours féministe

Les contradictions identifiées entre le discours professionnel et le discours féministe touchent spécifiquement les situations d’exposition à la violence conjugale et de conflits sévères de séparation. Un premier élément concerne la lecture même de la violence conjugale et sa compréhension. Plus précisément, plusieurs éléments propres à une lecture symétrique et systémique de la violence conjugale, une analyse où tous ont un rôle à jouer dans la dynamique familiale, ont été identifiés dans les propos :

C’est dur aussi parce que la violence conjugale aussi c’est une dynamique, je dis pas que personne mérite […] d’être victime de violence, sauf que des fois […] madame va venir peser sur un bouton qui fait réagir monsieur dans le tapis, elle le sait très bien parce que c’est leur dynamique conjugale, puis monsieur au lieu de prendre des moyens […] qui sont acceptables, bin il va frapper, ce qui est inacceptable, mais […].

Sarah

Les personnes rencontrées sont au fait que la violence conjugale frappe plusieurs des familles qui reçoivent leur intervention. Leurs propos montrent aussi que le discours féministe opposant victime et agresseur dans une dynamique évolutive de contrôle et de domination leur est connu. Cette définition de la violence conjugale, bien qu’elle ne soit pas citée dans la LPJ, se trouve dans la Politique d’intervention en matière de violence conjugale du Québec adoptée en 1995 et dans les divers plans d’action qui s’y réfèrent depuis (Québec, 2018). Elle fait toutefois l’objet d’un déplacement dans les propos :

Moi je crois pas, à moins d’avoir une pathologie, qu’il y a quelqu’un qui va se lever un matin pis qu’il va [donner] une claque à quelqu’un pour rien. […] Il y a une dynamique relationnelle. La violence reste inacceptable, mais qu’est-ce que l’autre parent fait qu’on voit pas ?

Gilles

Aussi, plutôt que d’être vue comme une dynamique de contrôle et de domination, la violence conjugale est plutôt comparée à un problème de consommation :

C’est souvent comme en toxico, la violence conjugale. […] Souvent c’est comme les rechutes. […] c’est comme les parents toxico, ils [ne] consomment plus avec Éric, mais il va en avoir un autre Éric […]. C’est comme des aimants. C’est rien de scientifique ou de rationnel, mais souvent nos clients vont aller vers ces conjoints-là, vont retourner vers un monsieur contrôlant.

Geneviève

Quelques lignes plus loin, l’intervenante ajoute :

Quand le parent consomme, bien le parent est pas disponible, mais […] c’est pas qu’un parent consommateur. Bien c’est la même chose, le parent, pendant qu’il est en conflit avec son conjoint, il oublie que l’enfant est là.

Geneviève

Ici, on assiste donc, au-delà du déplacement du discours féministe, au recours à d’autres champs représentationnels pour faire sens des situations de violence conjugale rencontrées, en particulier celui entourant la toxicomanie. La notion de responsabilité individuelle, telle que mobilisée dans une perspective a-historique du problème de la toxicomanie, semble centrale (Negura et Plante, 2021 ; Seddon, 2016). En soulignant que les femmes ont tendance à choisir des conjoints violents, en employant le terme « conflit » lorsqu’il est question de violence conjugale, c’est implicitement à des facteurs qui relèvent essentiellement de l’individu que les propos réfèrent. Alors que le discours féministe rejette ultimement le blâme sur des dynamiques de pouvoir ancrées historiquement, en particulier la domination patriarcale (Voorhis, 2017). Dans les propos des personnes rencontrées, le parent toxicomane fait ainsi office de métaphore permettant d’expliciter concrètement l’évaluation des déviances comportementales en regard des obstacles qu’elles représentent à la parentalité (Biland et Schütz, 2014), d’une part, et dans un contexte de rupture conjugale, à l’exercice de la coparentalité (Latour et al., 2018), d’autre part. Ce faisant, les conséquences de la violence conjugale et de la violence post-séparation s’en trouvent invisibilisées au profit d’une réaffirmation des injonctions normatives traditionnelles, en particulier celles associées aux responsabilités maternelles (Bernheim et Lebeke, 2014 ; Biland et Schütz, 2014).

Enfin, nous avons aussi un exemple de prévalence sélective dans les propos d’une seule intervenante qui remettait en question les pratiques à la PJ :

On le sait que le conjoint va pas la laisser tranquille, c’est le père des enfants. Mais en même temps, il y a beaucoup d’impuissance de notre part. […] le légal, c’est difficilement conciliable avec les situations de violence conjugale je trouve, pourtant on le sait qu’il y en a des impacts, […] Il y a beaucoup de travail à faire là.

Geneviève

Si le discours féministe demeure exclu de la logique sur laquelle s’appuient les pratiques, les propos montrent néanmoins une reconnaissance des limites du mandat de la PJ.

Discussion

Cette dernière section porte un regard critique sur les implications du recours aux différentes modalités de coexistence des discours dans le contexte spécifique de l’intervention de la PJ dans les situations de MTP. Nous nous pencherons d’abord sur la prévalence sélective du discours légal et continuerons avec les implications pratiques et théoriques du déplacement comme modalité de coexistence des divers discours dans les situations de MTP. Nous terminerons avec un bref retour sur la rareté des situations d’hybridation et sur la place du doute dans le renouvellement des pratiques à la PJ.

Rappelons d’abord que la prévalence sélective constitue une modalité de coexistence où plusieurs discours sont considérés puis récupérés en fonction des besoins et du contexte (Jovchelovitch et Priego-Hernandez, 2015). Dans le cas des interventions de la PJ en situation de MTP, il semble que cette modalité concerne spécifiquement la coexistence des discours légal et professionnel et permette de maintenir le sens des décisions malgré des contradictions pourtant profondes quant à l’identification des situations.

L’enjeu critique principal ici concerne la reproduction des structures en place malgré leur inadéquation avec les expériences vécues. Comment expliquer alors que les intervenants y adhèrent ? Selon nous, il s’agit d’un effet de pouvoir et de vérité du discours légal ; la légitimité de la PJ s’appuie largement sur le discours légal et sur une croyance partagée par les intervenants quant à la validité de sa mission, de ses principes et des critères de décision qu’il prescrit. Ainsi, le discours légal en PJ rassemble plusieurs représentations transsubjectives (Jodelet, 2008) partagées par les intervenants non seulement en termes de connaissances, mais aussi de normes et de valeurs. Comme il s’agit aussi de la source de leur propre pouvoir d’intervention, il n’est pas si surprenant que ce discours soit reproduit même lorsqu’il n’est pas adapté à des situations spécifiques comme c’est le cas de plusieurs situations de MTP.

Les implications pratiques d’un tel état de fait sont toutefois non négligeables puisque, constituant un discours dominant, le discours légal s’impose au discours professionnel sur lequel il maintient un ascendant. Ce faisant, le discours professionnel s’adapte aussi aux angles morts du discours légal, ce qui pourrait expliquer la sous-représentation effective des MTP dans les dossiers de la PJ décriée par plusieurs (Brassard et al., 2020 ; Malo et al., 2017).

Cela nous amène à revenir sur les très nombreuses occurrences où c’est le déplacement, une modalité de rencontre où un discours est mis à l’écart par un autre discours, qui a été identifié. Deux discours ont fait l’objet de déplacement dans nos analyses : le discours féministe et le discours professionnel. En commençant par le discours féministe, cet état de fait comporte de nombreuses implications pratiques, à commencer par la reproduction des dynamiques de subordination des femmes victimes de violence conjugale. Par négation d’une perspective qui se penche sur une dynamique de contrôle et la domination d’un partenaire sur l’autre au profit d’une perspective qui se focalise davantage sur le rôle de chacun dans cette dynamique, les intervenants en viennent à adopter une lecture qui responsabilise aussi les victimes de cette violence (Healy, 2014). Le déplacement du discours féministe en ce sens n’est pas sans rappeler la notion de parentalité qui justement « vise les individus en tant que parent et non pas le couple ou encore la cellule familiale » (Bernheim et Lebeke, 2014, p. 110). Ce principe qui justifie de prioriser l’identité parentale s’avère toutefois problématique dans les situations où une femme est victime de violence conjugale. Cette lecture centralisée sur la relation parent-enfant a un pouvoir normatif d’autant plus puissant qu’il passe par des injonctions qui ne sont pas perçues comme des normes par ceux qui les émettent et les appliquent (De Singly, 2007), par exemple injonction à la coparentalité dans un contexte de violence conjugale.

Considérant les écueils bien documentés des interventions de la PJ en contexte de violence conjugale (Dubé et al., 2020 ; Lapierre et Vincent, 2022), il nous apparaît inquiétant de constater qu’une seule intervenante ait émis un doute face aux pratiques de la PJ dans ces situations. Le doute est toutefois nécessaire à la remise en question des lacunes des pratiques ; il est, en ce sens, nécessaire au dialogue et au renouvellement (Provencher, 2011). Pour nous, le déplacement du discours féministe n’est toutefois pas le seul fait des individus, mais est aussi lié aux discours dominants qui traversent le contexte de la PJ et aux effets de vérité qu’ils entraînent (Foucault, 1994). Sur le plan légal, la définition de la violence conjugale n’est pas dans la LPJ[3], ce qui maintient le caractère alternatif du discours féministe par rapport à la centralité de la notion de responsabilité parentale. Sur le plan managérial, l’effet est peut-être plus insidieux encore puisque les exigences et les pressions à l’efficience imposent un réductionnisme logique où le doute et la nuance sont invalidés (Couturier et al., 2013 ; Le Pain et al., 2021). Cette dernière remarque nous amène à traiter de l’autre discours ayant fait l’objet de plusieurs déplacements, à savoir le discours professionnel.

Pour les intervenants, le déplacement du discours professionnel peut mener à des malaises importants, un sentiment d’impuissance et voire de la détresse morale (He et al., 2021 ; Lambert, 2013). Comme nous l’avons mentionné plus haut, ces malaises et tensions ont déjà été soulignés dans la littérature, en particulier en ce qui a trait à l’intervention en contexte d’autorité et d’aide contrainte (Ricard, 2013). D’autres travaux ont montré que, dans un tel contexte, toutefois, le développement d’une logique d’action appuyée nécessite et résulte de la délibération entre différentes perspectives (Lambert, 2013). Peu de travaux ont toutefois souligné l’importance de l’impasse dialogique et délibérative que représente le déplacement dans la coexistence des systèmes de savoirs ; impasse dont l’écueil principal est d’empêcher une remise en question en profondeur des principes sous-jacents aux pratiques actuelles et donc de nuire à leur potentielle modification (Habermas, 1998 ; Jovchelovitch et Priego-Hernandez, 2015). En résumé, on voit bien que lorsqu’il est question des rencontres des divers systèmes de connaissances issus du discours professionnel et des discours dominants dans le secteur de la PJ, le personnel intervenant est en position subordonnée et se retrouve bien souvent balloté entre les exigences qui s’imposent à lui.

Isolés, les intervenants et les discours professionnels qu’ils portent ne bénéficient pas d’un capital symbolique suffisant pour remédier à cette impasse. D’ailleurs, la rareté des situations ayant donné lieu à une hybridation des discours montre aussi qu’entre soumission ou adhésion aux discours dominants et transsubjectifs (Jodelet, 2008), peu d’options s’offrent au personnel intervenant. En effet, l’hybridation correspond à une modalité de coexistence dialogique. Pour Marková (2007), la dialogicité réfère à « la capacité de concevoir, de créer et de communiquer à propos des réalités sociales du point de vue de l’altérité » (p. 137). Aussi, elle nécessite de reconnaître les limites de ses propres visions, leurs angles morts. En d’autres mots, la rencontre dialogique de deux univers discursifs nécessite une prise de recul et qu’un espace soit donné au doute (Provencher, 2011). En regard des effets des discours dominants identifiés, il nous apparaît clair que ce doute n’est ni encouragé ni valorisé par les structures organisationnelles en place.

Que ce déplacement soit effectué ou qu’il soit subi, il contribue au maintien des structures de pouvoir hiérarchisées et asymétriques en place et qui le sont au détriment des femmes victimes de violence conjugale et de violence post-séparation, mais aussi du développement de la marge de manoeuvre et de la reconnaissance professionnelle des personnes oeuvrant au sein des services de PJ. Nos résultats soutiennent de nombreuses critiques quant aux pratiques de la PJ en matière de violence conjugale (ex. Lapierre et Côté, 2011). Ils montrent toutefois que l’impasse dialogique s’insère plus profondément dans la structure des services et les discours dominants qui les guident. Cibler le personnel intervenant sans toutefois souligner que leur discours professionnel s’adapte au contexte des pratiques serait ainsi erroné. Aussi, nos résultats supportent des cibles de renouvellement intéressées par la structure même de la PJ et les discours dominants sur lesquels cette structure s’appuie pour favoriser l’ouverture et l’apport des discours qui en ont traditionnellement été exclus. Pour Arendt (1972), c’est d’ailleurs cette reconnaissance qui est à la source même du pouvoir, pouvoir d’agir, pouvoir de parler et pouvoir de participer à la construction des connaissances, autant pratiques que savantes.

Enfin, considérant que les orientations actuelles recommandent largement l’intégration et la reconnaissance des voix de groupes qui ont traditionnellement été exclus des discussions quant aux services de PJ (dont les personnes racisées et immigrantes, les Autochtones, les jeunes et les enfants, etc.) (Québec, 2021a), nous croyons qu’il est essentiel de reconnaître d’abord l’impasse dialogique et les effets des discours dominants dans lesquels s’inscrivent les pratiques à la PJ afin de faire place au doute, à l’ouverture et au changement.

Pour finir, cette recherche présente des limites qu’il convient de souligner. En particulier, quelques semaines se sont écoulées entre le moment du recrutement et le début effectif des entrevues. En janvier 2020, plus de 30 intervenants ont signifié leur intérêt pour la recherche et ont partagés leurs coordonnées pour être contactés à partir de mars. Au moment de l’entrée en contact, 18 d’entre eux n’étaient plus joignables pour des raisons de congés à durée indéterminée, de fin d’emploi, de mutation, etc. L’analyse des données s’est adaptée à ce changement et a gagné en profondeur, ce qui a permis l’atteinte de la saturation théorique dans les catégories thématiques qui font l’objet des résultats présentés dans le présent article. Néanmoins, le point de vue de ces intervenants dont la position professionnelle était peut-être moins stable (quelle qu’en eût été la raison) aurait fort probablement apporté un éclairage pertinent pour la présente étude.