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Introduction

Le respect des droits de l’enfant est un élément central pour guider les décisions prises et les gestes faits dans le cadre de la Loi sur la protection de la jeunesse (ci-après LPJ). Or, selon le rapport de la Commission Laurent (2021), les droits des enfants sont souvent bafoués dans une intervention en protection de la jeunesse, comme le dépassement des durées maximales d’hébergement (p. 193), la discontinuité des services ou des placements dans des milieux stables (p. 195 et suiv.), le droit de participer au processus d’intervention et aux procédures judiciaires (p. 66 et suiv.). La LPJ est une loi d’exception qui permet une intrusion importante dans la vie familiale, comme le reconnaît la Cour suprême du Canada : « le droit des parents d’élever, d’éduquer et de prendre soin de l’enfant, notamment de lui procurer des soins médicaux et de lui offrir une éducation morale, est un droit individuel d’importance fondamentale dans notre société » (Children’s Aid Society, 1995, par. 83). L’intrusion de l’État est jugée justifiée, puisqu’elle a l’objectif de mettre fin à une situation de compromission avérée ou présumée (Nouveau-Brunswick, 1998, par. 61 ; PJ 123979[1]). La Cour suprême reconnaît aussi que, paradoxalement, une plus grande intervention de l’État dans la vie privée des familles pour protéger les enfants a comme corollaire une augmentation de protections procédurales judiciaires contre cette intervention (Winnipeg, 2000, par. 76).

Lorsque les droits d’une personne mineure dont la situation est prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (ci-après la DPJ) ne sont pas respectés, il est possible qu’il soit intenté par l’enfant, son avocate[2], ses parents ou une autre personne un recours en lésion de droits. Lorsque la situation n’est pas judiciarisée, les demandes sont reçues par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (ci-après, la CDPDJ) ; lorsque la Chambre de la jeunesse (ci-après le Tribunal) est saisie d’une cause, c’est cependant elle qui est compétente pour traiter d’un tel recours, auquel peut participer la CDPDJ[3].

Le peu de littérature en la matière est probablement en corrélation avec le nombre relativement restreint des cas de lésion de droits examinés par les tribunaux. Les études publiées par des juristes du domaine de la protection de la jeunesse se cantonnent à une analyse juridique présentant les mécanismes en place, les sources de lésion de droits, les mesures ordonnées et analysant les dispositifs législatifs et l’interprétation faite des pouvoirs du Tribunal (Papillon, 2015 ; Ricard, 2021). Considérant que tant la judiciarisation des causes en protection de la jeunesse que le nombre de recours en lésion de droits sont en augmentation (Commission Laurent, 2021, p. 222 ; Bardaxoglou et al, 2020, p. 88)[4], que la lésion de droits demeure assez méconnue des professionnelles du domaine d’intervention et que les analyses strictement juridiques offrent des perspectives limitées dans un domaine qui est par nature multidisciplinaire, l’objectif de cet article est d’apporter un éclairage sur ce recours en protection de la jeunesse en complétant les recherches précédentes d’un regard plus scientifique. C’est par ce regard nouveau sur les enjeux entourant la lésion de droits que nous espérons contribuer à l’avancement des connaissances et des pratiques en protection de la jeunesse et élargir la discussion sur le recours en lésion de droits.

N’ayant pas accès aux dossiers traités par la CDPDJ, notre contribution se base sur un examen de jugements pertinents rendus entre le 1er septembre 2020 et le 31 août 2021. Les 46 jugements identifiés ont fait l’objet d’une recherche de type mixte, incluant un regard plus quantitatif de l’ensemble des décisions et une analyse qualitative de chaque dossier. Cette recherche empirique tend à répondre à diverses questions : quel est le portrait des familles concernées (âge de l’enfant, type de famille, milieu de vie, motifs de compromission) ? Quelles dynamiques s’observent entre les divers acteurs (les parties au litige : parent(s), enfant(s), intervenantes de la DPJ, de même que les avocates, les juges et la CDPDJ) ? Quels sont les motifs et les responsables de la lésion de droits ? Quelle est l’issue du processus et quelles sont les mesures correctrices ordonnées ? Après un bref survol des principes de la lésion de droits et un exposé de la méthodologie de la recherche, nous brosserons un portrait des cas étudiés et terminerons avec une discussion où l’on conclut que le recours en lésion de droits ne fait pas le poids pour rééquilibrer les rapports de force inégaux entre les familles et la DPJ et qu’il ne pallie pas les problèmes d’ordre structurel du système de protection de la jeunesse.

La lÉsion de droits : quelques principes

Nous décrivons ici la lésion de droits, incluant les avenues de dénonciation et les mesures correctrices. Ces notions de base ont déjà été caractérisées dans la littérature, mais il est important d’y revenir pour définir le cadre juridique de cette étude[5].

Qu’est-ce que la lésion de droits ?

La lésion de droits correspond à une situation où un organisme ou une personne, tenu de prendre les moyens nécessaires à l’exécution des mesures ordonnées (art. 92 al. 2 LPJ), n’a pas respecté un droit d’un enfant visé par la LPJ. Il peut s’agir d’un établissement de santé et de services sociaux, d’un établissement scolaire, de professionnels, mais non des parents de l’enfant concerné (Ricard, 2021, p. 620). Il peut, évidemment, s’agir de la DPJ qui est chargée de mettre en oeuvre les mesures qui visent à mettre fin à la situation de compromission.

La loi ne définit pas clairement ce que constitue la lésion ; les dernières décennies de décisions ont permis d’en préciser les contours. Un droit peut être lésé en conséquence d’une action, d’une omission ou d’un manquement, commis sans égard à la bonne ou à la mauvaise foi (PJ 211624, par. 10). La lésion peut concerner une multitude de droits de l’enfant, qu’il s’agisse d’une disposition spécifique de la LPJ, de droits contenus au Code civil du Québec, dans la Charte des droits et libertés de la personne, la Charte canadienne des droits et libertés, la Convention relative aux droits de l’enfant ou encore dans la Loi sur les services de santé et services sociaux ou d’autres lois (PJ 205801, par. 46). La lésion de droits est indépendante de l’existence d’un préjudice qui peut en découler : les conséquences tangibles chez l’enfant – physiques ou psychologiques – n’y sont pas nécessaires (PJ 211624).

Parmi les causes récurrentes de lésion de droits figurent l’absence ou le retard de services de la part d’établissements de santé et le droit à la continuité et à la stabilité des liens et des conditions de vie, faute qui incombe généralement à la DPJ et occasionnellement aux établissements de santé (Papillon, 2015). La CDPDJ expose une liste d’exemples de situations qui peuvent mener à une demande ou à un recours en lésion de droits, comme le défaut d’informer les parents du déplacement de l’enfant d’une famille d’accueil, l’absence de services psychologiques prévus au plan d’intervention ou ordonnés par le Tribunal, ou l’exclusion de l’enfant du processus d’intervention en ne lui offrant pas la possibilité de communiquer ses besoins et ses désirs (CDPDJ, 2022). Le non-respect d’une ordonnance du Tribunal est également une source fréquente de la lésion de droits, bien qu’il ne le soit pas automatiquement (Ricard, 2021, p. 625).

Les avenues de dénonciation

La CDPDJ et le Tribunal ont le pouvoir de surveiller et de faire enquête sur des situations de lésion de droits. À moins que le Tribunal ne soit déjà saisi d’un recours en lésion de droits, la CDPDJ peut enquêter – sur demande ou de sa propre initiative – sur toute situation qui porte à croire qu’un droit a été lésé par les personnes ou les organismes responsables de l’application de la LPJ. En 2020-2021, la CDPDJ a décliné 17 % des demandes d’intervention qui portaient sur une lésion de droits, puisque le Tribunal avait déjà été saisi des mêmes faits (CDPDJ, 2021, p. 28). Lorsqu’elle retient une demande, la CDPDJ peut prendre les moyens nécessaires pour corriger la situation, comme recommander la cessation de l’acte reproché ou l’accomplissement d’une mesure correctrice. En cas de non-respect de ses recommandations, elle peut aussi saisir le Tribunal (art. 23 et suiv. LPJ).

En plus de recevoir des demandes issues de la CDPDJ, le Tribunal peut intervenir dans la situation d’un enfant dont le dossier est judiciarisé et dont les droits auraient été lésés. Le Tribunal peut le soulever de son propre chef ou intervenir à la demande formulée par l’enfant, ses parents ou une autre personne qui est reconnue partie au litige, comme un grand-parent ou la famille d’accueil (art. 81 LPJ). Nous nous intéressons spécifiquement au recours judiciaire en lésion de droits, en étudiant des jugements à ce sujet.

Les mesures correctrices

Lorsque le Tribunal conclut que les droits d’un enfant ont été lésés, il peut ordonner ou recommander des mesures pour corriger la situation (91(4) LPJ). Le choix des mesures est laissé à sa discrétion ; la correction offerte doit être juste, convenable, efficace dans la cessation de la violation du droit (PJ 123979). De plus, les mesures ordonnées doivent viser concrètement l’enfant dont les droits ont été lésés, tout en pouvant profiter plus largement à d’autres enfants, notamment en évitant que la situation ne se reproduise (PJ 123979, par. 22, 25). Certaines mesures peuvent être ordonnées, même si la lésion a déjà été corrigée.

La jurisprudence s’étant développée et les recours s’étant multipliés, les mesures correctrices ordonnées sont désormais qualifiées d’innovantes et diversifiées (Papillon, 2015). Figurent parmi celles-ci le retrait d’une intervenante auprès d’un enfant et la désignation par la DPJ d’une nouvelle intervenante ; l’obligation de suivre une formation pour une intervenante impliquée dans la situation d’un enfant ; l’ordonnance d’offrir les services psychosociaux à un enfant à courte échéance, voire sans délai ; l’obligation pour la DPJ de transmettre à la CDPDJ un rapport tous les trois mois sur l’évolution de la situation ; la transmission du jugement à la CDPDJ. Pendant l’enquête de la Commission Laurent, des juges ont même ordonné que soient transmises aux commissaires leurs décisions portant sur la lésion de droits (Ricard, 2021, p. 633). Malgré des plaidoyers en faveur du paiement de dommages-intérêts, ceux-ci ne font jamais partie des mesures ordonnées par le Tribunal (Papillon, 2015, p. 181 ; Leckey et Bala, 2016, p. 203)[6].

La mÉthodologie de la recherche

Nous avons choisi d’adopter une approche mixte à notre recherche, en mobilisant des outils de la recherche quantitative avant d’effectuer une analyse qualitative – une analyse de discours, plus précisément – des décisions judiciaires. L’intérêt d’une approche mixte était de pouvoir, à la fois rechercher un sens à partir de la mesure et de la répétition des phénomènes et à la fois rechercher l’émergence de sens dans une unique occurrence, par sa complexité et son détail (Stake, 1995, p. 76). L’étude s’est opérée en trois étapes : la collecte de jugements ; le travail de codage quantitatif des décisions judiciaires ; l’analyse qualitative des décisions par des concepts clés.

Trois critères préliminaires circonscrivaient la collecte de jugements : la juridiction (Chambre de la jeunesse, Cour supérieure et Cour d’appel), la date du jugement (entre le 1er septembre 2020 et le 31 août 2021) et le mot clé « lésion de droits »[7]. Nous avons utilisé les moteurs de recherche de la SOQUIJ et de CanLii[8]. Après vérification du contexte, un échantillon de 46 décisions judiciaires a été obtenu.

Lors de la seconde étape, nous avons codé à l’aide d’un gabarit de saisi quantitatif et enregistré les 37 décisions analysant, même sommairement, l’existence d’une lésion. Les variables sont les suivantes : le nombre d’enfants pris en charge dans la même fratrie ; le sexe de chacun des enfants ; l’âge de chacun des enfants ; le statut conjugal du ou des parents ; le motif de compromission ; l’existence d’un placement actuel de l’enfant ; le milieu de placement ; la personne à l’origine du recours en lésion de droits ; la reconnaissance d’autres parties au litige ; l’intervention ou l’absence d’intervention de la CDPDJ ; la précision ethnoculturelle sur l’enfant ; la présence ou l’absence de l’enfant lors de l’audience ; la présence d’une avocate pour représenter le père, la mère ou les parents ; la reconnaissance ou non de la DPJ d’une lésion de droits ; la mise en place de mesures de redressement par la DPJ ; la décision du Tribunal ; en cas de reconnaissance de lésion, les mesures de redressement ordonnées par le Tribunal. Sur le plan statistique, le nombre de cas étant trop faible, il n’est pas possible de tirer d’inférence entre les différentes variables et données, mais plutôt d’esquisser un portrait général.

La troisième étape consistait à analyser isolément et de manière qualitative les dossiers. Cette étape portait donc sur l’interprétation des extraits ciblés afin d’en dégager des caractéristiques, des tendances. L’exercice s’est opéré sur les 37 décisions qui ont fait l’objet d’une première analyse quantitative, de même que sur 8 autres décisions qui font seulement référence à la notion de lésion de droits. Ces jugements sont une forme d’expression judiciaire importante, « caractérisée par sa forme délibérative et par son effet décisionnel » (Bernier et Gagnon, 2018, p. 14). Or, ils sont limités à ce qui a été retenu par le ou la juge quant aux informations sur les débats et la preuve ayant mené à cette décision. Il s’agit donc d’une limite à ce matériel de recherche, puisque nous n’étions pas présentes lors des audiences.

Nous présentons ici les résultats de notre recherche empirique. Ils brossent un portrait général des dossiers judiciarisés où, en cours de processus d’intervention de la DPJ, on allègue une lésion de droits de l’enfant. Notre objectif est de contextualiser les demandes, d’identifier certaines dynamiques entre les divers acteurs et de mettre en lumière l’issue de ces recours. Nous saisirons également les occasions de mettre en discussion nos résultats avec la littérature existante, de même que celles de partager des réflexions critiques et des interrogations.

Le portrait des cas ÉtudiÉs

L’analyse quantitative et qualitative des jugements permet de faire ressortir des données sociales parcellaires au sujet des familles concernées. Les données sont plus complètes quant au rôle des différents acteurs, aux motifs de compromission et aux mesures correctrices.

Les familles concernées

Les décisions concernent au total 64 enfants, dont 39 filles et 25 garçons. Plus de la moitié des causes concerne un seul enfant (21). Les autres décisions touchent soit deux enfants (11) ou trois enfants et plus (5).

Les âges des enfants sont distribués selon les strates suivantes :

  • 0 à 1 an (2),

  • 2 à 6 ans (15),

  • 7 à 12 ans (12),

  • 13 à 15 ans (3),

  • 16 à 17 ans (5).

La grande majorité des demandes en lésion de droits porte sur des enfants de 12 ans et moins (29), une proportion comparable aux statistiques de la DPJ sur l’âge des enfants dont le signalement a été traité (Bilan DPJ, 2020, p. 23 ; Bilan DPJ, 2021, p. 19).

Les données qui ressortent des jugements offrent le profil suivant des familles auxquelles appartiennent les enfants :

  • Des parents hétérosexuels séparés (19).

  • Une famille monoparentale, soit une mère seule et un père non déclaré ou déchu (7).

  • Des parents hétérosexuels dont le lien n’est pas précisé (6).

  • Un couple hétérosexuel (5).

  • Un autre contexte familial (1).

De plus, dans la moitié des décisions (23), au moment du jugement, l’enfant était confié à d’autres personnes qu’à l’un ou l’autre de ses parents :

  • En famille d’accueil de proximité[9] (8).

  • En famille d’accueil (9).

  • En centre de réadaptation (6).

  • Aucune précision sur le type de placement (4).

Ces chiffres sont comparables aux données trouvées dans le plus récent bilan annuel de la DPJ : la moitié des enfants pris en charge a été confiée à des « ressources de type familial », soit des familles d’accueil et des familles d’accueil de proximité (26,1 %), à des « tiers significatifs », généralement des membres de la famille élargie (11,8 %), ou ils ont été placés en centre de réadaptation (9,2 %) (Bilan DPJ, 2020, p. 24).

Nous avons également comptabilisé les motifs de compromissions allégués ou avérés dans les dossiers, parfois nombreux pour un même enfant ou une même fratrie :

  • Négligence (26).

  • Risque sérieux de négligence (15).

  • Mauvais traitements psychologiques (16).

  • Abus sexuels et risque sérieux d’abus sexuels (2).

  • Abus physiques (7).

  • Risque sérieux d’abus physiques (2).

  • Troubles de comportement (7).

Le motif de négligence (souvent combiné au risque sérieux de négligence) et celui de mauvais traitements psychologiques sont largement plus fréquents que les autres. Ces résultats correspondent au contexte général de la protection de la jeunesse : la négligence est le motif de compromission qui fait l’objet de la plupart de prises en charge par la DPJ (49,3 %), suivi des mauvais traitements psychologiques (21,7 %) (Bilan DPJ, 2020, p. 23).

Les acteurs

Dans la grande majorité des causes à l’étude (34), il n’y avait pas d’autre partie au dossier que la DPJ, l’enfant, la mère et le père, lorsque déclaré. Les parents étaient présents lors de l’audience et représentés par avocate dans plus de la moitié des dossiers[10]. Rappelons que les familles à statut socioéconomique faible sont surreprésentées dans les causes de protection de la jeunesse (Cloutier et al., 2008) et qu’il est généralement reconnu que les parents d’enfants visés par des procédures judiciaires en protection de la jeunesse sont admissibles à l’Aide juridique (Costanzo et al., 2022).

La plupart des recours de lésion de droits sont formulés par l’avocate de l’enfant (19), sachant que dans tous les dossiers, une avocate, généralement de l’aide juridique, est chargée de conseiller et de représenter l’enfant. Plus rarement, elle est demandée par la mère (4) ou par le père (2)[11]. Tous les parents qui ont fait le recours en lésion de droits étaient représentés par avocate. Dans un nombre considérable de cas, la lésion est soulevée par le Tribunal lui-même (12). En ces cas, la plupart du temps, au moins un des parents – sinon les deux – n’est pas représenté par avocate.

Les motifs et les responsables de la lésion de droits

Sur les 37 décisions analysées, 20 reconnaissent l’existence de la lésion de droits. Les autres recours sont rejetés (11) ou aboutissent à une mise en garde de la DPJ sans que la lésion de droits soit déclarée à proprement parler (3). Deux décisions prennent acte du recours, mais reportent les débats pour ne pas retarder le processus et rendre une décision sur la compromission ou sur les mesures de prolongation.

Chaque situation est un cas d’espèce. Il y a autant de sources de lésion de droits qu’il y a de causes. Nous avons catégorisé les motifs en fonction des thèmes généraux les plus récurrents et avons donné des exemples tirés du corpus d’analyse pour en faciliter la compréhension :

  1. Droit aux services (11 déclarations sur 12 recours). L’enfant et ses parents ont le droit de recevoir des services de santé et des services sociaux adéquats sur les plans à la fois scientifique, humain et social, avec continuité et de façon personnalisée (8 LPJ). Il est possible de dénoncer une lésion de droits si l’enfant ne reçoit pas ou reçoit tardivement les services psychologiques qui ont été convenus dans le plan d’intervention ou ordonnés par le Tribunal (par ex. : PJ 213173).

  2. Participation et consultation (9 déclarations sur 11 recours). L’obligation de favoriser la participation des parents et des enfants au processus d’intervention (2.3 b), de communiquer adéquatement avec eux (2.4 (2), (3) et 69 LPJ) ; de consulter l’enfant dans la prise des décisions (2.4(4)). Il est possible de dénoncer une lésion de droit de participation et de consultation si l’enfant n’a pas été consulté avant d’être transféré d’un milieu de vie substitut à un autre (par ex. : PJ 212185).

  3. Diligence (9 déclarations sur 10 recours). La diligence dans la protection de l’enfant en tenant compte de ses particularités afin de mettre fin à la situation de compromission et éviter qu’elle se reproduise (2, 2.3 a), 2.4 (5) LPJ. Il est possible de prétendre à une lésion de droits pour manque de diligence si un jeune placé en centre de réadaptation subit des violences sexuelles en raison d’absence de mesures de prévention, alors qu’un autre adolescent qui vit dans le même milieu adolescent « est connu pour ses comportements sexuels intrusifs » (par ex. : PJ 211624).

  4. Intérêt de l’enfant (8 déclarations sur 8 recours). Le devoir de prendre des décisions qui sont dans le meilleur intérêt de l’enfant (3 LPJ, 33 CCQ). Par exemple, il est possible de prétendre que les droits des enfants ont été lésés s’ils ont été déplacés sans que cela soit jugé nécessaire ou dans leur intérêt ou si la DPJ a omis de rapporter des faits importants et graves de ses rapports déposés au Tribunal en soutien à ses recours d’ordonnances (PJ 212922).

  5. Respect d’une ordonnance (4 déclarations sur 5 recours). L’obligation de prendre tous les moyens raisonnables pour respecter les ordonnances du Tribunal, et ce, sans délai (92 et/ou 93 LPJ). On peut prétendre à une lésion de droit, par exemple si la DPJ néglige de saisir à nouveau le Tribunal pour une révision des mesures d’intervention, alors que la situation des enfants le requiert en raison de leur mise en danger répétée (PJ 206874).

Il existe d’autres sources de lésion de droits, comme le manque de transparence de la DPJ ; la violation du droit au maintien dans le milieu familial ; ou le défaut de la DPJ de vérifier les antécédents judiciaires, entre autres.

Quand la lésion est relative à des délais (motifs 1 et 5), nous avons comptabilisé le temps écoulé lorsque celui-ci était disponible, soit dans 11 cas : le délai s’étant écoulé était de 1 à 6 mois (3), de 6 mois à 1 an (5), de plus d’un an (3).

Lorsque l’information était disponible, nous avons noté la position de la DPJ. Dans certaines causes, la DPJ reconnaît les faits reprochés (9) ; dans d’autres, elle reconnaît les faits tout en justifiant la situation et en refusant d’être tenue responsable (6). La DPJ s’oppose régulièrement à ce qu’une lésion de droits soit déclarée (13). Comme justification ou comme motif de rejet du recours, divers arguments sont soulevés. Le manque de collaboration des parents a été invoqué à une reprise, mais cet argument a été rejeté par le Tribunal qui rappelle que « les obstacles posés par les parents dans l’actualisation du suivi social ne peuvent justifier l’inaction de la Directrice dans son devoir d’exécution des ordonnances et son obligation d’avoir accès aux enfants dans leur milieu de vie » (PJ 212347, par. 45). La crise sanitaire de la COVID-19 est souvent mentionnée pour contextualiser ou justifier les délais. Les décisions y réfèrent pour tempérer le retard ou l’absence de services et de soins, mais la pandémie n’est habituellement pas reconnue comme une excuse suffisante pour justifier l’absence de services et nier l’existence d’une lésion de droits (PJ 208586). Enfin, la DPJ se défend à quelques reprises d’avoir utilisé « les moyens raisonnables », ou encore de ne pas être responsable des enjeux structurels qui obstruent le respect de tous les droits des enfants. Le Tribunal tantôt rejette cet argument (PJ 212347), tantôt donne raison à la DPJ et ne lui tient pas rigueur des problèmes d’ordre structurel (PJ 205801), tantôt reconnaît que les facteurs sont multiples et structurels et ne blâme pas la DPJ, mais la tient tout de même responsable d’un état de fait : l’enfant n’a pas reçu les services auxquels il avait droit (PJ 213173).

Dans l’ensemble des décisions analysées, lorsque le Tribunal conclut à l’existence d’une lésion de droits (20), il en attribue la responsabilité à la DPJ. Dans un seul cas, la responsabilité était partagée entre la DPJ et le CISSS auquel elle se rattache.

Les mesures correctrices

Sur les 20 déclarations d’une lésion de droits, 19 sont accompagnées d’une ou de plusieurs mesures correctives. Les mesures correctrices rendues sont les suivantes :

  • La transmission de la décision judiciaire à la DPJ et/ou aux intervenantes au dossier (19) et/ou la transmission de la décision judiciaire à la CDPDJ (17).

  • Une ordonnance de soins et de services (7), souvent avec un délai strict à respecter (5).

  • Un blâme à la DPJ (5).

  • Une ou plusieurs recommandations (4) ou ordonnances (2) sur le plan structurel.

  • Une ordonnance à la DPJ de présenter ses excuses écrites à la famille et à l’enfant (1).

Dans 15 cas, des mesures correctives avaient déjà été mises en place avant l’audience sur la lésion de droits. Par exemple, dans une cause, pour éviter qu’une mesure de contention ou qu’une intervention physique ne blesse un jeune à nouveau, la DPJ avait développé une formation spécifique sur les interventions physiques envers les enfants et les adolescent⋅e⋅s, adressée aux agent⋅e⋅s d’intervention en centre de réadaptation (PJ 211624).

Discussion

La discussion qui suit se base sur l’analyse des jugements recueillis, en examinant des causes plus en détail, suivant les points soulevés dans le portrait ci-dessus. Nous avons choisi notamment de mettre en avant des cas touchant des enfants autochtones afin de reconnaître l’importance de dimensions souvent occultées dans les jugements. La discussion sur les acteurs permet de distinguer les acteurs de premier plan et ceux dont l’absence peut surprendre. Le lien entre les motifs et les responsables est clairement établi dans les jugements. Finalement, la discussion sur les mesures nous mène à peser le pour et le contre des recours en lésion de droits.

Familles : éviter d’invisibiliser les facteurs additionnels de marginalisation

Le portrait général des familles dans l’échantillon de décisions judiciaires correspond, grosso modo, au portrait des familles visées rapportées dans les bilans annuels des DPJ, que ce soit l’âge des enfants, les mesures de placement ordonnées ou les motifs de compromission. Toutefois, à l’exception des familles autochtones, les décisions judiciaires recueillies ne précisent pas les origines ethnoculturelles des familles. Une seule d’entre elles note un problème d’ordre linguistique ayant résulté en une lésion de droits (PJ 214753). Elles ne contiennent pas non plus de précision sur leur statut socioéconomique. Il n’a donc pas été possible d’effectuer l’analyse avec une sensibilité particulière pour l’intersectionnalité (Crenshaw, 1989), malgré la surreprésentation des familles à statut socioéconomique faible (Cloutier et al., 2008) et des familles racisées, en particulier des familles noires (Eid et al., 2011). Toutefois, pour éviter d’invisibiliser l’expérience des enfants autochtones – également surreprésentés (Commission Viens, 2019), nous présentons une analyse succincte des trois décisions de notre échantillon qui concernent de jeunes Autochtones.

Dans les trois cas, la lésion de droits a été soulevée par le Tribunal. Hormis un père, aucun des parents n’était représenté par avocate. À l’exception de ce père – incarcéré et présent par visioconférence – et d’une mère, les parents étaient absents de l’audience. La lésion de droits a été rejetée dans une cause et déclarée dans les deux autres. Dans le premier cas, concernant deux enfants, la juge s’est interrogée sur l’existence d’une lésion au motif que les jeunes ont été confiés à une famille d’accueil allochtone. Elle conclut toutefois qu’il n’y a pas de lésion de droits, puisque l’intervenante a démontré avoir pris tous les moyens nécessaires pour trouver une famille d’accueil autochtone dans la communauté, mais sans succès (PJ 211757 et PJ 211756). Si la lésion de droits n’a pas été déclarée, le manque de familles d’accueil autochtones s’inscrit dans un état de fait problématique et est dénoncé depuis plusieurs années : un manque de ressources criant pour intervenir de manière adaptée dans les communautés autochtones notamment en considération de facteurs historiques, culturels et systémiques (Commission Viens, 2019). Les deux autres décisions ont reconnu la lésion de droits sur la base de l’absence de services auxquels les jeunes avaient droit, et ce, malgré les ordonnances rendues.

Dans la décision PJ 21373, le Tribunal conclut à la lésion du droit de recevoir des services sociaux et services de santé adéquats requis par l’état de l’enfant concerné, âgé de 11 ans. Au moment de l’audience, en 2021, le garçon était toujours en attente d’une évaluation en neuropsychologie qui avait été recommandée par sa pédiatre et l’expertise en orthophonie demandée par la DPJ, en 2015. On note dans la décision que malgré que le jeune bénéficie du principe de Jordan – un programme fédéral visant à permettre à tous les enfants des Premières Nations vivant au Canada d’avoir accès aux services et au soutien nécessaire aux moments opportuns (Canada, 2022) – il n’a pas reçu des services dans des délais raisonnables, notamment en raison des nombreux changements d’intervenantes au fil des années qui ont causé une absence de continuité dans le suivi et les services donnés à l’enfant.

La seconde cause est particulièrement inquiétante. Dans la décision PJ 209340, dans le cadre d’une demande de désistement de la DPJ – soit de mettre fin aux procédures, au motif que le garçon de 12 ans a disparu et est présumé décédé – la juge soulève d’office la lésion de droits. Il s’agit du second jugement en lésion de droits pour ce même jeune, qui a fait l’objet de 21 placements, dont le plus récent avait été ordonné jusqu’à sa majorité, auprès de sa tante et de son conjoint. La première lésion de droits, déclarée en novembre 2019, portait sur le défaut de la DPJ de procéder à l’accréditation de la famille d’accueil de proximité qui s’avérait inadéquate. Le transfert de famille d’accueil a été éprouvant pour le jeune, en plus de l’interdit de contact avec le conjoint de sa tante avec qui il avait tissé des liens forts. La seconde déclaration en lésion de droits date du 19 octobre 2020. Depuis novembre 2019, une nouvelle intervenante a été assignée au dossier et, en raison de son manque de connaissances sur l’organisation des établissements de santé et des besoins du jeune, n’a pas fait le nécessaire pour que le jeune reçoive les soins de pédopsychiatrie et de neurochirurgie ordonnés alors que sa détresse est évidente et connue. Avant même d’être placé sur la liste d’attente, soit quatre mois plus tard, le jeune est porté disparu ; l’hypothèse du suicide est soulevée. La juge déclare la lésion de droits, adresse un blâme à la DPJ, ordonne la signification de son jugement à la CDPDJ à qui elle recommande de mener une enquête et de formuler des recommandations pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise. Il ne nous est pas possible de savoir si une telle enquête a été entreprise. Ce cas tragique rappelle douloureusement les enjeux systémiques et structurels particuliers au système de protection de la jeunesse dans les communautés autochtones pour lesquels nombre de recommandations ont été formulées (Commission Viens, 2019).

Acteurs : les acteurs de premier plan et les absents

Les acteurs principaux sont le Tribunal et l’avocate de l’enfant, ceux-ci soulevant le plus fréquemment la lésion de droits. Le rôle inquisitoire du Tribunal et la réalité de la pratique des avocates – travaillant à grand volume et avec peu de moyens – peuvent expliquer, du moins en partie, que le Tribunal agisse en gardien du respect des droits de l’enfant, même si ce dernier est représenté par avocate. La surveillance du Tribunal semble d’autant plus centrale lorsque les parents ne sont pas représentés par avocate ou lorsqu’il est question d’enfants autochtones.

Pour ce qui est de l’enfant et de son avocate, le langage utilisé est révélateur. Revenons sur le fait que le recours soit intenté par l’avocate de l’enfant (et non par l’enfant même). À l’exception d’une décision où le jugement indique que « l’adolescent demande au Tribunal de déclarer que ses droits ont été lésés » (PJ 213691), les juges réfèrent à l’avocate de l’enfant lorsqu’elle formule le recours en lésion de droits au nom de son client, contrairement aux parents à qui l’on reconnaît l’initiative du recours, même s’ils sont représentés par avocate[12]. Il est possible de soulever comme explications l’incapacité juridique des enfants et leur âge (la plupart ayant 12 ans et moins). Ils ont une influence importante sur la perception des enfants par les professionnel⋅le⋅s du droit (Paré et Bé, 2020, p. 259), de laquelle découle leur absence généralement constatée dans les audiences (Paré et De Bellefeuille, 2021, p. 147). On peut aussi formuler l’hypothèse le fait que certaines avocates soulèvent la question de manière orale, en l’absence des jeunes concerné⋅e⋅s. Toutefois, certaines situations concernent des adolescent⋅e⋅s ou des enfants qui ont la maturité suffisante pour s’exprimer clairement et donner un mandat à leur avocate, dénoncer aussi les injustices qu’ils vivent. Les enfants ont certes des connaissances juridiques limitées, mais c’est généralement le cas aussi de leurs parents. Attribuer le recours en lésion de droits à l’avocate de l’enfant, alors que c’est l’enfant qui est partie à l’instance, participe à diminuer l’agentivité ou le pouvoir d’agir des jeunes, à les tenir en marge, bref, à les invisibiliser. Cette observation préliminaire basée sur les décisions en lésion de droits mérite à notre avis une attention particulière et une recherche approfondie.

Parmi les absents, on note aussi la CDPDJ, qui a pour mission de veiller au respect des droits de l’enfant. La CDPDJ, rappelons-le, est compétente pour les demandes de causes qui ne sont pas judiciarisées ; elle peut aussi être mise en cause dans les recours judiciaires ou en intenter un elle-même lorsque la situation le justifie. Or, elle est exceptionnellement demanderesse et rarement présente[13]. Ricard notait particulièrement les frustrations exprimées par certains juges à l’égard de cette absence (2021, p. 635). Et, même si beaucoup de décisions sont transmises à la CDPDJ, celle-ci n’est pas obligée de faire enquête sur la situation ; il n’y a pas de continuité dans les communications entre le Tribunal et la CDPDJ. En ce sens, il semble exister un circuit incomplet entre les institutions chargées d’intervenir en matière de lésion de droits : il n’y a pas de suivi assuré entre la CDPDJ et le Tribunal, et il n’est pas possible de savoir ce qu’il est advenu de la lésion de droits. Si la CDPDJ se veut le « chien de garde » du respect et de la promotion des droits de l’enfant (CDPDJ, 2022), il paraît étonnant que l’effort concerté des instances de surveillance n’assure pas de suivi dans les causes où il y a une lésion de droits, ni de mesures pour agir en prévention. Précisons qu’au moment de rédiger cet article, la CDPDJ annonçait qu’elle se retirerait des causes judiciarisées en lésion de droits, ce qui sème des réactions vives auprès des acteurs juridiques et judiciaires (Moisan, 2022).

Motifs : les droits lésés et les responsables

Un premier constat est que les droits déclarés lésés sont ceux de la LPJ même si, théoriquement, les recours peuvent concerner des droits d’autres lois également et des droits fondamentaux protégés dans les chartes. D’autres lois sont parfois mentionnées, mais en sus des articles de la LPJ. Notons aussi que les lois et dispositions en cause ne sont pas toujours clairement identifiées. Par exemple, dans une cause, on conclut à la lésion du droit de l’enfant à la sécurité et à la protection ainsi qu’à son droit à l’intégrité physique (PJ 212589). Leckey et Bala avancent pourtant que la source du droit invoqué serait cruciale dans le contexte d’un recours en lésion de droits (2014, p. 189). Leur analyse de l’impact des chartes sur la LPJ pourrait expliquer pourquoi les recours se fondent rarement explicitement sur les droits fondamentaux ; les dispositions de la LPJ refléteraient déjà les droits garantis par les chartes, comme le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Ainsi, le fondement législatif de la lésion peut paraître secondaire, les faits démontrant clairement que l’action ou l’inaction des acteurs a nui à l’enfant.

Le deuxième constat découle directement des droits lésés : ceux-ci ont généralement trait au fonctionnement de la DPJ et de ses acteurs : accès aux services, agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant, respecter les ordonnances, favoriser la participation de l’enfant. Ainsi, la DPJ est principalement responsable de la lésion de droits lorsque celle-ci est déclarée et les problèmes soulevés dans les jugements reflètent ceux relevés dans le rapport de la Commission Laurent (2021).

Mesures correctives : utilité ou futilité ?

Informer la direction de la DPJ ou la CDPDJ est la mesure la plus fréquemment ordonnée. Il est cependant difficile d’évaluer le bénéfice concret de cette mesure souvent dépourvue d’autres mesures correctives, sauf favoriser, peut-être, une surveillance accrue ou déclencher une enquête indépendante de la CDPDJ.

Ordonner des soins et services. Dans toutes les décisions où la lésion est en lien avec le retard ou l’absence de services, l’une des mesures correctrices est d’ordonner (à nouveau) à la DPJ de rendre les services attendus par l’enfant et sa famille. La déclaration de lésion de droits confirme, voire réitère, l’urgence de la situation. Dans le cas d’un jeune Autochtone décédé, malgré une première lésion de droits, à la suite du roulement au sein du personnel de la DPJ et de l’absence de suivi rigoureux, la (seconde) lésion de droits confirme, plutôt, qu’il est trop tard pour redresser la situation.

Au sujet des soins et services, les quelques décisions qui ne font que mentionner la lésion de droits apportent un éclairage supplémentaire : la lésion de droit est invoquée comme moyen de pression sur la DPJ pour faire avancer l’intervention, particulièrement lorsqu’il est question d’offrir des services (PJ 209163 ; PJ 213348). Nommer la lésion de droits dans le débat judiciaire, qui fera l’objet d’une mention dans un jugement, est une manière de garder des traces des manquements de la DPJ, d’accroître sa surveillance. Le même principe vaut pour des situations où l’ensemble des parties reconnaît l’existence d’une lésion de droits, mais estime que la situation a déjà été corrigée et qu’il n’est pas opportun d’intervenir par le biais d’une déclaration formelle (PJ 215109). Deux décisions faisaient état des suites d’une déclaration de lésion de droits antérieure ; dans les deux cas, depuis la déclaration, les adolescent⋅e⋅s avaient reçu les services requis par leur état antérieurement négligé ; leur situation avait évolué positivement (PJ 211751 ; PJ 211286). On peut dire, alors, que la déclaration de lésion de droits a permis de rectifier la situation. Rappelons par ailleurs que dans 15 cas, des mesures correctives avaient été mises en place avant l’audience sur la lésion de droits. Cela témoigne, d’une part, d’un enjeu de délais des procédures judiciaires et, d’autre part, de la pertinence du recours lorsque les mesures correctives ont déjà été mises en place.

Recommander des changements structurels. Ce type de mesure est plus rare ; il s’agit d’une recommandation qui porte sur l’organisation de la DPJ, en lien avec la cause de la lésion. Par exemple :

« RECOMMANDE à la [DPJ] de revoir la façon dont sont documentés et rapportés les incidents impliquant des enfants confiés à des centres de réadaptation en application de la Loi et d’en faire rapport à la [CDPJD] dans un délai de six mois. »

PJ 211624

Les recommandations peuvent agir comme incitatif, notamment parce qu’elles émanent de l’autorité morale du Tribunal. Toutefois, elles ne sont pas contraignantes, aucune conséquence ne peut en découler en cas de non-respect.

Ordonner des changements structurels. Un des jugements de l’échantillon contient des ordonnances d’ordre structurel, comme exiger que la DPJ et le CIUSSS, auquel elle se rattache, revoient le processus d’évaluation des familles d’accueil pour y inclure notamment la consultation systématique des enfants adultes des parents d’accueil (PJ 212922). Il existe une controverse sur de telles ordonnances qui portent sur l’organisation de la DPJ, sans être directement ou strictement liées à l’enfant concerné. En effet, bien que la lésion de droits soit souvent le fait d’une personne, elle reflète un problème plus complexe qu’il est difficile d’identifier avec précision (Ricard, 2021, p. 632). Au moment de rédiger ce texte, une cause à ce sujet – à laquelle participe, par ailleurs, la CDPDJ – doit être entendue par la Cour d’appel (PJ 212877). Bien qu’il soit question d’un débat juridique, l’impact de cette décision sur les pratiques en protection de la jeunesse peut être considérable, puisqu’elle s’inscrit dans le contexte plus général de l’encadrement de l’intervention sociale par le système judiciaire.

Blâmer la DPJ. Contrairement à des préoccupations exprimées sur la fréquence de cette pratique (Ricard, 2021), nous avons trouvé seulement cinq jugements de l’échantillon qui contiennent un blâme adressé à la DPJ. Selon Ricard, la LPJ n’attribue pas de pouvoir de blâme au Tribunal (2021, p. 631). Si l’une des décisions adopte un ton assez neutre (PJ 10956), les autres sont teintées d’un champ lexical plus sévère et émotif, comme : « déplorable » et « choquant » ; « laxisme », « lacune » « vide flagrant » ; « les lésions sont graves et répétitives et elles méritent d’être dénoncées avec vigueur » (PJ 212347 ; PJ 206951 ; PJ 209340). Dans une cause, le Tribunal blâme la DPJ d’avoir lésé les droits du jeune aux motifs qu’il a été maintenu dans un centre d’hébergement où il avait subi une agression sexuelle, et que la DPJ a failli à son devoir de transparence en cachant des faits au Tribunal et en défendant strictement une « position institutionnelle ». Il rappelle que la DPJ « incarne l’autorité étatique » et qu’avec « ces pouvoirs viennent aussi de grandes responsabilités » (PJ 211624, par. 65). Les juges semblent se permettre des commentaires plus sévères lorsqu’il s’agit de situations qu’ils trouvent particulièrement dramatiques ou injustifiées. Là encore, le rôle d’autorité morale du Tribunal se met en oeuvre, ayant un impact sur les rapports entre les acteurs juridiques et les acteurs sociaux, et pouvant en quelque sorte humilier les personnes responsables de la lésion. Comme Ricard, nous nous interrogeons sur le caractère réellement « correcteur » de cette mesure.

Les excuses. Dans une décision, la juge, ayant déclaré la lésion de droits par la DPJ, a exigé que celle-ci présente ses excuses aux deux enfants, un garçon âgé de 10 ans et une fille âgée de 4 ans, et à leur mère (PJ 212922). Le recours en lésion de droits avait été intenté par la mère des enfants, pour plusieurs motifs, dont le maintien des enfants dans une famille d’accueil inadéquate, le retard important dans les services dont ils avaient besoin, le manque de diligence dans leur protection et le manque de transparence de la DPJ envers le Tribunal. La juge a reconnu l’ensemble de ces motifs, en plus de celui de ne pas avoir favorisé l’intérêt des enfants dans les décisions prises à leur sujet. Même si elle considère que la DPJ a maintenu une position « déraisonnable, voire indéfendable », plutôt que de lui adresser un blâme qu’elle considère sans « aucune portée ni effet », elle exige que la DPJ formule des excuses. Elle réfère aux principes de la justice réparatrice et estime les excuses bénéfiques pour « apporter une consolation aux enfants [et à la mère] » (par. 701 à 704).

Ce portrait porte à réflexion. Les mesures correctrices paraissent accessoires à la déclaration de lésion de droits, qui est d’abord et avant tout une tache dans un dossier de la DPJ : celle du constat de l’échec de l’intervention sociale (Ricard, 2021, p. 636). Il n’est pas étonnant alors que la mesure ordonnée le plus souvent est celle d’informer les dirigeant⋅e⋅s de la DPJ et de la CDPDJ. Il s’agit d’une manière de rendre public cet échec, et d’inviter les autres figures d’autorité intéressées à agir par une surveillance accrue, des recommandations ou l’adoption de mesures concrètes laissées, cela dit, à leur discrétion. Les autres mesures correctrices sont souvent des ordonnances calquées sur les précédentes au sujet des services attendus par l’enfant et sa famille ; elles sont toutefois chargées d’une plus grande urgence. Le blâme, qui n’a pas de portée juridique, constitue la manifestation par excellence de l’autorité morale du Tribunal. L’avenue des excuses nous paraît intéressante, dans une perspective de favoriser de bons rapports et la réconciliation de la DPJ et des familles. Paradoxalement, que le Tribunal ordonne à la DPJ de formuler des excuses peut être perçu comme un aveu clair de l’inefficacité du recours judiciaire à la lésion de droits. Enfin, les recommandations sur le plan structurel ne sont pas contraignantes et les ordonnances sur le plan structurel sont contestées : dans tous les cas, les pouvoirs du Tribunal sont limités. De réels changements organisationnels peuvent difficilement en découler, comme en témoignent les causes portant sur de jeunes Autochtones. Le recours en lésion de droits nous paraît, alors, tantôt utile et tantôt futile.

Conclusion

L’intervention sociale en protection de la jeunesse est une intrusion dans une famille. Elle est encadrée par un mécanisme juridique et judiciaire pour assurer un respect du droit des familles et des enfants qui font l’objet de cette intrusion. En ce sens, le recours en lésion de droits en est un de correction, mais sert également de mécanisme de surveillance de la DPJ.

Si nous avons pu établir les motifs qui sous-tendent les recours en lésion de droits, il est possible de se questionner, plus largement, sur les causes réelles ayant mené à la lésion. En ignorant les causes à l’origine de la lésion, il est difficile pour le Tribunal d’ordonner des mesures concrètes pour y remédier ou éviter que la situation ne se reproduise (Ricard, 2021, p. 632). La Commission Laurent identifie des causes structurelles, largement connues et documentées : le manque de ressources et surcharge de travail du personnel de la DPJ et des services sociaux ; le roulement de personnel, causé notamment par les conditions de travail difficiles ; la multiplication des délais administratifs, de traitement d’obtention des services. Le manque de connaissances du droit chez les intervenantes a également été identifié comme représentant un risque accru de violation des droits de l’enfant ; il s’agirait d’une cause sous-jacente fréquente des demandes d’enquête sur la lésion de droits formulées à la CDPDJ (Bardaxoglou etal., 2020, p. 88).

Un recours en lésion de droits s’inscrit dans l’objectif que les droits des enfants soient (toujours) respectés. Or, il s’agit d’un mécanisme de dernier recours, puisqu’il s’inscrit à une étape où le « mal est déjà fait ». Dans notre recherche, l’autrice de ce mal était la DPJ, souvent perçue par les familles comme pouvant « tout se permettre ». Le Tribunal – à l’image du système judiciaire de façon générale – a tendance à reproduire les inégalités sociales (Bernheim et Coupienne, 2020). Le recours en lésion de droits représente alors un mécanisme pour rééquilibrer – ou donner l’impression de rééquilibrer – les forces entre les parties, soit entre la DPJ, les parents et les enfants. Toutefois, il semble que le recours, et particulièrement les mesures correctives, a généralement peu de portée. C’est davantage dans les dynamiques entre les acteurs que le recours semble avoir un effet, particulièrement par l’autorité morale du Tribunal sur les acteurs juridiques et sociaux. En ce sens, une recherche empirique pour connaître l’opinion des acteurs sociaux et juridiques du milieu, de même que celle des familles concernées, nous semble tout indiquée.