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INTRODUCTION

La raison d’être des tribunaux est de trancher les différends de manière impartiale à partir de la preuve et des faits soumis, selon les règles de droit applicable. Le processus judiciaire est alors un moyen d’assurer que justice soit rendue, sans égard aux ressources et au contexte social, économique ou culturel des parties au litige. Cependant, la réalité est tout autre. La capacité de revendiquer ses droits devant les tribunaux diffère d’une partie à l’autre selon le contexte socioéconomique et les ressources disponibles (Bernheim et Coupienne, 2019 ; Sandefur, 2008). Le système judiciaire perpétue les rapports de pouvoir déjà présents en société : les privilèges de certains groupes sociaux tendent à les avantager devant les tribunaux, alors que les groupes sociaux désavantagés le seront également au sein du processus judiciaire (Galanter, 1974). Plutôt que de préserver la justice et le sentiment de justice, les tribunaux creusent davantage les déséquilibres et accentuent le rejet social (Baranès et Frison-Roche, 2009). Terrain des conflits qui opposent la Direction de la protection de la jeunesse (ci-après DPJ) aux parents et aux enfants dans les situations de maltraitance infantile, la Chambre de la jeunesse est témoin des rapports de pouvoir entre l’État et les familles.

Les familles suivies pour négligence sont surreprésentées dans le système de la protection de la jeunesse par rapport aux familles suivies pour d’autres motifs de compromission (CSDEPJ, 2021 ; Bilan DPJ, 2019). Selon la loi, la négligence consiste à omettre – volontairement ou non – de pourvoir aux besoins de base de l’enfant, de lui fournir des soins de santé adéquats et nécessaires ou de le surveiller et d’assurer sa scolarisation. Le risque sérieux de négligence consiste en une forte probabilité que l’enfant soit victime de négligence. Cette forme de maltraitance infantile touche particulièrement les personnes marginalisées et défavorisées ; la précarité financière, les problématiques de santé mentale et la toxicomanie sont des facteurs centraux à l’identification de ce motif de compromission (Trocmé et al., 2013 ; Schumaker, 2012).

Cette précarité socioéconomique rend ces familles moins disponibles et plus vulnérables dans leurs rapports aux institutions sociales et judiciaires. Dans la perspective où l’objectif de l’intervention en protection de la jeunesse est de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant, généralement en corrigeant les lacunes parentales (Pouliot et Turcotte, 2019), ces familles se retrouvent, malgré elles, en situation de subordination sociale. Le suivi social instaure une dynamique de pouvoir où l’intervenante sociale possède une ascendance sur la gestion de la situation familiale et sur l’approche d’aide à privilégier (Suissa, 2015). Les familles se voient prises en charge par le système et leurs opinions et préoccupations font l’objet d’une redéfinition juridique et clinique en fonction des mandats de la Loi sur la protection de la jeunesse (ci-après Lpj) (Lacharité, 2015). La participation des familles au processus judiciaire, lorsque le dossier de l’enfant est judiciarisé devant le Chambre de la jeunesse, est alors modulée par ce rapport de pouvoir défavorable.

La participation s’entend du fait de prendre volontairement part au système de justice, d’exprimer son opinion et d’être entendu par le tribunal (BIDE, 2009, p. 82-83). Elle se manifeste de plusieurs façons : déposer une demande judiciaire, recourir aux services d’un.e avocat.e, permettre à un.e avocat.e de s’adresser au tribunal en son nom, exiger de recevoir des explications ou des informations sur le processus judiciaire, témoigner devant la Cour ou déposer des documents en preuve. La participation est un droit accordé aux parents et à l’enfant et un élément essentiel de leur accès à la justice (Lpj, art. 2.3). Elle permet non seulement aux familles de faire valoir leur position, mais aussi de revendiquer leurs droits, lesquels impliquent le maintien des liens familiaux. Les lacunes dans la participation des familles observées par la Commission Laurent et la recherche (Paré et de Bellefeuille, 2021) proviennent davantage de l’application de la loi que de la loi elle-même qui reconnaît le droit à la participation de l’enfant et de ses parents (Lpj, préambule, 4.3 et 4.5 a) ; CcQ, art 34).

Il apparaît donc pertinent de documenter comment se manifeste la participation des familles suivies pour négligence à la Chambre de la jeunesse. Il sera d’abord question 1) d’explorer le contexte judiciaire entourant la participation des familles pour ensuite 2) décrire le cadre méthodologique de la recherche. 3) Les résultats sur la participation des familles lors de l’audience seront enfin présentés.

LE CONTEXTE JUDICIAIRE DE LA PARTICIPATION DES FAMILLES

La Chambre de la jeunesse intervient à la suite de l’évaluation d’un signalement et de la déclaration de la compromission à la sécurité ou au développement de l’enfant par la DPJ. À l’étape de l’orientation, la DPJ choisit entre le processus volontaire (intervention de courte durée ou mesures volontaires) ou le processus judiciaire. Ce choix dépend du niveau de reconnaissance et de collaboration de la famille, de l’urgence dans la situation de l’enfant, de la nécessité d’un arbitre neutre pour trancher un différend avec la famille ou de l’expiration des mesures volontaires (MJQ, 2010). Lorsque le choix de la DPJ est la judiciarisation du dossier, elle présente une demande judiciaire à l’intention du juge et des autres parties, décrivant la situation familiale problématique. Bien que plus rare, l’enfant et ses parents peuvent aussi instituer une demande judiciaire, pour réclamer, par exemple, la fermeture du dossier ou la modification d’une décision judiciaire antérieure.

Le processus judiciaire comprend plusieurs étapes, se divisant en enquêtes provisoires (d’urgence) et en enquêtes sur le fond (jugement final). La Chambre de la jeunesse entend des enquêtes provisoires lorsqu’une situation urgente menace la sécurité ou le développement de l’enfant. Dans ce cas, les mesures de protection ordonnées sont temporaires et visent à assurer la protection de l’enfant jusqu’à la prochaine date de cour. La Chambre de la jeunesse entend deux types d’enquêtes sur le fond. La première est l’enquête en protection qui vise à déterminer si l’enfant subit une situation de maltraitance et à appliquer les mesures de protection appropriées à long terme. La seconde est l’enquête en révision ou en prolongation qui évalue si la sécurité ou le développement de l’enfant sont toujours compromis et si la présence de la DPJ et du tribunal est toujours requise. Des négociations entre les parties ont lieu tout au long du processus judiciaire, à l’extérieur de la salle d’audience (Costanzo, Bernheim et Coupienne, 2023).

Au moment de l’enquête en protection, la DPJ a le fardeau de démontrer la compromission de l’enfant et la nécessité d’assurer sa protection par différentes mesures à mettre en place par une intervention sociale. Pour obtenir gain de cause, elle présente généralement une preuve testimoniale (témoignage de l’intervenante sociale et de plusieurs autres témoins, par exemple des psychologues, des médecins, la famille d’accueil) et une preuve documentaire, comme des rapports faisant état de la situation de maltraitance (MSSS, 2010, p. 644). S’ils ne sont pas en accord avec les recommandations de la DPJ, les parents et l’enfant doivent présenter une défense. Pour ce faire, ils peuvent témoigner (participation directe), appeler des témoins à la barre et présenter une preuve documentaire pour contredire la position de la DPJ (participation indirecte).

Une fois le dossier judiciarisé, il n’y a pas de retour en arrière. Le juge joue le rôle d’arbitre et tranche le litige qui oppose la DPJ et la famille. Il peut aussi valider un projet d’entente entre les parties, soit une entente survenue à l’extérieur des murs du tribunal et qui facilite l’adhésion des parents aux mesures de protection proposées par la DPJ. Le juge rend un jugement pour justifier sa décision et émet deux types d’ordonnances : 1) sur les motifs de compromission à la sécurité ou au développement de l’enfant – abandon, négligence, mauvais traitements psychologiques, abus sexuel, abus physique, troubles de comportement sérieux (Lpj, art. 38, 38.1) – et 2) sur les mesures de protection – garde de l’enfant par ses parents ou son placement dans un milieu de vie substitut, retour progressif dans le milieu familial, modalités de contacts entre l’enfant et ses parents, interdiction de contact, suivis en santé et en services sociaux, retrait de l’exercice de certains attributs de l’autorité parentale et plus encore (Lpj, art. 91). Le juge rend d’abord un jugement à l’oral, reproduit dans un procès-verbal d’audience, et soumet par la suite un jugement à l’écrit. Les ordonnances ont un caractère exécutoire, toutes les parties doivent s’y soumettre (Lpj, art. 134) et leur exécution est confiée automatiquement à la DPJ (Lpj, art. 92, 93). Elles sont contraignantes et ont une incidence majeure sur la vie quotidienne des familles. Elles régissent des sphères intimes de leur vie privée comme l’endroit où l’enfant vivra, quand et dans quelles circonstances l’enfant et ses parents pourront se voir ou se parler, qui peut être présent lors des contacts et plus encore.

La participation des familles au processus judiciaire est alors d’une importance capitale considérant les enjeux qui y sont débattus. Cette participation est toutefois circonscrite par les fonctions et les responsabilités que la DPJ partage avec la Chambre de la jeunesse. L’intervention sociale surplombe l’intervention judiciaire et le rapport de subordination sociale entre la DPJ et la famille se reproduit sur la scène judiciaire (Dumbrill, 2006).

LA CHAMBRE DE LA JEUNESSE COMME TERRAIN DE RECHERCHE

Dans le cadre d’un projet de recherche de plus grande envergure portant sur la construction sociale de la négligence infantile, 100 dossiers judiciaires actifs d’enfants suivis en protection de la jeunesse, ouverts entre 2016 et 2019[1], ont été sélectionnés au greffe de la Chambre de la jeunesse de Montréal[2]. Au total, 5753 dossiers judiciaires ont été ouverts entre 2016 et 2019 tous motifs de compromission confondus[3]. L’échantillon représente 1,7 % de tous les dossiers, incluant les autres motifs de compromission. Il s’agit d’un échantillon aléatoire – sélectionné au hasard à partir de la méthode du dé (chiffres entre 1 et 5) – avec un seul critère de sélection de départ : le motif de compromission de négligence – sur les plans physique, de la santé et éducatif ainsi que le risque sérieux de négligence. Les dossiers judiciaires de la Chambre de la jeunesse sont destinés à l’usage du juge uniquement et sont confidentiels. Ils contiennent plusieurs documents : les demandes judiciaires, les pièces déposées par les parties, les procès-verbaux d’audience (ci-après PV), les jugements, divers documents relatifs à la fixation de date et aux procédures. À travers les documents qu’ils contiennent, les dossiers judiciaires retracent le parcours de la famille et témoignent des pratiques judiciaires.

Sur les 100 dossiers judiciaires, 89 dossiers[4] ont pu faire l’objet de la présente analyse qui étudie exclusivement, à partir des PV, l’enquête en protection, car c’est à cette étape du processus judiciaire où le tribunal rend sa décision finale sur le(s) motif(s) de compromission à la sécurité ou au développement de l’enfant. Les PV relatifs aux mesures d’urgences et aux enquêtes en prolongation ou en révision ont été exclus de l’analyse. Les données recueillies à l’intérieur des PV sont 1) la présence et la représentation par avocat.e.s en salle d’audience (Tableau 1) ; 2) le temps (en minutes) de la preuve testimoniale à l’audience et le nombre de pièces documentaires déposées dans chaque dossier (Tableau 2) ainsi que 3) l’influence des contestations de la famille sur les ordonnances relatives au(x) motif(s) de compromission et à la garde ou au placement de l’enfant (Tableaux 3 et 4). En plus de l’analyse des PV, il a fallu, à plusieurs occasions, consulter les rapports déposés par la DPJ et les jugements en protection lorsque les PV étaient incomplets.

Les PV constituent une source riche d’information sur le déroulement d’une audience (Figure 1), mais l’accès à ce qui y est dit est limité – les négociations entre les parties, les échanges entre le juge et les avocat.e.s, les questions posées en interrogatoire et contre-interrogatoire, la teneur des témoignages –, car ils ne reproduisent pas textuellement tout ce qui est dit, contrairement aux notes sténographiques. Cependant, les PV se prêtent bien à l’analyse quantitative, car ils rapportent des faits quantifiables: positions de chaque partie, présence ou absence des parties à l’audience, nombre de témoins, durée des témoignages, pièces déposées et ordonnances du tribunal.

Figure 1

Collecte de données – Caractéristiques du procès-verbal d’audience

Collecte de données – Caractéristiques du procès-verbal d’audience

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Les résultats relatifs à la participation des familles suivies pour négligence à la Chambre de la jeunesse reposent essentiellement sur l’analyse de contenu à partir de statistiques descriptives. Les statistiques descriptives ont été exploitées à l’aide du logiciel SPSS[5] afin de 1) déterminer le niveau de participation de chaque partie en termes de temps de parole et de dépôt de pièces documentaires (Figure 1) et de 2) comparer les recommandations de la DPJ sur les motifs de compromission et les mesures de protection aux ordonnances rendues par le tribunal, tout en soupesant l’influence des contestations des parents et de l’enfant (Figure 2). L’analyse statistique a permis de comparer la nature et la récurrence des recommandations, des contestations et des ordonnances. De façon subsidiaire, une analyse de contenu documentaire a été effectuée afin de saisir la nature des pièces documentaires ainsi que la teneur des recommandations de la DPJ, des ordonnances de tribunal et de la contestation des familles en ce qui concerne les motifs de compromission et la garde de l’enfant.

Figure 2

Collecte de données – Analyse comparée des recommandations de la DPJ, de l’ordonnance judiciaire et des contestations de la famille

Collecte de données – Analyse comparée des recommandations de la DPJ, de l’ordonnance judiciaire et des contestations de la famille

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LA PARTICIPATION DES FAMILLES À LA CHAMBRE DE LA JEUNESSE 

De l’irrégularité de la présence et de la représentation légale en salle d’audience

Les parties au litige à la Chambre de la jeunesse sont la DPJ, les parents et l’enfant (Lpj, art. 81). Tous les dossiers impliquent minimalement une intervenante sociale et un enfant. Dans cet échantillon, la mère est partie à tous les dossiers, sauf un où elle est décédée. Le père est une partie dans 67 dossiers, autrement il est non reconnu légalement, décédé ou déporté à l’extérieur du pays. Une majorité de parents assiste à l’audience sur l’enquête en protection[6] (Tableau 1). Cependant, considérant les enjeux débattus et leurs impacts sur la vie des familles, notamment la garde ou le placement de l’enfant et les modalités de contacts, ces résultats sont peu élevés. L’absence d’environ 20 % des parents peut s’expliquer par plusieurs raisons : démobilisation, manque d’organisation, expérience difficile qu’implique le passage à la Chambre de la jeunesse (Dumbrill, 2006 ; Sellenet, 2015). Pour les familles, le tribunal est un environnement peu familier, voire intimidant. Dans l’étude de Beaudoin et al. (1995), menée auprès de 45 parents dans le but de recueillir leur perception des motifs de judiciarisation, les parents racontent y vivre une expérience stressante et humiliante. Le Tableau 1 montre que les enfants sont plus rarement présents en salle d’audience, ce qui s’explique, en partie, par le jeune âge de l’échantillon. La majorité des enfants (57 %) sont dans la petite enfance (5 ans et moins). De ce pourcentage, près de 20 % sont âgés de moins d’un an. Les enfants de 6 à 11 ans constituent 22,5 % de l’échantillon, alors que les adolescents (entre 12 et 17 ans) en constituent 20 %. Des adolescents, 72 % étaient présents au moment de l’audience en protection. Les PV sont muets quant à l’absence de l’enfant en salle d’audience, sauf l’un où il s’agit du choix de l’adolescente : « l’adolescente ne souhaite pas être présente dans la salle » (dossier 71).

Tableau 1

Synthèse des caractéristiques relatives à l’audience en Chambre de la jeunesse

Synthèse des caractéristiques relatives à l’audience en Chambre de la jeunesse

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Alors que les intervenantes sociales et les enfants sont systématiquement représentés par avocat.e.s – respectivement par le contentieux de la DPJ et la Commission des services juridiques – les parents, qu’ils soient présents ou non le jour de l’audience, peuvent mandater un.e avocat.e pour représenter leurs intérêts. Les mères (78 %) sont plus souvent représentées par avocat.e que les pères (52 %) (Tableau 1).

À titre d’exemple, Biland et al. (2020), dans une recherche en Chambre de la famille, soutiennent que la précarité financière plus grande des mères et la charge des enfants plus fréquente auprès d’elles rendent plus probable l’accès à un.e avocat.e rémunéré.e par l’Aide juridique. Bien que l’état des connaissances rapporte une disparité dans les revenus et la représentation légale des pères et des mères, il n’est pas possible dans cette recherche de se positionner clairement puisque le revenu réel et les raisons qui poussent les parents à être représentés par avocat.e.s ou non sont inconnus.

Les mères sont à la fois présentes et représentées par avocat.e.s dans 69 % des dossiers, alors que pour les pères il s’agit de 48 % des dossiers (Tableau 1). Dans le cas des mères, la représentation a principalement pour but de les accompagner en salle d’audience alors que pour les pères, elle est plus ambivalente et contribue, la moitié du temps, à les accompagner ainsi qu’à les remplacer et agir en leur nom. Les données sur la présence des parents en salle d’audience et leur représentation ont été à nouveau croisées dans le but de relever l’absence totale de participation. À l’occasion de 18 % des audiences, au moins un parent est absent et non représenté, ce qui signifie qu’il ne peut d’aucune manière revendiquer ses droits et faire valoir sa position et ses intérêts auprès du tribunal. Ces audiences se sont majoritairement soldées (63 %) par un placement dans un milieu de vie substitut. Considérant l’enjeu qu’est le placement de l’enfant pour le maintien des liens familiaux, il s’avère d’autant plus important pour les familles de faire valoir leurs revendications à la Chambre de la jeunesse.

De l’inégalité de la preuve devant le tribunal

La preuve testimoniale est courante à la Chambre de la jeunesse, mais les parties n’y sont pas tenues. Elles peuvent s’adresser au tribunal par l’entremise de leurs avocat.e.s sans avoir à témoigner. La DPJ présente une preuve testimoniale 87 % du temps, alors que les mères (48 %), les pères (48 %) et l’enfant (8 %) le font moins souvent (Tableau 2). La durée totale des témoignages pour chaque partie varie grandement, passant de 5 minutes à plusieurs heures par audience. En moyenne, la DPJ témoigne 48 minutes, alors que les familles témoignent moins longtemps (Tableau 2). Il ressort de l’analyse qualitative que les parents s’adressent fréquemment au tribunal par témoignage pour donner leur opinion sur un passage du rapport de la DPJ ou pour faire état des nouveaux développements dans leur situation, sans contester les demandes de la DPJ.

Tableau 2

Synthèse de la présentation de la preuve testimoniale et documentaire par les parties[7]

Synthèse de la présentation de la preuve testimoniale et documentaire par les parties7

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Dans les dossiers analysés, la DPJ dépose des pièces documentaires dans tous ses dossiers, à l’exception d’un désistement – en raison de la fin de la situation de compromission. L’analyse permet d’observer que la preuve documentaire est constituée des rapports rédigés par les intervenantes sociales au dossier : rapport d’évaluation du signalement, rapport d’orientation, étude de la situation sociale de l’enfant. Ces rapports constituent la base de la preuve soumise au tribunal puisqu’ils font état du suivi social de l’enfant et ses parents (Bernheim et Coupienne, 2019). Elle contient également des évaluations – capacités parentales, psychologiques, psychiatriques – et des documents provenant d’institutions gouvernementales – rapports d’événements de corps policiers, antécédents judiciaires des parents, feuille sommaire d’hospitalisation à l’urgence, tests de dépistage et plus encore. La preuve documentaire déposée par les familles est beaucoup moins étoffée. Les mères déposent des pièces à l’occasion de 14 % des audiences et les pères à l’occasion de 12 % des audiences. Les pièces déposées par les parents sont majoritairement des lettres d’organismes communautaires attestant de leur participation à un programme (dépendance, agressivité, santé mentale, etc.). Ces pièces visent, dans la majorité des cas, à faire la preuve d’une collaboration avec les services sociaux et d’une volonté de mettre fin à leurs difficultés. La seule pièce déposée par un enfant dans l’ensemble des 89 dossiers n’appuie pas un argumentaire en sa faveur. Il s’agit d’un projet d’entente entériné précédemment dans une mesure d’urgence.

Les résultats concernant la preuve testimoniale et documentaire montrent que la DPJ en mène large sur la scène judiciaire. Cela peut s’expliquer par le fardeau de preuve qui lui incombe, toutefois il reste que les parents s’expriment peu pour se défendre. Il est préoccupant de voir que la famille prend peu de place dans la preuve déposée lors de l’audience, autant par la prise de parole que par des justifications écrites.

Enfin, les résultats dévoilent une absence des enfants du processus judiciaire, à l’instar d’autres recherches sur la participation des enfants (Paré et de Bellefeuille, 2021 ; CSDEPJ, 2021). Le procureur à l’enfant présente peu souvent de preuve testimoniale au soutien de la défense de son jeune client et laisse aux autres parties, DPJ et parents, le soin de présenter la preuve documentaire au dossier. Il est cependant observé des PV que l’avocat.e d’un enfant en âge de mandater[8] – c’est-à-dire de donner son avis, d’exprimer sa position – présente oralement la position de son client au tribunal sans le faire témoigner. Si le procureur à l’enfant agit sous mandat légal[9], il fait part de son opinion suivant la preuve entendue. Ces constats vont dans le sens des recherches qui concluent que la forme des témoignages actuels en salle d’audience n’est pas un moyen de participation optimal pour l’enfant puisqu’il ne sert pas à s’exprimer, mais plutôt à établir un argumentaire à partir d’un interrogatoire et d’un contre-interrogatoire (Paré et de Bellefeuille, 2021). L’enfant devrait plutôt faire valoir ses droits et ses opinions à travers une forme de témoignage adaptée à son âge et à son développement, en compagnie de son avocat.e et d’une personne de confiance, sans avoir à répondre aux questions des autres parties. Bien que la participation de l’enfant soit essentielle à la détermination de son meilleur intérêt, la structure actuelle du processus judiciaire lui permet difficilement d’y prendre part autrement que par la voix de quelqu’un d’autre.

Les résultats obtenus s’inscrivent en continuité des recherches existantes sur le processus judiciaire de la Chambre de la jeunesse qui dévoilent des inégalités sociales entre les parties d’un litige en protection de la jeunesse (Bernheim et Coupienne, 2019 ; Bernheim, 2015 ; Suissa, 2015 ; Dumbrill, 2006). Les résultats révèlent un déséquilibre dans la capacité des familles à participer à l’audience et à présenter une preuve. La représentation par avocat.e.s inégale d’un dossier à l’autre, l’écart disproportionné entre le nombre de pièces documentaires déposées par chacune des parties et le temps de témoignage variable laissent envisager que le déséquilibre dans la participation de chacune des parties provient, entre autres, d’un déséquilibre des ressources mises à leur disposition.

De la légitimation judiciaire d’une intervention sociale coercitive

La participation des familles aux décisions judiciaires a été documentée en comparant les recommandations de la DPJ aux ordonnances rendues par le tribunal, tout en soupesant quantitativement l’influence des contestations des parents et de l’enfant. Cette comparaison s’est limitée 1) aux motifs de compromission et 2) à la garde de l’enfant ou à son placement dans un milieu de vie substitut.

Dans cette étude, toutes les demandes judiciaires ont été instituées par la DPJ, car il s’agit de l’étape de l’enquête en protection. Ces demandes ont toutes été accueillies (98 %) – le juge a reconnu le bien-fondé des demandes de la DPJ – à l’exception d’une demande rejetée par le tribunal (1 %) et d’un désistement de la DPJ (1 %) (Tableau 3). Le motif de compromission à l’article 38 b) Lpj le plus souvent retenu par le tribunal est le risque sérieux de négligence (75 %), suivi de la négligence sur le plan éducatif (25 %), de la négligence sur le plan physique (24 %) et de la négligence sur le plan de la santé (11 %).

Sur l’ensemble des dossiers, les familles ont peu contesté (39 %) – manifesté leur désaccord – les recommandations de la DPJ (Tableau 3).

Tableau 3

Caractéristiques des ordonnances de l’enquête en protection (art 38 Lpj)

Caractéristiques des ordonnances de l’enquête en protection (art 38 Lpj)

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Quant aux motifs de compromission, le tribunal a retenu près de 9 fois sur 10 les mêmes motifs que ceux recommandés par la DPJ (88 %). Les familles n’ont par ailleurs que contesté les motifs recommandés dans 8 % des dossiers (Tableau 4). Il n’y a pas de tendance quant aux motifs différents des recommandations de la DPJ retenus par le tribunal. L’analyse qualitative a permis d’observer que le tribunal a retiré ou a ajouté des motifs indépendamment des recommandations de la DPJ et de la contestation par les familles. Le tribunal n’est pas lié par les demandes des parties et il prend sa décision finale selon l’ensemble de la preuve soumise.

Sur le plan de l’ordonnance sur la garde ou le placement de l’enfant, dans 93 % des dossiers le tribunal ordonne ce qui est recommandé par la DPJ (Tableau 4). Cependant, seulement 26 % des dossiers ont fait l’objet d’une contestation de la famille (Tableau 4). Sachant que six dossiers contestés sur la garde ou le placement ont eu gain de cause en totalité ou en partie, c’est près des trois quarts des dossiers contestés par les familles qui n’ont pas eu d’influence sur l’ordonnance du tribunal. Dans la majorité des dossiers contestés, les familles s’opposent à la recommandation d’un placement dans un milieu de vie substitut et demandent le retour de l’enfant dans son milieu familial. Cependant, quelques contestations sont plus conciliantes et demandent un retour progressif avant la fin de l’ordonnance ou de rassembler la fratrie dans une même famille d’accueil. Les résultats révèlent que les parents obtiennent gain de cause en totalité seulement dans deux des dossiers contestés sur six. Dans les autres décisions, le tribunal tranche à mi-parcours entre les demandes de la DPJ et des familles. À titre d’exemple, alors que la DPJ demandait un retour progressif dans le milieu familial après neuf mois de placement en famille d’accueil et que la mère demandait un retour progressif après six mois, le juge a ordonné le retour de l’enfant chez sa mère après sept mois.

Tableau 4

Influence des contestations de la famille sur l’ordonnance (art 38 Lpj)

Influence des contestations de la famille sur l’ordonnance (art 38 Lpj)

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Bien que la majorité des dossiers fasse l’objet d’un consentement de la part des familles, certains propos rapportés dans les PV laissent croire qu’elles auraient préféré une autre avenue.

La mère consent aux recommandations de la Directrice, bien qu’elle aurait souhaité reprendre la charge des enfants. […] [Le père] consent aux recommandations de la Directrice, mais estime que les enfants pourraient être confiés à la mère si l’évolution de sa situation personnelle le permet. […] L’avocate de [l’enfant] mentionne que l’[enfant] est en accord avec les recommandations de la Directrice, mais espère retourner vivre avec sa mère éventuellement.

Dossier 55

Ces exemples laissent entendre que les familles consentent parfois au placement de l’enfant à contrecoeur, se sentant impuissantes, dépourvues d’arguments suffisants pour convaincre le juge du contraire, autres que leur bonne foi et leur volonté de collaborer. Ces constats sont préoccupants, considérant que l’enfant est confié à un milieu de vie substitut à celui de sa famille, soit une famille d’accueil, une famille d’accueil de proximité ou un centre de réadaptation dans 56 % des dossiers. Parallèlement, l’enfant est confié à ses parents ou à l’un ou l’autre de ses parents dans 42 % des dossiers.

L’analyse des ordonnances amène à conclure que les tribunaux constituent une source de légitimation d’une intervention sociale coercitive. Il ressort de l’analyse des PV que les familles contestent peu les recommandations de la DPJ et, lorsqu’elles le font, parviennent difficilement à influencer la décision du tribunal qui reprend souvent mot pour mot le libellé des recommandations de la DPJ.

SE DÉFENDRE, SE TAIRE OU RENONCER. UNE QUESTION DE RAPPORTS DE POUVOIR

La Chambre de la jeunesse est le théâtre de rapports de pouvoir qui opposent la DPJ aux familles. Ces rapports de pouvoir affectent la participation des familles à la Chambre de la jeunesse et orientent leur disposition à prendre part au processus judiciaire ou à s’en abstenir. À la lumière des résultats de cette recherche et de la littérature, la participation des familles à la Chambre de la jeunesse est limitée quant à leur capacité de présenter une preuve et d’influencer le tribunal. Ces rapports naissent de l’intervention sociale en contexte d’autorité sous-jacente à l’intervention judiciaire, de l’interdépendance des responsabilités de la DPJ et du tribunal ainsi que du déséquilibre des parties exacerbé par le système de droit contradictoire.

L’intervention de la DPJ est préalable à la judiciarisation du dossier de l’enfant à la Chambre de la jeunesse. Il s’agit d’une intervention sociale en contexte d’autorité ; les familles se voient imposer une relation d’aide qu’elles n’ont pas nécessairement demandée (MSSS, 2010 ; Mercier, 1992). Elles sont vulnérables, car elles doivent se soumettre aux demandes de la DPJ pour pallier la compromission de la sécurité ou le développement de l’enfant, sans quoi les liens familiaux peuvent être rompus. Une fois le dossier de l’enfant judiciarisé, il existe une interdépendance entre la DPJ et la Chambre de la jeunesse. Ces deux institutions détiennent des pouvoirs et des responsabilités parallèles et complémentaires, comme la déclaration de la compromission à la sécurité ou au développement de l’enfant et l’imposition de mesures de protection (Sellenet, 2010). Malgré le rôle du tribunal de trancher le litige de manière impartiale, ses pouvoirs et ressources sont limités et dépendent, à certains égards, de la DPJ. Par exemple, la prise en charge du suivi social est de l’unique responsabilité de la DPJ ; les juges ne peuvent confier la situation de l’enfant à une autre institution. Les juges ont également l’obligation de prendre connaissance des rapports rédigés par la DPJ (Coupienne, 2021 ; Lpj, art 86 al 1).

De plus, les recherches font état de représentations sociales négatives qu’entretiennent les intervenantes sociales de la DPJ et les juges de la Chambre de la jeunesse à l’égard des compétences parentales des parents suivis pour négligence (Pouliot et al., 2016) ; représentations sociales qui teintent défavorablement les pratiques et les décisions sociales et judiciaires. Les interventions sociale et judiciaire auprès des populations défavorisées s’inscrivent dans une « logique déficitaire » où l’objectif est de pallier les lacunes parentales (Boulanger, Larose et Couturier, 2010 ; Pouliot et Turcotte, 2019). Cela s’explique en partie par la présomption de faute parentale qui découle de la Loi sur la protection de la jeunesse. La loi tient les parents responsables pour le défaut de répondre adéquatement aux besoins, à la sécurité et au développement de leur enfant (Lpj, art. 2.2). La participation des familles, et particulièrement celle des parents, est affectée par ce contexte judiciaire teinté de représentations sociales négatives. Ils ont moins d’influence sur le tribunal puisque leur crédibilité est moindre que celle de leur adversaire. L’ensemble de la preuve testimoniale et documentaire est teintée par cette logique déficitaire à l’égard des parents jugés négligents.

Dans ces circonstances, avant même de débattre des enjeux du litige en salle d’audience, un rapport de pouvoir préexiste et un déséquilibre s’instaure entre la DPJ et les familles suivies pour le motif de négligence. Ce rapport de pouvoir est non seulement reproduit sur la scène judiciaire, mais exacerbé par le système de droit contradictoire (Coupienne, 2021). Alors que l’intervenante sociale et la famille doivent collaborer à la recherche de solution pour endiguer la situation de maltraitance lors de l’intervention sociale, le système judiciaire les positionne en confrontation. S’opposent ainsi les joueurs à répétition et les joueurs de la première fois (Galanter, 1974 ; Masson, 2000 ; Bernheim et Coupienne, 2019). Les intervenantes sociales sont des joueurs à répétition (repeat players). Elles travaillent pour une organisation gouvernementale, elles ont une formation universitaire pour intervenir en matière de maltraitance et de protection de l’enfance. Leur crédibilité est ainsi fondée sur leur expertise et leur expérience quotidienne devant les tribunaux (Rolland, 2006). Elles ont les ressources nécessaires et l’accès à des spécialistes pour justifier la compromission à la sécurité ou au développement de l’enfant. Elles peuvent recourir en tout temps à des services juridiques de qualité puisqu’elles ont à leur disposition un contentieux juridique (Barreau du Québec, 2018). Leur passage à la Chambre de la jeunesse est une activité routinière – elles sont familières avec les procédures judiciaires – et les enjeux à débattre ne les impliquent pas émotionnellement, elles peuvent donc se permettre les risques du litige (play the odds) sans en être affectées personnellement (Galanter, 1974).

Les familles sont des joueurs de la première fois (one-shotters), leur passage devant les tribunaux est occasionnel. Alors que les enfants sont systématiquement représentés par avocat.e (Barreau du Québec, 2018), les parents n’ont pas nécessairement les moyens de recourir à des services juridiques. Ils doivent eux-mêmes embaucher un avocat, dont les honoraires sont payés par l’État ou de leur poche. Contrairement à la DPJ, leur crédibilité repose essentiellement sur leurs caractéristiques personnelles. Pour les enfants, malgré une représentation légale systématique, les résultats démontrent peu d’implication de l’avocat.e de l’enfant dans la preuve présentée au tribunal. Des recherches supplémentaires seront nécessaires afin de déterminer la nature de leurs représentations en salle d’audience et de documenter comment se manifeste la participation de l’enfant en dehors de la structure formelle. Sachant que les familles prises en charge pour le motif de négligence sont souvent composées de personnes défavorisées, faiblement scolarisées, racisées (Lacharité, 2015), elles paraissent moins crédibles que leur adversaire aux yeux du tribunal. Leur discours est susceptible de peser moins lourd dans la balance, alors que l’enjeu en cause est de la plus grande importance : le maintien des liens familiaux. Malgré une représentation par avocat.e pour les mères (78 %) et les pères (52 %), il apparaît des résultats que leur ascendance sur les décisions du tribunal quant aux motifs de compromission et à la garde de l’enfant soit minime.

Les pouvoirs de la DPJ, la structure de la Chambre de la jeunesse et les caractéristiques inhérentes à chaque partie affectent la capacité des familles à participer pleinement aux audiences de la Chambre de la jeunesse. Elles doivent choisir, malgré elles, entre se défendre, se taire ou renoncer à leurs droits. Les familles se retrouvent donc face à un adversaire qui monopolise à la fois le temps et la preuve lors de l’audience et qui dicte le contenu des ordonnances. Ces constats sont inquiétants, considérant que la participation des familles est essentielle à la réussite des interventions sociale et judiciaire ainsi qu’au respect de leurs droits. Ces résultats constituent la pointe de l’iceberg des obstacles à la participation des familles « négligentes » à la Chambre de la jeunesse. Il s’avère nécessaire de poursuivre l’étude des autres types d’ordonnances – modalités de contacts, retrait de l’exercice de l’autorité parentale, interdictions de contacts, soins de santé, etc. – afin de mieux comprendre les obstacles à la participation des familles à la Chambre de la jeunesse et la manifestation des rapports de pouvoir à l’intérieur des pratiques judiciaires.