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Introduction

À l’ère postpandémique, il est observé que plusieurs programmes professionnalisants universitaires conservent les innovations résultantes du virage numérique mis en place en 2020 (Tangminga et al., 2022). Les constats quant au potentiel d’utilisation du numérique par les équipes pédagogiques ont mené à la transformation du portrait de l’enseignement supérieur, notamment pour l’enseignement clinique dans les programmes professionnalisants. Cet article présente les impacts de la pérennisation d’une activité de formation clinique transformée en un tierslieu d’apprentissage mettant à profit les technopédagogies.

Mise en contexte

La formation clinique prend une place importante dans les programmes professionnalisants universitaires en santé. Les stages sont considérés comme essentiels pour le développement du savoir-faire des étudiants et étudiantes. D’ailleurs, plusieurs programmes doivent offrir un nombre d’heures obligatoires de stage pour que ce dernier soit agréé à décerner les diplômes menant à l’exercice d’une profession (Fédération mondiale des ergothérapeutes, 2016). Les stages sont souvent intégrés à toutes les étapes du cheminement étudiant, allant de l’initiation à la pratique professionnelle, en début de parcours, jusqu’à la maitrise du processus de pratique, en fin de parcours. Cette place prépondérante s’explique par l’apport des expériences de formation clinique au développement des compétences requises pour exercer une profession en santé (Holmes et al., 2010) ainsi qu’au transfert des apprentissages faits en classe à l’environnement clinique (Jung et al., 2002).

La pandémie de COVID-19 a eu des impacts majeurs sur le déroulement de la formation clinique traditionnelle dans les programmes universitaires professionnalisants. Elle a mené à la non-disponibilité de nombreux milieux cliniques pour accueillir les stagiaires. Face à cette réalité, certains programmes universitaires ont été contraints d’annuler, voire de reporter leur offre de stages. Selon Statistique Canada (2020), plus du tiers des personnes étudiantes au baccalauréat ont vu leur stage annulé ou retardé en raison de la pandémie de COVID-19. Les étudiants et étudiantes du domaine de la santé étaient parmi les plus susceptibles d’avoir signalé des annulations ou des reports de leur stage. D’autres programmes universitaires ont opté pour la transformation de leurs offres de stages. Pour ce faire, ils ont dû faire preuve d’innovation en s’orientant vers de nouvelles formules pédagogiques dans lesquelles l’utilisation des technopédagogies apparait comme le fil conducteur.

Dans les programmes universitaires issus du domaine de la santé, la formation clinique a été réorganisée vers de multiples formats, dont des études de cas cliniques en ligne et des réunions virtuelles entre les personnes étudiantes et les superviseurs et superviseures de stage (Öztürk et al., 2022). Au sein d’un département d’ergothérapie d’une université canadienne, c’est un tiers-lieu d’apprentissage clinique à distance, centré sur l’utilisation de la captation vidéonumérique, qui a été développé afin de sensibiliser à certains rôles de la profession dans le cadre de la première expérience de formation clinique des étudiantes et étudiants inscrits au baccalauréat (1 crédit). À l’ère postpandémique, l’équipe pédagogique a choisi de maintenir l’exploitation du tiers-lieu d’apprentissage centré sur l’utilisation des technopédagogies. De façon similaire à d’autres programmes universitaires en ergothérapie à l’international, l’exploitation des technopédagogies a permis de constater que ces nouveaux lieux sont stimulants, en plus d’avoir le potentiel de favoriser l’apprentissage et d’engager activement les personnes étudiantes (Öztürk et al., 2022). Ce faisant, au lieu de reprendre sa forme traditionnelle de visites individuelles dans des milieux cliniques accompagnées d’un superviseur ou d’une superviseure de stage, l’exploitation d’un tiers-lieu d’apprentissage dans un format hybride a été maintenue pour exposer les étudiants et étudiantes à la pratique de l’ergothérapeute. Ce tiers-lieu prend la forme de l’analyse d’une pratique ergothérapique (APE). Selon Therriault et ses collaborateurs (2022), une APE correspond à une approche structurée par différentes étapes et actions à réaliser qui est centrée sur la découverte de connaissances sur une pratique de l’ergothérapeute et le traitement actif des informations sur cellesci par les personnes étudiantes. C’est une méthode pédagogique, inspirée de l’apprentissage par problème, qui allie à la fois le travail individuel et le travail en groupe à partir d’observations virtuelles à l’aide d’un enregistrement vidéonumérique asynchrone. Elle s’insère dans un cursus professionnalisant en ergothérapie s’appuyant sur l’approche-programme par compétences (Prégent et al., 2009). Le déroulement d’une session d’APE s’étale sur deux semaines consécutives et est constitué des étapes suivantes :

  1. Prise en compte de la pratique ergothérapique. L’étudiante ou l’étudiant écoute individuellement l’enregistrement vidéonumérique d’un ou d’une ergothérapeute qui parle de sa pratique afin de s’approprier le contenu spécifique dans un contexte particulier (par exemple, une clinique spécialisée en thérapie de la main). L’enregistrement vidéonumérique d’environ 20 minutes consiste à observer l’ergothérapeute réalisant des gestes cliniques issus de son quotidien et témoignant de son expérience de travail. Une grille d’écoute, sous forme de document électronique, est rendue accessible pour aider la personne étudiante à recueillir les données. Ensuite, cette dernière lit un texte choisi de vulgarisation en ligne sur cette même pratique. Une grille de lecture est fournie. L’enregistrement vidéonumérique ainsi que les documents sont accessibles à partir du portail électronique du cours.

  2. Initiation à la pratique ergothérapique. L’étudiante ou l’étudiant se joint à un groupe (n = 7) lors d’une rencontre de tutorat dans une salle disponible d’un milieu clinique. Cette rencontre d’une durée de 120 minutes se déroule sous la supervision d’une personne superviseure-tutrice issue de la discipline. Au cours de la rencontre, cette personne guide le groupe durant son processus d’analyse et de raisonnement menant à l’identification collaborative du nouveau vocabulaire pertinent à la profession, à la description des tâches à réaliser par l’ergothérapeute dans ce contexte spécifique de pratique, à la formulation de trois questions à adresser à la personne superviseure-tutrice ainsi qu’à la coconstruction d’une définition sur la pratique ergothérapique qui se rattache à la situation étudiée. Les étudiants et étudiantes du groupe construisent un document partagé sur l’infonuagique (portail de Microsoft 365) pour regrouper les traces écrites des étapes parcourues lors de la rencontre.

  3. Tenue du carnet de stage. L’étudiante ou l’étudiant remplit individuellement son carnet réflexif de stage, dans lequel, à partir de ses nouvelles connaissances, il propose une définition personnelle de la profession. Il achemine son carnet de stage par courriel à un correcteur ou à une correctrice qui lui fournit une rétroaction formative personnalisée dans le document électronique reçu de la personne étudiante.

  4. Échanges disciplinaires. La semaine suivante, le groupe d’étudiants et étudiantes se rassemble de nouveau lors d’un échange disciplinaire de 30 minutes. La personne superviseure-tutrice transmet ses réponses aux trois questions choisies par le groupe. Ensuite, une étudiante ou un étudiant préalablement désigné présente un bref résumé d’une recherche documentaire sur un sujet relié à la pratique ergothérapique abordée.

  5. Bilan des apprentissages. L’étudiante ou l’étudiant dresse un bilan de ses apprentissages à partir de la révision de son carnet de stage. Il réalise alors une synthèse de ses apprentissages et utilise toutes les nouvelles données pour revoir sa proposition de définition de l’ergothérapie pour la situation étudiée.

Au cours d’une session, la personne étudiante réalise sept séances d’APE qui sont précédées d’une contextualisation (neuf heures théoriques en classe) et d’une synthèse (une heure théorique en classe). À la suite de l’activité de synthèse, elle s’engage dans une pratique réflexive en faisant le point sur le développement de ses compétences. Elle met à l’écrit le fruit de ses réflexions dans son carnet de stage. Outre les réflexions, elle est appelée à s’autoévaluer à deux reprises au cours de la session. Pour ce faire, elle utilise une fiche d’appréciation des compétences à la mistage, soit après le troisième APE, ainsi qu’à la fin du stage, à savoir après le septième APE. Les autoévaluations sont révisées et validées avec la personne superviseure-tutrice. Les données issues de la dernière fiche d’appréciation des compétences sont acheminées à une personne responsable de la coordination des stages qui révise les dossiers des personnes étudiantes dont les compétences n’ont pas été atteintes ou ont été atteintes partiellement. Les dossiers anonymisés sont présentés à un comité certificatif de stage dont la fonction principale est d’aider le professeur ou la professeure à déterminer le succès ou l’échec de la personne étudiante à cette activité de formation clinique.

Après trois utilisations de cette méthode, l’équipe pédagogique fait un point d’arrêt en posant un regard critique sur la nouvelle version de l’activité de formation clinique afin de déterminer son utilisation à long terme. À la lumière de ces changements, la question de l’équipe pédagogique oriente son analyse sur le potentiel d’atteinte du développement des compétences visées dans le cours avec la nouvelle forme des APE.

Méthode

Un devis qualitatif de type analyse de matériel pédagogique a été choisi pour mener cette étude. Selon Paillé (2007), il s’agit d’une « analyse [...] critique et non d’une simple étude, et le matériel à analyser est déjà̀ constitué » (p. 137). L’analyse de matériel pédagogique comprend six étapes distinctes, à savoir : 1) Explication de la grille d’analyse; 2) Déconstruction du matériel; 3) Analyse du matériel; 4) Évaluation du matériel; 5) Analyse critique de l’évaluation et 6) Mise en forme de l’analyse finale. Dans le cadre de cette étude, les différentes étapes proposées par Paillé (2007) ont été réalisées en trois phases. La figure 1 illustre la démarche poursuivie.

Figure 1

Phases de l’étude selon les étapes de Paillé (2007)

Phases de l’étude selon les étapes de Paillé (2007)

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Phases 1 et 2. Niveau de développement des compétences et alignement pédagogique

La première et la seconde phases ont permis d’identifier les compétences à développer dans ce tiers-lieu d’apprentissage ainsi que de déterminer l’alignement pédagogique. Les trois premières étapes de Paillé (2007) ont été réalisées lors de ces deux phases, selon un processus itératif.

1. Explication de la grille d’analyse

Une première grille d’analyse a été construite à partir de deux documents, soit la fiche de développement des compétences attendues selon l’étape de formation des personnes étudiantes (document de macroplanification) ainsi que le plan de cours de l’activité de formation clinique (document de microplanification). Une seconde grille qui vise à déterminer l’adéquation entre les compétences ciblées, les stratégies pédagogiques mobilisées ainsi que les méthodes évaluatives utilisées en considérant particulièrement les technopédagogies a également été élaborée. La construction de la grille d’analyse de la phase 2 repose sur la liste des compétences identifiées lors de la phase 1 ainsi que la taxonomie des objectifs cognitifs Bloom révisée par Krathwhol (2002) qui permet de situer le niveau de développement des compétences en fonction des stratégies pédagogiques ainsi que des méthodes évaluatives.

2. Déconstruction du matériel

Le matériel pédagogique, en l’occurrence 1) les documents de stage, à savoir le carnet de stage étudiant (objectifs personnels de développement des compétences) et la fiche d’appréciation des compétences; 2) les documents relatifs aux apprentissages d’une pratique ergothérapique, soit le cahier de l’étudiant et le cahier du tuteur; 3) les documents préparatoires (présentations visuelles) ainsi que 4) les données du comité certificatif de stage, a été déconstruit. Selon Paillé (2007), durant cette étape, il importe de « déconstruire le matériel, car la logique recherchée n’est pas nécessairement apparente au niveau de l’ensemble finalisé » (p. 138). Le matériel a été déconstruit en fonction des compétences à développer chez les personnes étudiantes lors de la première phase et relativement aux stratégies pédagogiques ainsi qu’aux méthodes évaluatives utilisées durant la préparation de ces personnes, pendant le stage en tant que tel et la synthèse finale du cours. Le tableau 1 illustre un extrait de la déconstruction du cahier de l’étudiant et du cahier du tuteur.

Tableau 1

Exemple du cahier de l’étudiant et du cahier du tuteur déconstruits

Exemple du cahier de l’étudiant et du cahier du tuteur déconstruits

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3. Analyse du matériel

Selon Paillé (2007), lorsque le matériel est déconstruit en plus petites composantes, le travail d’analyse consiste à trier, identifier, étiqueter et relier les éléments trouvés. Dans le cadre de cette étude, la première phase a consisté à extraire des différentes sources de données tous les éléments relatifs au développement des compétences selon les catégories suivantes :

  1. Éléments de compétences en cohérence avec la macro- et la microplanification;

  2. Éléments de compétence en incohérence avec la microplanification;

  3. Éléments de compétence en incohérence avec la macroplanification.

Finalement, la première phase a permis l’identification de l’ensemble des compétences à développer au moyen de l’activité de formation clinique. Lors de la seconde phase, toutes stratégies pédagogiquesainsi que toutes méthodes évaluatives ont ainsi été extraites du matériel pédagogique et classées dans une grille d’extraction des données en fonction des grandes compétences établies à la phase précédente.

Phase 3. Évaluation du développement des compétences attendues

Les compétences ciblées à la première phase ainsi que les informations obtenues sur l’alignement pédagogique lors de la seconde phase ont fourni à l’équipe de recherche suffisamment de données pour évaluer le matériel et le critiquer en vue de répondre à l’objectif poursuivi. Cette dernière phase a permis de réaliser les trois dernières étapes de la méthode proposée par Paillé (2007).

1. Évaluation du matériel

Une analyse plus approfondie visant à déterminer les relations, entre les différentes données extraites avec les deux grilles, a été réalisée. Les données ont été comparées afin de déterminer si le niveau de développement des compétences attendues est en adéquation avec les stratégies pédagogiques ainsi que les méthodes évaluatives. Pour ce faire, la taxonomie des objectifs cognitifs Bloom révisée par Krathwhol (2002) a encore été utilisée pour apprécier et critiquer l’adéquation.

2. Analyse critique de l’évaluation

Lors de la première et de la seconde phases, les chercheurs et chercheuses ont consigné dans un journal de recherche certaines difficultés rencontrées ou certains éléments facilitants dans l’analyse de matériel. Ces données ont été utilisées lors de la troisième phase afin de réaliser une analyse critique de l’évaluation.

3. Mise en forme de l’analyse finale

À la lumière des résultats des étapes 4 et 5, l’analyse finale a été dégagée selon deux grands thèmes, à savoir le développement des compétences au moyen d’un tiers-lieu d’apprentissage soutenu par les technopédagogies ainsi que de la mise en péril du développement de certaines compétences par des défauts d’alignement pédagogique issus de l’approche traditionnelle.

Tous les documents utilisés dans le cadre de cette étude ont été enregistrés sous forme de documents partagés afin de permettre leur utilisation simultanée. Le dossier partagé comprenait ainsi les grilles d’analyse, le matériel pédagogique à analyser ainsi que le journal de recherche.

Résultats

La présentation des résultats de l’analyse du matériel pédagogique débute avec l’établissement d’un portrait quant à l’atteinte des compétences des personnes étudiantes ayant participé à ce tiers-lieu d’apprentissage centré sur les technopédagogies à l’automne 2022. Par la suite, l’impact des technopédagogies sur le développement des compétences est situé à travers une analyse critique de leur alignement pédagogique. Enfin, une analyse critique du développement des compétences est proposée en soulignant les constats de mise à risque de l’atteinte des compétences.

Atteinte des compétences des étudiantes et étudiants inscrits au stage à l’automne 2022

À la session d’automne 2022, 61 étudiantes et étudiants du baccalauréat en ergothérapie étaient inscrits au stage de sensibilisation aux rôles de l’ergothérapeute. L’analyse des fiches d’appréciation de leurs compétences montre que plusieurs d’entre eux (n = 11) sont demeurés avec une ou des compétences partiellement atteintes lors de l’appréciation sommative du développement de leurs compétences. Ce constat signifie qu’ils conservent un besoin d’encadrement minimal afin de répondre à la compétence attendue. Toutefois, à la suite des délibérations des membres du comité certificatif, tous les étudiants et étudiantes (n = 61) ont reçu la mention « Succès ».

Développement des compétences au moyen d’un tiers-lieu d’apprentissage soutenu des technopédagogies

L’analyse du matériel pédagogique relève que les stratégies technopédagogiques dans le tiers-lieu d’apprentissage instauré à l’ère postpandémique sont favorables au développement des compétences des étudiantes et étudiants inscrits au programme professionnalisant en ergothérapie. En effet, les stratégies technopédagogiques agissent en cohérence avec les compétences attendues et évaluées dans le cadre de ce stage de sensibilisation aux rôles de la profession. À la lumière de l’analyse fondée sur la taxonomie des objectifs cognitifs, toutes les stratégies technopédagogiques déployées étaient en cohérence avec les intentions ciblées de la grille d’analyse. Parmi l’étalement des compétences professionnelles attendu dans la microplanification du stage, toutes les stratégies technopédagogiques étaient cohérentes avec les intentions des compétences clés d’« Expert(e) en habilitation aux occupations » (n = 2), de « Collaborateur(trice) » (n = 1), de « Communicateur(trice) » (n = 5), de « Praticien(ne) érudit(e) » (n = 3) et de « Professionnel(le) » (n = 4). Le tableau 2 constitue un extrait de la grille des résultats tirée de l’analyse du matériel pédagogique mettant en valeur les données pertinentes à l’analyse de l’alignement pédagogique. Ces données incluent le niveau de maitrise attendu à la fin de ce stage, un exemple d’intention pour chacune des compétences clés de la profession, les stratégies technopédagogiques ainsi que les critères d’évaluation associés. Ces données sont tirées des documents relatifs aux apprentissages d’une pratique ergothérapique, du plan de cours de l’activité, des documents préparatoires (présentations électroniques) et de la fiche d’appréciation des compétences.

En somme, l’analyse met en évidence que les stratégies pédagogiques reposant sur des technologies numériques sont en cohérence avec le niveau de maitrise des compétences ainsi que les méthodes évaluatives, ce qui est requis pour un développement optimal des compétences. Les lacunes ainsi relevées au point de vue de l’alignement pédagogique concernent des inadéquations non liées aux technopédagogies.

Mise en péril de l’atteinte de certaines compétences

L’analyse critique du matériel pédagogique révèle certains résultats fortuits quant à l’alignement pédagogique, notamment que l’atteinte des compétences des étudiants et étudiantes est mise en péril par des inadéquations entre les compétences attendues et évaluées, telles qu’identifiées dans le plan de cours, le cadre conceptuel et la fiche d’appréciation des compétences. Ce faisant, la mise à risque de l’atteinte des compétences n’est pas expliquée par l’utilisation non optimale de technopédagogies, mais plutôt par des incongruités notées dans l’alignement pédagogique du stage.

Premièrement, il existe des incohérences entre les intentions du plan de cours et le document de macroplanification des compétences du département. Par exemple, le plan de cours cible la compétence intitulée « Se montrer sensible à la diversité de toute communication » faisant partie du rôle et de la compétence clé de « Communicateur(trice) ». Cependant, le document de macroplanification du programme révèle que cette compétence n’est pas encore attendue à cette première étape du parcours d’études. Ce faisant, les stratégies pédagogiques découlant de cette compétence (par exemple, leçon magistrale préparatoire au stage sur la diversité de la communication) ne sont pas appropriées à la macroplanification du programme professionnalisant en ergothérapie.

Deuxièmement, il existe des incohérences dans les niveaux de domaines cognitifs entre les compétences attendues dans la fiche d’appréciation des compétences et dans le plan de cours. Par exemple, la fiche d’appréciation des compétences évalue l’adoption de comportements professionnels appropriés par la personne étudiante. Cependant, le plan de cours soutient qu’il est attendu d’elle, à cette étape du parcours d’études, qu’elle identifie des comportements antiprofessionnels. Le niveau de maitrise évalué s’oriente plutôt sur l’application, alors que la compétence attendue dans le plan de cours se situe à un niveau cognitif inférieur, soit celui de la compréhension, tel qu’illustré au tableau 3.

Tableau 2

Alignement pédagogique du stage en ergothérapie à l’ère postpandémique

Alignement pédagogique du stage en ergothérapie à l’ère postpandémique

Note. Les stratégies usant des technologies numériques sont mises en évidence en caractère gras.

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Tableau 3

Défaut d’alignement pédagogique entre la compétence attendue et le critère d’évaluation

Défaut d’alignement pédagogique entre la compétence attendue et le critère d’évaluation

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Troisièmement, une compétence évaluée par l’intermédiaire de la fiche d’appréciation des compétences (soit celle d’« Établir ses priorités et se préparer adéquatement » en tant que « Gestionnaire de sa pratique ») n’est pas incorporée dans le plan de cours et dans les différents documents pédagogiques prévus. Cela fait en sorte que les étudiantes et étudiants sont évalués pour une compétence non attendue et absente des stratégies pédagogiques mises en place.

En somme, l’atteinte des compétences par les étudiants et étudiantes est mise en péril par des défauts d’alignement pédagogique mis en évidence grâce à la déconstruction du matériel et à son analyse critique. Bien que le choix des technopédagogies ne soit pas à l’origine de cette mise à risque de l’atteinte des compétences, l’utilisation de ces dernières est non optimale en tant que dispositif aux apprentissages si elle s’insère dans un cadre pédagogique global avec certaines incohérences.

Discussion

Un tiers-lieu d’apprentissage centré sur l’utilisation des technopédagogies, prenant la forme de l’APE, continue d’être exploité par un programme professionnalisant à l’ère postpandémique. L’appropriation des technologies se situe au coeur de la redéfinition d’un stage traditionnel vers un tiers-lieu d’apprentissage. Traditionnellement connu sous la forme d’un stage individuel d’observation, le stage s’est transformé en un espace de travail collaboratif autour d’observations virtuelles par vidéonumérique asynchrone. La nouvelle scénarisation imaginée par l’équipe pédagogique offre un environnement repensé pour lequel il importe de prendre un recul. Ce faisant, cette étude a exploré les impacts de ce tiers-lieu mettant l’accent sur le développement des compétences. Les résultats de l’analyse du matériel pédagogique font constater que l’exploitation technopédagogique dans ce tiers-lieu d’apprentissage soutient le développement des compétences attendues. En effet, l’analyse des ponts entre les constituants technologiques et pédagogiques dans les documents révèle que les stratégies technopédagogiques sont congruentes avec les compétences visées. Toutefois, l’analyse a aussi permis l’identification de certains défauts d’alignement entre les évaluations, les intentions pédagogiques de l’activité de formation clinique et les attendus du programme en tant que tel. Ces défauts sont d’ailleurs observés de façon courante en pédagogie universitaire, notamment depuis la transformation accélérée de l’enseignement supérieur vers les lieux d’apprentissage soutenus par le numérique (Detroz et al., 2020). Ce constat réitère l’importance de mener cet exercice d’analyse par les équipes pédagogiques, notamment les cursus utilisant les approches-programmes par compétences, dans lesquelles la pédagogie s’aligne aux compétences visées et aux besoins d’apprentissage des étudiants et étudiantes dans un souci de cohérence (Prégent et al., 2009).

Perspectives pédagogiques et scientifiques

Cette étude met aussi en lumière que la logique qui articule l’ensemble des composantes d’un stage, voire d’un cours est essentielle pour assurer une cohésion dans l’espace d’apprentissage. Avec l’arrivée massive des technologies dans les programmes professionnalisants (Parent et al., 2021), cette cohésion doit aussi être réfléchie de façon systémique. Il existe différents modèles pour soutenir cette réflexion. Dans le cadre de cette étude, la taxonomie des objectifs cognitifs de Bloom révisée par Krathwhol (2002) a été utilisée pour évaluer la cohérence. On retrouve d’autres modèles, comme le Technological Pedagogical Content Knowledge (TPACK; Herring et al., 2016) qui permet de veiller à la cohérence du trio de la technologie, de la pédagogie et du contenu disciplinaire. Ce modèle peut aider les équipes pédagogiques à analyser et à repenser de façon structurée les relations entre la technologie, la pédagogie et le contenu (Plante, 2016). À cet effet, Wang et ses collaborateurs (2013) soulignent que cet exercice est très important, car la cohésion favorise la qualité ainsi que l’approfondissement des apprentissages et, ultimement, le développement des compétences.

Dans une perspective scientifique, l’exploration de l’interactivité entre la pédagogie, la technologie et le développement des compétences dans les activités de formation clinique représente un domaine de recherche émergent (Lebrun, 2011). Une revue de mappage systématique (Roberts et al., 2015) indique que seulement une minorité des articles scientifiques recensés portent sur les environnements d’apprentissage et d’autres sujets directement liés à la pédagogie en ce qui a trait aux stages des programmes professionnalisants en santé, et plus précisément en ergothérapie. À l’ère de la modernisation des environnements pédagogiques de formation clinique (Öztürk et al., 2022), les travaux scientifiques analysant les composantes pédagogiques des lieux d’apprentissage innovants sont à poursuivre afin d’assurer un développement optimal des compétences chez les personnes étudiantes.

Forces et limites de l’étude

Pour de futures études, il serait pertinent de s’intéresser à la perspective des acteurs directement impliqués. Les études portant sur l’alignement pédagogique et technopédagogique ont tendance à négliger certains points de vue, dont celui des personnes étudiantes. Ce constat constitue une première limite de la présente étude. Leur perspective sera essentielle à considérer étant donné que l’essence de l’alignement pédagogique est de placer ces personnes au centre du processus (Hailikari et al., 2022). Une seconde limite concerne le temps de recul et de réflexion faible face à cette activité. Cette étude a été réalisée à postériori de deux sessions universitaires en présentiel à la suite de l’implantation du tiers-lieu d’apprentissage transformé. Il s’agit d’une limite alors que pour Detroz et al. (2020), l’analyse pédagogique s’enrichit d’une période étendue. Toutefois, l’équipe de recherche a été rigoureuse dans la réalisation de chacune des étapes de l’analyse de matériel pédagogique. Elle a utilisé tout le matériel pédagogique à sa portée. Celuici inclut les documents de macroplanification ainsi que les documents référant ou non à l’usage des technologies. En plus, toutes les étapes de la recherche ont été menées par deux analystes, soit les deux premières autrices.

Conclusion

En somme, les changements vers le numérique mis en place lors de la pandémie de COVID-19 et leur maintien dans une forme hybride lors du retour aux activités de formation clinique en présentiel permettent le développement des compétences attendues chez les personnes étudiantes. Il apparait que des défauts d’alignement pédagogique, non expliqués par les technopédagogies, mettent en péril le développement de certaines compétences. Miser sur une pédagogie universitaire entièrement « alignée » pour les activités de formation clinique est essentiel au développement optimal des compétences à l’ère de la complexification des technologies et des exigences professionnelles. Sur le plan de l’enseignement, une révision du matériel pédagogique de la forme traditionnelle de l’activité de formation clinique doit être réalisée afin d’assurer un alignement pédagogique entier dans sa forme hybride. Sur le plan de la recherche, considérer la perspective des acteurs impliqués apparait comme nécessaire lors de futures études.