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Introduction

AMUQuiz et Kaïros : deux projets comparables...

En 2020, les campus se sont dépeuplés en raison de la pandémie de COVID-19 (Villiot-Leclercq, 2020). Aussitôt, l’Organisation des Nations Unies (2020) et d’autres voix ont pointé du doigt le risque de détérioration des environnements d’apprentissage en matière de stimulation et d’engagement. Les deux années universitaires suivantes ont été synonymes de transformations pédagogiques vers le distanciel, la comodalité et le présentiel réduit (Baillifard et al., 2022; Redondo et Messaoui, 2022). En rendant les moments d’apprentissage asynchrone autonomes plus saillants, la distance a modifié l’importance relative des différents espaces de médiation. En particulier, les plateformes permettant l’autodidaxie ont gagné en intérêt. Seulement, chaque plateforme répond à un éventail singulier et varié de besoins (organisation, communication, activités d’apprentissage, gestion de contenus, outil de suivi) qui tiennent de la structure logicielle et des choix de développement (Charnet, 2009). Ce qui a pour conséquence, selon cet auteur, d’orienter la construction des ressources pédagogiques et d’inciter chaque établissement à créer une plateforme répondant de façon idoine à ses propres besoins.

Au début de la période pandémique, une équipe de recherche française développe AMUQuiz, tandis que, simultanément, une équipe suisse développe Kaïros. Les développements se font de façon parfaitement indépendante jusqu’à l’automne 2022 quand des membres des deux équipes se rencontrent et prennent conscience que les principes pédagogiques sousjacents sont similaires, mais que leurs établissements respectifs diffèrent fortement en nature (histoire, taille, vision...).

... dans des établissements incomparables

Début 2020, le projet Dessine ton parcours vers la réussite à Aix-Marseille Université ([DREAM-U]) finance la création d’AMUQuiz, une plateforme Web de quiz adaptatif visant à faciliter les apprentissages et à dynamiser les entraînements. Les 80 000 étudiants et étudiantes de cet établissement fondé au XVe siècle en font la plus grande université francophone au monde. Simultanément, à UniDistance Suisse, l’unité de développement éducatif en enseignement à distance (EDUDL+) s’est lancée dans la création de sa propre plateforme d’apprentissage adaptatif baptisée Kaïros. Fondé en 1992, UniDistance Suisse est un institut universitaire à distance d’environ 2 300 étudiants et étudiantes dont la moyenne d’âge est de 35 ans.

Les deux équipes de recherche ont entrepris leur travail en partant du constat que les plateformes existantes sur le marché ne sont pas satisfaisantes. Soit parce qu’elles ne respectent pas la recherche en éducation et en psychologie cognitive (p. ex., absence de rétroaction immédiate, préacquis non pris en compte), soit parce qu’elles rendent peu flexibles les processus d’apprentissage (p. ex., parcours par étapes, contenus accessibles sous certaines conditions). Les deux plateformes sont créées dans le but de combler ces manquements.

Début 2023, alors que les tests d’efficacité des deux plateformes d’apprentissage en sont à leurs débuts[1], les deux équipes se proposent de rendre compte dans cet article de leurs avancements et apprentissages lors de leurs développements. Ce compte rendu rétrospectif entend mettre en lumière comment des intentions très proches ont pu engendrer des développements dissemblables. Il est destiné à des professionnels qui développent des plateformes d’apprentissage, besoin renforcé par un contexte postpandémique qui pourrait encourager les offres de formation hybride, l’autonomie étudiante et la démocratisation de systèmes adaptatifs et personnalisés.

La première partie de ce compte rendu porte sur la proximité théorique (à l’origine de la création de Kaïros et AMUQuiz) dans des établissements dissemblables. À quelles exigences éducatives répond-elle? Quels cadres conceptuels permettent de décrire cette proximité? Ensuite, cet article expose ce qu’AMUQuiz et Kaïros proposent et ce qui les distingue. Enfin, la conclusion porte sur l’intérêt de ces intentions éducatives dans un contexte postpandémique et sur les tendances de ce dernier.

1. Proximité théorique

Vision similaire de la situation pédagogique

Les mêmes travaux classiques ont inspiré les deux projets (notamment Bandura, 1977; Dejean, 2011; Dewey, 1938/1963; Ebbinghaus, 1885/2005; Vygotski, 1934/1997), mais il est plus instructif de réfléchir en deçà de ces influences. La question n’est pas tant de déterminer (qui) quels auteurs ou autrices auraient influencé les deux projets, mais plutôt de comprendre (quoi) quelles valeurs communes ont conduit à apprécier ces auteurs et autrices : respect de la recherche, centration sur l’étudiant, recherche d’efficacité, pragmatisme, éthique des algorithmes, etc. (voir Guiard, 2021, section 1.2).

Une manière concise d’exposer cette vision pédagogique commune consiste à utiliser les trois pôles du triangle pédagogique de Houssaye (1994). La figure 1 illustre trois conceptions communes aux deux équipes et leur servant de fondements :

  1. Le « savoir » n’est pas considéré comme certain ou indépassable, mais comme à construire, questionnable et dépassable. Rien ne « ressemble à une certitude absolue dans tout le champ de la connaissance » (Popper, 1972/1998, p. 141). Dès lors, « la recherche de la connaissance ne se nourrit pas de certitudes : elle se nourrit d’une absence radicale de certitude » (Rovelli, 2015, p. 2).

  2. La « professeure » ou le « professeur » échoue à rendre autonome quand il se conçoit en dépositaire d’un savoir à déverser (Baillifard et Bonvin, 2023). Il gagne donc à substituer à un double rapport de subordination (du maître au savoir et de l’élève au maître; Moll, 1994) une relation un peu plus horizontale dans laquelle il devient une source inépuisable de facilitation.

  3. Les « étudiantes » et « étudiants » sont dignes de confiance, autodéterminés, volontaires, libres, responsables de leurs apprentissages. Ils sont pour eux-mêmes leur propre loi, c’est-àdire autonomes. Ils veulent se former afin de devenir ce qu’ils sont, ce qui ne s’achève jamais, car on « n’achève jamais de devenir homme » (Reboul, 2018, p. 27). Leur éducation est réussie si elle leur permet à la fois de s’adapter à la société et de la changer (Bruner, 1983a).

Figure 1

Le triangle pédagogique de Houssaye (1994). Les deux plateformes (AMUQuiz et Kaïros) privilégient une relation « élèves-savoirs » facilitée par le professeur ou la professeure

Le triangle pédagogique de Houssaye (1994). Les deux plateformes (AMUQuiz et Kaïros) privilégient une relation « élèves-savoirs » facilitée par le professeur ou la professeure

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Ainsi, les équipes de recherche à l’origine de Kaïros et d’AMUQuiz entendent privilégier la relation entre chaque étudiante et édudiant et le savoir (figure 1). Concrètement, ceux-ci accèdent au savoir directement : « » ils sont autonomes, apprenant à leur rythme, aux moments et lieux de leur choix. Sur les plateformes, la relation professeur-étudiants est indirecte. Houssaye (1994) dirait métaphoriquement que l’enseignant prend la place du mort (au jeu de bridge), c’est-à-dire que « ses cartes sont étalées sur la table et on le fait jouer plus qu’il ne joue » (p. 16). Son rôle est indispensable mais sa place est nettement délimitée, afin de laisser chaque étudiante et étudiant être le vrai sujet de la partie.

Il n’est pas étonnant de voir cette approche pédagogique se renforcer durant une période pandémique qui a poussé les étudiants (Tremblay-Wragg et al., 2021) et les enseignants (Godoi et al., 2021) vers davantage de ressources numériques. Quand le contexte contraint à apprendre à distance ou qu’il éloigne les activités d’enseignement et d’apprentissage, faisant émerger des contenus « inanimés », il devient nécessaire de davantage planifier et médiatiser le processus complet d’enseignement-apprentissage (Caron, 2021; Henri et Kaye, 1985; Peraya et Peltier, 2020), précisément ce que des plateformes d’apprentissage comme AMUQuiz et Kaïros visent.

En direction d’intentions idéalistes et donc irréalistes

Ces plateformes sont donc créées dans le contexte commun d’une période pandémique qui bouscule les repères physico-sociaux de l’éducation et pousse à préserver la motivation étudiante. L’enjeu crucial consiste à maintenir l’apprentissage par delà les murs et le contrôle de l’établissement, c’est-à-dire à garder chaque étudiant et étudiante dans sa zone proximale de développement (Lin et al., 2011; Vygotski, 1934/1997, 2019; Yvon et Zinchenko, 2011), à favoriser le sentiment d’autoefficacité personnelle (Bandura, 1977; Joo et al., 2000; Stajkovic et Luthans, 1998), à respecter les principes de Chickering et Gamson (1991; Arbaugh et Hornik, 2006) et à fournir une rétroaction de qualité aussi souvent que possible (Brown et al., 2014; Leibold et Schwarz, 2015). En outre, il s’agit d’optimiser la motivation (Cerasoli et al., 2014; Deci et Ryan, 2012; Locke et Latham, 1991) et l’efficience des temps d’apprentissage. Idéalement, ces plateformes de quiz devraient proposer un apprentissage entrelacé, varié, alterné et distribué (Brown et al., 2014; Kang, 2016; Lin et al., 2011; Rohrer et al., 2015; Tabibian et al., 2019; Taylor et Rohrer, 2009) qui prenne en compte les courbes de l’oubli de chacun (Choffin, 2021; Ebbinghaus, 1885). De plus, les dispositifs devraient respecter une certaine éthique des algorithmes, autant en contrecarrant les biais des concepteurs (O’Neil, 2017) qu’en évitant les dérives que l’intelligence artificielle peut créer, comme les boucles de rétroaction et les bulles de filtres dans les systèmes de recommandation (Sun et al., 2019).

Ces intentions ne méritent pas d’être détaillées, tant il est clair qu’elles ne sauraient être toutes réalisées. Elles sont moins un cahier des charges qu’une cartographie partielle des possibles. Face à elle, nos deux équipes ont sans cesse dû répondre à une question : Quelle intention va-t-on réaliser en premier? Cet ordre de matérialisation des intentions permet de préciser les différences entre Kaïros et AMUQuiz. Les cinq éléments présentés dans la suite de cet article ont à la fois le mérite de révéler ce qui a été réalisé, d’éclairer les postulats assumés et d’introduire les enjeux auxquels devraient répondre les plateformes d’apprentissage dans un monde postpandémique.

2. Divergence des réalisations

Pour chacun des cinq éléments présentés ci-dessous, la relation pédagogique privilégiée (au sens de Houssaye, 1994) se noue entre des étudiantes et étudiants (autonomes et autodéterminés) et des savoirs (innombrables et à construire).

Des questions au cours pour lutter contre la surconfiance en ses capacités

Les étudiantes et étudiants ont de grandes difficultés à prendre conscience de ce qu’ils ne savent pas (Muller, 2008). Par exemple, il fut empiriquement montré que la lecture d’un cours limpide renforce à tort l’impression d’en maîtriser les concepts (y compris s’ils sont ardus) (Brown et al., 2014). Ce robuste biais nommé « illusion de savoir », aussi connu sous le nom d’« effet Dunning-Kruger » est renforcé par les tendances à l’économie cognitive et à se convaincre de choses agréables (Kruger et Dunning, 1999). C’est ce biais de compréhension illusoire qu’épinglait Alain (1932) quand il écrivait qu’« il arrive que les maîtres, surtout jeunes, se plaisent à discourir; et les élèves ne se plaisent pas moins à écouter; c’est la ruse de la paresse. Mais nul ne s’instruit en écoutant » (p. 87).

La question est le premier moteur de l’apprentissage. C’est pourquoi, sur Kaïros et sur AMUQuiz, les étudiantes et étudiants sont poussés à engager leur apprentissage en répondant à des questions avant de consulter le cours. Quand on n’en connaît pas la réponse, une question, surtout si elle est simple, balaie la surconfiance en ses capacités (Brown et al., 2014). Le fait de ne pas savoir répondre est la preuve qu’il y a quelque chose à apprendre, ce qui stimule l’envie d’apprendre. C’est la raison pour laquelle, les étudiantes et étudiants sont invités à se tester, sur Kaïros et AMUQuiz, avant de consulter leur cours ou autres ressources (voir Bonvin et al., 2022). La vertu visée ici remonte pour chacun à l’enfance et, historiquement, aux dialogues socratiques : se questionner ou être questionné suscite l’envie d’en savoir plus et de diminuer l’inconfort de l’incertitude.

Les étayages de Kaïros et un professeur devenu tuteur pour maximiser l’autonomie

Selon Bruner (1983a), les soutiens d’un professeur ou d’une professeure peuvent être fructueux s’ils aident les étudiants et étudiantes à sélectionner des informations pertinentes pour agir, s’ils provoquent la mise en oeuvre des actes permettant de réaliser les objectifs fixés et s’ils prennent en compte leurs réussites et échecs passés. La plateforme Kaïros veut permettre ces soutiens professoraux par les six fonctions de l’étayage proposées par Bruner (1983b), que nous allons exemplifier au prochain paragraphe : la réduction, l’orientation, la mise en évidence, la présentation de modèles d’action, l’enrôlement et le contrôle de la frustration.

Figure 2

Exemple de question sur Kaïros avec deux étayages fonctionnels (l’accès à un indice (1) et l’accès au bon emplacement dans le cours (2)) et un étayage en développement : une barre d’assiduité (3) visant à maintenir la motivation

Exemple de question sur Kaïros avec deux étayages fonctionnels (l’accès à un indice (1) et l’accès au bon emplacement dans le cours (2)) et un étayage en développement : une barre d’assiduité (3) visant à maintenir la motivation

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Pour chaque question, le professeur ou la professeure propose un indice (figure 2, numéro 1) ayant fonction d’étayage (figure 3). Il peut servir à simplifier une tâche afin de la rendre plus accessible (réduction), à orienter les étudiantes et étudiants afin qu’ils ne s’écartent pas de la tâche planifiée (orientation) ou à attirer l’attention sur les éléments importants d’un problème (mise en évidence). En outre, pour chaque question, l’étudiant ou l’étudiante peut directement accéder à l’emplacement idoine d’un cours qui peut, entre autres fonctions, fournir des modèles d’action (figure 2, numéro 2; figure 3). La frustration ressentie par ceux qui rencontrent une difficulté apparemment insurmontable devrait être fortement réduite par la lecture d’un cours conçu pour précisément surmonter cette difficulté. Procurer un accès direct au cours depuis chaque question a donc pour vocation de diminuer le sentiment d’impuissance (contrôler la frustration) en fournissant des cadres explicatifs précis pour résoudre chaque tâche. Enfin, pour soutenir l’intérêt des étudiants et étudiantes (enrôler), une barre d’assiduité (figure 2, numéro 3) devrait être développée à l’avenir.

Figure 3

La zone proximale de développement revisitée pour une plateforme d’apprentissage. La zone des activités réalisables s’agrandit avec l’aide des fonctionnalités accessibles. La liste des aides n’est pas exhaustive (p.ex. tuteur)

La zone proximale de développement revisitée pour une plateforme d’apprentissage. La zone des activités réalisables s’agrandit avec l’aide des fonctionnalités accessibles. La liste des aides n’est pas exhaustive (p.ex. tuteur)

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L’intelligence adaptative et les points Elo de l’algorithme d’AMUQuiz pour optimiser l’apprentissage

AMUQuiz tente de sélectionner intelligemment les questions présentées à l’étudiant ou l’étudiante, notamment en fonction de son niveau qui est constamment réévalué, recalculé. À cette fin, l’algorithme d’AMUQuiz intègre une variation du système de classement Elo (Elo, 1986). À l’origine, ce système a été inventé pour classer les joueuses et joueurs d’échecs en fonction de leur compétence, de façon organique, au fur et à mesure de leurs résultats. Le procédé facilite l’équilibre des forces en présence lors de l’organisation de matchs. Dans AMUQuiz, contrairement au fonctionnement Elo classique (match joueur contre joueur), les matchs sont réalisés entre l’étudiant ou l’étudiante et les questions (figure 4). Un score Elo est attribué à chaque question et à chaque étudiante ou étudiant (pour chacun des cours dans lesquels il s’entraîne). Ces scores évoluent en permanence. Plus le nombre de réussites d’un étudiant ou d’une étudiante croît, plus le score Elo qui reflète sa compétence augmente. Quant au score Elo de chaque question, il s’ajuste au gré des réussites et des échecs étudiants jusqu’à se stabiliser. On obtient donc rapidement une distribution fine des niveaux « réels » des questions, tels qu’évalués collaborativement par les étudiants et étudiantes qui les affrontent.

Figure 4

Les scores Elo de chaque étudiant ou étudiante et de chaque question évoluent en permanence. Par exemple, si une étudiante ou un étudiant avancé échoue à la question jugée la plus facile, le système diminuera son score Elo et l’algorithme lui proposera des questions plus faciles

Les scores Elo de chaque étudiant ou étudiante et de chaque question évoluent en permanence. Par exemple, si une étudiante ou un étudiant avancé échoue à la question jugée la plus facile, le système diminuera son score Elo et l’algorithme lui proposera des questions plus faciles

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Outre le niveau de l’étudiant ou de l’étudiante et des questions, l’algorithme d’AMUQuiz ajuste aussi sa sélection de questions en fonction d’autres paramètres, comme le temps écoulé depuis la dernière présentation d’une question et le score spécifique de l’étudiant ou de l’étudiante à cette question. Par exemple, un échec à une question amène l’algorithme à présenter à nouveau cette question plus rapidement que d’autres, pour permettre à l’étudiant ou à l’étudiante de corriger efficacement son erreur. L’équipe de recherche prévoit la mise en place de scores Elo multidimensionnels (Prisco et al., 2018; Zaffalon et al., 2020) afin de respecter finement les « niveaux » de chaque étudiant et étudiante dans différentes facettes d’une matière.

Les situations-problèmes de Kaïros pour apprendre en faisant

Si l’on accepte que la connaissance émerge de nos interactions avec le monde extérieur, alors apprendre consiste essentiellement à résoudre des problèmes (Dewey, 1938/1963) et la connaissance se construit par essais et erreurs (Halpern; 2018; Meuret, 2007). Ainsi, Kaïros met l’accent sur la résolution de problèmes, un type d’apprentissage actif. Les étudiantes et étudiants sont engagés dans des tâches significatives et réfléchissent à ce qu’ils font (Prince, 2004), ce qui génère des apprentissages plus profonds et plus durables (Hake, 1998).

En pratique, lorsqu’ils répondent aux questions sur Kaïros, les étudiantes et étudiants sont placés dans une situation contextualisée qui leur demande de réaliser une ou plusieurs tâches concrètes et spécifiques aux compétences souhaitées. Les situations qui leur sont proposées font écho à leur quotidien d’étudiants ou de futurs professionnels et leur demandent d’utiliser leur savoir-faire et les connaissances qu’ils possèdent. Par exemple, dans le cadre d’un cours pour développer leurs compétences numériques, les étudiantes et étudiants sont amenés à utiliser des logiciels spécifiques pour résoudre des problèmes qu’ils peuvent rencontrer dans leur vie quotidienne : vérifier si une image est un montage, trouver qui a apporté une modification dans un fichier, se situer sur une carte, etc. (voir la figure 2 pour un exemple de question). Ensuite, une rétroaction de qualité reçue de manière régulière ainsi qu’un tableau de bord exposant leur progression leur permettent de prendre du recul sur leurs apprentissages.

La docte ignorance cultivée par AMUQuiz grâce à des questionnaires à choix multiple (QCM) bayésiens

L’excès de confiance, ou « illusion de savoir » est très dommageable (Galef, 2021; Hoang, 2018; Science4All, 2020). AMUQuiz tente d’aider les étudiantes et étudiants à apprivoiser leur incertitude avec l’approche du « QCM bayésien » proposée par Science4All (2019). Dans un QCM classique, l’étudiante ou l’étudiant sélectionne une ou plusieurs réponses correctes de façon discrète (par exemple A/B/C/D, ou bien « Vrai » ou « Faux »), alors que le QCM bayésien prend en compte l’incertitude de l’étudiante ou de l’étudiant pour chacune des réponses possibles. L’exemple le plus simple est sur un Vrai/Faux : l’étudiante ou l’étudiant se positionne sur un curseur allant de « Vrai » à « Faux » (figure 5), en fonction de son incertitude.

Figure 5

Le curseur de réponse bayésien dans AMUQuiz. En positionnant le curseur à 75 % du côté de « Vrai », l’étudiante ou l’étudiant choisit d’obtenir un score de 0,88 si la bonne réponse est « Vrai » et un score de -0,13 si la bonne réponse est « Faux »

Le curseur de réponse bayésien dans AMUQuiz. En positionnant le curseur à 75 % du côté de « Vrai », l’étudiante ou l’étudiant choisit d’obtenir un score de 0,88 si la bonne réponse est « Vrai » et un score de -0,13 si la bonne réponse est « Faux »

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L’idée de prendre en compte l’incertitude dans les réponses aux quiz n’est pas nouvelle. Ce domaine de recherche, connu sous le nom de « confidence marking », a une longue histoire (Leclercq et Gilles, 2001) et a exploré différentes approches. La méthode de notation utilisée dans AMUQuiz est une variante de la « méthode continue » proposée par De Finetti (1965), qui semble s’accorder au mieux avec les autres objectifs d’AMUQuiz. Un avantage crucial de cette notation est son caractère « pro-honnêteté intellectuelle » : la stratégie optimale de réponse consiste à évaluer et indiquer honnêtement son incertitude. Les autres stratégies, telles que surestimer ou sous-estimer son niveau de confiance, amènent en moyenne à un score plus faible. Ainsi, à connaissances égales, l’étudiante ou l’étudiant le plus honnête sur ses incertitudes obtiendra le meilleur score.

3. Discussion : les plateformes d’apprentissage dans un contexte postpandémique

Les développements réalisés de Kaïros et d’AMUQuiz ne représentent pas une traduction fidèle des intentions initiales, mais ils révèlent des besoins exacerbés par la crise de la COVID-19 et susceptibles de perdurer à l’avenir. La discussion qui suit explore les tendances éducatives émergentes dans des contextes postpandémiques (voire postnumériques).

L’essentiel se trouve dans les principes

Selon Fengchun et al. (2021), il est essentiel de façonner la normalité éducative postpandémique en intégrant les réalisations accomplies pendant la période de COVID-19. En particulier, les plateformes capables de fournir une rétroaction en direct peuvent « apporter une réelle amélioration » (p. 78). Leurs principales forces consistent à adapter l’apprentissage aux besoins individuels, à recourir à des mécanismes de renforcement pour maintenir la motivation et à augmenter (en qualité et quantité) les rétroactions données à chacun. Néanmoins, l’essence de l’amélioration éducative ne réside pas dans le développement de plateformes d’apprentissage.

Nous souscrivons à l’argument de Burbules et al. (2020) qui affirment : « We need a new humanistic spirit adapted to a technology-shaped world [nous avons besoin d’un nouvel esprit humaniste adapté à un monde façonné par la technologie] » (p. 96). Nous rejoignons également Fawns et al. (2023) qui insistent pour que les chercheuses et chercheurs ne soient pas focalisés sur une technologie ou ses usages, mais aient une vision mobile qui puisse dézoomer vers des contextes plus larges, afin de « regarder au-delà ».

Ces éléments nous amènent à considérer que l’essentiel se trouve dans la stabilité des conceptions des deux équipes de recherche restées invariables pendant trois ans – alors que le système éducatif faisait face aux profonds bouleversements engendrés par une pandémie –, puis dans la démocratisation d’intelligences artificielles conversationnelles (ChatGPT, Bard...).

Des conceptions anciennes et pérennes

Cette stabilité des conceptions peut intriguer, alors qu’elle reflète des tendances de long terme en éducation que nous pouvons rappeler à travers l’essence d’AMUQuiz et de Kaïros :

  1. Croire en chaque étudiant et étudiante : en maximisant la flexibilité et l’autonomie, en considérant les savoirs transférables et provisoires, en rendant le processus d’apprentissage adaptatif et personnalisable, en visant une éducation qui ait du sens pour l’étudiant ou l’étudiante.

  2. Combattre l’illusion de savoir : en rendant l’ignorance visible (questions avant le cours), en instaurant un système de notation pro-honnêteté intellectuelle (QCM bayésiens), en stimulant la pensée critique, en visant la formation d’expertes et d’experts conscients de leurs limites.

Nous affirmons que ces visées font écho aux tendances de l’éducation et de la technologie. Par exemple, les « 4C », ces compétences transversales clés du XXIe siècle, souvent considérées comme le futur de l’éducation (Thornill-Miller et al., 2023), nécessitent de faire confiance aux capacités de l’étudiant ou l’étudiante pour la communication et la collaboration et d’offrir de l’espace pour qu’émergent la créativité et la pensée critique. La flexibilité que permettent les plateformes d’apprentissage sert d’ailleurs de conclusion à la récente étude de Pierrot et al. (2022) concernant les leçons de la période pandémique à retenir pour l’avenir. Les auteurs et autrices rappelaient l’aspiration des étudiants et étudiantes à une grande flexibilité, tout en reconnaissant qu’elle exigeait de leur part un investissement considérable pour devenir autonomes (en matière de motivation, de concentration et d’autorégulation).

Pour conclure, Burbules et al. (2020) soutiennent que l’éducation dans un futur durable devra notamment considérer les technologies comme des ressources éducatives, proposer un enseignement adaptatif, un « apprentissage ubiquitaire [ubiquitous learning] » (p. 95) basé sur des problèmes, utiliser les technologies pour « permettre une plus grande personnalisation du processus d’apprentissage » (p. 95), « automatiser les processus qui peuvent l’être » (p. 96) et permettre aux enseignants et enseignantes de focaliser leur énergie sur des activités à haute valeur ajoutée. Dans leur développement futur, les plateformes Kaïros et AMUQuiz devraient poursuivre dans ces directions.