Corps de l’article

Introduction

La pandémie a obligé la majorité des établissements d’enseignement supérieur à s’adapter rapidement à la nécessité d’un enseignement 100 % distanciel (en période de confinement) et par la suite à un mode hybride (avec une jauge différente selon les contextes et les établissements). Cela a amené les équipes pédagogiques à mettre en place de nouveaux modes d’enseignement (cours enregistrés, documents partagés, hybridation des formations...) et d’évaluation (quiz en ligne, production de vidéos par les étudiants...) (Verchier et Lison, 2022), de même que certaines structures à investir dans du matériel (tableaux interactifs connectés, licences pour des logiciels spécifiques, tablettes personnelles pour le personnel enseignant et/ou les étudiants, accès à des protocoles sécurisés...). S’il apparaît que les enseignants ont développé des compétences numériques au cours de cette période (Poellhuber et Michelot, 2022), il semble toutefois que les transformations mises en place et les investissements réalisés ont parfois été faits dans l’urgence, sans stratégie, qu’elle soit personnelle ou d’établissement (Bernatchez et Alexandre, 2021; Papadopoulou, 2021). Dès lors, il nous paraît pertinent de nous questionner sur le maintien, le développement et/ou la réutilisation des ressources créées, des nouvelles pratiques mises en place, voire du matériel acheté.

Pour ce faire, dans le cadre de ce compte rendu d’expérience, nous présentons premièrement trois pratiques pédagogiques mises en place dans un établissement d’enseignement supérieur de la région Grand Est de la France lors de la pandémie en y associant les principales intentions pédagogiques. Deuxièmement, nous tentons de voir lesquelles ont perduré et nous apportons des éléments d’explication à partir d’extraits de témoignages de sept enseignants, de même qu’à partir de notre connaissance du milieu. Les enseignants rencontrés lors d’une entrevue dirigée interviennent tous dans le cadre du tronc commun (au cours des quatre premiers semestres) du cursus d’ingénieur. Troisièmement, nous regardons dans quelle mesure les structures d’enseignement ont profité de cet accélérateur pour encourager ou soutenir les transformations pédagogiques pensées par les enseignants de manière plus durable, et ce, que ce soit dans une perspective d’hybridation ou de retour en présentiel.

La pandémie, un accélérateur de nouvelles pratiques pédagogiques?

Dans l’établissement d’enseignement supérieur observé, la pandémie a favorisé la mise en place de pratiques pédagogiques qui étaient relativement peu habituelles pour les enseignants (Verchier et Lison, 2022). Parmi celles-ci, nous souhaitons en relever trois qui ont été particulièrement plébiscitées par les enseignants : 1) la création de ressources pédagogiques et plus spécifiquement de vidéos de contenus de cours, 2) la création et l’utilisation de quiz en ligne sur Moodle et 3) la production de vidéos par les étudiants en tant qu’outils d’évaluation des apprentissages.

En ce qui concerne la création de ressources pédagogiques et plus spécifiquement de vidéos de contenus de cours (Batier, 2020), les enseignants se sont sentis obligés de le faire afin de s’inscrire dans la continuité pédagogique attendue. En effet, ils ne voyaient pas comment proposer des contenus à distance sans réaliser de vidéos de contenus de cours, essentiellement des PowerPoint commentés, ou sans diffuser en synchrone des cours filmés. Mentionnons qu’ils ont, pour la plupart d’entre eux, enregistré ces vidéos par leurs propres moyens, soit à l’aide de leur ordinateur ou de leur téléphone personnel, et ce, bien que la majorité n’ait jamais fait cela auparavant. À partir de ces vidéos, ils proposaient parfois des activités ou des exercices que les étudiants étaient invités à réaliser chez eux. Ces vidéos et les matériaux pédagogiques les accompagnant ont été créés dans l’urgence, autrement dit, ils n’ont pas fait l’objet d’une scénarisation pédagogique réfléchie ou accompagnée (Lebrun, 2005). Parfois, les enseignants ont simplement fait basculer à distance ce qu’ils effectuaient en présentiel : « Je me suis enregistré comme si je donnais mon cours en classe » (E1). Si nous pouvons comprendre la logique de l’urgence dans laquelle les enseignants ont été plongés, il est également aisé de voir pourquoi les effets n’ont pas toujours été au rendez-vous. Imaginons un cours enregistré de deux heures que les étudiants écoutent passivement chez eux... Plusieurs enseignants ont manifesté leur désarroi en réalisant que les étudiants n’écoutaient pas au complet, voire pas du tout, les vidéos mises en ligne. Ils ont vécu un découragement qui a mené certains d’entre eux à ne plus réaliser de vidéos : « Si ce que je dis ne les intéresse pas, tant pis. Je ne vais pas perdre mon temps à faire des vidéos, ils auront juste à lire le cours » (E4).

En ce qui concerne la création et l’utilisation de quiz en ligne sur Moodle, les enseignants ont choisi cette stratégie pédagogique dans une perspective à la fois d’évaluation formative et d’évaluation sommative des apprentissages (Gilles et Charlier, 2020). Plusieurs enseignants avaient déjà à leur disposition des banques de questions qu’ils utilisaient lors des examens ou de tests réalisés en cours magistraux afin de valider des étapes du programme. Ils ont alors fait le choix de les mettre sur Moodle, parfois en offrant une rétroaction automatisée, afin que les étudiants puissent s’entraîner, voire s’autoévaluer. D’autres ont décidé de se lancer parce que cela leur semblait le meilleur moyen de valider ce que les étudiants faisaient, notamment dans la lignée des vidéos de contenus de cours. « C’est un moyen de valider qu’ils ont regardé les vidéos et de voir s’ils ont compris ce que j’ai expliqué » (E3).

La dernière pratique pédagogique mise en place par de nombreux enseignants est le fait de proposer aux étudiants de produire des vidéos afin d’évaluer les apprentissages réalisés. En effet, un certain nombre d’activités pédagogiques mobilisant principalement des savoir-faire, par exemple les travaux pratiques, les questions de réflexion, les sujets de composition, etc., n’étaient pas évaluables en ligne sous forme de questions à choix multiples ou de questions à choix unique (Audet, 2011). Concrètement, il a donc été demandé à chaque étudiant ou groupe d’étudiants de réaliser avec leur téléphone des vidéos permettant de produire une composition unique et originale qui a ensuite été remise sur Moodle comme un devoir. « Je ne voyais pas comment je pouvais faire autrement et en discutant avec un collègue, je me suis dit que ce serait finalement comme ce que je faisais en classe, mais à travers une vidéo. J’avais peur que ce soit compliqué pour les étudiants, mais au contraire, ça a très bien été » (E2). Cet enseignant a pris conscience que c’était sa perception qui constituait initialement un frein à cette pratique pédagogique.

En postpandémie, que reste-t-il de ces nouvelles pratiques pédagogiques?

Lorsque nous avons consulté les pages Moodle associées aux cours et rencontré sept enseignants pour voir dans quelle mesure les pratiques mises en place durant la pandémie (la création de ressources pédagogiques et plus particulièrement de vidéos de contenu de cours, les quiz sur Moodle et la production de vidéos par les étudiants pour l’évaluation des apprentissages) avaient été maintenues lors du retour à l’enseignement présentiel postpandémique, nous avons constaté des différences.

En ce qui concerne les vidéos de contenu de cours, deux tendances apparaissent. D’une part, trois enseignants avaient conçu de courtes vidéos sur des notions spécifiques – avec parfois réalisation d’un montage vidéo (schémas dessinés ou animés, découpage de vidéos selon le grain visé) – destinées à rendre les contenus de formation à distance attractifs ou à expliciter des notions plus complexes mal comprises à distance. Ils ont souhaité réutiliser ce matériel, considérant qu’ils avaient pris la peine de scénariser leur enseignement (Lebrun, 2005) et « passé beaucoup de temps pour le faire » (E4). Certains ont même mentionné qu’ils le faisaient un peu par « facilité », c’estàdire que la ressource étant produite, ils considéraient économe de la réutiliser. À l’inverse, quatre enseignants ont dit n’avoir aucune envie de réutiliser les vidéos produites. Tout d’abord, parce que selon eux, « elles ne sont pas de qualité » (E7), « parce qu’elles ne sont pas pensées en cohérence avec le reste du cours » (E6) ou encore parce qu’elles sont pour eux synonymes d’une période difficile. Tout au plus, certains de ces enseignants laissent ces ressources en accès libre afin que les étudiants puissent les consulter en complément de cours, mais sans obligation de le faire. À l’instar, semble-t-il, de la majorité des enseignants de l’établissement d’enseignement supérieur observé, les sept rencontrés ont tous mentionné préférer livrer leur contenu en face à face aux étudiants. Ainsi, ils ont fait le choix de revenir aux ressources pédagogiques qu’ils utilisaient avant la pandémie, notamment leurs supports PowerPoint, et de « refaire cours » au tableau classiquement. Ce positionnement résulte à la fois d’une posture individuelle et d’une sorte de posture de l’établissement qui n’a pas, comme nous le mentionnons plus loin, favorisé la transformation des pratiques.

En ce qui concerne les quiz sur Moodle, nous avons perçu que la grande majorité des enseignants ont choisi de continuer à les utiliser, mais plutôt dans une logique sommative. En effet, nous avons constaté qu’ils sont en augmentation depuis ces derniers mois, dans une stratégie de contrôle continu. Les enseignants disent apprécier l’utilisation de ces quiz et se sentir de plus en plus à l’aise dans leur création : « Ça c’est vraiment une des choses que j’ai gardées de la pandémie. Et j’ai vraiment développé ma compétence à créer des quiz » (E5). Le fait que ces quiz puissent être constitués de questions tirées aléatoirement et paramétrés pour une navigation séquentielle (passage d’une question à l’autre sans retour en arrière possible) assure les enseignants d’un certain degré de contrôle quant à la limitation de la fraude. Par ailleurs, le fait qu’ils puissent les réutiliser facilement sur Moodle par la banque des questions et les enrichir au fur et à mesure des semestres constitue pour eux une source de motivation et un gain de temps dans leur travail d’évaluateurs. Plusieurs enseignants ont également mentionné la pertinence de la rétroaction automatique à l’aide de Moodle. En effet, cela permet aux étudiants de s’autocorriger et d’avoir rapidement une idée de leur niveau, de leur force et des points à travailler. Enfin, un grand nombre d’enseignants de l’établissement d’enseignement supérieur observé semblent avoir réalisé l’intérêt de mettre en place une sorte de contrôle continu numérique, permettant de s’assurer de l’adhésion des étudiants au dispositif de formation. Il serait pertinent de voir comment ces derniers perçoivent cette pratique et s’ils considèrent qu’elle apporte une plusvalue aux stratégies d’apprentissage.

En ce qui concerne la production de vidéos par les étudiants dans le cadre de l’évaluation, cinq des sept enseignants rencontrés ont choisi de maintenir cette modalité d’évaluation des apprentissages, mais pas spécifiquement dans une perspective d’évaluation de savoir-faire. En effet, cela leur a permis d’évaluer des compétences plus transversales comme la collaboration ou la créativité et de favoriser ainsi la réalisation et la restitution d’activités hors des murs de la salle de classe, voire de l’université. Ces enseignants ont mentionné qu’ils avaient été surpris positivement par la qualité des productions réalisées par les étudiants : « Il y a des étudiants qui m’ont étonnée par leur créativité. En classe, ils me semblaient plutôt discrets et dans cette évaluation, ils sont sortis des sentiers battus » (E2). De leur côté, les étudiants ont mentionné aux enseignants avoir apprécié ce format de restitution qui change des rapports écrits et oraux classiques et qui correspond à l’actuelle omniprésence des formats vidéo dans les interactions quotidiennes.

Si nous pouvons constater que parmi les sept enseignants rencontrés et plus largement dans l’établissement d’enseignement supérieur observé, un grand nombre d’enseignants ont choisi de maintenir certaines pratiques pédagogiques développées pendant la pandémie, une disparité persiste et un retour aux pratiques avant-pandémie s’est opéré, notamment pour l’enseignement présentiel.

La pandémie, un accélérateur de nouvelles pratiques pédagogiques?

Comme nous avons tous pu le constater, la pandémie a donné un coup d’accélérateur à de nombreux établissements, notamment ceux pour qui le numérique ne faisait pas partie de la stratégie institutionnelle. Force est de réaliser, plusieurs mois plus tard, que de nombreux établissements d’enseignement supérieur ont toutefois choisi de reprendre les anciens modèles (cours, travaux dirigés, travaux pratiques, examens sur table de types partiel ou final), même si un certain nombre d’enseignants ont diversifié leurs pratiques pédagogiques. En effet, à notre connaissance, la grande majorité des établissements d’enseignement supérieur français ont choisi de retourner à un format 100 % présentiel, et ce, malgré des incitations internes ou des appels à projet ministériel destinés à favoriser l’hybridation des enseignements.

otons toutefois que la pandémie a convaincu de nombreux établissements d’offrir aujourd’hui une certaine liberté sur le plan des modalités de diffusion des enseignements. Ainsi, plusieurs d’entre eux ont fait le choix de proposer aux enseignants de s’inscrire dans des modalités hybride ou comodale. C’est l’occasion, pour certaines formations, d’offrir du temps de travail en autonomie aux étudiants (Crosse, 2021), à distance, en parallèle des périodes collectives et de repenser la valeur ajoutée du présentiel.

Du point de vue institutionnel, dans l’établissement d’enseignement supérieur observé, nous pouvons nous demander comment les engagements financiers et organisationnels pris pendant la pandémie ont été réinvestis par la suite. Du financement a été dégagé pour l’acquisition de matériel. Des tableaux numériques interactifs ont été achetés. Des encouragements, notamment par des messages de reconnaissance et un appel à projets interne, ont été donnés aux enseignants pour des initiatives pédagogiques. Toutefois, dans les faits, nous constatons qu’à la suite du retour en présentiel, le mouvement semble être retombé.

Premièrement, aucun cadre n’a été prévu pour valoriser les pratiques pédagogiques développées pendant la pandémie (question du comptage dans le service des heures d’enseignement par vidéo comparativement aux cours en présentiel). Une journée autour des stratégies pédagogiques mises en place dans la perspective de partage entre enseignants aurait pu être intéressante, soutenue par l’administration, afin de garantir un déploiement et une volonté institutionnelle de faire évoluer les pratiques pédagogiques. Une enquête « à froid » auprès des étudiants pour voir dans quelle mesure ils ont apprécié certaines des pratiques mises en place aurait également pu être un levier de valorisation pour les enseignants. Une réflexion collective poussée sur l’intérêt de favoriser des formats présentiel, distanciel, hybride, voire comodal, aurait pu être une voie à explorer. Deuxièmement, force est de constater qu’il n’y a eu aucune injonction de l’établissement pour transformer les pratiques dans la durée. Si nous ne croyons pas nécessairement au principe de l’obligation, il s’agit parfois d’un levier pour faire bouger les choses. En effet, c’est parfois de l’obligation que naît la nécessité de penser une transformation (Lison et DemougeotLebel, 2022). Troisièmement, nous pouvons mentionner l’appel à projets « Hybridation » porté par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche français. Il s’agit là d’une occasion intéressante pour les enseignants de valoriser la création des ressources pédagogiques réalisées durant la pandémie et de tenter de voir plus loin que la simple création de ressources. Les transformations restent toutefois anecdotiques et chaque établissement a luimême fixé les contours du changement. Dans ce cadre, nous pouvons déplorer le fait que la scénarisation, quant à elle, est peu mise en lumière, l’attention restant souvent portée sur le produit. Cela maintient même l’impression, pour un certain nombre d’enseignants, qu’il s’agit simplement de faire basculer à distance les choses effectuées en classe (Zohra Sakrane et Legros, 2021).

Conclusion

À l’instar de Poellhuber et Michelot (2022), nous avons pu constater que les sept enseignants rencontrés ont développé des compétences numériques au cours de la pandémie. Ils se sentent plus « solides » face à l’utilisation des outils numériques, surtout du point de vue technique. En effet, tous ont mentionné mieux « maîtriser les outils », mais peu ont abordé la question pédagogique, notamment en ce qui a trait à la scénarisation revisitée. Cela nous amène à considérer qu’il y a là une responsabilité de l’établissement quant à envisager l’accompagnement des enseignants, audelà de la simple formation aux outils numériques. À ce sujet, il nous semble que le travail avec les conseillers et les ingénieurs pédagogiques est un levier à mobiliser. Par ailleurs, aller voir ce qui est mis en place dans d’autres établissements d’enseignement supérieur serait pertinent pour favoriser une réflexion individuelle et collective des acteurs engagés.

Ainsi, pour faire en sorte de penser une réelle transformation des pratiques pédagogiques et une réflexion pédagonumérique (Desrochers et al., 2022) en profondeur, il nous paraît essentiel que les universités deviennent des environnements capacitants, soit qui « consiste[nt] à aider les individus à mobiliser et utiliser les ressources qui sont à leur disposition et pas seulement les mettre à disposition [...] [et] [...] facilite[nt] l’accès aux ressources formatives (quelles qu’elles soient), leur identification, leur dynamisation » (Fernagu Oudet, 2012, p. 12). C’est, à notre avis, ce qui permettrait de considérer ce qui a été vécu durant la pandémie comme un accélérateur de transformations pédagogiques durables.