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Problématique

Dans le système d’éducation québécois, le niveau d’enseignement collégial suit le niveau secondaire et prépare aux études universitaires ou au marché du travail. Comme c’est le cas à d’autres ordres d’enseignement, le personnel enseignant du collégial fait face à une population étudiante formée par un groupe aux horizons et besoins hétérogènes (Gaudreault et al., 2018). En réponse à ces besoins, on multiplie les moyens permettant aux personnes étudiantes de se représenter la matière et de s’engager dans leur apprentissage, en recourant notamment à la classe inversée (CI). Cette dernière avenue, très populaire dans la dernière décennie, offre la possibilité de combiner l’apprentissage de certaines notions hors classe au rythme et moment choisis par la personne étudiante à des périodes de classe mettant en valeur l’apprentissage actif et la collaboration (Guilbault et Viau-Guay, 2017). Néanmoins, ce changement de pratique requiert de multiples ajustements, par exemple sur le plan du développement de matériel médiatisé (ex. : vidéos), de la gestion de classe ou encore de la manière de favoriser l’adhésion des personnes étudiantes (Poellhuber et al., 2020). Ce changement de pratique volontaire complexe entraîne un processus de développement professionnel (DP) important pour les personnes enseignantes. Des défis sont associés à la formation et au perfectionnement du corps enseignant (Conseil supérieur de l’éducation, 2019), les deux freins les plus importants au DP rapportés par le personnel enseignant au collégial étant, d’une part, une offre de perfectionnement qui ne correspond pas aux besoins ou attentes et, d’autre part, la lourdeur de la tâche (Deschênes, 2017). Dans ce contexte, il parait opportun de favoriser un DP qui s’incarne au sein même des activités d’enseignement, par le biais d’ajustements à la pratique, plutôt que par des activités de formation formelles.

Alors que certains changements de pratique sont choisis par le personnel enseignant, d’autres sont imposés par l’établissement ou le contexte (par exemple lors de la COVID-19). Le processus de DP associé au changement de pratique peut s’avérer difficile sans un soutien adéquat (Gouin et al., 2021). Une étude menée auprès de personnes enseignantes de niveaux primaire et secondaire indique que leur bien-être au travail est affecté par leur charge de travail, et que le soutien à leurs besoins de compétence et d’appartenance sociale est lié à leur bonne santé psychologique au travail (Desrumaux et al., 2015). De plus, la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes enseignantes est associée à leur confiance en leur capacité à mettre en place des changements (Klaeijsen et al., 2018). Une méta-analyse ayant montré que la satisfaction et le bien-être en milieu de travail sont liés à la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale (Van den Broeck et al., 2016), soutenir ces besoins en contexte professionnel offrirait un levier pour faciliter le changement de pratique. Ainsi, il appert que mieux comprendre le processus de changement vécu par les personnes enseignantes et soutenir leurs besoins fondamentaux durant ce processus pourraient permettre de les aider à changer, tout en contribuant à leur bienêtre.

Cadre théorique

Dans cette recherche, l’étude du DP est ancrée dans une perspective professionnalisante émanant du cadre théorique de Clarke et Hollingsworth (2002), en établissant des liens entre les différents domaines du DP et la satisfaction des besoins psychologiques fondamentaux issue de la théorie de l’autodétermination (Ryan et Deci, 2017).

Théorie de l’autodétermination et besoins psychologiques fondamentaux

La théorie de l’autodétermination distingue les types de motivation en les situant sur un continuum de contrôle-autonomie (Ryan et Deci, 2017). La motivation intrinsèque, où l’action est effectuée pour le plaisir qu’elle procure, est la forme de motivation la plus autodéterminée et autonome. Elle se distingue des différentes motivations extrinsèques, où l’action est effectuée en lien avec des conséquences externes correspondant à un degré d’autonomie variable. Certaines formes de motivation extrinsèque sont plus contrôlées, découlant de récompenses, de punitions ou de pressions internes comme l’évitement d’un sentiment de culpabilité, alors que d’autres formes sont davantage autonomes et dépendent de motifs plus internalisés. Selon la théorie de l’autodétermination, la satisfaction de trois besoins psychologiques fondamentaux conduit à des types de motivations plus autonomes (Ryan et Deci, 2017), soit : 1) le besoin de compétence, lié au sentiment d’être efficace dans ses interactions avec son environnement et de faire croître ses forces et talents, 2) le besoin d’autonomie, lié à celui de faire des choix, sur le plan tant de ses buts que de la manière de les atteindre, et 3) le besoin d’appartenance sociale, lié au sentiment d’être connecté aux autres, qui peut être soutenu notamment par des relations signifiantes avec ses collègues (Ryan et Deci, 2017). La satisfaction des besoins fondamentaux est l’un des éléments associés au bien-être et à la santé psychologique chez le personnel enseignant, parmi d’autres aspects tels que les demandes et ressources liées au travail (Desrumaux et al., 2015; Skaalvik et Skaalvik, 2018).

La satisfaction de ces trois besoins psychologiques fondamentaux, tout comme la motivation autonome, est liée à la satisfaction au travail (Levesque et al., 2004; Van den Broeck et al., 2016). La satisfaction des besoins fondamentaux du personnel enseignant est aussi liée aux perspectives de DP perçues (Tack et Vanderlinde, 2019). Par ailleurs, chez les personnes enseignantes, la satisfaction des trois besoins psychologiques fondamentaux est liée à la motivation autonome face à l’apprentissage professionnel, elle-même étant fortement liée à la fréquence d’activités d’apprentissage au travail et à l’engagement dans cellesci (Jansen in de Wal et al., 2020). Ainsi, la satisfaction des besoins fondamentaux est non seulement associée au sentiment de bienêtre, mais elle favorise aussi la participation aux activités de DP.

Développement professionnel

Lorsqu’il est vu dans une perspective professionnalisante, le DP est envisagé comme un processus d’apprentissage de savoirs professionnels réalisé à l’aide de moyens formels et informels (Lefeuvre et al., 2009; Uwamariya et Mukamurera, 2005). Le modèle interconnecté de Clarke et Hollingsworth (2002) prend en considération le processus de DP en contexte d’expérimentation professionnelle, en mettant en lumière les liens réflexifs et de mise en action entre les domaines de la pratique, des conséquences perçues, personnel et externe (figure 1A).

Ainsi, les pratiques et leurs conséquences perçues permettent de nourrir les connaissances, croyances et attitudes du domaine personnel. Ces modifications au domaine personnel peuvent elles-mêmes mener à des changements de pratique. Par exemple, la mise en place d’une nouvelle façon de faire en classe est un changement de pratique pouvant mener à diverses conséquences et réflexions, modifiant des connaissances, croyances et attitudes, engendrant en retour une nouvelle évolution des pratiques. Par ailleurs, le modèle interconnecté prend aussi en considération l’influence du domaine externe, qui peut se manifester par exemple par des lectures, des formations ou des échanges avec des collègues.

Ce modèle du DP prend en considération l’aspect cognitif de l’apprentissage professionnel et son contexte social, tout en reconnaissant la multiplicité des parcours possibles. De plus, il permet l’étude du changement vécu à travers l’expérimentation professionnelle et met en lumière les interactions entre la réflexion et la mise en action et les multiples sources externes formelles/informelles permettant l’apprentissage dans le processus. Il est ici bonifié en y superposant un modèle psychologique pouvant éclairer le bien-être des personnes enseignantes durant le processus de changement de pratique. Dans cette approche pragmatique, les modèles théoriques sont vus comme des outils nous permettant de comprendre avec plus de profondeur l’expérience vécue par les personnes enseignantes (Boylan et al., 2018).

Figure 1

Développement professionnel et besoins psychologiques fondamentaux. A : processus de DP traduit de Clarke et Hollingsworth (2002, p. 951). B : adaptation proposée incluant les besoins psychologiques fondamentaux (Ryan et Deci, 2017)

Développement professionnel et besoins psychologiques fondamentaux. A : processus de DP traduit de Clarke et Hollingsworth (2002, p. 951). B : adaptation proposée incluant les besoins psychologiques fondamentaux (Ryan et Deci, 2017)

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Satisfaction des besoins fondamentaux et liens avec les différents domaines du modèle de développement professionnel

La satisfaction des besoins fondamentaux varie dans le temps et selon les contextes et elle influence le bien-être de la personne (Ryan et Deci, 2017). En milieu de travail, des liens entre la variation de la satisfaction de ces besoins et des variations dans le bien-être ont été établis (Ryan et al., 2010). Il est possible que la satisfaction des besoins fondamentaux varie durant le processus de DP. En fonction du rationnel présenté, nous avons choisi d’intégrer dans la présente recherche la théorie de l’autodétermination et la satisfaction des besoins fondamentaux des personnes enseignantes au modèle de développement professionnel de Clarke et Hollingsworth (2002), tout en illustrant d’une manière un peu différente la dynamique du DP en résultant (figure 1B). Cette intégration au modèle proposé par Clarke et Hollingsworth permet d’ajouter une dimension complémentaire aux aspects cognitif et social déjà présents dans le modèle et, ainsi, de l’enrichir.

D’une part, le besoin d’autonomie peut être situé dans le domaine de la pratique, reflétant notamment la possibilité qu’a la personne enseignante de prendre des décisions liées à ses manières de faire en classe. D’autre part, le besoin de compétence, qui permet de nourrir la croyance de la personne sur ses capacités à réussir, peut être situé dans le domaine personnel qui regroupe connaissances, attitudes et croyances. Finalement, le besoin d’appartenance sociale, associé au sentiment d’être connecté aux autres, peut être nourri notamment par la collaboration et les échanges avec les collègues et a conséquemment été situé dans le domaine externe. De là, des réflexions pourront alimenter le domaine personnel.

Ainsi, la problématique a permis de mettre en évidence qu’en dépit d’une littérature abondante sur le DP, le contexte du niveau collégial soulève encore certains questionnements et qu’il demeure un sujet d’intérêt (Deschênes, 2021). Cela nous suggère de réfléchir aux conditions nécessaires pour favoriser un DP de qualité. Nous proposons d’étudier le problème à partir d’un cadre théorique multiple, incluant le modèle de développement professionnel des domaines interconnectés et les besoins psychologiques fondamentaux liés à la théorie de l’autodétermination. Ce modèle sera opérationnalisé en vue de mieux comprendre les relations entre le domaine personnel et la pratique de la CI, les conséquences saillantes ainsi que le domaine externe lors d’un processus de DP associé au changement de pratique, en éclairant ce processus en relation avec la satisfaction des trois besoins psychologiques fondamentaux.

Méthodes

Cette recherche a été menée dans le cadre des études doctorales de la première auteure. La chercheuse enseigne dans le département de la recherche, où elle a implanté la CI et fait partie de la recherche. Cette posture privilégiée facilite l’accès au terrain et les échanges, et est une position non neutre qui a été prise en considération tout au long du projet (Gruslin, 2022).

L’étude de cas a été retenue afin de permettre la prise en considération de multiples variables simultanément et d’offrir la profondeur nécessaire à la compréhension d’un processus complexe (Roy, 2003). Selon nous, elle apparaît pertinente pour l’objet d’étude qui nécessite de relater, en profondeur, les expériences concrètes des personnes participantes. Une analyse longitudinale a permis l’étude du processus de DP vécu lors du changement de pratique associé à l’implantation de nouvelles façons de faire en classe, en cohérence avec les cadres proposés.

Description des personnes participantes et du contexte de l’étude

Deux personnes (pseudonymes de Chris et Sasha) enseignant la biologie au collégial depuis 9 et 17 ans ont implanté la CI dans leur cours. Elles ont été considérées comme des cas typiques qui s’appropriaient et apportaient de nombreux ajustements à un dispositif dont les bases avaient été établies par des collègues, Chris et Sasha s’étant joints au projet après une première phase de conception initiale du dispositif de CI. Leur sélection favorise la compréhension du processus vécu différemment par des personnes se distinguant en matière d’expérience, de formation en pédagogie et de programme d’études dans lequel elles enseignent.

L’étude s’est déroulée d’août 2019 à janvier 2021 dans un collège urbain accueillant plus de 7 000 personnes étudiantes à l’enseignement régulier. À l’automne 2019, Chris et Sasha ont fait, sur une base volontaire, une première implantation de la CI dans un cours de biologie offert en première session de deux programmes techniques du secteur de la santé. Lors de cette première itération, les personnes étudiantes ont répondu à des questionnaires mesurant leur motivation, leur engagement, leur satisfaction et leur perception d’apprentissage (Gruslin, 2022) et participé à des entrevues. Ces résultats ont ensuite été présentés aux enseignants et enseignantes à l’hiver 2020, avant une deuxième itération à l’automne 2020. Le contexte d’enseignement à l’automne 2020 a été modifié dans la foulée des mesures sanitaires liées à la pandémie de COVID-19. L’enseignement à distance s’est imposé dans les cours, qui se sont transformés en forme hybride à distance, où des formes asynchrones et synchrones d’enseignement ont été combinées. Des ajustements à la pratique de la deuxième itération ont été imposés par ce contexte à distance. À la deuxième itération, les personnes étudiantes ont répondu à des questionnaires et les résultats ont été présentés aux personnes enseignantes à la fin du projet.

Collecte de données

Huit entrevues semi-dirigées d’une durée variant de 15 à 65 minutes portant sur les thèmes liés aux domaines personnel, des conséquences, de la pratique et externe et aux besoins fondamentaux d’autonomie, d’appartenance sociale et de compétence ont été menées (voir Gruslin, 2022, pour le détail des sujets abordés et les guides d’entrevues). Toutes les entrevues ont été menées par la chercheuse principale. La première entrevue a eu lieu à l’automne 2019 avant l’implantation de la CI, les deux suivantes pendant la première itération, la quatrième après la première itération et la cinquième après la présentation des résultats étudiants. La sixième entrevue a eu lieu à l’automne 2020, avant la deuxième itération, la septième pendant celleci, et la huitième après la présentation des résultats des questionnaires étudiants.

Approches d’analyse

Les entrevues ont été enregistrées et transcrites. Une analyse thématique a été réalisée de façon longitudinale, permettant de suivre l’évolution du processus de DP dans le temps. Les propos de Chris et Sasha ont ainsi permis de mieux comprendre leur processus de DP et la satisfaction de leurs besoins fondamentaux.

Suivant les étapes suggérées par Van der Maren (2004), une relecture des cadres théoriques retenus a été effectuée en vue d’élaborer un relevé de thèmes préliminaire. Les thèmes des besoins fondamentaux ont été inclus dans les domaines du modèle interconnecté : le thème de l’autonomie lié au domaine de la pratique, l’appartenance sociale liée au domaine externe et la compétence liée au domaine personnel (figure 2A). Après une lecture des transcriptions, un premier codage a été effectué sur les entrevues de la première année du projet avec un premier cas, puis un second. Le relevé de thèmes a été ajusté graduellement. À la suite des échanges en équipe, des ajustements mineurs ont été apportés au relevé de thèmes, clarifiant le lexique et modifiant des codes liés à la pratique. La vérification de la fidélité avec une deuxième personne a indiqué que le pourcentage d’accords complets (domaine, thèmes et sous-thèmes) entre les juges était de 65 % après le deuxième accord et de 88 % lorsqu’évalué en fonction des domaines du DP.

Une vue d’ensemble de l’approche d’analyse est présentée à la figure 2. Dans cet exemple, après avoir établi l’arbre de codes puis codé les verbatims, un premier niveau d’analyse longitudinale a permis de relever les changements à l’un des thèmes du domaine de la pratique. Par la suite, un deuxième niveau d’analyse a pris comme point de départ les changements au domaine de la pratique pour établir la séquence des changements dans le processus vécu, en mettant en lumière les réflexions et mises en action liant les domaines interconnectés dans le cadre proposé par Clarke et Hollingsworth (2002).

Figure 2

Vue d’ensemble de l’approche d’analyse qualitative à deux niveaux présentée à l’aide de l’exemple de l’analyse du thème de la préparation des personnes étudiantes. A : arbre de codes. B : analyse longitudinale (premier niveau). C : Séquence des changements dans le processus vécu (deuxième niveau)

Vue d’ensemble de l’approche d’analyse qualitative à deux niveaux présentée à l’aide de l’exemple de l’analyse du thème de la préparation des personnes étudiantes. A : arbre de codes. B : analyse longitudinale (premier niveau). C : Séquence des changements dans le processus vécu (deuxième niveau)

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Ces analyses ont mené à la rédaction du portrait de personnes participantes, à qui ce portrait a été présenté et qu’elles ont été invitées à commenter, offrant la possibilité d’y apporter quelques ajustements et permettant ainsi d’améliorer la validité interne.

Résultats

Cette section présente d’abord le processus de DP vécu par Sasha à la suite de changements de pratique en classe, puis celui vécu par Chris.

Le cas de Sasha

Au moment d’implanter la CI dans son cours, Sasha enseignait la biologie au collégial depuis neuf ans et commençait à trouver les rentrées scolaires moins stressantes. Son diplôme en pédagogie de l’enseignement supérieur lui a permis de se familiariser avec plusieurs façons de faire favorisant l’apprentissage actif, mais le temps nécessaire au développement du matériel était un frein à son usage. Sasha était à l’aise avec l’enseignement magistral et le changement du rôle enseignant en CI représentait une source de stress. Sasha a exprimé sa confiance face au matériel développé par ses collègues et croyait que la CI lui aurait plu dans sa vie étudiante. Son choix de la CI a été facilité par l’aspect collaboratif de sa pratique, allégeant la tâche liée au développement du matériel et permettant les échanges sur l’expérience en cours de route.

Le processus

Les premiers pas de Sasha en CI ont été marqués par une série d’observations sur les conséquences et la pratique qui ont nourri sa réflexion, puis sont survenus des ajustements immédiats ou des intentions d’ajustements futurs. Ce cycle de réflexion et de mise en action a été intense lors des changements à la première itération, mais s’est stabilisé lors de l’itération suivante. Pour l’illustrer, l’exemple de l’analyse détaillée du thème des activités en classe est présenté à la figure 3. Cet exemple montre les nombreux allers-retours entre le domaine personnel et les observations sur la pratique et les conséquences de celles-ci à la première itération (1 à 9), et une stabilisation des pratiques lors de la deuxième itération (10 à 12).

Entre les deux itérations, le contexte d’enseignement a été modifié et les modalités d’enseignement à distance imposées par la COVID-19 ont entrainé leur lot de nouvelles pratiques. L’enseignement fait en CI en présence à la première itération est devenu un enseignement à distance hybride où activités asynchrones et synchrones étaient combinées, ce qui a demandé des ajustements additionnels. En conséquence, certains aspects de la pratique n’ont pas été stabilisés à la deuxième itération. La figure 4 présente l’exemple de la rétroaction, qui a d’abord subi de nombreux ajustements lors de l’implantation de la CI (an 1, évènements 1 à 10, figure 4), alors que le changement de pratique et les conséquences observées ont nourri les réflexions de Sasha et que ses connaissances et croyances liées aux personnes étudiantes ont évolué (notamment sur le plan de leur niveau, de leur vitesse d’exécution et des défis rencontrés). Toutefois, certains aspects ont dû être ajustés à nouveau lors de la deuxième itération, alors que les manières de faire pour soutenir les personnes étudiantes dans un contexte de formation hybride à distance ont dû être repensées (an 2, évènements 11 à 19, figure 4).

Ce processus a permis à Sasha d’ajuster, au fil du temps, ses nouvelles pratiques – choisies ou imposées – à partir des réflexions engendrées par les pratiques et conséquences saillantes. Ces ajustements se sont traduits notamment par l’introduction plus tôt dans la session des activités préparant les personnes étudiantes à la CI, la modification de la façon de former les équipes, la simplification des activités proposées en classe et la diminution de leur nombre ainsi que par la transformation d’une évaluation sommative sous forme d’examen en un travail d’équipe, auquel davantage de rétroaction est associée.

Figure 3

Les activités en classe : ajustements à la pratique de Sasha lors de la première itération et stabilisation lors de la deuxième. Chaque numéro correspond à un évènement documenté lors des entrevues. Le chiffre en exposant indique lors de quelle entrevue l’évènement a été reporté. L’analyse détaillée est présentée dans la thèse (Gruslin, 2022)

Les activités en classe : ajustements à la pratique de Sasha lors de la première itération et stabilisation lors de la deuxième. Chaque numéro correspond à un évènement documenté lors des entrevues. Le chiffre en exposant indique lors de quelle entrevue l’évènement a été reporté. L’analyse détaillée est présentée dans la thèse (Gruslin, 2022)

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Figure 4

La rétroaction formative : ajustements à la pratique de Sasha lors de la première itération et poursuite des ajustements en contexte à distance à la deuxième

La rétroaction formative : ajustements à la pratique de Sasha lors de la première itération et poursuite des ajustements en contexte à distance à la deuxième

Note. Les évènements 1 à 10 ont eu lieu à la première itération, les 11 à 19 à la deuxième (description détaillée des évènements à l’annexe A).

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Par ailleurs, le domaine externe a été impliqué dans le DP vécu par Sasha. Ainsi, les résultats de la recherche présentés à l’issue de la première itération ont étonné Sasha, notamment sur le plan de la perception parfois négative des personnes étudiantes. Au contraire, les résultats présentés après la deuxième itération ont suscité un étonnement agréable et lui ont apporté une forme de réconfort en nuançant certaines conséquences observées lors de l’évaluation du cours que Sasha avait reçue de son côté. Sasha mentionne d’ailleurs à cet effet :

Ça me motive un peu aussi, ça fait que j’y crois plus aussi [...] savoir qu’ils sont satisfaits du cours qu’ils ont eu et que leur apprentissage s’est bien fait.

entrevue 8

Au terme de ces deux itérations, Sasha croit que certaines personnes étudiantes bénéficient davantage de l’enseignement en CI, mais que cette façon de faire ne convient pas à tous. Varier les façons de faire en classe en cours de session lui semble ainsi une avenue à considérer :

Ça reste une méthode pédagogique qu[i] ne sera jamais idéale pour tous, estce que ce qu’on fait d’en voir une moitié ou un tiers de la session d’une façon et le reste de la session différemment, c’est peutêtre ça qui est l’idéal, bref, je continue de réfléchir.

entrevue 8

Les besoins fondamentaux

Tout au long du processus de DP, le besoin d’autonomie de Sasha semble soutenu. Sasha a eu la marge de manoeuvre nécessaire pour apporter les ajustements souhaités en cours de pratique :

On a un plan de match commun [...], mais après ça j’adapte toujours selon les besoins du groupe et je ne me sens pas mal de dire ok, bien là j’ai fait un retour plus hâtif ou je ne l’ai pas fait mon retour et je le ferai au prochain cours.

entrevue 3

Ceci est resté stable à la deuxième itération, Sasha indiquant ne pas avoir senti de contraintes découlant du partage des pratiques avec la personne qui donne le même cours.

Cette collaboration avec une autre personne enseignante, qui a permis d’engager le processus vers la CI, soutient d’ailleurs son besoin d’appartenance sociale. Le soutien et les échanges lors de la pratique rendus possibles par la collaboration sont appréciés de Sasha et ont un effet sécurisant :

Pour la collaboration ça a super bien été, on a préparé nos documents, on a fait beaucoup de débriefing nécessaire des fois pour la santé mentale après les périodes, on se partageait ce qui allait bien moins bien [...] c’est le fun de ne pas être seul(e) làdedans.

entrevue 8

Les échanges avec les collègues participant au projet de recherche qui ont eu lieu à l’issue de la présentation des résultats étudiants ont eux aussi été appréciés, quoique selon Sasha, une collaboration plus étendue avec ces collègues aurait été bénéfique.

Le processus vécu et les ajustements effectués chaque semaine ont fait grandir le sentiment de compétence de Sasha, qui a gagné en confiance en sa capacité à faire face à l’inconnu et à s’ajuster lors de la première itération. D’ailleurs, Sasha ressentait moins de stress avant de commencer la deuxième itération, et ce, en dépit de la nouveauté associée au contexte à distance qui s’est imposé entretemps. En fait, avant d’entreprendre la deuxième itération, Sasha situait son niveau d’aisance à « 4/5 », ayant conscience qu’une part d’inconnu existe à distance comme en présence, mais y faisant face avec une plus grande confiance.

Néanmoins, après la deuxième itération, Sasha se sent moins à l’aise dans le rôle de la personne enseignant en CI que dans son rôle en enseignement magistral, comme l’indiquent ses propos :

Essayer de les aider dans les stratégies d’étude et de les guider, et c’est comme là que je me sens moins fort(e), je me sens fort(e) dans mon contenu.

entrevue 7

Ainsi, après avoir expérimenté la CI et vécu un processus de développement nourri par sa pratique, les conséquences observées, les données de la recherche et des échanges avec un ou une collègue, la confiance de Sasha en sa capacité à s’ajuster à de nouvelles façons de faire et de nouveaux contextes a grandi, mais sa réflexion quant au choix des stratégies à retenir en classe se poursuit :

J’aimerais ça être le (la) meilleur(e) enseignant(e) possible pour les étudiants, mais je ne sais pas ce qui est le mieux pour eux, et il n’y a pas de solution parfaite.

entrevue 8

Le cas de Chris

Au moment de l’implantation de la CI, Chris enseignait au collégial depuis 16 ans, avait un bagage d’expériences variées et était à l’aise dans plusieurs cours de biologie. Avant d’enseigner au collégial, Chris avait entrepris un baccalauréat en enseignement des sciences au secondaire, en plus de travailler comme technologue en travaux pratiques. Ses pratiques, avec lesquelles Chris se disait très à l’aise, étaient surtout axées autour de l’enseignement magistral interactif, considéré à la fois comme étant apprécié par les personnes étudiantes et valorisant pour Chris. Aimant essayer de nouvelles façons de faire, Chris était en confiance face à la CI, quoique quelques réserves avaient été émises sur le plan de la mémorisation des connaissances. Un certain stress accompagnait l’idée de ce changement de pratique, en particulier sur le plan de l’organisation en classe et de la formation des équipes. La participation au projet de recherche amenait un élément intéressant pour Chris, lui permettant d’avoir accès aux données de la recherche ainsi qu’à des publications récentes.

Le processus

Dès les premières séances en CI, Chris a ressenti un inconfort devant le nombre d’exercices prévus et la gestion en classe, en plus de percevoir de l’insatisfaction étudiante. Ces défis liés à la pratique et aux conséquences observées ont mené Chris à apporter plusieurs ajustements. Par exemple, le début des séances a été utilisé pour expliciter les liens entre les activités proposées en classe, la préparation demandée et les objectifs visés. De plus, du temps de travail individuel a été dégagé avant le début des exercices collaboratifs et le déroulement de séances a été modifié en accord avec le rythme des personnes étudiantes. Certaines de ces modifications ayant amené des conséquences positives sur le plan de l’engagement affectif et de la compréhension, Chris a mentionné avoir eu l’impression de s’améliorer et d’avoir amélioré le dispositif.

L’exemple du thème des activités en classe est illustré à la figure 5. Après avoir noté que le nombre élevé d’activités prévues dans une période n’était pas optimal et que le déroulement du travail en classe s’en trouve complexifié (2), le déroulement des activités est ajusté, leur nombre par période est réduit et certains aspects sur le plan de la stabilité des équipes sont simplifiés. Des observations en lien avec l’engagement étudiant en équipe (4) ont aussi mené à des ajustements laissant place à des périodes de travail individuel (5). Une série d’allers-retours entre observations, réflexions et ajustements a ainsi permis d’affiner le dispositif à la première itération (1 à 20). Les ajustements se sont poursuivis à la deuxième itération (21 à 25), mais leur rythme est plus lent et une certaine stabilisation des pratiques est observée.

Figure 5

Les activités en classe : ajustements à la pratique de Chris lors de la première itération et stabilisation lors de la deuxième

Les activités en classe : ajustements à la pratique de Chris lors de la première itération et stabilisation lors de la deuxième

Note. Les évènements 1 à 20 ont eu lieu à la première itération, les 21 à 25 à la deuxième (description détaillée des évènements à l’annexe B).

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Au cours de ce processus d’ajustements basés sur les observations de la pratique et des conséquences, les connaissances et croyances de Chris en lien avec les personnes étudiantes ont été modifiées. Différents chemins ont permis à Chris de constater la grande diversité étudiante. Par exemple, à la première itération, de l’insatisfaction a émergé du fonctionnement de certaines équipes hétérogènes constituées de personnes de forces différentes. Ce constat a mené Chris à ajuster ses pratiques en diversifiant ses façons de former les équipes lors de la deuxième itération, alternant entre des équipes aléatoires imposées et des équipes libres en vue d’adoucir l’impact de cet aspect. De plus, le suivi resserré de l’engagement à l’aide des données d’utilisation des outils en ligne qui a été mis en place à la deuxième itération a mené Chris à constater la diversité étudiante sur le plan des stratégies ainsi que du degré d’engagement. La vision qu’avait Chris des personnes étudiantes a été transformée pour devenir « colorée, multicolore » (entrevue 8). D’ailleurs, cette vision de la diversité étudiante a incité Chris à considérer offrir dans le futur plusieurs options alternatives afin que chacun et chacune puisse atteindre son objectif : « pas tout le temps en CI, pas tout le temps en magistral, un peu des deux je pense que tout le monde serait content » (entrevue 8).

En somme, la première itération a mené à plusieurs observations et ajustements à la pratique de Chris. Cet aspect du processus s’est néanmoins stabilisé lors de la deuxième itération et le rythme de ces ajustements a ralenti (Erreur ! Source du renvoi introuvable.Erreur ! Source du renvoi introuvable.). L’expérience de la première itération a mené Chris à mettre en place plusieurs modifications aux façons de faire en classe et hors classe (ordre des thèmes, ajouts de vidéos, plans d’activités hebdomadaires détaillés, simplification d’activités préparatoires, multiplication des occasions de rétroaction, suivi de l’engagement étudiant à l’aide des données d’utilisation des outils en ligne, envoi du bilan d’engagement aux étudiants et étudiantes), mais aussi à modifier sa vision des personnes étudiantes. Au fil de la pratique, Chris a eu l’impression que le cours était amélioré par les ajustements posés. Des conséquences positives ont été observées sur le plan de l’engagement affectif, de la satisfaction et de l’apprentissage étudiants.

Non seulement les pratiques et conséquences de Chris ont mené à des réflexions et à des modifications à ses connaissances et croyances, mais des sources externes ont aussi contribué aux changements vécus (non illustré). Par exemple, les défis importants rencontrés lors de la première itération ont mené Chris vers des lectures sur la motivation « pour voir où est-ce que ça [l’]amène [...] pour voir où intervenir dans la suite des choses » (entrevue 4). Ces lectures ont d’ailleurs inspiré des modifications quant à l’importance de mettre en évidence la valeur des activités proposées. De plus, les données issues de la recherche ont surpris et réconforté Chris, qui s’attendait à une insatisfaction plus marquée que celle mesurée. Pour Chris, les données statistiques issues de la recherche étaient importantes et auraient pu être encore plus détaillées et abondantes. D’autre part, le contexte imposé de l’enseignement à distance a incité Chris à se tourner vers encore davantage de lectures afin de s’assurer de rendre le chemin à suivre clair pour les personnes étudiantes, de même qu’à les sensibiliser davantage à l’importance de leur engagement. C’est un tout dans lequel lectures et données de la recherche se sont ajoutées aux observations faites par Chris qui lui a permis de modifier ses connaissances et croyances, puis d’ajuster certaines pratiques.

Les besoins fondamentaux

Face aux défis rencontrés, Chris a ressenti le besoin de faire des ajustements distinguant ses pratiques d’une autre personne donnant le même cours, notamment en ajoutant du matériel hors classe et en changeant le déroulement de séances. L’autonomie lui ayant permis de faire ces ajustements à la deuxième itération a joué un rôle crucial : « J’avais cette libertélà puis j’en ai eu besoin pour me sentir à l’aise, pour me sentir bien, j’en ai eu besoin » (entrevue 8).

Le besoin d’appartenance sociale semble quant à lui avoir été partiellement nourri par les échanges lors des entrevues de recherche ainsi qu’avec une collègue, échanges que Chris a appréciés. Avec l’arrivée du contexte à distance, Chris aurait souhaité un plus grand partage avec les collègues. Paradoxalement, c’est à l’arrivée du contexte à distance que les échanges avec les collègues sont devenus plus fréquents pour Chris, ce qui lui a permis au moins « de ventiler un peu » (entrevue 6), alors que ce type d’échanges avait été très limité à la première itération. Il semble que la contrainte de trouver du temps commun libre alors que le personnel enseignant était simultanément situé dans le même espace physique au Collège ait été partiellement levée par le contexte pandémique imposant la distance, dans lequel seule la contrainte de temps demeurait.

La satisfaction du besoin de compétence a représenté un important défi pour Chris au début du projet. Dès le début, ses observations liées au domaine de la pratique et des conséquences ont affecté son sentiment de compétence. Très à l’aise avec ses pratiques antérieures, Chris a été sorti de sa zone de confort par la forte déstabilisation ressentie lors des premières semaines en CI. Cette période a été comparée à un grand déménagement :

Dans ta maison tu es bien, tu es confortable, tu connais bien tes choses, tout est optimisé à ton goût et tout à coup on t’amène dans une nouvelle maison et tu dois être fonctionnel comme instantanément, peu importe le nombre de temps, d’heures de préparation avant ça et ça c’est venu me chercher jusque dans mes rêves.

entrevue 2

Les changements faits dans les semaines suivantes ont contribué à lui donner l’impression de s’améliorer et à satisfaire son besoin de compétence. Néanmoins, à l’issue de la première itération, Chris songeait à réduire la place de la CI dans le futur. L’annonce du contexte de l’enseignement à distance entre les deux itérations a amené de nouvelles conditions et une nouvelle source de stress. S’appuyant sur ses apprentissages faits à la première itération, mais aussi sur ses lectures et les premiers résultats de la recherche, Chris a finalement choisi de planifier toute la session de la deuxième itération en CI. C’est alors que son besoin de compétence a été satisfait plus profondément, Chris ayant entre autres eu l’impression de s’être personnellement amélioré dans la création d’activités. En fait, après les premières semaines en contexte à distance, Chris était beaucoup plus à l’aise et en confiance qu’à la première itération, se disant :

beaucoup plus à l’aise, beaucoup plus zen, je fais des beaux rêves, je n’ai pas de brûlements d’estomac, puis j’ai même pas commencé encore à préparer vraiment cette séquence mais elle ne me fait pas peur.

entrevue 6

L’autonomie dont Chris a disposé afin d’ajuster le matériel hors classe et certaines façons de faire a joué un rôle important. Il a commencé à apprécier son rôle de guide, au point où il considère que le processus lui a permis d’ajouter une carte dans sa manche. Ainsi, bien que le processus de changement ait été plus difficile qu’anticipé au départ, il s’est avéré très enrichissant. Sa vision de son rôle en a été transformée, passant d’une personne organisant et présentant les connaissances à une personne guidant les étudiants et étudiantes :

J’ai aimé cette chaise-là, j’ai aimé ce rôle-là, j’ai aimé le sentir, j’ai trouvé ça valorisant [...] j’amenais les étudiants à la découvrir [la réponse], à la trouver le plus possible par eux-mêmes pour qu’ils se sentent contents d’avoir compris quelque chose par euxmêmes.

entrevue 8

Discussion

Les changements de pratique vécus par Sasha et Chris ont d’abord été marqués par de nombreux ajustements à la suite des observations faites en classe (domaine des conséquences), qui ont surtout eu lieu lors de la première itération. On pourrait qualifier Sasha et Chris de « praticiens réflexifs » très sensibles aux conséquences de leurs actions sur les personnes étudiantes. Le début de la première itération a été vécu plus difficilement par Chris que par Sasha. Face aux écueils rencontrés et à l’insécurité et l’insatisfaction perçues en classe, Chris a montré une réactivité particulièrement importante lors de la première itération en apportant rapidement de nombreux ajustements face à ses observations, lesquels lui ont permis de soutenir son besoin de compétence et de favoriser un retour vers le bien-être. De son côté, Sasha semble avoir vécu un début de processus moins exigeant, ayant plutôt vu son besoin de compétence satisfait en prenant conscience qu’il lui était possible de s’ajuster en temps réel aux multiples imprévus. Les défis affrontés par les personnes enseignantes expérimentées qui changent leur pratique sont réels, bien qu’ils puissent être vécus avec une intensité diverse. Le changement de pratique peut avoir un effet temporaire de perte de repères et mettre à l’épreuve la satisfaction du besoin de compétence.

Les changements institutionnels relatifs au passage à la formation à distance à la deuxième itération ont aussi été à l’origine de changements de pratique importants, tant pour Chris que pour Sacha. Les apprentissages de la première itération semblent avoir facilité le passage obligé vers un enseignement à distance hybride mariant activités asynchrones et synchrones. Alors que dans les premiers mois de l’enseignement à distance imposé par la pandémie les personnes enseignantes percevaient que leur stress dépassait leur capacité à y faire face (Sokal et al., 2020), la deuxième itération s’est avérée moins stressante et exigeante que la première pour Chris et Sasha. Les nombreux ajustements effectués face aux imprévus lors de la première itération semblent avoir contribué à répondre à leur besoin de compétence et leur avoir donné confiance en leur capacité à faire face à cette deuxième itération. D’ailleurs, malgré la nécessité d’adapter une portion du matériel et d’ajuster les pratiques de gestion de classe, les ajustements faits à la deuxième itération ont été moins nombreux et importants que ceux faits lors de la première. La déstabilisation vécue lors du passage initial vers la CI leur a permis de revisiter certaines croyances et façons de faire, développant leur capacité et leur confiance face à l’adaptation aux imprévus. Ces forces ont, de façon inattendue, pu rendre moins difficile leur expérience liée aux modalités imposées par la crise sanitaire.

Les ajustements à la pratique ne découlent pas uniquement des observations faites par les personnes participantes des conséquences et de la pratique. Des sources d’information du domaine externe ont aussi alimenté leurs croyances et perceptions et mené Chris et Sasha à modifier leurs pratiques, surtout après la première itération. Par exemple, les lectures, une autre source externe, ont alimenté les réflexions de Chris, alors que chez Sasha, la collaboration a été l’influence principale. Cette place prépondérante des lectures et la diminution de la collaboration chez les personnes plus expérimentées ont d’ailleurs été mesurées chez des personnes enseignant au secondaire (Richter et al., 2011). De plus, les présentations des données de recherche provenant des personnes étudiantes, très appréciées par les deux personnes participantes, ont permis de nuancer leurs interprétations des conséquences observées, et elles ont été à l’origine de changements de pratique. Ce retour de données provenant des personnes étudiantes vers les personnes enseignantes est typique d’un processus de DP à visée transformative (Kennedy, 2014) et semble particulièrement porteur pour la transformation des pratiques pédagogiques. Ainsi, à la suite de la première itération, l’influence du domaine externe s’est manifestée de manière importante mais par des sources diverses, illustrant la variété possible dans les parcours individuels vécus même dans un contexte semblable.

Le rôle joué par les pairs, situés dans le domaine externe, ne se limite pas à l’apport sur le plan des ajustements aux pratiques pédagogiques. Chris et Sasha ont accueilli favorablement les échanges avec leur collègue, même si la place que prend la collaboration dans leur pratique est différente et que les deux auraient souhaité échanger davantage avec les autres personnes enseignantes à l’échelle du projet. Paradoxalement, Chris semble avoir davantage satisfait son besoin d’appartenance sociale lors de la deuxième itération, ayant eu plusieurs échanges avec ses collègues sur le passage à la formation à distance. Dès le début du projet, les échanges sur la pratique et la place de la collaboration sont plus importants dans la pratique de Sasha, qui mentionne leur importance sur le plan tant de la pratique que de la santé mentale. Les échanges entre collègues semblent ainsi importants non seulement en jouant un rôle dans la transformation des pratiques, mais aussi en contribuant au bienêtre par le soutien du besoin d’appartenance sociale.

Par ailleurs, les ajustements aux pratiques nécessitent que la personne enseignante ait la latitude nécessaire et puisse faire ses propres choix. Chris a mentionné l’importance de cette autonomie en contexte de collaboration avec les collègues, ce qui lui a permis d’ajuster sa pratique en fonction de ses préférences, croyances et connaissances, mais qui a aussi favorisé son bien-être. Il ressort de cette recherche que la satisfaction des besoins d’appartenance sociale et d’autonomie est fondamentale. Ainsi que l’indiquent Clement et Vandenberghe (2000), la collaboration offre la possibilité de soutien émotionnel et d’échanges de nouvelles idées, mais la liberté de choisir la place que prend cette collaboration et de garder le contrôle sur les pratiques est cruciale.

Les ajustements faits à la pratique à la lumière des observations des domaines des conséquences, de la pratique et externe permettent de répondre au besoin de compétence en cours de processus. La mise en place des ajustements souhaités nécessite que le besoin d’autonomie soit satisfait et cette latitude soutient aussi le bien-être. La collaboration avec les pairs lors du processus de changement de pratique permet non seulement de nourrir les réflexions entourant les croyances et les connaissances, mais elle soutient aussi le besoin d’appartenance sociale. Ainsi, la satisfaction des besoins fondamentaux s’imbrique dans le processus de développement professionnel de la personne enseignante qui change ses pratiques.

Implications pour la pratique

L’implantation de nouvelles façons de faire offre une occasion d’apprendre sur les personnes étudiantes et les stratégies d’enseignement ainsi que de modifier ses attitudes professionnelles. Cet apprentissage ancré dans la réalité du terrain est porteur de transformation des pratiques. L’organisation doit reconnaitre cette avenue de DP parmi les multiples parcours possibles, dans laquelle c’est le changement de pratique lui-même qui devient le moteur du processus de DP, ainsi que les défis qui peuvent y être associés.

L’accompagnement du personnel enseignant et le soutien aux besoins fondamentaux pendant le processus permettront de favoriser le bien-être enseignant et nourriront la motivation autonome, soutenant ainsi le DP tout au long de la carrière. Bénéficiant d’une autonomie professionnelle, les personnes enseignantes doivent pouvoir mettre en place les changements de pratique qui leur semblent indiqués dans leur réalité. Appelés à ajuster leurs pratiques au fil des ans, ils et elles doivent être soutenus concrètement.

Offrir un soutien aux personnes dont le besoin de compétence pourrait être déstabilisé lors du changement semble souhaitable. Ce soutien pourrait être assuré par les pairs ou une personne conseillère pédagogique, ainsi que par une offre d’outils multiples (formations ponctuelles, colloques, cours, communautés de pratiques), par la reconnaissance du droit à l’erreur et par la reconnaissance des bonnes pratiques.

Les échanges entre personnes permettent un partage d’informations tout en répondant au besoin d’appartenance sociale. Comme il apparait que les périodes dans lesquelles les personnes enseignantes se regroupent afin de modifier leurs pratiques pour mieux répondre aux besoins étudiants sont cruciales, donner du temps pour permettre les démarches choisies, qu’elles soient individuelles ou collectives, semble un incontournable (Deschênes, 2017). Des allocations de ressources et des aménagements à l’horaire permettraient de faciliter les échanges, ce qui a semblé un défi dans le présent projet, où trouver le temps pour les rencontres et la collaboration nourrissant le processus a souvent été difficile. En imposant moins de contraintes spatio-temporelles, le travail en mode hybride semble pouvoir faciliter les rencontres et échanges entre personnes enseignantes. Ces rencontres, importantes pour le partage de pratiques, paraissent d’autant plus pertinentes en sachant que le soutien par les pairs est considéré comme une ressource professionnelle liée à l’engagement au travail du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (Han et al., 2020).

Par ailleurs, le soutien à des projets de recherche orientée vers la conception, où la collaboration entre équipes de recherche et d’enseignement pendant plusieurs itérations favorise l’optimisation d’un dispositif d’enseignement (Wang et Hannafin, 2005), peut avoir un effet positif sur les échanges entre les personnes participantes. Ces projets permettent d’alimenter les personnes participantes en données et nourrissent ainsi leur processus de DP, en plus d’offrir la possibilité de mettre en place une structure encadrant et facilitant la tenue des réunions et d’ainsi soutenir le besoin d’appartenance sociale.

Le besoin de compétence et le besoin d’appartenance sociale pourraient être mieux soutenus par les établissements d’enseignement, particulièrement dans le contexte où la formation hybride et la formation assistée ou augmentée par les technologies sont promises à un brillant avenir (Parent et al., 2021). Les situations comme l’enseignement hybride, l’enseignement comodal et l’enseignement assisté par des technologies comme l’intelligence artificielle ou la réalité virtuelle nécessitent le développement de compétences spécifiques et devraient être soutenues par des programmes de DP spécifiques. Le soutien aux besoins fondamentaux par l’attribution de ressources lors de certains moments charnières contribuerait à instaurer une culture d’organisation apprenante et à soutenir en continu le personnel enseignant dans son DP.

Limites et pistes pour la recherche

Cette étude de cas sur une période prolongée offre une vision évolutive des transformations vécues, sur le plan tant des pratiques que de la satisfaction des besoins fondamentaux. Les changements de pratique et le DP sont des processus complexes et l’analyse longitudinale réalisée ici a permis de les comprendre avec profondeur. La transférabilité est possible auprès de personnes qui ont des caractéristiques initiales particulières semblables et évoluent dans des contextes similaires. Elle est néanmoins limitée en ce sens que, en tant qu’étude de cas, elle ne permet pas la généralisation à d’autres disciplines, milieux ou personnes au profil différent.

Par ailleurs, la proximité de la chercheuse avec les personnes participantes permet d’accéder à des données riches, la connaissance du milieu et le lien de confiance établi facilitant les échanges. Il n’est toutefois pas possible d’exclure un biais dans les propos des personnes participantes ou dans leur interprétation découlant de cette même proximité de la chercheuse avec le terrain. Ce biais a néanmoins été limité par la durée dans le temps du processus des entrevues ainsi que par une rigoureuse analyse des séquences de changement, dont quelquesunes sont présentées dans cet article et ses annexes.

Plusieurs aspects du processus de DP qu’entraine un changement de pratique pourraient être explorés davantage. Parmi ceux-ci, la passation de questionnaires mesurant la satisfaction des besoins fondamentaux lors de changements de pratique permettrait d’explorer plus avant l’évolution de la satisfaction de chacun des trois besoins et l’équilibre entre eux durant le processus. Connaitre la réalité d’un plus grand nombre de personnes sur cet aspect spécifique ajouterait une dimension aux interprétations tirées de cette recherche qualitative.