Corps de l’article

1. Introduction : Du CECR 2001 au nouveau CECR

Le Cadre européen commun de référence pour les langues, développé par le Conseil de l’Europe pendant les années 1990 et sorti dans sa version définitive en début du nouveau millénaire (Conseil de l’Europe 2001), a représenté un outil clé aussi bien au niveau de la didactique des langues que du développement des politiques linguistiques.

Comme son sous-titre « Apprendre, enseigner, évaluer » l’indiquait d’emblée, la préoccupation principale du CECR était de soutenir – dans l’ordre – l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation, de favoriser la cohérence entre curriculum, pratique didactique et évaluation dans les différentes institutions éducatives d’un côté et, de l’autre, de faciliter la transparence et donc la comparabilité entre les institutions et les contextes géographiques différents. Le CECR se proposait comme un outil finalisé à fournir « a common metalanguage to assist language professionals in their respective practices and missions » (Piccardo et North 2019 : 14), et pour cela à contribuer à la qualité de l’enseignement. Ces deux dernières décennies, le CECR a permis de faire de gros progrès dans les trois domaines indiqués, soit l’apprentissage, l’enseignement et l’évaluation, arrivant à impulser de façon positive l’éducation langagière en Europe et ailleurs (Martyniuk et Nojons 2007 ; North 2010 ; Piccardo et al. 2011 ; Byram et Parmenter 2012 ; Moonen et al. 2013 ; Arnott et al. 2017 ; O’Dwyer et al. 2017). Néanmoins, l’aspect le plus simple à comprendre du CECR, l’organisation de la compétence langagière communicative en six niveaux, a reçu le plus de visibilité dans plusieurs contextes où le CECR s’est diffusé et cela en particulier dans le domaine de l’anglais langue étrangère/seconde sous l’impulsion des certifications telles que celles proposées par Cambridge English (Franz et Teo 2018 ; Foley 2019). Sans vouloir nier l’apport positif d’une organisation par niveaux en termes de clarté et de comparabilité – surtout étant donné que ces niveaux sont explicités dans des descripteurs « je peux » – il est important de rappeler que la partie la plus intéressante car la plus novatrice du CECR se trouve en dessous du niveau descriptif et notamment au niveau conceptuel. Au fur et à mesure qu’on descend et qu’on se penche sur le niveau conceptuel, on trouve toute une série d’aspects et d’éléments qui ne sont pas valorisés, voire connus comme ils le mériteraient (Coste 2007 ; Trim 2007 ; Piccardo 2012 ; Savski 2019 ; North 2014, 2023). Le schéma descriptif du CECR, avec son articulation dynamique entre les activités communicatives langagières et les compétences qui à leur tour se déclinent en générales et langagières et s’accompagnent de stratégies, est souvent négligé ou mal compris (Piccardo 2011 ; Richer 2012, 2017 ; Coste et Cavalli 2018 ; Piccardo et North 2019 ; Rüschoff 2021). Encore moins connus ou valorisés sont des aspects clés tels que le développement de la compétence langagière entendu sous un angle de déséquilibre dynamique, et l’approche actionnelle avec sa focalisation sur l’acteur social et sur l’interdépendance des dimensions cognitive et sociale.

Bien que cette richesse conceptuelle n’ait pas fait l’objet d’attention autant qu’elle l’aurait méritée (Piccardo 2012 ; Savski 2019), elle a quand même de manière discrète mais constante nourri la réflexion et la pratique didactique depuis la publication du CECR 2001 (Puren 2009 ; Bourguignon 2010 ; Richer 2014) et cette réflexion, unie aux avancées dans le domaine de la didactique des langues et dans la théorisation des phénomènes socioculturels dans les différents contextes, a fourni l’humus fertile pour le développement d’une nouvelle version plus élargie et conceptuellement plus avancée du CECR, publiée dans sa version française en 2021 sous le titre Cadre européen commun de référence pour les langues : apprendre, enseigner, évaluer – Volume complémentaire (CECRVC).

2. Le Volume complémentaire du CECR : une nouvelle version du CECR élargie et approfondie

Tout d’abord il faut libérer le champ de toute ambiguïté ou de tout malentendu possible. Malgré ce que son titre Volume complémentaire pourrait induire à penser, il ne s’agit pas d’un texte qui accompagne le CECR 2001 dans le sens où il en constituerait un guide, un simple complément qui n’aurait de valeur que si accompagné de la version de 2001. Il s’agit plutôt, tout d’abord, d’une nouvelle version du CECR, révisée, amplifiée et réorganisée pour la rendre plus facile à utiliser et pour parier ainsi aux limites du CECR 2001 qui était perçu par les usagers comme difficile, parfois même obscur. Dans l’introduction il est rappelé que :

Avec cette nouvelle version plus accessible, le Conseil de l’Europe répond aux nombreux commentaires selon lesquels la publication de 2001 était un document très complexe que de nombreux professionnels des langues trouvaient difficile d’accès. […] Cette publication contient également une version mise à jour et amplifiée des descripteurs du CECR, qui remplace la version de 2001.

Conseil de l’Europe 2021 : 21

2.1. L’apport du Volume complémentaire

Dans un souci de clarté, par exemple, on trouve dans le nouveau volume un chapitre qui présente de manière claire et facile d’accès le modèle conceptuel du CECR 2001 ainsi que tous ses aspects fondamentaux, agrémentés de liens[2] vers le texte de 2001 pour marquer la continuité des deux versions (« Éléments clés du CECR pour l’enseignement et l’apprentissage », pages 27 et suivantes). Outre tout cela, deux points clés caractérisent le nouveau volume. D’un côté, dans cette édition le corpus des descripteurs – qui comprend tous les descripteurs du CECR 2001 – est considérablement élargi : 30 nouvelles échelles sont ajoutées, plusieurs descripteurs complètent les niveaux plus bas et plus hauts des échelles, un niveau pre-A1 est ajouté, et plusieurs reformulations des descripteurs visent à apporter de la clarté ou à corriger des erreurs surtout dans la version française. Finalement, toute une série d’échelles pour la langue des signes est ajoutée[3]. De l’autre, l’apparat conceptuel est développé, surtout pour ce qui est de la médiation, mais aussi de la dimension pluri- (plurilingue et pluriculturelle) et du dépassement complet de toute référence possible au « parlant natif » (en particulier dans la nouvelle échelle de la compétence phonologique). Enfin, chaque échelle est maintenant accompagnée d’un rationale, à savoir une courte explication de sa raison d’être, qui en explique le construit sous-jacent. Le lien avec la version précédente du CECR, celle de 2001, est souligné dans la première page où l’on fait remarquer que

[l]es liens et les références présents dans le Volume complémentaire permettent, si nécessaire, de consulter également les chapitres de la publication de 2001. Les chercheurs désireux de réfléchir aux concepts sous-jacents et aux orientations présentes dans des domaines spécifiques des chapitres du CECR peuvent consulter la publication 2001 qui reste valable.

Conseil de l’Europe 2021 : 1

En fait ceci est un point important qui marque la continuité entre les deux ouvrages (et ouvre à la possibilité d’études sur le développement même du CECR et par là des lignes conductrices de la didactique des langues et des politiques linguistiques).

2.2. Un historique du développement du volume complémentaire

Comme c’était le cas pour le CECR 2001, le nouveau CECR est le produit d’un projet de longue haleine (d’une durée de 6 ans, de 2014 à 2020) et a été basé sur une recherche qui a vu la participation de plus de 140 instituts et 1300 praticiens, dont plus de 1000 ont contribué à toutes les différentes phases de validation empirique des descripteurs, suivie par une phase de calibrage conformément au modèle de Rasch (Linacre 2015). Cela a été suivi par une phase de finalisation s’appuyant sur une consultation avec les états membres, une trentaine d’institutions et d’associations et plus de 500 experts. Le processus de développement, de validation et de calibrage des descripteurs est présenté en détail dans le rapport rédigé par North et Piccardo (2016), dans lequel on peut trouver aussi toutes les références aux aspects théoriques et conceptuels qui ont informé la nouvelle vision de la médiation et des compétences plurilingues/pluriculturelles ainsi que de la communication en ligne. Un autre rapport (Piccardo 2016) fournit le même type de détails pour l’échelle de la compétence phonologique qui est la seule des échelles du CECR 2001 à avoir été complètement redéveloppée.

Le point clé que le nouveau CECR renforce est le fait que le projet du CECR n’a jamais été un projet axé sur l’évaluation sommative ni – encore moins – un standard, comme cela a été malheureusement présenté par certaines institutions ou certaines des voix critiques (Fulcher 2008, 2010 ; McNamara 2011 ; Berchoud 2017 ; Gohard-Radenkovic 2017). Le CECR 2001 proposait d’emblée un triangle comprenant apprentissage/enseignement/évaluation dans lequel chacun des trois éléments avait la même valeur et était en lien avec les autres. Cet aspect fondamental avait déjà été souligné lors du symposium intergouvernemental auquel ont participé les 47 états membres du Conseil de l’Europe et qui visait à échanger sur l’implémentation du CECR (Conseil de l’Europe 2007). À cette occasion, même si l’utilité de disposer de niveaux communs de références définis de façon claire a été soulignée, c’est bien la vision pédagogique du CECR qui a été vue comme plus importante et en mesure de contribuer à l’amélioration de l’efficacité de l’éducation aux langues au niveau du développement des curricula et de la pratique de classe (Goullier 2007).

Dans la continuité avec le projet original du CECR et conformément à sa nature ouverte et dynamique (Conseil de l’Europe 2001 : 5, 13, 21) le Département de l’Éducation a initié le projet de renouveau du CECR en 2013 avec l’idée de rééquilibrer la perception du CECR en faveur de la dimension pédagogique et de développer ultérieurement certains des concepts clés que le CECR avait annoncés en 2001 et qui entretemps avaient fait l’objet de réflexion au niveau de la recherche en éducation aux langues et en linguistique appliquée.

2.3. Le Volume complémentaire : Un stimulus pour la réflexion

Nos sociétés complexes appellent une révision épistémologique qui nous permette de penser la complexité (Morin 2005) et de comprendre combien les catégories de la pensée évoluent en fonction à la fois des avancées dans la réflexion théorique et des changements des contextes socioculturels. Le CECR s’est proposé dès le début comme outil capable d’accompagner cette révision épistémologique en sortant la didactique des langues de la quête éternelle du Graal méthodologique pour la situer dans une perspective de science théorico-pratique de l’agir (Piccardo 2005 ; Porcelli 2005). L’usage détourné que certains décideurs politiques ou certains chercheurs en ont fait en le proposant, voire en l’imposant, comme un standard d’évaluation (Fulcher 2008, 2010 ; McNamara 2011 ; Berchoud 2017 ; Rocca et al. 2019) ou pire encore comme outil d’exclusion sociale (McNamara et Roever 2006) n’a pas arrêté la capacité du CECR de stimuler la réflexion didactique, notamment sur la nature des compétences – à la fois langagières communicatives et générales – et sur les implications des processus d’usage et d’apprentissage des langues, de la prise de conscience de la part de l’usager de son propre répertoire langagier et culturel ainsi que de sa propre biographie et trajectoire. Cette capacité de stimuler et d’accompagner la réflexion didactique du CECR montre à la fois sa vision pédagogique et sa flexibilité conceptuelle qui a ouvert la voie à une perspective complexe de la didactique telle qu’elle s’est développée au cours des deux dernières décennies (Lions-Olivieri et Liria 2009). C’est exactement cette vision complexe qui caractérise le CECRVC (Piccardo et North 2019). Les apports de la recherche du dernier quart de siècle depuis la conception du CECR unis aux pratiques novatrices du terrain ont nourri le nouveau CECR lui permettant de se proposer comme outil fondamental qui met au premier plan et développe des concepts clés tels que ceux de médiation, d’acteur social et de plurilinguisme/pluriculturalisme qui sont fondamentaux pour penser l’éducation dans une perspective de justice sociale et de valorisation de la diversité.

3. Les concepts clés du nouveau CECR

Le CECR 2001 avait constitué un progrès énorme par rapport à la conceptualisation de la didactique des langues qui le précédait.

Le pivot de ce progrès était dans le schéma descriptif du CECR qui avait été introduit dans le CECR 2001, mais qui n’avait pas retenu l’attention des lecteurs autant qu’il l’aurait mérité (Piccardo et al. 2011), probablement en raison du fait qu’il a été présenté sous la forme de schéma seulement dans le nouveau CECR 2020 (reproduit ci-dessous) pour aider les usagers à avoir une vue d’ensemble de la complexité qui sous-tend la compétence langagière générale.

Dans le schéma descriptif, trois points fondamentaux retiennent l’attention : le premier point est la présence de compétences différentes et leur interdépendance réciproque. Non seulement les compétences langagières sont complétées par les compétences générales, mais aussi les compétences langagières elles-mêmes s’articulent dans des compétences linguistiques, sociolinguistiques et pragmatiques dans un ensemble qui ne peut et ne doit pas être réduit à des compétences discrètes. Ces interconnections montrent bien comment l’ensemble des compétences entre en jeu dans l’usage et l’apprentissage des langues et comment à son tour cet ensemble se nourrit du processus même d’usage et d’apprentissage dans une relation complexe et dynamique. Le deuxième point est la nature stratégique de l’usage de la langue. Enfin, probablement le point le plus important est l’organisation des activités communicatives langagières dans quatre « modes » de communication (réception, production, interaction et médiation) qui marque le dépassement total de ce qu’on appelait en français les quatre compétences (compréhension écrite, compréhension orale, production écrite et production orale) – en anglais « the four skills ». Si ces compétences se retrouvent dans les deux premiers modes de communication, ce sont les autres deux modes qui agissent comme leviers d’innovation. Par exemple, l’interaction en tant que mode de communication permet de prendre en compte la dimension sociale de la langue, l’aspect dynamique et partagé du discours et la nécessité de réagir en temps réel aux variabilités de l’agir social. La médiation quant à elle est annoncée dans le CECR 2001, mais pas encore développée. Néanmoins cette présence sera un grain destiné à germer deux décennies plus tard.

Figure 1

Schéma descriptif du CECR (Conseil de l’Europe 2021 : 33)

Schéma descriptif du CECR (Conseil de l’Europe 2021 : 33)

-> Voir la liste des figures

En plus de la nouvelle vision de la compétence langagière communicative que le schéma descriptif sous-tend, le CECR 2001 présente d’autres concepts très novateurs qui informeront les progrès de la didactique des langues et qui à leur tour seront nourris par les avancés de la recherche. Je me réfère en particulier à la notion d’acteur social, à celle de compétence plurilingue/pluriculturelle et à la nouvelle vision des tâches dans une perspective actionnelle.

L’articulation de ces notions avec le schéma descriptif propose une vision des apprenants comme acteurs sociaux qui mobilisent toutes leurs compétences – y compris celles générales, non seulement celles linguistiques – et leurs stratégies pour accomplir des tâches complexes et proches de la vie réelle dans lesquelles se combinent différents modes de communication. À son tour, ce processus permet aux apprenants/acteurs sociaux de progresser dans les différentes compétences. Il est clair que ce processus dynamique présuppose un déséquilibre (notamment au niveau du développement des compétences) qui est vu comme positif dans le CECR car strictement lié à l’action qui est au coeur de l’approche actionnelle. Le plurilinguisme nourri par les études conduites en milieux francophones pendant les années 1990 (Coste et Hébrard 1991 ; Moore 2006 ; Coste et al. 2009), auxquelles ont contribué les études psycholinguistiques et sociolinguistiques sur le bilinguisme de la même époque qui ont mené à une vision holistique des compétences dans les différentes langues (Cummins 1984, 1996), avait un rôle central déjà dans la toute première version du CECR, celle de 1996 (Piccardo et North 2020). Néanmoins, la focalisation sur les niveaux et l’arrimage au CECR de tests développés séparément pour différentes langues a obscurci la vision plurilingue du CECR qui a même été accusé d’être monolingue (Backus et al. 2013 : 190-191). Ceci est absurde surtout si on considère que :

Plurilingualism focuses on the interrelationships between languages in the social agent’s holistic, dynamic and integrated language repertoire, based on a notion of partial competences that emphasizes the glass half-full rather than half-empty, and acknowledges the lack of balance in people’s intralinguistic and interlinguistic profiles. These were revolutionary concepts in 1996 when they first appeared in an early draft of the CEFR, and were intended to encourage learners and society to value linguistic diversity and the richness of plurilingual repertoires.

Piccardo et al. 2019 : 18

Ce qui compte est que la vision novatrice du CECR 2001, à savoir celle de voir dans la diversité linguistique et culturelle une ressource et de valoriser les profils plurilingues et pluriculturels des apprenants/acteurs sociaux, a pu germer dans les années suivantes et informer le développement du nouveau CECR.

Si le CECR, en tant que pionnier d’un renouveau dans l’enseignement des langues, a montré la voie, c’est le nouveau CECR qui a bien fait un gros pas en avant en termes de conceptualisation de ce que c’est qu’une langue, son usage et son apprentissage, mais aussi au sens plus large de la manière dont la didactique des langues se situe dans la vision plus ample et complexe qui caractérise nos contextes socioculturels. Et ce pas en avant a été fait en trois directions qui sont en réalité plus liées qu’elles ne pourraient apparaître comme je le montrerai (en fait, on ne peut pas, ou plus, penser l’une de ces directions sans tenir compte des deux autres, comme nous le verrons par la suite). Ces trois directions sont les suivantes : (a) une complète révision et développement du concept de médiation, (b) une actualisation et complexification de la dimension pluri- (plurilingue et pluriculturelle) et (c) une déclinaison de la dimension pédagogique avec l’approche actionnelle. Nous allons maintenant discuter ces trois directions pour comprendre la nouvelle perspective qu’elles nous offrent et pourquoi, prises dans leur ensemble, elles permettent un renouveau profond de la didactique des langues et de son rôle.

4. Une complexification des concepts : médiation et plurilinguisme/pluriculturalisme

L’éducation aux langues est une action située dans le sens qu’elle dépend à la fois du contexte dans lequel elle se déroule et de la vision de ce qui constitue une langue, son usage et son apprentissage. Ceci est un point crucial si on considère la nature de nos sociétés post-modernes – ou liquides, comme les a définies le sociologue Baumann (2000). Dans les contextes dynamiques et en mutation constante (Defert 2012) où la diversité augmente, les concepts de langue, de culture et même d’identité sont fluides, multiples et hybrides. Les frontières de toute sorte – géographiques, disciplinaires, linguistiques, et même conceptuelles – deviennent de plus en plus problématiques. Néanmoins, elles gardent une place forte dans l’imaginaire collectif, elles ont presque acquis le statut d’’entités qui existent en dehors même de la réalité et pour cela elles sont difficiles à dépasser. Face à cette résistance des frontières, on assiste à des tentatives de réduire la diversité en proposant des solutions simples et linéaires. Un exemple de cela est le recours à une « lingua franca », normalement une forme appauvrie de l’anglais, avec l’idée sous-jacente que la communication ne serait qu’une simple transposition de sens d’une langue à l’autre au lieu d’une co-construction de sens, liée au contexte socioculturel dans laquelle elle a lieu (Orman 2013). De l’autre côté, on assiste encore à l’imposition d’une uniformité linguistique et culturelle normalement dans une variété linguistique jugée standard ou « haute » comme prérequis d’intégration sociale. Ces solutions simples s’avèrent réductrices, car elles ne considèrent ni la richesse ni le potentiel de la diversité, du déséquilibre et de la nature artificielle des frontières, ni ne tiennent compte de la nature dynamique et en constante évolution de tout phénomène langagier.

Si, au contraire, on considère les apports des théories de la complexité (Morin et Le Moigne 1999 ; de Bot et al. 2007 ; van Geert 2008 ; Larsen-Freeman et Cameron 2008 ; Piccardo 2010, 2015, 2016 ; Larsen-Freeman 2011, 2017 ; Larsen-Freeman et Todeva 2021) et de la phénoménologie (Merleau-Ponty 1962 ; Käufer et Chemero 2015), on cesse de voir la langue comme un produit plus ou moins statique, et on commence à la voir comme un processus dynamique qui est toujours en évolution. Deux concepts ont contribué à ce changement : le concept de languaging et celui d’émergence. Le premier, languaging, avait été forgé par Maturana (1978, 1988), ensuite repris par Swain (2006) dans une perspective socioculturelle, et aussi utilisé par d’autres chercheurs (Cowley et Gahrn-Andersen 2018). Chaque chercheur a donné sa propre explication de ce concept en partant d’angles différents et il serait hors de la portée de cet article de discuter de tous ces apports, ce qui nous intéresse de souligner ici c’est que languaging met au centre de la scène l’individu qui agit plutôt que l’objet langue, se référant à la fois au processus d’utilisation de ressources langagières pour (co)créer du sens et partager des expériences, et à l’action de modelage que ce même processus exerce sur toute langue (pour une discussion plus approfondie voir Piccardo, à paraître). De son côté, le concept d’émergence conçu par les théories de la complexité comme « the spontaneous occurrence of something new » (van Geert 2008), à savoir le fait que toute activité sociale et culturelle génère des nouvelles configurations qui intègrent et dépassent celles des niveaux précédents, s’applique totalement aux processus langagiers, à la fois à l’apprentissage des langues, à la communication et à l’évolution des langues elles-mêmes. Le processus de languaging, et les phénomènes d’émergence qu’il implique, structure et soutient la pensée, la capacité de compréhension et d’interaction des êtres humains.

Dans une vision qui, d’un côté, prend en compte la diversité des langues et de cultures et, de l’autre, considère l’apprentissage des langues comme un processus dynamique et fluide de développement (Halliday 1975 ; Kramsch 2002 ; Larsen-Freeman 2015, 2017 ; Ortega et Han 2017), le languaging se développe et s’enrichit encore pour devenir plurilanguaging (Piccardo 2017, 2018) et ainsi met en avant sémantiquement l’idée d’ouverture à la diversité, de stimulus à l’action et à la prise de risque. Nous reviendrons sur cela en parlant du plurilinguisme, ce qui compte pour l’instant est de souligner que l’idée de la langue comme processus plutôt que comme objet/produit implique l’usage de la médiation : médiation linguistique et culturelle, médiation à travers les temps et les lieux, médiation pour soi-même, pour les autres et avec les autres. Comme les travaux de Vygotsky l’ont bien montré, le développement des concepts n’est pas un processus cognitif individuel qui serait transféré dans le contexte social, c’est au contraire l’activité sociale, et la médiation qui va avec, qui précède et rend possible l’émergence des concepts (Lantolf 2000 ; Schneuwly 2008).

Dans cette perspective on comprend pourquoi le nouveau CECR a fait de la médiation un point central permettant à la notion d’apprenant/acteur social d’acquérir tout son sens et son épaisseur. La nécessité de faire face à des situations imprévisibles et changeantes demande des acteurs sociaux la capacité d’agir de façon authentique, d’exercer leur « agency » (agentivité) pour aboutir à une communication authentique, ce qui est bien différent de l’idée de répéter un rôle, un script prédéfini. Cela demande aussi de l’acteur social la capacité de faire constamment de la médiation pour pouvoir communiquer de manière efficace, de partager des idées et des informations et de (co) construire du sens avec les autres. Par ailleurs le rôle des stratégies a été toujours central dans le CECR, notamment au niveau de la communication. Dans le nouveau CECR ce rôle s’étend avec les nouvelles stratégies de médiation :

Dans la médiation, l’utilisateur/apprenant agit comme un acteur social qui crée des passerelles pour construire ou transmettre du sens soit au sein de la même langue, soit à travers différentes modalités (par exemple de la langue orale à la langue signée ou vice versa, dans une communication intermodale) et parfois d’une langue à une autre (médiation interlangues). L’accent est mis sur le rôle de la langue dans des processus tels que créer un espace et des conditions de communication et/ou d’apprentissage, collaborer pour construire un nouveau sens, encourager les autres à construire et à comprendre un nouveau sens et faire passer des informations nouvelles de façon adéquate. Le contexte peut être social, pédagogique, linguistique ou professionnel.

Conseil de l’Europe, 2021 : 96

L’acteur social fait de la médiation quand il/elle « langage » (languaging), et il fait de la Médiation des concepts, de la Médiation de la communication et de la Médiation de textes (pour s’en tenir aux trois macrocatégories dans lesquelles le CECR a organisé les descripteurs de la médiation), aussi bien pour soi-même et pour/avec les autres. L’action stratégique de l’acteur social qui tenait déjà une place centrale dans le CECR 2001, s’expand encore avec les stratégies de médiation qui complètent les macrocatégories de la médiation. Dans ce processus, toutes les dimensions de la médiation – émotionnelle, cognitive, intrapersonnelle et interpersonnelle, culturelle, textuelle – entrent en jeux dans des combinaisons et à des phases différentes. « Languaging brings together the natural, flexible use of languages beyond the normative constraints of a language and the dynamic relationship between thought and language in which the latter is not a tool to express the former but rather a meaning-making practice in itself » (Lankiewicz 2014 : 4). Ce processus de construction de sens est toujours enacté, incarné « it is precisely action that enables and nourishes mediation » (Piccardo 2020 : 13).

Pour que cette vision complexe et dynamique puisse se traduire dans la pratique de classe, il faut donner à l’apprenant/acteur social un cadre où il puisse agir, et ce cadre se doit d’être proche de la vie réelle. Dans l’approche actionnelle, qui est maintenant clairement présentée par le CECR comme étant en mesure de faciliter la mise en pratique de cette vision, ce cadre est fourni par le biais de la notion de scénario (Bourguignon 2006 ; North 2014 ; Hunter et al. 2017 ; Schleiss et Hagenow-Caprez 2017 ; Hunter et al. 2019 ; Piccardo et North 2019 ; Piccardo et al. 2022). C’est à l’intérieur d’un scénario proche de la vie réelle qui présente, comme dans la réalité, des contraintes et des buts précis qu’agit l’apprenant/acteur social, et dans ce scénario qui s’étale sur un certain nombre d’heures et prévoit des phases (avec des tâches intermédiaires et une ou plus tâches finales) où les apprenants/acteurs sociaux travaillent en vue de la réalisation d’un produit, d’un artefact qui peut être de nature très variée (une brochure, un texte multimédia, mais aussi un objet, une installation) et contenir plus ou moins de langue. Il ne s’agit pas d’apprendre à propos de la langue, mais d’agir en langue pour atteindre un but non directement langagier. Et pour atteindre ce but, il s’agit de collaborer pour (co)construire du sens, de faire de la médiation pour soi-même et pour et avec les autres, et, en faisant tout cela, d’apprendre.

C’est bien dans le cadre d’un scénario que la langue peut émerger selon l’approche actionnelle. Si, comme nous le rappelle Larsen-Freeman, « emergence arises from the interaction of the system while interacting with its environment » (2017 : 15), l’apprentissage des langues dans une perspective actionnelle et opérationnalisé dans des scénarios actionnels peut être vu comme un processus émergent dans la mesure où les apprenants/acteurs sociaux s’engagent dans des interactions complexes et imprévisibles.

Ces apprenants/acteurs sociaux sont tous pourvus d’un répertoire linguistique et culturel et ils vivent dans des réalités toujours plus diverses et fluides culturellement et linguistiquement. La notion de médiation et la possibilité de voir la langue comme un processus dynamique nous permet de voir l’acte de languaging comme une forme spéciale d’agentivité sociale (social agency). À partir de là, la porte est ouverte à un positionnement créatif et dynamique de l’acteur social, et aussi à toute forme de mixité et métissage. Cette ouverture permet non seulement la prise en compte de la diversité linguistique et culturelle des contextes sociaux, mais aussi de la richesse des répertoires et des trajectoires linguistiques et culturels des individus.

Dans ce sens, la notion de plurilinguisme qui avait été introduite dans le CECR 2001 se voit enrichie et développée. La distinction proposée par le CECR 2001 entre multilinguisme et plurilinguisme prend ici encore plus de valeur. Non seulement, comme Béacco et collègues nous le rappellent, « [l]a perspective plurilingue place au centre des préoccupations les apprenants et le développement de leur répertoire plurilingue individuel et non chaque langue particulière à acquérir » (Beacco et al. 2016 : 21), mais surtout le plurilinguisme intègre l’idée de déséquilibre en tant qu’aspect normal et positif, et par cela encourage l’usage créatif et flexible des langues, de toutes les ressources linguistiques, sémiotiques et culturelles des apprenants/acteurs sociaux, et soutient leur languaging au-delà des barrières linguistiques. Comme le souligne Piccardo, « plurilingualism stresses the role of the user/learner as a holistic being acting socially, whose personality develops through complex interaction of his/her own entire set of resources: cognitive, emotional, linguistic and cultural » (2017 : 5).

Dans cette perspective, on comprend que le plurilinguisme complète les deux autres concepts clés du nouveau CECR, notamment la médiation et l’orientation à l’action. On est allé bien au-delà de la vision restreinte qui avait été généralement retenue depuis 2001 et qui se limitait à distinguer entre plurilinguisme comme relevant de l’individu et multilinguisme comme s’appliquant aux contextes. Dans une vision complexe, la distinction nette entre individus et contextes s’estompe, car les systèmes sont intégrés et dépendants l’un de l’autre. L’interprétation de la différence entre multilinguisme et plurilinguisme que je viens d’évoquer et qui malheureusement est encore proposée (Cummins 2021) apparaît encore plus réductrice dans la mesure où elle ne tient pas compte des liens stricts entre plurilinguisme et médiation. Elle ne tient pas compte du fait que l’acte de languaging devient encore plus central dans le cas de la diversité linguistique, avec le besoin d’action située et de cognition distribuée évoquée avant. Le languaging devient précisément plurilanguaging. Ce n’est donc pas qu’une distinction entre diversité au niveau des contextes et des individus mais plutôt entre deux visions opposées de la diversité, l’une linéaire (le multilinguisme), l’autre complexe (le plurilinguisme).

Le terme plurilanguaging n’est pas nouveau car il a été utilisé en sociolinguistique pour décrire aussi bien les interactions entre individus qui vivent dans des contextes à haute diversité linguistique et culturelle (Makoni et Makoni 2010 ; Lüdi et al. 2013, 2016 ; Lüdi 2015, 2016, 2020) que les pratiques des passeurs de frontières et de cultures qui agissent dans des contextes transnationaux et post-coloniaux et par cela se trouvent confrontés avec des aspects de marginalisation (Mignolo 1996, 2000 ; Arrizón 2006). Ce terme est intéressant pour ceux qui s’intéressent au plurilinguisme pour deux raisons. D’un côté, il fusionne le plurilinguisme avec le concept de languaging et par cela il en élargit la portée avec l’idée de languaging non seulement comme un processus dynamique de création de sens, mais surtout comme un processus qui s’appuie sur toutes les ressources linguistiques et sémiotiques auxquelles l’acteur social peut avoir accès (Piccardo 2018). De l’autre, il montre bien, y compris dans la pratique, la nature holistique, créatrice et transformative du plurilinguisme (Piccardo 2017 ; Piccardo et al. 2021) qui soutient l’acteur social dans son parcours d’exploration des langues, d’acceptation du déséquilibre comme une phase à la fois inévitable et enrichissante, d’appropriation et de systématisation des éléments linguistiques culturels, et de sens d’agentivité et d’empowerment vis-à-vis de la norme.

Quand les acteurs sociaux plurilanguage, ils/elles explorent de nouveaux paysages linguistiques, ils s’aventurent dans des terres inconnues et pour faire cela ils ont besoin de s’appuyer notamment sur la médiation qui seule rend possible le processus de (co)construction de sens.

5. La médiation comme pivot d’innovation épistémologique et pédagogique

Comme nous avons vu, les concepts clés du CECR développés dans le CECRVC constituent autant de pivots d’innovation épistémologique de la didactique des langues en vue d’une orientation toujours plus actionnelle et en mesure de prendre en compte la complexité de nos sociétés. Il faut, comme le dirait Edgar Morin, apprendre à penser la complexité, voir combien tout est dans tout, et combien cela peut enrichir notre positionnement épistémique. C’est dans cet esprit que nous proposons d’interroger le modèle conceptuel de la médiation et des aspects qui y sont liés venant du projet de développement (Figure 2), pour en interroger la richesse d’un point de vue pédagogique et pour réfléchir à la manière dont le nouveau CECR avec sa vision complexe peut nous aider à repenser l’éducation aux langues.

Comme on peut le voir dans le modèle, les dimensions cognitive et relationnelle de la médiation sont représentées comme intégrées l’une dans l’autre. Ce choix se relie d’un côté aux macrofunctions de Halliday (1973, 1978) – notamment à sa distinction entre ideational (qui se réfère aux aspects cognitifs) et interpersonal (qui se réfère à la sphère relationnelle) – et intègre et dépasse la même distinction proposée par Coste et Cavalli (2015). De plus, le processus de médiation doit toujours s’inscrire dans une dimension émotionnelle, ce qui permet de prendre en compte une vision holistique de la personne comme la perspective énactive nous le rappelle bien avec le concept de dialectique (« situating/situated dialectic », Masciotra et al. 2007 : 4) entre esprit, corps et environnement. Enfin, l’idée que la dimension cognitive soit intégrée dans la dimension sociale s’aligne aux théories de Vygotsky (Lantolf 2000 ; Lantolf et Poehner 2014) que nous avons mentionnées.

De plus, le modèle de la médiation s’enrichit et s’étend au-delà du concept de médiation en tant que tel pour souligner la façon dont la médiation informe le plurilinguisme et le pluriculturalisme, avec la médiation entre différentes langues/cultures, la communication en ligne, la médiation entre médias et la dimension multimodale, ainsi que la médiation entre espace-temps différents comme c’est le cas avec la littérature.

Comme nous le rappellent Fusaroli et collègues, « [L]anguage (even when written) is first and foremost a dialogical and intersubjective activity. Language is an activity that allows us to coordinate actions, perceptions and attitudes, share experiences and plans, and to construct and maintain complex social relations on different time scales » (2014 : 33).

Figure 2

Modèle conceptuel du projet de développement des descripteurs de la médiation (North et Piccardo 2016)

Modèle conceptuel du projet de développement des descripteurs de la médiation (North et Piccardo 2016)

-> Voir la liste des figures

La langue émerge de ce réseau complexe d’actions qui toutes demandent quelques formes de médiation. Les individus qui sont impliqués dans cette activité complexe et intersubjective que nous appelons « langue » – et qui est précisément l’activité de languaging que nous avons mentionnée tout à l’heure – ont tout le temps la nécessité de faire de la médiation aux niveaux et pour des buts différents. Ainsi, dans l’éducation aux langues, une fois que nous dépassons l’idée que les langues sont des collections d’étiquettes interchangeables pour des objets et de concepts, nous voyons l’usage et l’apprentissage des langues comme une activité sémiotique non linéaire dans laquelle la médiation joue un rôle clé. La médiation est donc au centre des actes de comprendre, de penser, de construire du sens, de collaborer, d’apprendre, en un mot d’agir en tant qu’acteur social. La médiation peut constituer pour cela le pivot pour le changement de paradigme que la diversité croissante de nos sociétés et de nos salles de classe nous demande.

Pour cette raison, la nouvelle version du CECR propose un large éventail de descripteurs adaptés aux différents niveaux du CECR pour la médiation des textes, des concepts et de la communication, comme mentionné précédemment. En outre, des descripteurs sont fournis pour les domaines « périphériques » du modèle illustré à la figure 2 : compétence plurilingue et pluriculturelle, interaction en ligne et réactions à un texte créatif, y compris la littérature. Ces descripteurs ont déjà inspiré de riches expérimentations et innovations par rapport à la médiation, au plurilinguisme et à l’approche actionnelle dans divers contextes – normalement intégrés l’un dans l’autre – comme le montrent des collections d’études de cas (North et al. 2022 ; Piccardo et al. 2022) et d’autres publications (Galante 2018 ; Pavlovskaya et Lankina 2019 ; Lankina et Petc 2020 ; Perevertkina et al. 2020 ; Liontou et Braidwood 2021 ; Sànchez Cuadrado 2022). Cela suggère que les descripteurs qui articulent les nombreuses facettes du plurilinguisme et de la médiation, tout en n’ayant pas la prétention d’être eux-mêmes parfaits, peuvent inspirer un développement pédagogique.

6. Conclusion

La médiation fonctionne comme un prisme qui nous permet de voir des aspects de l’usage et de l’apprentissage des langues/cultures qui risquent de rester invisibles donc ignorés. Comme le prisme nous permet d’aller au-delà de la lumière apparemment blanche pour en percevoir les couleurs qui la compose, de la même manière la médiation nous permet de saisir la multiplicité d’aspects qui se mettent en mouvement à chaque fois qu’un apprenant/acteur social utilise les ressources de son répertoire pour construire du sens, pour décoder des textes, pour acquérir des connaissances, pour rendre possible la communication et en faisant cela à son tour (re)construit sa propre trajectoire.

Les nouveaux descripteurs ne se donnent pas pour but de simplement décrire des activités de médiation, ils ont un objectif plus ambitieux : fournir aux enseignants des points de repère clairs et simples qui sont en mesure de faire émerger les différentes facettes de la médiation et par cela de rendre visible le potentiel de la médiation à la fois dans l’usage de la langue et dans son apprentissage et enseignement.