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1. Introduction et problématique

La morphologie de la population de l’Ontario s’est considérablement modifiée en raison des vagues migratoires, comme dans le reste des provinces du Canada et dans le monde. Cette réalité n’est pas nouvelle en soi, mais elle a considérablement bouleversé une sorte d’ordre établi dans la répartition des locuteurs francophones et anglophones de la province.

L’Ontario est la province la plus peuplée du Canada avec une population d’environ 13,5 millions d’habitants. Sur ce nombre, 568 340 francophones (4,8 %) sont dispersés sur le territoire (Statistique Canada 2019), ce qui donne au français un statut de langue minoritaire. Deux faits importants sont à souligner : 1) 13 % d’entre eux proviennent d’un pays autre que le Canada (Corbeil et Lafrenière 2010) ; 2) les nouveaux arrivants, locuteurs du français, ont vu leur nombre augmenter de plus de 54 % entre 1991 et 2001 (Larouche 2018). Par conséquent, les environnements familiaux francophones se sont aussi modifiés au fur et à mesure des années ; à titre d’exemple, 69,5 % des foyers franco-ontariens sont exogames, français-anglais, mais on note une autre tendance, soit celle du français-autre langue qui est en progression et passe de 6 % à 9 % d’après le recensement de 2016 (Gouvernement de l’Ontario 2019). Cette dernière donnée est intéressante, car ce changement social va bien évidemment s’illustrer dans les établissements scolaires puisque, d’une part, les enfants de ces familles et ceux des nouveaux arrivants vont apprendre ou parfaire leurs connaissances du français dans les milieux scolaires et, d’autre part, les enseignants[1] vont faire face à une diversité ethnolinguistique jusqu’alors peu présente.

Se pose alors la question de l’objet – le français – dans son enseignement-apprentissage. En effet, la posture adoptée par l’enseignant pour transmettre un concept à enseigner va influencer la façon dont les élèves vont s’approprier ce nouvel apprentissage (Bullock 2020). Face à une peur tangible d’être assimilées à l’anglais, les écoles francophones renforcent une position ethnocentrée qui, par ricochet, conduit à des pratiques pédagogiques monolingues (Larouche 2018 ; Fleuret 2020 ; Gérin-Lajoie 2020). En effet, accueillir la diversité ethnolinguistique dans les salles de classe déroge de la préoccupation existante jusqu’alors : la pérennité du fait français. En milieu minoritaire, l’« agir enseignant[2] », dans le sens de Bucheton et Soulé (2009), que nous aborderons un peu plus loin, prend un sens différent, car le contexte d’enseignement-apprentissage demeure central pour appréhender la langue et la culture scolaire dans un contexte d’hétérogénéité. D’ailleurs, rappelons que les normes socioculturelles et la langue de l’école ne sont pas forcément familières de l’environnement des élèves. Sur le plan des politiques scolaires, cette complexe et logique survivance de la francophonie est en dissonance permanente avec le principe d’inclusion et d’ouverture à la diversité prôné dans les écoles ontariennes (Fleuret 2020). En somme, à la lumière de ce qui a été discuté, on peut alors se demander comment les enseignants négocient cette tension permanente pour transmettre, interagir et construire des savoirs disciplinaires chez les apprenants.

2. Pratiques pédagogiques et didactique des langues : assises conceptuelles

Bronckart (2016) distingue deux finalités dans l’enseignement de la langue d’origine ou encore dite maternelle : celles relatives aux normes et celles (Chiss 2019) visant le fonctionnement langagier à proprement parler qu’il définit comme

l’ensemble des savoir-faire dont disposent en ce domaine tous les êtres humains socialisés : produire, comprendre, répéter, et mémoriser des énoncés d’une (ou plusieurs) langue(s) naturelle(s). Ce fonctionnement se caractérise par sa diversité (diversité des langues naturelles, des dialectes, des registres sociaux ou professionnels), par son caractère évolutif (les caractéristiques des langues, des dialectes et des registres se modifient avec le temps) et par son caractère adaptatif (selon la configuration du contexte, les caractéristiques des productions écrites ou orales varient significativement ; elles constituent des formes de discours différentes).

Bronckhart 2016 : 72

La citation de Bronckart nous rappelle que les langues sont dynamiques, évolutives et s’adaptent en fonction des contextes. Mais l’auteur nous rappelle aussi à quel point les langues sont des outils de communication qui ne sont pas socialement neutres.

Les normes, quant à elles, se rapportent aux jugements de toutes sortes et aux évaluations des locuteurs au regard de différents aspects du développement langagier[3]. Le poids des institutions scolaires est ici prégnant puisque le projet scolaire reste traditionnellement très axé sur la norme, le standard, comme ciment de l’unité et de l’égalité (Bronckart 2016). Les propos de Bronckart, transposés au contexte de la langue seconde, illustrent que les situations d’enseignement et le rôle de l’enseignant demeurent la pierre angulaire dans l’apprentissage de la langue de scolarisation quant à la signifiance du discours porté. Cortier (2009) parle de l’importance de fonder l’enseignement sur des approches rendant compte de la diversité, car en milieu minoritaire, au-delà de tout ce qui est nouveau (rapports à l’école, à la culture scolaire, aux savoirs, etc.), il est nécessaire de repenser les pratiques didactiques qui tendent vers une didactique du plurinormalisme initiée par Vargas (1987 dans Cortier), c’est-à-dire une didactique qui prend en compte les variations du français qui s’éloignent de la variété standard. Auger (2013), pour sa part, renforce cette idée et met de l’avant que ce changement paradigmatique permettrait de lutter contre l’exclusion sociale et scolaire puisque cette didactique serait plus cohérente avec les contextes sociolinguistiques du xxie siècle.

Ce renouveau didactique convoque naturellement, par la prise en compte des pratiques langagières sociales, la sociodidactique des langues, définie par Rispail (2005) comme « une (sous) discipline affirmée, (socio) linguistique et didactique mêlées, qui se donnerait pour objet d’étude la vie des langues dans et à travers l’école dans leurs interactions avec les autres usages sociaux » (100). En d’autres mots, Rispail considère l’apprenant dans sa singularité en préservant ses bagages culturels et linguistiques. En contexte minoritaire ontarien, Thibeault (2020) parle même d’une sociodidactique de la grammaire pour mieux saisir l’hybridité linguistique des apprenants francophones ontariens, notamment en ce qui concerne les variations de l’accord du verbe. Dans son étude, Thibeault a clairement fait ressortir des imprégnations de la langue anglaise à travers différentes tâches proposées visant l’accord du verbe.

Considérer des pratiques langagières socialement ancrées convoque aussi des relations repensées au sein du système composant le triangle didactique (apprenant, enseignant, contenu d’enseignement) (Chevallard 1991 [1985]). En effet, prendre en compte les répertoires langagiers des apprenants et leur habitus culturel fait appel à une co-construction des savoirs dans la transposition didactique[4], soit à une didactique ascendante où « la vérité n’est ni du côté des savoirs, ni du côté des sujets » (Schubauer-Leoni 2008 : 69), mais bien dans une visée dépendant des actions conjointes des acteurs impliqués ; en l’occurrence, ici, l’enseignant et les élèves. Pour Chiss (2019), cette didactique « consist [e] à définir, à partir d’un terrain travaillé par les chercheurs didacticiens, des problèmes et des questionnements susceptibles de “rencontrer” les théories du langage et de l’éducation » (3). Arrimer didactique, pédagogie et langage n’est pas chose aisée, mais cela illustre fidèlement la complexité des situations, car différents champs d’étude se confrontent et n’ont pas les mêmes postulats de départ. Comme le souligne Bullock (2020), c’est donc avec une démarche praxéologique que doit être appréhendée la didactique du français en contexte minoritaire, car ce dernier « forge de nouveaux types de rapport à l’école, aux savoirs, à la norme » (Cortier 2009 : 111). En effet, c’est à l’enseignant que revient la tâche ardue de la transmission du savoir par les gestes posés et le choix de ses postures dans un contexte donné.

Dans cet ordre d’idée et à l’instar de Bucheton et Soulé, nous préférons au terme « pratique enseignante » le vocable « geste professionnel », car il reflète davantage l’expertise et le savoir qui doivent être détenus par l’enseignant :

Par geste professionnel, nous désignons de manière métaphorique l’action de l’enseignant, l’actualisation de ses préoccupations. Le choix du terme geste traduit l’idée que l’action du maître est toujours adressée et inscrite dans des codes. Un geste est une action de communication inscrite dans une culture partagée, même a minima. Il prend son sens dans et par le contexte scolaire.

Bucheton et Soulé 2009 : 32

D’entrée de jeu, on remarque que le geste est situé et émerge dans un contexte donné. En milieu francophone minoritaire, ce macro-contexte, pour reprendre le terme de Porquier et Py (2013), est ancré dans les politiques linguistiques, le programme scolaire et représente le pouvoir institutionnel. Ce contexte demande, d’une part, des gestes professionnels en français et, d’autre part, une didactisation des savoirs ancrée dans une pensée très homogénéisante, dans la mesure où seul le français est reconnu dans l’enceinte scolaire. En théorie, traiter conjointement didactique et pédagogie permet d’envisager une conception multidimensionnelle du rapport au savoir. Théoriquement, toujours, la dynamique des situations d’enseignement-apprentissage permet d’entrevoir autrement les interactions entre les élèves et l’enseignant quant aux significations données et aux postures des acteurs en fonction des objets langagiers à l’étude (Porquier et Py 2013). Ces processus itératifs favorisent la variété et l’actualisation des gestes. Dans les établissements scolaires franco-ontariens, et par les choix éducationnels opérés, il semble difficile d’envisager de tels environnements, car la vision de l’école reste historique et donc très ethnocentrée, ce qui rend difficile d’envisager une francophonie autre qu’ontarienne. Pourtant, en reprenant les mots de Bullock (2020), « ce travail est central pour construire, développer et transmettre la langue et la culture, en plus des savoirs disciplinaires, dans un environnement exolingue » (59). L’auteur poursuit en précisant que l’enseignant devient un agent de socialisation et de transmission à la confluence des pratiques scolaires et des pratiques sociales, familiales et communautaires (Bullock 2020 : 59).

3. Le modèle du multi-agenda de Bucheton et Soulé (2006)

Ainsi les gestes professionnels – l’agir enseignant – doivent être, le plus possible, en adéquation avec les besoins des apprenants. Cette transformation adaptative pour rendre enseignables les objets langagiers à enseigner ne peut se faire sans une volonté de créer une vision holistique et heuristique de l’enseignement-apprentissage des langues. En effet, face à l’hétérogénéité des apprenants, il est nécessaire de repenser le geste professionnel pour que les apprentissages soient féconds.

Bucheton et Soulé (2009), à la suite de nombreux travaux conduits dans le cadre du Lirdef[5], ont modélisé ce qu’ils appellent le « multi-agenda de préoccupations enchâssées » qui rend compte de l’agir enseignant. En somme, cinq préoccupations majeures structurent l’activité d’enseignement : « 1) piloter et organiser l’avancée de la leçon, 2) maintenir un espace de travail et de collaboration langagière et cognitive, 3) tisser le sens de ce qui se passe, 4) étayer le travail en cours, 5) tout cela avec pour cible un apprentissage, de quelque nature qu’il soit » (32).

La figure 1, ci-dessous, illustre la modélisation du multi-agenda de préoccupations enchâssées de Bucheton et Soulé (2009).

Figure 1

Le multi-agenda de préoccupations enchâssées (Bucheton et Soulé 2009)

Le multi-agenda de préoccupations enchâssées (Bucheton et Soulé 2009)

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Ces cinq préoccupations sont pour les auteurs systémiques, car, comme nous l’avons mentionné, elles font appel à des processus itératifs d’allers-retours tels que la gestion d’une tâche proposée et l’étayage qui l’accompagne. Aussi savons-nous qu’en commençant une nouvelle leçon le climat de classe est central ; l’enseignant aura donc recours à ce que les auteurs appellent le pilotage pour engager les élèves dans le passage du nouveau savoir. Il sera, par conséquent, moins axé sur l’étayage, ce qui rend les préoccupations modulaires. Ces préoccupations sont aussi hiérarchiques, car l’enseignant priorise, en fonction des objectifs ou des savoirs spécifiques ciblés, celles qui seront au premier plan. Enfin, elles sont dynamiques, puisque, travaillant en synergie, elles permettent l’évolution et l’avancée du savoir à transmettre.

La modélisation de l’agir enseignant, tel que le conçoivent Bucheton et Soulé (2009), met en évidence l’articulation didactique-pédagogie comme un tout produisant du sens, des savoirs. D’ailleurs, les chercheurs Bullock (2020), Fleuret (2020) et Thibeault (2020) estiment que séparer la didactique de la pédagogie est contre-productif dans la mesure où l’apprentissage ne se dissocie pas d’un contexte dans lequel le savoir est abordé.

Nous ne reprendrons pas en détail chacune des préoccupations retenues, nous renvoyons, pour ce faire, le lecteur au texte original. Nous souhaitons davantage nous attarder sur trois d’entre elles, soit l’atmosphère, l’étayage et le tissage, car elles sont au coeur de l’activité d’enseignement-apprentissage de manière générale, mais prennent une dimension toute particulière en contexte minoritaire où les élèves allophones sont une minorité dans la minorité (Fleuret 2020 ; Gérin-Lajoie 2020).

L’atmosphère représente cet espace intersubjectif où se rencontrent les élèves et l’enseignant afin de mettre en commun et d’organiser les relations affectives, intellectuelles et sociales dans le cadre d’une situation d’enseignement-apprentissage. En contexte de diversité ethnolinguistique, cette atmosphère devient le terreau fertile des relations qui vont s’édifier entre les différents acteurs et, ainsi, parvenir à la construction d’une culture commune au sein de la classe, dans une perspective interculturelle. C’est en évoluant dans cet espace que les apprenants vont s’imprégner graduellement des normes scolaires attendues. En construisant conjointement avec leurs pairs et l’enseignant une atmosphère propice à l’apprentissage, dans un espace où chacun est reconnu, l’engagement affectif et cognitif est sollicité. Cette passerelle permet aux élèves de faire des liens avec les nouveaux savoirs et ceux qu’ils ont déjà acquis. En contexte d’allophonie, la contextualisation est capitale, car les habitus diffèrent, les situations se modifient et les élèves peuvent vite se sentir perdus et se démotiver en ne voyant pas la signifiance de la tâche ou même encore éprouver de l’insécurité linguistique (Auger 2013).

Cette atmosphère dépend donc indéniablement de la qualité du tissage entre l’enseignant et les élèves. Ce tissage repose sur les connaissances antérieures des élèves, sur le déjà-là qui va s’activer par et pendant les situations d’enseignement-apprentissage. Il est donc important que l’enseignant stimule ce que Brousseau et Centeno (1991) nomment la mémoire didactique et qu’ils définissent comme suit :

La mémoire de l’enseignant sera ce qui le conduit à modifier ses décisions en fonction de son passé scolaire commun avec ses élèves, sans pour autant changer son système de décision. Le caractère « didactique » de cette « mémoire » vient de ce que les décisions modifiées concernent les rapports de l’élève (chaque élève) avec le savoir (son savoir ou le savoir à enseigner) en général ou/et un savoir particulier.

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En effet, cette mémoire permettra de réveiller, de raviver des traces déjà présentes (Bucheton et Soulé 2009). Très souvent, les auteurs remarquent qu’en contexte scolaire, les savoirs sont trop vite décontextualisés, déréalisés ou cloisonnés (Bucheton et Soulé 2009 : 35). Quand les élèves ont connu une autre forme de scolarisation dans leur pays d’origine, le tissage permet d’établir des liens avec ce qu’ils connaissent et de faire des ponts avec ce qui leur est encore inconnu. Pour raviver cette mémoire didactique, il est donc capital qu’ils saisissent la raison pour laquelle ils doivent réaliser la tâche afin de lui accorder du sens[6]. En contexte de langue seconde, ce sens à construire est un enjeu de taille pour un enfant qui apprend une langue de scolarisation, car les diverses expériences vécues dans des contextes différents et socialement ancrés (école, milieu familial) l’ont amené à construire des connaissances autres.

Pour le soutenir dans cette nouvelle construction de sens et pour nourrir la mémoire didactique, l’étayage est un élément central et hiérarchiquement supérieur aux autres préoccupations (Bucheton et Soulé 2009). Prenant appui sur le concept de « scalfolding » de Bruner (1983), l’enseignant joue ici un rôle d’accompagnateur, de guide. Le propre de l’étayage est qu’il ne dure pas dans le temps, ce qui le rend complexe, car le soutien donné doit être assez solide pour que l’élève continue, s’émancipe dans ses nouveaux apprentissages[7]. Les gestes professionnels posés reflètent un équilibre fragile qui demande à l’enseignant une attention permanente ; « [les gestes] sont toujours didactiques au sens où ils visent un but didactique spécifique, ils sont pédagogiques au sens où ils sont l’instrument pour y parvenir » (Bruner 1983 : 36).

En somme, la modélisation des gestes professionnels de Bucheton et Soulé (2009) permet de jeter un nouveau regard sur les différentes préoccupations dans une situation d’enseignement-apprentissage. Elle apporte aussi un éclairage précieux sur les agirs enseignant et sur leur portée en contexte de classe et de diversité ethnolinguistique. Le découpage retenu illustre, par son côté enchâssé, la complexité des gestes professionnels et leur importance sur les apprentissages des élèves.

En prenant appui sur cette modélisation, nous avons souhaité explorer dans plusieurs écoles la façon dont les enseignants prennent en compte la diversité ethnolinguistique dans les écoles francophones de l’Ontario.

4. Méthodologie

Cette étude était un projet de recherche collaborative[8] canado-français, qui visait à comparer sur deux sites, l’Ontario et le Languedoc-Roussillon, les pratiques pédagogiques déclarées d’enseignants en contexte de diversité ethnolinguistique. Dans le cadre de cet article, nous présenterons seulement les données du questionnaire relatives aux enseignants ontariens.

Ce sont cinq enseignants (n=5) travaillant avec des élèves immigrants ont pris part au projet. Nous n’avions pas de conditions particulières les concernant pour les recruter si ce n’est la population auprès de laquelle ils travaillaient.

Au début du projet, nous leur avons fait passer un questionnaire afin d’explorer la façon dont était prise en compte, dans les pratiques pédagogiques déclarées, la diversité ethnolinguistique en salle de classe. Ce questionnaire est composé de sept parties : 1) données sociodémographiques ; 2) connaissance des langues parlées par les enseignants et les contextes dans lesquels elles ont été apprises ; 3) connaissance de chacune de ces langues en réception et en production ; 4) représentations des différentes langues selon une échelle de 1 à 5, soit de la plus proche à la plus éloignée ; 5) compréhension de l’acquisition d’une langue seconde et des autres répertoires ; 6) connaissances des politiques et des programmes et 7) pratiques pédagogiques et diversité culturelle et linguistique.

Le questionnaire a été validé pour le contenu auprès de deux experts. Nous avons apporté les corrections nécessaires à la suite de leurs rétroactions, puis nous avons conduit une étude pilote auprès de trois enseignants extérieurs au projet afin d’avoir leur avis et de corriger, par exemple, des incompréhensions, des tournures, etc. Une fois le questionnaire finalisé, nous l’avons administré aux enseignants de notre étude.

Voici, quelques exemples de questions relatives à la partie qui nous intéressait (7) que nous avons posées : 1) Comment prenez-vous en compte la diversité culturelle dans vos pratiques pédagogiques ? 2) J’utilise des livres qui évoquent les pays, les langues ou les cultures connus/où ont vécu les élèves ; 3) Faites-vous en classe des liens entre le français (forme d’un mot, sens d’un mot…) et d’autres langues ? 4) Si un élève ne comprend pas un texte littéraire ou un extrait de journal, l’encouragez-vous à trouver le support (visuel ou écrit) dans les langues qu’il connaît déjà ? Les données ont été compilées dans un fichier Excel.

5. Résultats et discussion

Avant d’aborder comme telles les préoccupations retenues de la modélisation de l’agir enseignant de Bucheton et Soulé (2009), nous souhaitons exposer quelques faits en amont qui peuvent influencer les gestes professionnels. De manière générale, rappelons que le choix du niveau scolaire est majoritairement déterminé par l’administration scolaire et qu’en Ontario l’école est dite inclusive, donc les élèves allophones sont directement scolarisés au niveau régulier et ils reçoivent de l’aide en français dans la salle de classe en fonction des besoins qui ont été relevés dans l’évaluation (Ministère de l’Éducation de l’Ontario 2010). La grande majorité des enseignants parlent les deux langues officielles et n’ont pas été formés à enseigner à des élèves en langue seconde, comme cela a déjà été relevé dans le cadre d’une autre recherche (Fleuret et al. 2013 ; Fleuret et al. 2018).

Nous reprendrons les réponses obtenues en fonction des préoccupations visées. Concernant l’atmosphère, la première préoccupation retenue, nous avons demandé aux enseignants de quelle conception ils se sentaient les plus proches par rapport aux deux affirmations suivantes :

on apprend le code en connaissant d’abord la langue
ou
on apprend la langue en connaissant d’abord le code.

Un seul répondant a choisi la deuxième affirmation et a précisé : « La base selon moi c’est le code de la langue. Avec cette base nous sommes en mesure d’échanger, de lire, etc. » Pour les autres, ils considèrent que « la langue maternelle passe d’abord par l’oral avant de comprendre la structure de la langue ou bien ils précisent aussi qu’« on apprend d’abord la langue par la nécessité dans notre environnement, pour comprendre les autres et pour communiquer nos messages. Par la suite, nous pouvons étudier les règles » ou encore « C’est dans l’interaction langagière que le sens se construit ».

Il est intéressant de constater que la majorité d’entre eux mettent de l’avant la fonction de communication de la langue, l’importance de construire du sens. Cela nous renvoie à la place du tissage dans l’agir enseignant. En langue seconde, cette construction de sens est primordiale pour apprendre ou redéfinir des concepts connus dans la langue d’origine. Pourtant, lorsque l’on leur a demandé de se positionner par rapport à la pratique déclarée de laquelle ils se sentaient les plus proches :

Je préfère ne pas trop faire référence aux expériences vécues en dehors de l’école.
ou
Je suis à l’aise pour inciter l’élève à s’appuyer sur les expériences vécues à la maison.

La majorité d’entre eux (n=4) a répondu : « Je préfère ne pas trop faire référence aux expériences vécues… » Un seul a dit en tenir compte quelques fois. On voit ici que le macro-contexte est bien présent et inhibe, selon nous, ce qui ne vient pas du milieu scolaire. Il semble difficile alors de créer une atmosphère propice à l’apprentissage où chacun trouve sa place et où les habitus de chacun sont reconnus afin de les aider à faire sens des nouveaux savoirs.

Enfin, à la question « Faites-vous en classe des liens entre le français (forme d’un mot, sens d’un mot…) et d’autres langues ? », Les cinq enseignants ont répondu : « On ne parle que français dans la classe, c’est la politique scolaire » ou encore « si l’on veut que les élèves apprennent le français, on doit leur parler en français à l’école ». D’ailleurs, deux d’entre eux considèrent que les connaissances langagières que les élèves détiennent sont difficiles à « maîtriser », car ils parlent entre eux et qu’il faut intervenir pour qu’ils parlent français.

À la lumière de ces résultats, on peut penser que cette atmosphère se répercute sur le tissage dans la mesure où les directives ministérielles et celles des conseils scolaires sont claires à l’égard de l’idiome parlé en salle de classe. D’ailleurs, concernant les pratiques déclarées à la question « Comment prenez-vous en compte la diversité culturelle dans vos pratiques pédagogiques ? », quatre enseignants disent n’utiliser que le programme pédagogique et, à l’occasion d’une journée spéciale (ex : l’art africain), ils prendront appui sur des livres ou des photos du pays concerné pour comparer les faits culturels. Une autre mentionne qu’elle n’a pas de préférence pour une pratique particulière, car elle n’en a tout simplement pas l’habitude, même si elle demeure ouverte à le faire.

Ces quelques exemples soulignent un manque de connaissances de l’apprentissage de la langue de scolarisation pour des apprenants allophones de la part des enseignants comme cela a déjà été relevé dans les écoles francophones de l’Ontario (Fleuret et al. 2018). Les gestes professionnels posés restent tributaires des connaissances et des instruments (programmes, politiques) dont disposent les enseignants (Goigoux 2007 ; Morel et al. 2015). Pourtant des agirs plus adéquats permettraient, dans un dialogue didactique, des postures d’étayage capitales pour engager les élèves dans une construction de sens et favoriser les allers-retours cognitifs entre les langues.

L’étayage, cette aide apportée par l’enseignant, demeure, par conséquent, peu favorable à raviver la mémoire didactique. Dans la mesure où les autres langues ne sont pas autorisées dans la salle de classe au regard des propos des cinq enseignants, il est difficile d’envisager un espace de médiation à la fois cognitif et social qui dépasse les frontières des gestes professionnels traditionnels. En effet, le contexte historiquement ancré et socialement situé dans les écoles francophones altère ce rôle de passeur qu’à l’enseignant pour accompagner l’élève à franchir les obstacles face à une difficulté rencontrée.

6. Conclusion

D’entrée de jeu, nous précisons que nos résultats ne sont pas généralisables. Toutefois, ils confirment ce qui a déjà été rapporté dans plusieurs recherches concernant l’inclusion des nouveaux arrivants en Ontario français, à savoir que la place de la diversité ethnolinguistique demeure timide, voire absente et que tout ce qui relève du milieu franco-ontarien est valorisé.

L’objectif de cet article était d’explorer la prise en compte de la diversité ethnolinguistique au sein des écoles francophones de l’Ontario par la modélisation de l’agir enseignant de Bucheton et Soulé (2009). L’enchâssement des différentes préoccupations dans les gestes professionnels de l’enseignant est, à notre avis, très porteur en contexte minoritaire et de diversité ethnolinguistique, car il permet d’envisager de façon plus micro la situation d’enseignement-apprentissage. Explorer les agirs enseignant par ce prisme confirme la visée praxéologique qui revient aux professionnels dans la transmission des savoirs à enseigner, mais également la dimension affective et l’environnement socio-langagier.

Cependant, pour mieux arrimer l’enseignement-apprentissage du français de scolarisation, il est nécessaire de reconnaître la place d’un renouveau didactique, d’une didactique ascendante, faite de co-constructions des savoirs. À l’instar de Bullock (2020), nous pensons qu’il serait préférable aujourd’hui, au regard des populations scolaires, de se centrer sur une didactique du plurilinguisme qui serait plus en cohérence avec les avancées de la recherche, quant aux apports incontestés des langues d’origine dans la construction de nouveaux savoirs en français de scolarisation. En contexte minoritaire, repenser les politiques éducatives demeure central, car, dans leur conception actuelle, elles demeurent plutôt un frein à l’apprentissage.