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Depuis 2016, le personnel infirmier canadien est impliqué dans un nouveau soin visant à soulager la souffrance des personnes mourantes : l’aide médicale à mourir (AMM). La portée de la Loi canadienne sur l’aide médicale à mourir ainsi que celle de la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec ont récemment été élargies et il n’est plus nécessaire d’être en fin de vie ni que la mort soit raisonnablement prévisible pour être admissible à l’AMM. D’autres modifications ont été annoncées afin de baliser l’accès à l’AMM, notamment pour les personnes atteintes d’une maladie mentale et pour les personnes en fin de vie devenues inaptes à consentir aux soins après avoir formulé une demande d’AMM.

Bien qu’un cadre juridique clair définisse les soins à offrir aux patients en fin de vie, l’implication concrète des infirmières en contexte d’AMM ne se réduit pas à ce que contient le texte de loi[1]. Plusieurs revues de littérature internationales portant sur l’expérience des infirmières en contexte d’AMM ou d’euthanasie mettent en évidence les besoins de celles-ci, en soulignant leur manque d’informations et d’éducation par rapport aux lois existantes, aux démarches et aux protocoles liés à l’AMM (Cayetano-Penman et al., 2020; Suva et al., 2019) ainsi que les difficultés liées à l’ambiguïté des rôles, à l’objection de conscience[2] et à la collaboration interprofessionnelle (Fujioka et al., 2018). Au Québec, plusieurs initiatives ont été mises en place pour répondre à ces besoins[3]. Bien que des enquêtes effectuées à travers le monde indiquent que les infirmières sont majoritairement favorables à l’euthanasie, des recensions soulignent aussi la nécessité d’explorer davantage le vécu des infirmières à partir de leur expérience pratique et quotidienne afin de mieux le comprendre (Elmore etal., 2018). Les infirmières interviennent auprès des diverses parties prenantes à mesure que se déroulent les étapes de l’AMM[4] et le présent article explorera les diverses modalités de l’altérité auxquelles elles peuvent alors faire face. Nous espérons mettre en lumière, à partir d’une métasynthèse d’articles publiés par des chercheurs canadiens, la pluralité, souvent méconnue, des expériences vécues par les infirmières en contexte d’AMM.

Les expériences d’altérité et contexte d’AMM

Si l’espace du mourir est coloré de mouvances plurielles (celles des patients, des proches et des soignants), leur harmonisation est loin d’être garantie par le métronome du politico-légal. C’est plutôt aux tambours des altérités en présence que chacune de ces mouvances scande sa marche fragile, souvent vulnérable et souffrante (Fortin et Le Gall, 2021), vers la mort qui annonce la fin du mouvement de l’une d’entre elles. Autrui, dans sa différence, et à plus forte raison dans sa mort – l’ultime différence –, rythme si spontanément nos attitudes, nos opinions et parfois nos intentions face au mourir (Montreuil et al., 2020; Lavoie et al., 2016) qu’il est difficile de ne pas reconnaître, sur le fond d’une condition humaine commune, la place centrale que l’altérité occupe au sein de nos identités personnelles et collectives (Ricoeur, 2013, chap. 12-13). L’altérité est une notion polysémique qui déborde de sa définition générique (caractère de ce qui est autre). Pour le philosophe Paul Ricoeur, notamment, l’autre est une méta-catégorie qui a pour fonction « de disperser les modalités phénoménales de l’altérité » (2013, p. 397, l’auteur souligne). Pour explorer le « champ varié de l’altérité », Ricoeur retient trois directions :

vers la chair [ou le corps propre], en tant que médiatrice entre le soi et un monde lui-même pris selon ses modalités multiples d’habitabilité et d’étrangèreté; vers l’étranger [ou l’autrui], en tant qu’il est mon semblable pourtant extérieur à moi-même; enfin vers cet autre que figure le for intérieur, désigné par la voix autre de la conscience adressée à moi du fond de moi-même.

Ricoeur, 2013, p. 400, l’auteur souligne

Sans spécifiquement tenter de retrouver ces trois modalités de l’altérité dans le vécu des infirmières, nous retiendrons de l’éclairage ricoeurien que l’expérience de l’altérité se fait de diverses manières, et que chaque fois « une note d’étrangeté [vient] s’ajouter à la simple altérité » (Ricoeur, 2013, p. 409), tant dans la relation avec le monde par l’intermédiaire du corps que dans la rencontre d’autrui et dans l’écoute de la voix de la conscience. Ce mystère de l’autre en nous, avec son caractère d’étrangeté, participe de ce que Simone de Beauvoir (1947) nommait l’ambiguïté de la condition humaine. Le décalage entre ce que l’on considère « même » en nous, et ce qui fait écho en nous comme différent de ce même, nous transforme. Des penseuses comme Simone de Beauvoir, Hannah Arendt et Edith Stein nous invitent à remettre en question la tendance que nous avons parfois à ne voir dans l’altérité qu’une source d’angoisse.

Les multiples transformations que l’AMM produit chez celles et ceux qui la vivent, mettent en lumière ce qui est malencontreusement « fabriqué » au sujet de la diversité du mourir, notamment en rapport avec les idées véhiculées, entretenues, voire polies, de la « bonne mort » (Castra, 2015; Cottrell et Duggleby, 2016). Il faudrait alors guetter « la manière dont les clichés se sont introduits dans notre langage et dans nos débats quotidiens », et reconnaître comment nous sommes parfois, malgré nous, « disposés à employer des moyens violents […] pour régler nos différends » (Arendt, 2006, p. 34). Pour comprendre l’autre, il faudrait alors créer un espace où autrui et son (ses) sens peuvent « s’oeuvrer » (Arendt, 2006, p. 35), en se « faisant être » (Beauvoir, 1947, p. 33), et ainsi « faire société ».

« La mort est la fin de vie corporelle de tout ce qui a trait à une vie corporelle. Au-delà, il y a une grande porte obscure : il faut la pousser. » (Stein, dans Aucante, 1999, p. 96) Au-delà de la mort de l’autre – une mort déjà « autre » par le caractère différent du mourir en contexte d’AMM –, une situation nouvelle se déploie devant les personnes concernées, notamment les infirmières, qui au quotidien passent à travers différentes portes ouvertes sur diverses altérités (patients, proches, soi-même face à la mort des autres). Si les changements de cadre politico-légaux et organisationnels touchant la profession infirmière peuvent s’avérer déstabilisants, on peut supposer que, lorsque des infirmières rencontrent un mourir plus étranger encore que la mort qu’elles ont appris à accompagner, leur expérience de soignantes s’en trouve modifiée.

Pourtant, peu d’écrits francophones se penchent sur l’expérience infirmière en contexte d’AMM et, notamment, sur la diversité des expériences qu’on pourrait trop rapidement croire homogènes parce que vécues au sein d’une même profession. Des questions se posent alors : Quelles sont les modalités de l’altérité que les infirmières rencontrent dans leur pratique entourant l’AMM? Qu’est-ce que ces rencontres leur font vivre? Que font-elles lorsque leur expérience s’en trouve modifiée? Que peuvent leur laisser espérer, en matière de réflexions, de pratiques et d’expériences futures la rencontre et la reconnaissance de la diversité dans l’espace du mourir? Chercher à comprendre ces expériences de rencontre de l’altérité nous amène à poser des questions qui rejoignent celles que se posent les philosophes quant à la possibilité même de comprendre le sens du monde : « Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Que m’est-il permis d’espérer? » (Kant, cité dans Grondin, 2013, p. VIII). Ces questions habiteront les réflexions que propose cette recension des écrits portant sur l’expérience des infirmières en contexte d’AMM.

C’est en constatant la diversité des expériences rapportées par des infirmières rencontrées au cours d’une recherche doctorale en psychologie (voir, entre autres, Lavoie et Bourgeois-Guérin, 2022) que nous avons jugé utile de réaliser une recension des écrits plus fouillée sur le contexte canadien de l’AMM. Les participantes à cette recherche doctorale étaient des infirmières qui acceptaient d’être présentes lors du soin létal. Loin d’être homogènes, leurs récits se sont avérés pleins d’autres. Différences, limites, heurts; mais aussi possibilités, créations, beautés. Parler de sa propre expérience de confrontation à la mort, c’est asymétriquement parler beaucoup plus de l’autre (en soi, dans l’espace autour de soi et celui au-delà) que de soi-même. Ainsi, cette recension veut décrire l’expérience hétérogène, pleine de ces autres, des infirmières canadiennes en contexte d’AMM, avec l’objectif d’en faire émerger le sens.

Une revue de littérature juste et amicale

La méthodologie adoptée vise à rendre justice aux diverses perspectives afin de mettre en évidence ce qui, en filigrane et en respect de l’autre dans son altérité, semble former un consensus (Arendt, 2006). Ainsi, la métasynthèse qualitative (Sandelowski et Barroso, 2007; Thorne et al., 2004) a été privilégiée pour cette revue de littérature, puisqu’elle vise non seulement à résumer les résultats, mais à entrer en dialogue avec les études et à les analyser pour en faire ressortir à la fois un savoir transversal et des interprétations supplémentaires, tout en restant cohérent avec le matériel initial (Elmore et al., 2018).

Stratégie de recherche

La question qui a guidé la recherche documentaire était : quelle est l’expérience vécue de l’AMM chez les infirmières au Canada depuis sa légalisation en 2016? Des syntaxes de recherche, en anglais et en français, furent créées avec l’aide d’un agent de recherche spécialisé[5] afin d’inclure des concepts liés à l’aide médicale à mourir, aux infirmières et au contexte canadien. Les requêtes ont été lancées sur cinq bases de données[6] en janvier 2021 et portaient sur les cinq années précédentes inclusivement. Cette recension a été suivie d’une démarche informelle de recueil dans les réseaux des chercheurs. Au total, 1010 publications furent recensées.

Sélection des articles

Trois critères d’inclusion ont régi la sélection des articles : l’étude devait comporter (1) des données empiriques concernant (2) l’expérience des infirmières (3) confrontées à l’AMM au Canada depuis que celle-ci y est légalisée. Étaient retenues les publications de devis qualitatifs et quantitatifs[7], les revues de littérature, les thèses et les mémoires, écrits en anglais ou en français.

À la suite du premier tri (Appendice 1), 86 notices furent sélectionnées pour analyse. De celles-ci, 23 portaient sur des infirmières ou des professionnels de la santé du Canada et furent sélectionnées pour évaluation interjuges. Les publications dont les données empiriques ne portaient pas exclusivement sur les infirmières furent exclues. Pour être retenues, les publications devaient aussi démontrer qu’une attention avait été portée, dans l’étude, à l’importance de la subjectivité et de la réflexivité en recherche qualitative, au critère de validité sociale, à l’adéquation des données et à l’adéquation de l’interprétation. Cela pouvait se traduire, par exemple, en exposant la posture paradigmatique et en détaillant la place correspondante faite à la subjectivité et à la réflexivité durant la recherche, en se penchant sur un aspect socialement important et signifiant pour la population visée, en exemplifiant les résultats avec des données issues de sources diverses pour équilibrer les propos interprétatifs, tout en explicitant des postures théoriques ayant pu influencer les données (Morrow, 2005). Au terme de ce processus, neuf articles furent retenus pour cette métasynthèse.

Méthode d’analyse

Si la recension a été systématisée afin de répondre aux standards spécialisés des recherches qualitatives (Sandelowski et Barroso, 2007), les mouvements de l’analyse effectuée sur les données ont plutôt été modulés par la rencontre des récits d’expérience rapportés et interprétés dans les études, dans la perspective du dialogue. Ainsi, cette analyse visait la compréhension par l’échange circulaire, non pas vicieux, mais ouvert à l’altérité et à l’émergence d’un sens nouveau, grâce à la création de thèmes visant à cerner, à l’aide de mots, de formes et d’expressions, l’expérience rencontrée (Paillé et Mucchielli, 2021). Ces thèmes issus de nos analyses ont pris la forme de questions thématiques, qui ont par la suite été reprises au sein d’une réflexion concernant le rapport des infirmières à l’altérité. Cette posture de dialogue avec les auteurs des études et avec les expériences rapportées, par sa visée inférentielle, dépasse la description qui viserait l’adéquation stricte entre les données de terrain, les diverses expériences empiriquement vécues et l’interprétation proposée par le chercheur. En effet, en utilisant la notion d’altérité pour questionner l’expérience infirmière, la métasynthèse est déjà théoriquement orientée vers un « dépassement » des données recensées, vers un « plus loin » (Levinas, dans Greisch, 2000, p. 188-190), qui vise à fournir de nouvelles clés d’interprétation permettant de mieux comprendre et de mettre en lumière l’expérience infirmière.

De plus, la phénoménologie a accompagné notre lecture des articles, comme « technique intérieure de participation » à l’expérience de l’autre, relayant les réflexions théoriques au second rang : « C’est un acte d’amour qui fait participer le noyau de la personne humaine finie à l’essence de toutes choses possibles » (Scheler, cité dans Métraux, 1973, p. 56). Par une attention qui fait crédit aux vécus et récits, nous avons cherché à nous solidariser à l’expérience des soignantes qui sont confrontées aux diverses modalités de l’altérité. Nous avons tenté de rassembler les multiples sens rencontrés en une « entité signifiante » qui se veut une esquisse de l’expérience des soignantes. Esquisse qui ne veut pas définir ou identifier, en objectivant, l’expérience des autres. Il s’agit plutôt, en traçant le contour des altérités en présence, d’ouvrir aux possibilités d’être ensemble dans la différence[8].

Résultats

Les études recensées (Appendice 2; articles 1 à 9) proviennent de sept provinces canadiennes, mais principalement de la Colombie-Britannique et de l’Ontario. La présente recension ayant porté sur les cinq premières années de légalisation de l’AMM au Canada, elle ne tient pas compte des plus récentes études parues après janvier 2021, notamment au Québec. Le nombre total de participants des études recensées est de 104, dont 72 ont été directement ou indirectement impliqués dans l’AMM, 22 ont fait objection de conscience, 6 n’ont pas participé; il y a 4 personnes dont la position n’est pas spécifiée.

Les recherches portant sur l’expérience des infirmières en contexte d’aide médicale à mourir montrent des résultats qui sont fréquemment présentés en les articulant autour de deux pôles : les infirmières qui sont en faveur de l’AMM et celles qui s’y opposent. Afin de dépasser ces catégories polarisantes parfois stéréotypées, nous proposons une lecture de la rencontre de l’altérité que peut représenter le contexte d’AMM pour les infirmières canadiennes. Nous passons en revue, d’une part, les facteurs qui provoquent des modifications dans l’expérience des infirmières en contexte d’AMM et, d’autre part, les éléments qui semblent rester inaltérés, puis nous tentons de synthétiser ce qui demeure semblable au sein des différentes positions recensées. Nous présentons aussi une métasynthèse réalisée à partir de quatre questions thématiques qui ont émergé de nos analyses. Nous pouvons ainsi montrer comment la reconnaissance et la singularisation des expériences où l’autre et le même sont en conflit demeurent possibles.

L’enjeu se situe, plus précisément, au seuil entre l’altérité et l’identité, là où l’identité des infirmières est soit confirmée, soit remise en cause. Dans le contexte d’AMM, certaines infirmières vivent une forte remise en cause de leur identité, parfois mal vécue, tandis que d’autres rapportent que leur expérience de soins demeure presque inchangée. Sur cet axe altérité-identité, nous placerons, en cohérence avec nos questions de recherche, ce que l’on sait de l’expérience des infirmières telles que les études la rapportent. Nous explorerons ensuite ce que font les soignantes de cette rencontre de l’altérité. Nous avons observé que les infirmières, lorsque confrontées aux diverses modalités de l’altérité en contexte d’AMM, s’orientaient dans deux directions parfois opposées, parfois complémentaires : soit vers une identification du semblable ou vers une reconnaissance des singularités et des différences. Enfin, nous tenterons, à travers l’exploration de quatre questions thématiques, de réfléchir à ce que la rencontre et la reconnaissance de l’altérité en contexte d’AMM peuvent nous laisser espérer pour un vivre ensemble (et un mourir) respectueux des différences.

L’AMM est-elle cohérente avec la profession infirmière? Entre cohérence et incohérence au regard de sa philosophie et de son vécu

L’expérience des infirmières en contexte d’AMM, comprise ici comme un espace de rencontre de l’altérité, se place sur un continuum entre cohérence et incohérence par rapport à leur conception de la profession infirmière. L’AMM est vécue comme une expérience cohérente lorsque l’AMM est jugée cohérente avec le rôle infirmier qui va plus loin que le curatif et qui comprend aussi le care, et les soins holistiques dispensés sans jugement (articles 1,2,8,9). L’incohérence serait vécue lorsque l’AMM est identifiée comme étant contraire ou extérieure à la tradition des soins infirmiers et à la philosophie des soins palliatifs : « For me euthanizing a patient is not a part of nursing… it’s the opposite of everything that I've been doing or wanting to do[9]. » (article 1; voir aussi les articles 8,7,9) Le premier devoir du soignant étant de ne pas faire de tort, cet argument est souvent utilisé pour expliquer la contradiction ou l’incompatibilité de l’AMM avec le rôle de soignant (aussi avec l’injonction religieuse « Tu ne tueras point ») et pour questionner les possibilités et les limites des soins holistiques (articles 5,6,8). Au centre de ce continuum se situent des infirmières qui considèrent que l’AMM ne s’écarte pas significativement de leurs principes et de leurs objectifs professionnels. D’autres infirmières considèrent que l’AMM fait partie de leurs activités habituelles (« business as usual »; article 4) et qu’elle ne modifie pas la qualité de soins qu’elles offrent aux patients (articles 1 et 4), mais elles émettent certaines réserves : « It’s weird the first time. When you have been in the medical profession all your life and we do no harm, then you are killing somebody, or participating in that, it's a boundary that is hard to cross. Nobody wants to play God[10]. » (article 8)

Des émotions et des souffrances en contradiction avec la posture de certaines infirmières amènent parfois ces dernières à vivre un sentiment d’incohérence, par exemple lorsqu’elles font face à un conflit de valeur ou encore lorsqu’elles ressentent de la tristesse à la suite d’une AMM avec laquelle elles étaient pourtant moralement en accord (articles 2,3,8).

Selon une analyse transversale, les infirmières font l’expérience du changement, de l’évolution et de l’adaptation nécessaire sur différents plans (technique, éducatif, organisationnel, relationnel, émotionnel, philosophique, spirituel) face à leurs nouveaux rôles, qu’elles soient « pour » ou « contre » l’AMM (articles 3,4,7,8,9). Le ressenti mis à part, la cohérence-incohérence vécue entre l’AMM et la philosophie des soins infirmiers serait parfois déterminée par les représentations de l’AMM, parfois par la définition des soins, ou par les deux à la fois. Par exemple, le sens du serment de l’infirmière ou de son code de déontologie est interprété différemment selon que, dans sa philosophie de soins, la personne associe l’AMM à un mal ou à un moyen de soulager le mal (article 8). Même pour les infirmières qui se situent au centre du continuum entre cohérence et incohérence, une ambiguïté subsiste entre la familiarité que peut revêtir pour certaines l’expérience rencontrée dans l’AMM et l’étrangeté qu’elle peut faire vivre à d’autres. D’une part, s’amorcerait une identification de ce qui dans l’AMM pourrait être reconnu comme quelque chose de familier, d’assimilable à la philosophie des soins infirmiers, même si cet élément avait d’abord été jugé incohérent et, d’autre part, le fait d’identifier ce qui dans l’AMM demeure différent de la philosophie des soins infirmiers permettrait de prendre le risque de reconnaitre l’intrusion de l’étrangeté. La cohérence ou l’incohérence vécue semble être en rapport étroit tant avec la philosophie de soins à laquelle s’identifient les infirmières, qu’avec la modification de leur vécu des soins qu’elles attribuent à l’AMM, ceci faisant écho à un vécu intérieur (philosophie, valeurs, émotions, représentations de l’AMM) qui entre en tension avec quelque chose d’extérieur. Par ailleurs, à partir des ressentis inattendus des infirmières, parfois paradoxalement, l’altérité semble parfois naitre « à l’intérieur » même, alors que des émotions contradictoires émergent d’un « conflit interne » entre valeurs et expérience. Le lieu d’une reconnaissance mutuelle serait-il à chercher dans cet intérieur, à extérioriser et à mettre en lien avec les autres? Certaines études pourraient laisser croire qu’un point de croisement des diverses positions axiologiques adoptées par les infirmières en contexte d’AMM pourrait se trouver au carrefour des visées communes à la mission palliative, comme celle du soutien des patients vers une « bonne mort » (articles 1,2,8,9).

Est-ce que l’AMM est une « bonne mort »? Les écueils d’une rencontre au carrefour axiologique de l’idée d’une bonne mort

L’idée d’une bonne mort est polarisée et diversifiée, mais abordée dans presque toutes les études (articles 1,2,3,4,8,9). Selon les infirmières qui conçoivent que l’AMM contribue à une bonne mort et qu’elle peut même en être le déterminant, cet acte peut être vécu comme une expérience positive, qui humanise et personnifie la mort, qui transforme et élargit la compréhension et les représentations d’une bonne mort (articles 1,3,9). Pour ces infirmières, l’AMM est comme un comble, qui agrandit pour ainsi dire l’espace de soin auquel elles s’identifient. Alors que certaines infirmières s’identifient personnellement à ce choix du mourir, pour d’autres, il ne s’agit pas d’une meilleure option, mais seulement d’une option de plus, comme une « mort par césarienne » (articles 1 et 9), ce qui rejoint la position des infirmières qui évoquent leur neutralité face aux décisions de fin de vie : « It’s not about me… It shouldn’t matter what your personal values are. We have a moral and ethical obligation to put the patient at the center of everything[11]. » (article 8) Cette deuxième position au centre du continuum entre cohérence et incohérence, marque à la fois l’incertitude, les possibilités et les risques de laisser l’autre choisir (l’exemple en contrepoint d’une naissance par césarienne est ici évocateur), tout en suggérant qu’il n’y a pas qu’une seule bonne mort possible. Troisièmement, les études recensées définissent peu ce que serait une bonne mort selon les infirmières évoquant l’objection de conscience, ces dernières étant sous-représentées. Certaines études ont toutefois relevé ce que contribuer à une bonne mort, selon ces infirmières, devrait être : ne pas enlever la vie, ne pas aller contre sa conscience et ses valeurs ni agir au-delà de ses limites (articles 1,6,8). En inversant les négations, nous pouvons comprendre que contribuer à une bonne mort consisterait en ce sens à rester fidèle à son identité en tant que soignant et à la protéger contre l’altération de son contenu (valeurs, conscience) dont on craint qu’il tourne mal si les actions posées en viennent à dépasser les limites du connu.

Ces trois positions semblent à première vue se rejoindre au carrefour d’une visée commune, celle de contribuer à une bonne mort : une mort centrée sur le patient (articles 1,2,4,6,8). Toutefois, ce semblant de consensus autour d’une notion s’arrête à sa dénomination. L’approche de la mort « centrée sur le patient » se ferait selon différentes interprétations des valeurs à promouvoir et des droits qui sont attribués au patient. Par exemple, bien que certains éléments énoncés soient plutôt en faveur de l’AMM (contrôle, disposition, certitude du patient par rapport à sa fin de vie), certaines valeurs sont interprétées de façon polarisée (liberté de choix et de conscience, responsabilité professionnelle envers le patient) et peuvent justifier un positionnement allant dans plusieurs sens. Loin d’unifier les différentes positions entourant l’AMM, l’ambiguïté de la notion de « bonne mort » met en évidence à la fois la difficulté de généraliser une définition de la bonne mort (comme il est généralement reconnu dans la littérature) et, ultimement, les différences en ce qui concerne les valeurs et les visions du monde des personnes face à un geste qui mène au mourir (article 2). À plus forte raison, continuer de cultiver l’idée d’une bonne mort apparaît se faire au détriment d’un mourir qui se voudrait diversifié et inclusif. À cet égard, les résultats de la recension mettent en évidence que recourir sans nuances à la notion de bonne mort impliquerait implicitement de miser sur le même plutôt que sur la diversité des expériences alors que cette notion est elle-même fondée sur des valeurs singulières et historiques qu’on cherche à promouvoir. Le modeste échantillon d’études recensées ici expose, par l’analyse de ce thème, comment cette notion peut diviser les professionnels en camps distincts et, inversement, comment ces diverses positions en appellent plutôt à un mourir pluriel, à de multiples bonnes morts possibles (voir Soom Ammann et al., 2016).

Comment faire sens de la participation à l’AMM? Marcher avec les autres, en tension avec les altérités en présence

Après avoir exploré les difficultés et paradoxes émergeant de l’arrimage entre l’AMM et la philosophie de soin et les expériences des infirmières, puis présenté les écueils de l’entreprise d’une définition d’une bonne mort, la question du sens de la participation à l’AMM peut maintenant être abordée. Ici encore, les positions évoquées dans la littérature sont polarisées et la diversité des réactions face à l’AMM est évidente : « one nurse confides distress and reveals she has sought counselling, another does a dance of celebration for this new patient choice. I stand in the middle of this, honoring all that I hear and accepting the person speaking[12]. » (article 3)

Il apparait nébuleux de diviser et de rassembler les expériences des infirmières sous des catégories homogènes « pour ou contre », puisque les raisons et les différents éléments influençant leur participation à l’AMM sont parfois les mêmes (interprétés différemment) et sont hétérogènes de parts et d’autres. D’un côté, des infirmières qui ont accepté de participer à une AMM rapportent avoir été transformées positivement par cette expérience, voire d’avoir ressenti un appel existentiel (article 3). La décision de participer serait souvent influencée, comme nous l’avons vu, par la cohérence des valeurs des infirmières avec le soin (articles 1,3,8), mais aussi par les expériences de proximité positives, continues et répétées avec l’administration de l’AMM (article 8). De l’autre côté, les infirmières qui refusent de participer à l’AMM le feraient souvent, elles aussi, par souci de demeurer cohérentes avec leur expérience affective, leur position morale et leurs valeurs (articles 2,4,5,8,9). Qui plus est, alors que certaines infirmières refusant de participer à l’acte accepteraient au fil du temps de contribuer à différentes activités professionnelles liées à l’AMM, d’autres ayant déjà accepté de participer s’en retireraient en évoquant que l’accumulation de cas d’AMM affecte leur expérience (« It’s taken a toll on me »; article 8)

L’hétérogénéité des catégories que l’on peut proposer pour rassembler les expériences des infirmières semble indiquer qu’une altération de leur vécu est toujours possible, notamment en rapport au temps. C’est aussi le cas pour les infirmières qui se situeraient dans une position d’indécision, forme d’antichambre où la mise en sens quant à la participation demeurerait en suspens. Plusieurs de ces infirmières choisissent de s’impliquer d’abord pour pouvoir décider ensuite, et ce, parfois malgré des difficultés éprouvées par rapport à l’arrimage de leurs valeurs et de leurs croyances à ce nouveau soin : « I am a Buddhist so it was a struggle for me to decide. Everybody’s arguing for religious reasons but I felt I needed to explore it a bit more. So, I thought, let’s just get involved and see if that makes any difference[13]. » (article 8)

Ce choix n’est toutefois pas toujours aussi volontaire : certaines infirmières accepteraient de participer pour ne pas déplaire à leurs collègues et continueraient de s’impliquer ensuite puisqu’il serait difficile de se retirer lorsqu’elles ont dit oui une première fois (articles 7 et 8). Parallèlement au rapport au temps, l’influence du vécu relationnel serait un élément déterminant de la prise de décision et de l’expérience de l’AMM, et ce, que les relations soient professionnelles ou personnelles (articles 1,3,5,7,8,9).

Selon une analyse transversale, l’expérience de participation (ou de non-participation) à l’AMM, à travers le temps et les différentes étapes, serait influencée par les valeurs, l’expérience affective et le vécu relationnel des infirmières, tout en les transformant (articles 2,3,4,8,9). Chercher à regrouper les différentes manières de faire sens de l’AMM autour d’une axiologie commune se ferait au prix de grandes difficultés. En effet, les mêmes raisons ou valeurs sont parfois évoquées pour justifier des prises de position différentes et pour interpréter différemment certaines situations, par exemple, selon le sens qu’elles attribuent à la souffrance en contexte d’AMM : « Just as nurses talked about witnessing suffering as a primary reason for choosing to participate in MAiD, this same suffering was a waypoint for making sense of the [conscientious objectors] experiences[14]. » (article 8) Si au contraire nous tentons, dans l’analyse des résultats recensés, non pas d’assimiler mais de reconnaitre les expériences singulières de mise en sens rapportées par les infirmières, peu importe leur position quant au soin, il semble possible d’identifier trois sources ou modalités de l’altérité avec lesquelles ces soignantes sont en tension dans le contexte d’AMM. Les infirmières apparaissent en tension ou en rapport avec les autres et avec un processus d’altération qui se vit dans le temps et qui, ultimement, transforme leur propre expérience, et parfois même leurs plus profondes valeurs ou croyances. La prise de décision quant à la participation à l’AMM, bien plus qu’une question d’être « pour ou contre », pourrait ainsi s’insérer dans un processus de mise en sens par les infirmières en tension avec ces trois modalités de l’altérité qu’elles rencontrent : les altérités plus intérieures et personnelles (valeurs, croyances, ressentis), celles plus extérieures et relationnelles, ainsi que les transformations qu’elles vivent au fil du temps. Ce processus peut s’imager comme un « marcher avec les autres », en tension avec les altérités en présence.

Reconnaitre quelles sont les altérités en présence? Des possibilités de communication souhaitées sur fond d’inconforts, de manques et de paradoxes réels

Ce mouvement processuel et tendu de la mise en sens de la participation à l’AMM ne serait-il pas le corollaire de l’expérience que nous cherchons justement à cerner par cette métasynthèse de l’expérience des infirmières face à l’altérité en contexte d’AMM? Nous posons la question : à partir du moment où sont reconnues les diverses modalités de l’altérité avec lesquelles les infirmières seraient en tension quant à la participation à l’AMM, pouvons-nous réellement assimiler ces altérités dans une synthèse consensuelle qui serait « hors tension » et « hors processus »? Il semble plutôt approprié de poursuivre l’analyse de cette expérience processuelle et en tension en insistant sur la reconnaissance des altérités avec lesquelles les infirmières sont en tension, en vue d’une communication éclairée de leurs expériences. La figure 1 présente un résumé des « autres » éléments en présence en contexte d’AMM et avec lesquels les infirmières sont en tension, en les regroupant selon les trois modalités de l’altérité thématisées précédemment (intériorité; extériorité et relationalité; transformations dans la temporalité).

Figure 1

Les altérités en présence en contexte d’AMM

Les altérités en présence en contexte d’AMM

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Cet article se voulant synthétique, toutes ces modalités de l’altérité ne seront pas explicitées. Nous recouperons plutôt entre elles les altérations potentiellement négatives (inconforts, manques, paradoxe) que la mise en tension peut provoquer, pour ensuite suggérer des moyens d’y faire face.

Les inconforts les plus fréquemment recensés sont ceux liés aux difficultés à établir ses limites dans la participation à l’AMM, aux conflits moraux impliquant deux ou plusieurs valeurs contradictoires chez une même infirmière, aux cas spécifiques de patients qui semblent bien aller au moment de l’administration de l’AMM, aux ambivalences de la communication avec les patients et les familles, au manque de clarté et de support lié à la pratique de l’AMM, et aux conflits interprofessionnels (articles 1,7,8,9). Quelle que soit la position des infirmières ou le niveau de leur participation, toutes les études rapportent la persistance d’incertitudes, d’hésitations et de tensions par rapport à divers éléments liés au contexte d’AMM. Ainsi, comme analysé dans la section portant sur la première question thématique, le degré de confort ne serait pas nécessairement parallèle au choix de participer à l’AMM ou d’appuyer les patients dans cette voie :

Although many clinicians and leaders leaned into this new reality, others struggled for religious, moral or ethical reasons. Some were hesitant and at times pulled away (actively or more passively); some held the tension and were able to separate feelings about MAiD from the person before them, providing phenomenal care without judgement of the person[15].

article 3

De plus, des difficultés contextuelles se présentent aussi sous la forme de manques perçus par les infirmières : manque de soutien, manque d’informations et de formation sur les politiques et procédures de l’AMM et sur son insertion dans les soins palliatifs, manques concernant leur curriculum d’éducation, manque de communication entre différentes instances (articles 1,4,5,6,7,8,9). Des questionnements et des incertitudes émergeraient des manques ainsi rapportés, notamment quant à la place et à l’impact de l’AMM dans la culture des soins palliatifs, voire dans celle des soins de santé en général (articles 3,6,7,8,9). Par ailleurs, comme les études recensées témoignent d’une grande variabilité contextuelle, il semblerait plus approprié de parler des contextes d’AMM plutôt que du contexte d’AMM canadien.

À ces diverses expériences d’incertitudes et de manques, que nous pouvons ici lire comme expériences d’altérations vécues négativement, correspondent, selon les études recensées, divers éléments qui faciliteraient l’expérience de l’AMM. Ces éléments seraient principalement l’établissement rapide, à la suite des changements légaux, de procédures et d’éclaircissements par rapport à la pratique de l’AMM, la présence de groupes de travail, de discussion et de soutien, l’accès à du soutien professionnel, l’inspiration des leaders des équipes et la pratique d’une communication ouverte et transparente entre différentes instances. C’est le thème de la communication, abordé dans toutes les études recensées, qui apparait comme le principal élément ayant un impact sur l’expérience des infirmières.

D’abord, la capacité à s’engager dans divers modes de communication (capacité à informer les autres, à témoigner de la compassion, avec transparence, ouverture, sans jugement) serait, selon certaines infirmières, nécessaire tout au long du processus de l’AMM, de la demande du patient au suivi post-mortem avec la famille et lors des rencontres d’équipe (articles 1,4,7,9). Si la communication est une capacité, c’est qu’elle est aussi considérée comme un support éducatif et relationnel, pour soi comme pour l’autre. Par contre, la communication en contexte d’AMM apparait paradoxalement à la fois poser problème et être une solution. La réussite de la communication serait problématique dans les situations d’intimidation, de jugement ou de stigmatisation qui sont mentionnés dans la plupart des études (articles 1,3,5,7,8,9). Cette problématique communicationnelle au sein des équipes de soins semble affecter les praticiennes de l’AMM tout comme celles qui s’y opposent : « A physician approaches me and says he could never kill someone. I bristle on the inside. He uses his words with intent to disrupt and offend, and they land that way[16]. » (article 3) « I certainly have been bullied as a [nurse] to take on, to do things that I don't feel comfortable[17]. » (article 1) La communication se présente comme une solution dans des espaces de communication tels que des groupes de parole ou de support entre différentes instances et équipes de soins, en favorisant le déplacement des tensions vécues dans les équipes vers des lieux spécifiquement dédiés à la résolution de problèmes, ouvrant ainsi la possibilité de pouvoir communiquer ouvertement sur le sujet et de pouvoir faire sens relationnellement des expériences vécues en contexte d’AMM (articles 1,2,3,4,7,8,9).

Ce dernier thème de la communication, paradigme d’un paradoxe problème-solution, semble se faire le modèle d’une identification qui reconnait à la fois l’altérité et sa propre faillibilité. Sur le fond des incohérences vécues, déceptions axiologiques, inconforts, manques, échecs et paradoxes dans la communication, un dialogue reste souhaité et souhaitable, au coeur même des tensions les plus exigeantes. La faillibilité d’une communication pourtant souhaitée avec les autres n’est peut-être pas à chercher dans les difficultés que provoque l’altération au contact d’autrui, mais peut-être dans la difficulté à reconnaitre l’exigeante nécessité de rester en dialogue malgré la tension vécue entre les altérités en présence, de marcher avec les autres, puis de se reconnaitre, dans le temps, autrement.

Enfin, cette nécessité de rester en dialogue est peut-être exigeante parce qu’elle rappelle l’ambiguïté de l’existence humaine elle-même (Beauvoir, 1947). C’est là un phénomène dont la compréhension est un processus sans fin car « chaque individu a besoin de se réconcilier avec un monde auquel il était étranger à la naissance et au sein duquel, à proportion de sa remarquable singularité, il demeure toujours étranger » (Arendt, 2006, p. 34). Ainsi, en contexte d’AMM, une communication qui s’efforce de reconnaitre les modalités de l’altérité, bien que vécues parfois paradoxalement, apparait rester authentique relativement à cette humaine condition, parfois étrangère, avec laquelle nous n’avons pas fini de nous réconcilier. « Humaniser les soins », serait-ce tolérer ce paradoxe?

Conclusion

À travers l’exploration de quatre questions thématiques, cette métasynthèse a proposé une lecture de l’expérience des infirmières canadiennes confrontées aux modalités de l’altérité en contexte d’AMM. Leurs expériences se déploieraient entre cohérence et incohérence au regard de leur philosophie et de leur vécu; au carrefour axiologique, non pas sans écueils, autour de l’idée de bonne mort; au sein d’un processus en tension avec différentes modalités de l’altérité (intérieures, extérieures et relationnelles, puis temporelles); vers une communication souhaitée sur fond d’inconforts, de manques et de paradoxes réels. C’est à partir de cette lecture que nous retenons l’expression « être en tension avec l’altérité » pour qualifier l’expérience des infirmières qui se déploie selon diverses modalités en contexte d’AMM.

En rétrospective, au moins deux paires de noyaux d’altérité semblent irréductibles à notre lecture. La première paire concerne les expériences d’altération les plus récurrentes au sein des études, soit la multiplicité des interprétations possibles entourant les « mêmes » valeurs et philosophies de soin, ainsi que la persistance d’incertitudes en contexte d’AMM. Si ces éléments récurrents se rencontrent comme noyaux d’altérité, c’est justement parce qu’ils résistent à l’assimilation à une synthèse qui voudrait conclure, clore le dialogue. Au contraire, les perspectives ouvertes par nos résultats portent à croire que reconnaitre la diversité de l’expérience des infirmières, c’est précisément accepter de rester en tension avec ces noyaux d’altérité, qui sont sources de réinterprétation de soi comme porteur de failles qui font en sorte que des transformations sont toujours possibles.

Enfin, concluons avec la seconde paire, cette fois des grands absents de notre synthèse, parce qu’ils en débordent et la surplombent : la mort, le tiers.

Pensons à la mort. Qu’en dire? La mort elle seule est un non-lieu, une non-spatialité […] Est-il possible d’en narrer quelque chose? […] « La mort n’est-elle pas plutôt métaphorisation permanente, allégorie, déplacement, allusion, jeu de langage? » C’est à cela que s’affaireront les vivants : formuler un récit qui confèrera une matérialité à ce qui ne peut se comprendre, un autre accommodement « pour la paix des vivants ». C’est pour eux, plutôt que pour les défunts, qu’il faut se charger de combler le vide, de reconstituer « une terre possible ».

Sugàr, 2020, p. 62

Les difficultés à s’entendre entre les diverses altérités en présence en contexte d’AMM n’auraient-elles pas une source existentielle comme l’émergente finitude humaine difficile à métaphoriser, à matérialiser? L’expérience des infirmières, comprise au regard de la recension comme étant le fait d’une tension, ne reflète-t-elle pas une expérience fondamentalement limite de la condition humaine? Celle d’un entrelacs qui à la fois contient l’altérité et s’en sépare?

Si la communication à la fois pose problème et se présente comme une solution pour les infirmières en contexte d’AMM, n’est-ce pas dans la reconnaissance de notre faillibilité toujours possible que la réconciliation avec les autres devient possible? Encore faudrait-il reconnaitre la place centrale qu’occupe le tiers et autour duquel nous tournons, parfois en conflit. « Le fait que l’autre, mon prochain est aussi tiers par rapport à un autre, prochain lui aussi, est la naissance de la pensée, de la conscience et de la justice et de la philosophie. » (Levinas, cité dans Ricoeur, 1997, p. 204) Tiers gardien de justice et de vérité tout autant que fantôme des autres que l’on porte en soi.