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Il y a déjà plus de 10 ans, la Commission spéciale du gouvernement du Québec déposait son rapport Mourir dans la dignité (2012). Ce rapport a mené à l’adoption au Québec en 2014 (et au Canada en 2016) d’un nouveau cadre législatif entourant les soins de fin de vie et l’aide médicale à mourir.

Alors que Montréal est l’une des villes canadiennes où la diversité sur le plan ethnoculturel est la plus importante, avec 33,4 % de sa population qui est née à l’extérieur du Canada et 38,8 % qui s’identifie à une minorité racisée ou « visible » (Statistique Canada, 2022), il convient de se demander si le relatif consensus sociétal sur le sens accordé aux notions de « bonne mort », de « bien mourir » et de « dignité », ainsi que sur les nouvelles pratiques sociales entourant la fin de vie qui découlent de ces changements législatifs, rejoignent la population dans sa diversité. Considérant que les soins de fin de vie sont loin d’être accessibles à toute la population québécoise, en particulier hors institutions, et pour les maladies autres que le cancer – et ce, en dépit des nouvelles politiques découlant de la loi de 2014 (Commission sur les soins de fin de vie, 2019) –, il apparait important de s’intéresser aux expériences de fin de vie et d’accompagnement de personnes issues de groupes ethnoculturels minoritaires afin d’en saisir les contours et les enjeux.

Ces réflexions ont été à l’origine du projet Expériences de fin de vie dans un Montréal pluriel[1] (2017-2023), mené par une équipe de chercheurs et de praticiens d’horizons variés. Le présent article porte sur les expériences d’un sous-groupe précis de proches rencontrés durant ce projet, soit onze petites-filles ayant pris soin d’un de leurs grands-parents immigrants en fin de vie.

La plupart de ces petites-filles sont interpellées par la fin de vie de leur grand-parent en raison du lien affectif fort qui les unit. Toutefois, des facteurs structurels associés au fait d’appartenir à une famille immigrante les poussent aussi à s’investir dans les soins. Cela dit, nous constatons également qu’une majorité d’entre elles demeurent peu consultées dans les grandes décisions qui influencent la trajectoire des soins. Leur participation aux soins ne se fait pas sans tensions et implique la négociation de leur rôle par rapport aux autres membres de la famille, certaines normes et valeurs étant contestées par la jeune génération. Enfin, nous soulignons les effets pour plusieurs d’entre elles de leur expérience d’accompagnement sur leurs parcours personnel et professionnel.

Les soins aux aînés immigrants en fin de vie : entre obligations familiales et barrières structurelles

Les personnes âgées immigrantes constituent un groupe hétérogène (Attias-Donfut, 2014; Olazabal et al., 2010; Torres, 2006). Certaines peuvent avoir immigré il y a très longtemps, comme enfant ou comme adulte, puis avoir vieilli sur place. Pour d’autres, l’immigration peut être survenue à un âge déjà avancé dans le but de rejoindre leurs enfants et de prendre soin de leurs petits-enfants. Dans un cas comme dans l’autre, les familles immigrantes tendront à s’inscrire dans une logique de solidarité intergénérationnelle en matière de soins et de services. La littérature sur les soins au sein des familles immigrantes souligne d’ailleurs la prévalence d’un modèle familialiste où la responsabilité de soigner repose essentiellement sur les proches (Liversage et Mirdal, 2017; Dykstra et Fokkema, 2012; Lai, 2010). Par exemple, au moment où les aînés immigrants arrivent en fin de vie, on constate que ces derniers sont rarement impliqués dans les décisions qui les concernent, décisions qui sont alors assumées principalement par leurs enfants en collaboration avec les soignants (Broom et Kirby, 2013; MacLean et al., 2010).

D’autres auteurs soulignent pour leur part que, en contexte migratoire, la perception des proches de la (bonne ou mauvaise) mort de l’aîné dépendrait de la qualité des liens tissés avec les soignants (Le Gall et al., 2021). Ce constat vient contredire l’idée reçue voulant que les immigrants soient hésitants à recourir aux services publics de santé. En fait, soulignent Lavoie et ses collègues (2007), non seulement ces familles ne rejettent pas les soins de santé institutionnels, mais elles auraient envers ceux-ci des attentes comparables à celles des familles du groupe majoritaire.

Le non-recours aux services et l’implication accrue de membres de la famille seraient parfois dus à un manque de flexibilité du réseau de la santé, mais également à des barrières structurelles; il s’agirait donc là d’une contrainte plutôt que d’un choix réel de la part des familles immigrantes (Brotman et Ferrer, 2015). Des recherches canadiennes montrent également que le niveau d’éducation de la personne aînée et de ses enfants pourrait être un facteur permettant un meilleur accès aux services en fin de vie (MacLean et al., 2010). La recherche mentionnée précédemment (voir note 1) dans laquelle s’inscrit cet article traitant du sous-groupe des petites-filles tend à confirmer l’existence de telles barrières à en juger par la proportion nettement plus élevée d’aînés immigrants n’ayant pas eu accès aux soins palliatifs et de fin de vie à Montréal, comparativement à ceux non immigrants (Fortin et al., à paraître). C’est notamment en raison de l’existence de ces barrières que la solidarité intergénérationnelle serait forcée d’intervenir.

Les relations intergénérationnelles dans les soins en fin de vie

Des relations intergénérationnelles tissées dès le très jeune âge peuvent entraîner un lien significatif durable entre grands-parents et petits-enfants (Gourdon, 2015; Olazabal, 2015), ce que Bourdieu (1993) appelle des « dispositions aimantes ». Toutefois, au sein des familles où les grands-parents ont récemment immigré, le fait de ne pas avoir nécessairement été socialisés avec les mêmes normes et valeurs complique la possibilité de développer un lien significatif avec les petits-enfants (Koehn et al., 2010). Lorsque la cohabitation intergénérationnelle survient à l’adolescence de ces derniers, elle semble plus sujette à des chocs de valeurs (Katz, 2014).

Les recherches sur les petits-enfants qui prennent soin d’un de leurs grands-parents en fin de vie sont peu nombreuses. La littérature sur les relations intergénérationnelles relatives à ces soins est plus abondante lorsque les grands-parents ont toujours été présents dans la vie des petits-enfants. Aux États-Unis, les chercheurs se sont tout particulièrement intéressés aux custodial grandparents, une configuration parentale souvent retrouvée parmi les groupes ethnoculturels minoritaires, soit des grands-parents qui élèvent leurs petits-enfants en l’absence de leurs parents (Boquet et al., 2011; Cox, 2009). Lorsqu’ils deviennent de jeunes adultes, ces petits-enfants sont appelés à leur tour à prendre la responsabilité des soins apportés à leurs grands-parents, en occupant ce rôle qui aurait dû normalement incomber à leurs propres parents (Worrall, 2009). Santini et ses collègues (2020) remarquent à quel point le phénomène des jeunes aidants, une pratique courante dans certains pays européens comme l’Italie ou la Slovénie, et très probablement sur plusieurs autres continents, est peu documenté. Au Canada, ces recherches sont quasi inexistantes, particulièrement lorsqu’il est question de l’accompagnement de grands-parents mourants par leurs petits-enfants dans les familles immigrantes. Nous évoquons ailleurs que, lorsque les petits-enfants s’impliquent dans l’accompagnement en fin de vie, leur poids dans les décisions est généralement moindre (Olazabal et Samson, à paraître; Le Gall et al., 2022). Hulko et al. (2019) soulignent en effet le manque de reconnaissance des petits-enfants dans la dispensation des soins aux aînés, alors que leur travail est souvent crucial, notamment pour naviguer dans le système de santé et pour agir comme traducteurs, ce que Ghandchi (2022) nomme des young language brokers.

Ces publications soulignent également que les responsabilités imposées aux jeunes aidantes qui prennent soin d’un des grands-parents peuvent entraîner des effets divers dans le développement de leur personnalité (Santini et al., 2020). D’autres recherches se sont attardées sur l’ampleur du phénomène de la jeune proche aidance[2] (indépendamment des origines et du lien avec la personne aidée) et sur les conséquences associées au fait d’assumer ce rôle à un très jeune âge ou durant la transition vers l’âge adulte sur le développement de l’identité et des relations affectives, sur la santé mentale ainsi que sur les perspectives professionnelles (Villatte et al., 2021; Silverman et al., 2020; Stamatopoulos, 2015; Fruhauf et al., 2006). Ces mêmes recherches remarquent, par contre, qu’une telle expérience peut également contribuer positivement à la construction d’une identité forte, d’une résilience face aux difficultés et d’un sens des responsabilités parentales accru. Nous souhaitons pour notre part apporter un éclairage sur les relations intergénérationnelles dans l’accompagnement en fin de vie d’aînés ayant immigré au Québec.

Les profils des petites-filles rencontrées

Parmi les personnes recrutées pour le projet de recherche principal[3], quinze petites-filles ont répondu à notre appel pour une entrevue. La majorité d’entre elles avaient été informées de la recherche grâce à une annonce publiée dans leur université et étaient aux études au moment de l’entretien. Aucun petit-fils n’a répondu à notre invitation, ce qui concorde avec les recherches qui soulignent le caractère genré des soins qui semble perdurer à travers les générations (Santini et al., 2020; Boquet et al., 2011; Dellmann-Jenkins et al., 2000). Dans cet article, nous considérons plus particulièrement les onze petites-filles appartenant à une famille immigrante qui ont été plus étroitement et régulièrement impliquées au chevet de leur aïeul. Ces dernières sont originaires du Liban (2), de Syrie (2), de France (1), de Colombie (1), du Salvador (1) et d’Haïti (1), arrivées en bas âge au Québec pour la plupart, alors que trois d’entre elles sont nées au Canada de parents et grands-parents philippins (1) vénézuéliens (1) et guatémaltèques (1). Près des deux tiers étaient âgés de moins de 30 ans au moment de l’entretien. La presque totalité d’entre elles (10) ont été socialisées au Québec.

Parmi elles, huit vivaient ou avaient vécu à un moment ou à un autre avec leurs grands-parents. En ce qui a trait à ces derniers, cinq d’entre eux étaient des immigrants plus ou moins récents qui ne maîtrisaient ni le français ni l’anglais, alors que sept vivaient au Québec depuis plus de vingt ans. Sept grands-parents avaient été admis au pays dans le cadre de la politique de réunification familiale ou en tant que réfugiés, alors qu’un grand-père possédait un visa de visiteur. Enfin, seulement une des grands-mères avait occupé un emploi rémunéré au Québec.

Chacune de ces caractéristiques a pu influencer d’une manière ou d’une autre la dynamique d’accompagnement. Notons que les personnes âgées immigrantes récentes, et plus particulièrement celles qui ne maîtrisent aucune des deux langues officielles sont davantage dépendantes des décisions des autres, comme nous l’avons déjà mentionné, lorsqu’il s’agit de négocier les soins de fin de vie.

Quelles raisons ont poussé ces petites-filles à s’impliquer auprès de leur aïeul en fin de vie, quelle est l’étendue de leur rôle et de leurs responsabilités et quels sont les tensions ou dilemmes engendrés par le fait qu’elles endossent ce rôle? Si chacune des onze histoires d’accompagnement se distingue par sa singularité, nous avons cependant dégagé trois profils types. Le groupe le plus nombreux est celui dans lequel, malgré une implication réelle dans l’accompagnement, les petites-filles n’ont pas voix au chapitre des décisions (n = 6). Le deuxième groupe est formé par celles qui sont centrales tant dans les soins que dans les grandes décisions de fin de vie (n = 3). Quelque part entre les deux, nous retrouvons des petites-filles qui prennent des décisions dans le quotidien des soins tout en s’abstenant d’interférer dans les choix familiaux plus cruciaux (n = 1) ou qui se permettent de remettre en question les décisions de leurs parents (n = 1).

Les exemples de Julie, de Hadda, de Ola et de Marie-Anne représentent bien ces trois idéal-types de petites-filles aidantes. Une contextualisation des situations propres à chacune d’entre elles permettra de mieux situer les dynamiques d’accompagnement dans leur ensemble, lesquelles seront aussi appuyées par des extraits des entrevues de Soledad, Paola, Laetitia et Lina en complément.

Julie, Québécoise d’origine philippine de 21 ans et étudiante en soins infirmiers

Julie est née en Ontario et a pris soin de son grand-père Edrio, décédé à l’âge de 78 ans d’un cancer. Sa mère, six de ses oncles et tantes ainsi que ses grands-parents ont immigré au Canada dans les années 1990 afin d’avoir une meilleure qualité de vie. La décision de quitter les Philippines a été prise par l’aînée de la famille. Son grand-père était déjà retraité lorsqu’il est venu au Québec, et il s’est installé chez l’une de ses filles et dans la famille de cette dernière. Edrio ne parlait ni le français ni l’anglais. L’ensemble de la famille, incluant Julie et ses parents, ses tantes, ses oncles et plusieurs cousins, habite dans le même secteur de la ville de Montréal.

Hadda, Québécoise d’origine libanaise de 22 ans et étudiante en géographie

Hadda est née à Montréal et a pris soin de son grand-père Hamza, décédé à l’âge de 82 ans alors qu’il souffrait d’un cancer et d’insuffisance rénale. Il a fui la guerre civile et s’est réfugié au Québec en 1993 avec sa femme et plusieurs de leurs enfants. Il ne parlait ni le français ni l’anglais et n’a jamais travaillé au Québec. Plusieurs membres de la famille, incluant Hadda et ses parents, vivent dans le même quartier, à proximité de l’ancien appartement de ses grands-parents. Hadda a été élevée par ses grands-parents.

Ola, Québécoise d’origine syrienne de 22 ans et étudiante en biochimie

Ola est née en Syrie et est arrivée au Québec en 2014. Elle a fui la guerre avec ses parents, son frère et sa soeur. Elle a pris soin de son grand-père Bassel, décédé d’un cancer de la vessie alors qu’il avait autour de 75 ans. Le grand-père est arrivé au Québec en 2016, parrainé par les parents d’Ola avec le soutien d’un groupe religieux. Déjà atteint d’un cancer à son arrivée, il a subi une intervention chirurgicale visant à lui retirer la vessie, et ce, sur la recommandation d’un oncle médecin resté en Syrie. L’opération n’a toutefois pas amélioré son état qui n’a cessé de se détériorer par la suite. Bassel a donc décidé de retourner mourir en Syrie quelques mois plus tard. Bassel ne parlait ni le français ni l’anglais, et il habitait avec Ola et ses parents depuis son arrivée au Québec.

Marie-Anne, Québécoise d’origine française de 52 ans et gestionnaire dans le réseau de la santé

Marie-Anne a quitté la France pour Montréal il y a une quinzaine d’années avec ses fils. Elle a pris soin de son grand-père Jean-Paul, décédé à 96 ans. Ce dernier souffrait de multiples maux associés à son grand âge, dont une pneumonie non traitée contractée avant son départ de France. Ce dernier a décidé de venir vivre chez Marie-Anne à la suite du décès de son épouse, car il se sentait plus en confiance avec sa petite-fille au Québec, se disant isolé malgré le fait qu’il avait trois fils en France. Jean-Paul a habité avec Marie-Anne durant ses deux ans et demi passés au Québec. Venu avec un visa de visiteur, il n’était pas couvert par le régime public d’assurance maladie.

Ces quatre exemples correspondent à autant de contextes que nous analyserons pour éclairer l’étendue du rôle et des responsabilités de chacune de ces petites-filles, les facteurs ayant motivé leur implication auprès de leur aïeul, tout comme les tensions et les dilemmes qui en émanent.

Une proximité affective forte

Un lien affectif développé depuis la tendre enfance semble avoir motivé la majorité des petites-filles à prendre soin de leur aïeul en fin de vie, surtout celles qui ont été élevées par leurs grands-parents. L’ensemble des petites-filles mentionnent avoir une bonne ou excellente proximité relationnelle avec leurs grands-parents, Soledad allant même jusqu’à dire : « Si ma mère mourait, c’est quelqu’un de moins proche que ma grand-mère. » (Entrevue, janvier 2018) Hadda abonde aussi dans ce sens :

Parce que, moi, je suis vraiment, vraiment, vraiment proche, comme, je suis comme ça avec mes grands-parents. Puis, je suis littéralement plus proche d’eux que [de] mes parents. Ils m’ont élevée pratiquement. Parce qu’avant... avant quand on était plus jeunes, nous, on habitait là, mes grands-parents habitaient là. Puis, mes parents allaient travailler, fait que tu sais, je passais tout mon temps chez mes grands-parents. Puis, tu sais, après ça, ils ont habité à quoi, à deux rues de chez nous. Ils ont toujours été proches. Toujours deux rues, maximum. […] [On les voyait] chaque jour. On était toujours là-bas. Fait que tu sais, ça a fait un grand vide quand ils sont partis.

Entrevue avec Hadda, février 2018

Le lien affectif tissé entre ces petites-filles et leurs grands-parents s’explique dans plusieurs cas par le rôle essentiel que ces derniers ont joué dans leur éducation, par le fait qu’ils ont été les figures les plus présentes au quotidien, puisque les parents devaient travailler de longues heures. Ceci est en effet caractéristique de plusieurs familles qui doivent recommencer leur vie une fois exilées au Québec ou des grands-parents qui immigrent à un âge avancé dans le cadre de la politique canadienne de réunification familiale. Ces grands-parents ne travaillent généralement pas au Québec et soutiennent leurs propres enfants en assumant les responsabilités domestiques et en prenant soin des petits-enfants.

Si Hadda formule cette relation surtout en des termes d’obligations inéluctables au sein de la famille, d’autres insistent davantage sur le caractère réciproque de ces obligations. Ce devoir est clairement énoncé par Paola, petite-fille d’origine colombienne : « puis je pense que le fait que je l’ai accompagnée, ça l’a beaucoup aidée et rassurée. Elle a pris soin de moi quand j’étais petite et j’ai pris soin d’elle quand elle est vieille […]. » (Entrevue avec Hadda, octobre 2017) Une autre petite-fille mentionne qu’elle regrette d’avoir été encore jeune lorsqu’elle exerçait ce rôle et qu’elle aurait aimé pouvoir en faire davantage pour sa grand-mère :

Tu sais, je sais... j’aurais aimé être plus reconnaissante. Je commençais à être une adulte, donc moi je me voyais comme « ah, lui redonner tout ce qu’elle nous avait donné ». J’ai commencé un peu, mais je n’ai pas eu la chance de... parce qu’elle m’avait beaucoup donné, puis je voulais lui redonner un peu de ce qu’elle nous avait [offert] […]. [M]a grand-mère n’est peut-être pas allée à l’école, mais elle m’a appris beaucoup de choses. Si ce n’était pas d’elle, je n’aurais jamais appris le créole.

Entrevue avec Laetitia, novembre 2017

Le cas de Marie-Anne, qui a été prise en charge par ses grands-parents dès ses premiers mois, puisque ses parents travaillaient beaucoup, est éloquent. Enfant, elle visitait ses parents uniquement le dimanche. Marie-Anne avait aussi promis à sa grand-mère qu’elle allait prendre soin de son grand-père si cette dernière décédait en premier :

Et puis, j’ai pris mon grand-père, parce que mamie, elle, disait : « si jamais il m’arrive quelque chose, si jamais c’est moi qui pars en premier… », j’ai dit : « mamie, je m’occuperai de pépère ». Donc, il n’y avait pas de… il n’y avait pas à réfléchir quand il m’a dit qu’il allait venir à la maison. C’était comme logique que je le prenne […].

Entrevue avec Marie-Anne, septembre 2018

Le rôle des grands-parents de Marie-Anne dans sa vie, comme dans celui d’autres petites-filles rencontrées dans le cadre de cette recherche, s’apparente ainsi à celui des custodial grandparents, documenté aux États-Unis (Cox, 2009). Dans cette perspective, les soins prodigués par Marie-Anne à son grand-père s’inscrivent au nombre des responsabilités qui incombent normalement aux enfants. Telle une « fille », elle répond aux attentes en fin de vie en acceptant le rôle qui aurait dû revenir à son père et à ses oncles, qui se sont avérés quasiment absents de la fin de vie de Jean-Paul, d’autant plus qu’ils désapprouvaient son installation au Québec.

L’étendue du rôle d’accompagnatrices et des responsabilités qui en découlent

Les onze petites-filles rencontrées se situent à l’intérieur de réseaux familiaux ayant chacun leurs propres logiques, ce qui influence leur niveau d’implication au chevet du malade. Par exemple, les familles de Julie et de Hadda sont arrivées au Québec il y a de cela plusieurs décennies. La prise en charge des soins quotidiens de l’aïeul concerne la famille élargie. Dans la famille de Julie, au moins une dizaine de personnes sur trois générations ont été étroitement impliquées et il y avait en permanence quelqu’un au chevet de Edrio. Tout le monde, indistinctement, faisait un peu de tout, selon les besoins énoncés et les disponibilités de chacun :

Comme toutes mes tantes, ma mère fait la même chose. Il y a des moments où est-ce que ma mère, on habite tous dans le même quartier, alors comme mon grand-père, ma mère a appelé pour de l’aide alors elle va venir faire ses choses comme la lessive (laundry) et l’aider à manger aussi. Mais vraiment, c’est toute ma famille, ils font vraiment tous la même chose. Avec les médicaments aussi, c’est nous qui les donnons parce que lui, il avait tendance à oublier. C’était nous, on faisait comme une liste, il a pris ça à telle heure, et on montrait à l’infirmière aussi. C’était l’infirmière à domicile. Alors on lui montrait qu’il avait bien pris ses médicaments et tout.

Entrevue avec Julie, novembre 2017

Dans un contexte similaire de prise en charge collective des soins, Hadda pourrait a priori sembler effacée derrière son père, ses oncles et ses tantes. En effet, elle raconte comment au cours des dernières semaines, elle se trouvait des excuses : « l’éloignement de l’hôpital », « l’hiver », « la fin de session » pour ne pas aller visiter son grand-père à l’hôpital, parce qu’émotionnellement atteinte par sa fin de vie. Cependant, nous constatons qu’elle intervient à des moments importants pour marquer le lien particulier qui l’unit à son grand-père : « Moi, j’étais sa préférée, comme, de tous ses petits-enfants, puis il y en a plein là, on est vraiment beaucoup. J’étais sa préférée, donc ils m’ont demandé à moi de mettre la couverture sur lui [après son décès]… Il m’adorait depuis que j’étais petite. » (Entrevue avec Hadda, février 2018)

Julie souligne pour sa part l’importance du réseau de soutien de son grand-père. Sa mère et ses tantes sont celles principalement impliquées dans les soins et les décisions, bien qu’elle et ses cousins prennent le relais de temps en temps, lorsque celles-là ne peuvent pas s’absenter du travail. Julie occupe néanmoins un rôle particulier pour Edrio en raison de ses compétences professionnelles. Étudiante en soins infirmiers au moment de la fin de vie de l’aïeul, c’est elle qui lui fait, la nuit, ses injections de morphine. Durant cette période, Julie ne dort pas vraiment : elle est au chevet de son grand-père la nuit et à l’école le jour.

Pour Ola et Marie-Anne, le réseau familial est beaucoup plus limité. Marie-Anne est seule au Québec avec son fils adolescent au moment de la fin de vie de Jean-Paul. Ola vit au Québec avec ses parents, ses frères et soeurs, une tante et une cousine depuis à peine trois ans au moment du décès de Bassel. Tant ce dernier que Jean-Paul étaient déjà malades à leur arrivée au Québec.

La situation financière de Marie-Anne est relativement confortable au moment d’accueillir son grand-père à la maison, car elle occupe un emploi dans le réseau de la santé. Sa situation se dégrade toutefois rapidement, alors que Marie-Anne essaie pendant un temps de combiner ses responsabilités professionnelles et son rôle de proche aidante. Elle doit finalement cesser de travailler, totalement épuisée. En ce qui concerne les parents de Ola, leur situation financière est beaucoup plus précaire, ces derniers n’occupant pas d’emploi stable au moment de l’arrivée de Bassel à Montréal. Certains traitements nécessitent des sacrifices importants pour la famille : « ce n’était pas couvert [par] le gouvernement. On doit payer, c’était tellement cher comme, comme deux baccalauréats (bacs) pour une année [et] s’il y a quelque chose, ça ne fait même pas trois mois, puis c’est fini [les sous sont dépensés]. » (Entrevue avec Ola, novembre 2017)

Tout comme Julie, Ola se trouve à jouer un rôle central auprès de son grand-père, parce qu’elle maîtrise mieux le français que la plupart des membres de sa famille. Refusant de le laisser seul à l’hôpital, Ola dort avec lui durant ses derniers mois, et ce, même lorsqu’il est à l’urgence :

Oui, c’est ça, l’urgence. Les infirmières me disent : « Tu ne peux pas dormir ici ». Mais moi, je dis : « OK, je ne veux pas dormir, je veux juste m’asseoir ici […] », je ne l’ai jamais laissé parce qu’il est mon grand-père. Moi, j’étais la plus liée à lui. Je sais tous ses rendez-vous, tous ses mystères, c’est moi qui suis (est) la communication, j’étais comme une secrétaire pour lui. Je sais tout, toutes ses choses, tout ce que je dois faire, qu’est-ce qu’il doit manger, qu’est-ce qu’il doit boire, quand il doit prendre ses médicaments, quand il ne doit pas, c’était moi, tout […].

Entrevue avec Ola, novembre 2017

Ola considère pourtant que c’est surtout sa mère qui prend soin de son grand-père, et ce, en dépit du fait qu’elle dorme sur un fauteuil à côté du lit de ce dernier pendant toute son hospitalisation, qu’elle l’accompagne à ses rendez-vous, qu’elle discute avec le personnel médical et qu’elle tienne à jour le journal de ses médicaments. Selon elle, elle-même « n’est pas grand-chose [puisqu’elle ne] dit pas oui ou non » aux décisions. Certes, Ola ne participe pas aux décisions importantes qui marquent la trajectoire de soins de son grand-père. La décision de l’opération à la vessie est prise par les enfants de Bassel suivant les recommandations de celui qui est médecin en Syrie. La famille au Québec et Bassel regrettent ensuite cette décision, car sa qualité de vie se dégrade à la suite de l’opération. Lorsque Bassel manifeste son désir de rentrer mourir dans son pays, la mère d’Ola se résigne à lui dire adieu, ne voulant pas lui en imposer davantage.

Il n’en demeure pas moins que Ola participe aux décisions quotidiennes relatives aux soins, étant au centre de l’aide informelle durant les hospitalisations successives de Bassel. Son rôle de traductrice et de médiatrice s’avère indispensable. Elle raconte ainsi comment elle négocie avec le personnel médical et exige même une diminution de l’administration des opioïdes aux infirmières, car, juge-t-elle, ceux-ci ont sur son grand-père un effet contraire à celui escompté. Minimisant son rôle d’intermédiaire, qui pourtant la force à s’investir dans son rôle d’accompagnement, elle confirme ce que d’autres ont déjà documenté ailleurs au sujet du rôle invisible en contexte migratoire de jeunes qui prennent soin de membres de leur famille en faisant le pont avec les soignants (Ghandchi, 2022; Hulko et al., 2019).

Le cas de Ola est représentatif de l’ensemble des petites-filles activement impliquées dans les soins. Bien que celles-ci aient parfois un certain pouvoir décisionnaire sur les soins quotidiens, les décisions importantes susceptibles d’entraîner des conséquences sur la trajectoire de fin de vie de la personne aînée, comme le choix parmi les traitements offerts, le lieu de fin de vie (ici ou au pays d’origine) ou la décision de lui révéler ou non le pronostic, demeurent généralement entre les mains de la génération de leurs parents (et rarement entre celles des aînés eux-mêmes). En ce qui concerne ces décisions importantes, l’écart culturel sur le plan des normes et valeurs entre les générations revient souvent chez les accompagnatrices peu impliquées dans les décisions. Nous y reviendrons plus loin.

Parmi l’ensemble des petites-filles, trois jouent toutefois un rôle principal, tant pour ce qui est des soins que pour les décisions importantes. Outre le fait qu’elles soient très liées à leur grand-parent en fin de vie, leur présence au chevet du malade s’explique de plusieurs façons. L’une d’entre elles, qui est une travailleuse de la santé, a déjà perdu deux enfants d’une maladie rare, ayant ainsi l’expertise professionnelle et l’expérience personnelle requise pour prendre des décisions. Les deux autres prennent sur elles ces responsabilités, car le filet de soutien de l’aîné est limité au Québec.

Marie-Anne représente un cas extrême en ce sens, ayant assumé l’entièreté des soins et plusieurs décisions importantes relatives aux soins (qui ont dans une large mesure été prises également par Jean-Paul lui-même, jusqu’à ce qu’il laisse toutes les décisions à sa petite-fille). Cette dernière s’est retrouvée face à l’obligation d’exercer ce rôle, par « substitution générationnelle » (Boquet et al., 2011). Elle considérait devoir cela à ses grands-parents (qui l’ont élevée), d’autant plus que son père et ses oncles restés en Europe semblaient peu enclins à prendre soin de leur propre père.

Mentionnons que Marie-Anne est plus âgée que les autres petites-filles rencontrées (50 ans au moment du décès de Jean-Paul). Elle est professionnellement établie et a deux enfants déjà adolescents. La décision de venir habiter chez elle a été prise rapidement par son grand-père, et Marie-Anne n’a pas eu le temps d’anticiper les conséquences :

Et puis le 26 décembre […] je l’ai appelé, puis il m’a dit : « Ah et puis si je venais chez toi? », et tout. Bien là, je lui ai dit : « Écoute pépère, bien oui bien sûr, tu viens quand tu veux », mais je n’avais pas réalisé là, je n’avais pas vraiment réalisé. […] Puis c’était déjà impressionnant, moi j’y ai cru seulement (que) quand il avait pris son billet d’avion, parce que, sinon, je n’y croyais pas. […] Et puis… donc là quand il m’a dit ça, je n’y croyais pas vraiment. Et là, on a raccroché, et je l’ai rappelé, puis j’ai dit : « Tu sais, si tu veux venir vivre à la maison, ça me fera super plaisir, je serais la plus heureuse là », et puis c’est tout. Mais le lendemain, il l’annonçait déjà à tout le monde. […] [I]l avait pris sa décision…

Entrevue avec Marie-Anne, septembre 2018

Au moment de l’arrivée de Jean-Paul, Marie-Anne ne sait pas qu’il est déjà malade. Elle n’a pas prévu le fait que l’entièreté des coûts de santé (restreints aux quelques hospitalisations de Jean-Paul) seront à ses frais (Jean-Paul, étant venu au Québec avec un visa de visiteur, n’est pas couvert par le régime public québécois d’assurance maladie). C’est donc sans répit et sans soutien, outre un soutien émotionnel du voisinage et l’aide ponctuelle de son fils, que Marie-Anne assume les soins à son grand-père, et ce, en conservant son emploi.

Et ce qui était le plus difficile, c’est que, des fois, je me disais : « Je veux le faire, mais je ne serai pas capable de le faire encore pendant un an, de tenir pendant un an ». Ça, ma tête, je sentais que mes forces étaient diminuées. Et c’est ce côté, de pas savoir quand est-ce que ça allait se faire, qui me minait un peu, parce que du coup, je me suis dit : « Je veux le faire, je ne veux pas qu’il aille dans une maison, mais combien de temps? » Et je savais que j’allais avoir une limite physique par rapport à ça, par contre […]. Parce qu’on n’a pas eu de, on a demandé avec mon médecin, par chance, j’ai eu un médecin de famille en octobre dernier, mais je ne pouvais pas avoir d’aide du CLSC, donc je n’ai pas pu avoir du monde plus facilement, puis moins cher aussi. Et puis tous les frais qu’on a eus, de médicaments ou autres, on les payait de notre poche. […] [Q : ok vous ne bénéficiez même pas du CLSC?] De rien, même pour les impôts, tout ce que… la location du fauteuil roulant, les frais de médicaments ou les frais de nounou, tout ça, n’ont pas pu être mis sur les impôts. Il n’y avait rien à ce niveau-là. C’est sûr que si je devais l’emmener à l’hôpital, c’est pour ça que c’était toujours : « Pépère, c’est quoi qui se passe? » avant de dire : « Bon ok, on y va. »

Entrevue avec Marie-Anne, septembre 2018

Sans surprises, elle n’a pas pu maintenir ce rythme très longtemps et a souffert d’une dépression qui l’a forcée à arrêter de travailler afin de poursuivre sa mission au chevet de son grand-père jusqu’à sa mort.

En somme, comme il ressort de ces différents témoignages, l’immigration récente et un statut migratoire précaire, la méconnaissance de la langue et du système de santé par les aînés, une précarité financière ou des ressources familiales rares sont autant de facteurs qui justifient l’implication de ces femmes dans les soins, au-delà de leur lien affectif avec leurs grands-parents.

C’est lorsque la génération de leurs parents ne peut pas participer aux décisions (à cause de la langue ou de la méconnaissance des rouages du réseau de santé) et qu’elles seules peuvent négocier avec les services de santé, que le réseau familial est restreint ou absent au Québec ou que leurs avis sont considérés comme légitimes et éclairés, étant donné qu’elles étudient ou travaillent dans le domaine de la santé, que les petites-filles se retrouvent au coeur de la prise des grandes décisions sur la fin de vie de l’aîné.

Par ailleurs, même si peu d’entre elles ont pris part à ces décisions, plusieurs ont une opinion tranchée à leur sujet, parfois contraire à celle de la génération de leurs parents, ce qui met bien en évidence le fait qu’elles ont pour la plupart été socialisées au Québec depuis l’enfance. Plusieurs communiquent leurs divergences d’opinion à leurs parents, à leurs oncles et à leurs tantes. Parmi les points de tension associés aux décisions, notons la communication ou non du pronostic de fin de vie à l’aîné, le choix du lieu d’enterrement et des rituels funéraires ainsi que le respect des rôles traditionnels assignés selon le genre.

Tensions et négociations

La divulgation ou non du pronostic au malade constitue un sujet de discorde entre les petites-filles nées au Québec et leurs parents immigrants. Pour Julie, qui étudie en soins infirmiers, le patient doit absolument être mis au courant de son diagnostic et de son pronostic, et doit être placé au centre des décisions qui le concernent. Pour sa part, sa famille préfère ne pas révéler à son grand-père sa condition, car cela pourrait contribuer à la détérioration de son état et affecter son comportement :

C’est comme, dans la culture philippine, si tu le dis à la personne, la personne va encore plus se détériorer parce qu’elle va penser à sa vie. Ce n’est pas comme ici. Il y avait un peu de problèmes aussi parce que le docteur voulait parler avec mon grand-père à propos du cancer, pis comme ma tante ne voulait pas qu’il le sache, il y avait un peu un problème éthique parce qu’il faut que le patient soit au courant de son diagnostic […].

Entrevue avec Julie, novembre 2017

Comme Edrio ne parle ni le français ni l’anglais, sa fille aînée, qui l’accompagne chez le médecin, a pu décider de ne pas lui révéler le diagnostic ni le pronostic. Julie et ses cousins sont en désaccord avec cette décision :

[C]e n’est pas juste pour lui. Nous aimerions le savoir si nous avions un jour le cancer. On ne voudrait pas que les gens nous traitent différemment... Parce qu’avec lui, lorsqu’on a su qu’il avait le cancer, chaque jour, toute la famille on n’arrêtait pas de venir, comme chez ma tante, juste pour qu’on soit ensemble. Lui, il se demandait pourquoi […].

Entrevue avec Julie, novembre 2017

Julie et ses cousins respectent toutefois le choix de leurs mères, « car c’est leur père ». Le diagnostic n’est pas communiqué non plus à la femme d’Edrio. Toutefois, les grands-parents finissent par en être informés, car ils se doutent que quelque chose ne va pas et posent des questions. Le diagnostic a finalement été révélé à Edrio, alors qu’il a de nombreuses pertes de mémoire et qu’il faut lui répéter chaque jour qu’il est malade. Tout au long de sa fin de vie, Edrio espère pouvoir retourner aux Philippines pour y mourir et se raccroche à ce désir pour surmonter les moments difficiles. Contrairement à Bassel, son voeu n’a pu être exaucé, car Edrio était déjà trop faible pour faire le voyage au moment du diagnostic.

Les réticences concernant le dévoilement du pronostic ou l’annonce de mauvaises nouvelles peuvent également viser les petites-filles elles-mêmes, lorsque leur famille ne les juge pas suffisamment fortes ou trop liées d’affection envers leur aïeul pour supporter la mauvaise nouvelle. Par exemple, même si Ola a l’habitude d’accompagner son grand-père à tous ses rendez-vous, sa mère ne veut pas qu’elle soit présente à l’hôpital le jour du dévoilement du pronostic afin qu’elle « ne reçoive pas directement les choses ». Quelques jours avant cette visite, sa mère avait en effet été mise au courant de la gravité de la situation par un cousin qui est un ami du médecin traitant de Bassel. Mais Ola a insisté auprès de sa mère et a finalement pu être présente. Elle raconte aussi comment elle-même a tenté d’épargner sa mère lorsque son grand-père a été hospitalisé pour la première fois :

Donc, il a envoyé lui à l’urgence, mais moi, je ne voulais pas que ma mère sache parce qu’elle va être tellement stressée. Donc je dis : « Non, je ne veux pas le dire à elle », je [le] dis juste à mon père [et] je dis : « Viens ou bien [dis-le] à ma mère... moi je vais m’occuper de ça ». Donc, c’était un moment… je dis que c’est Dieu qui va rester avec moi. Il n’y a personne qui est avec moi, j’étais toute seule, moi je ne savais rien, c’était ma première fois à l’hôpital, donc je dis : « C’est Dieu qui va rester avec moi, je vais supporter ça. » [J’y] suis allée.

Entrevue avec Ola, novembre 2017

Ainsi, bien que ces petites-filles dénoncent la non-divulgation du diagnostic et du pronostic à leur aïeul, elles peuvent elles-mêmes à leur tour cacher certaines informations ou en retarder leur divulgation pour ménager leurs parents.

Dans le cas de Hadda toutefois, la famille est unanime sur l’inutilité de révéler à Hamza la gravité de son cancer. Comme ce dernier craint la mort, ses fils veulent le laisser partir sans que ses derniers moments soient tourmentés. Hadda se dit à l’aise avec cette décision. Les tensions entre générations semblent ici plus associées au fait que les parents choisissent de respecter la tradition de rapatrier le corps de Hamza au Liban pour qu’il y soit inhumé, alors que les petits-enfants auraient préféré le garder près d’eux pour pouvoir lui rendre régulièrement hommage. Hadda manifeste sa colère envers sa famille au Liban avec une pointe de mépris :

Comme ils ne sont pas… ils ne vont pas s’en occuper comme nous on s’en occupe. Ils s’en foutent un peu, mais quand il est mort : « Ah tout le monde l’aimait! » Puis là, justement, nous les petits-enfants, comme moi puis une de mes cousines on en parlait, puis c’est comme : « OK bien tu sais, c’est eux qui l’ont eu ». Puis j’étais fâchée contre mon père : « OK, vous l’avez, vous l’avez comme donné… »

Entrevue avec Hadda, février 2018

Hadda remet également en question les rôles traditionnellement assignés en fonction du genre et défie l’autorité de son père. Elle exige d’être présente, contre l’avis de ce dernier, durant la toilette funéraire alors que les femmes en sont habituellement exclues lorsque le défunt est un homme :

Fait que là [donc]... quand ils ont lavé le corps, comme mon père, au début, il est comme : « Tu n’as pas le droit de voir. » « Mais je m’en fous moi, comme tu sais, c’est mon grand-père, tu vas me laisser voir » puis tout. Puis là, ils l’ont enroulé, caché le visage (la face) puis tout ça, puis ils l’ont mis dans le cercueil.

Entrevue avec Hadda, février 2018

De même, elle exige d’être présente lorsque sa famille vide l’appartement de ses grands-parents, contrairement au désir de son père et de ses oncles. Elle fait aussi imprimer une photo de son grand-père qu’elle garde dans sa chambre alors que cette coutume revient d’ordinaire plutôt aux enfants. Enfin, alors que son père n’a pas respecté la tradition de nommer son premier fils par le nom de son père (Hamza), Hadda lui annonce qu’elle, le moment venu, nommera son futur fils du nom d’Hamza : « Puis, moi, je lui ai dit : “Mon premier fils, il va s’appeler Hamza. Même si ce n’est pas le nom de mon père, il va s’appeler Hamza... Moi, je vais le faire”. » (Entrevue avec Hadda, février 2018) Il s’agit pour elle d’une manière d’honorer son lien avec son grand-père.

Ola a aussi dû négocier âprement avec les soignants au sujet de certaines procédures médicales (comme une administration de doses de morphine qu’elle estime dommageable pour son grand-père) ainsi qu’avec certaines des décisions prises par la famille restée au pays d’origine (comme le choix de l’opération). Les tensions vécues entre son rôle de médiatrice et de traductrice, l’interruption de ses études et la décision de son grand-père de retourner mourir en Syrie ont certainement eu une incidence sur son parcours de vie à un âge généralement consacré aux études, aux relations amoureuses et amicales et, dans son cas, à l’adaptation à son pays d’accueil.

Quels sont les effets de l’accompagnement sur l’expérience de vie de ces jeunes femmes?

Accompagner un de ses grands-parents en fin de vie n’est pas, faut-il le reconnaître, un rôle attendu des petits-enfants, rôle qui incombe généralement aux enfants, aux collatéraux et aux conjoints. Cette implication exige une grande détermination et un amour indéfectible, quand on est une petite-fille, dans des contextes familiaux et institutionnels souvent difficiles. Dans les familles immigrantes, des défis particuliers relatifs à des facteurs structurels et contextuels propres à la migration, tels que l’absence d’un réseau de soutien élargi au Québec, la faible connaissance du français des générations ascendantes, la méconnaissance du système de santé, une immigration récente ou encore un statut migratoire précaire et une insécurité financière entraînent plusieurs petites-filles au coeur de l’accompagnement, aussi bien par l’entremise des soins prodigués que par le fait d’agir, comme médiatrices, voire comme aidantes principales. Considérant qu’elles sont souvent âgées dans la jeune vingtaine, il convient, en guise de conclusion, de se pencher brièvement sur les effets sur leur santé et le développement de la personnalité adulte. Pour celles plus âgées, les enjeux résident plutôt dans l’épuisement et la perte d’emploi.

L’une d’entre elles, Marie-Anne, paye de sa santé en se rendant au bout de ses forces. Cette dernière est encore en arrêt de travail quelques mois après le décès de son grand-père. Pour d’autres, leur implication dans l’accompagnement en fin de vie les mène à quitter leur emploi. C’est le cas de Lina qui, à l’instar de Marie-Anne, est centrale dans les décisions de fin de vie de sa grand-mère :

Moi, j’ai même démissionné, j’étais préposée quand ça s’est passé, j’ai démissionné. Parce qu’ils ne voulaient pas me… […], mais là, c’était en été, donc ils m’avaient programmé [cédulé] plein de jours, puis là, j’ai dit que je ne pouvais plus, je ne pouvais pas rentrer ces jours-là, car il faut que je m’occupe de ma grand-mère. Puis, vu que c’était l’été, la personne responsable était en vacances, puis ça marchait plus, ils disaient : « Ah je ne peux pas te donner ces jours-là », j’étais comme « OK je suis désolée, mais je ne peux pas rester. »

Entrevue avec Lina, août 2019

Pour les plus jeunes, l’expérience survient lors d’une période charnière de leur parcours de vie, soit le passage à la vie d’adulte. Plusieurs mentionnent l’impact de l’accompagnement sur leur choix professionnel ou sur leur parcours universitaire. Bien que le fait d’être aux études leur permette d’aménager leur horaire, certaines expriment ne pas avoir été en mesure de répondre aux exigences des études : « C’est la première fois que je suis en deuil, je perds quelqu’un de très important dans ma vie, je suis en mi-session [rires], puis je suis dans le trouble, je suis dans le trouble énormément (big time). » (Entrevue avec Paola, octobre 2017)

Ces propos concordent avec les constats de Fruhauf et ses collègues (2006) qui soulignent comment cette tâche peut interférer avec le développement professionnel de ces jeunes adultes et provoquer un relatif isolement, exacerbé par le faible soutien disponible (Santiani et al., 2020).

Toutefois, ces expériences peuvent agir également sur leur construction identitaire (une jeune accompagnatrice en profitera ainsi pour dévoiler son homosexualité à sa famille). D’autres se disent encouragées à entreprendre des études ou à changer de carrière pour exercer un métier dans le domaine de la santé (Villatte et al., 2021). Tant Julie que Lina, qui avaient déjà perdu des proches au moment d’accompagner leur grand-parent, admettent avoir choisi la carrière d’infirmière pour cette raison. Ola raconte comment l’impuissance ressentie devant son grand-père malade l’incite à vouloir étudier la médecine.

Enfin, ces expériences changent la perspective de ces petites-filles face à la mort. Pour certaines, la mort leur fait désormais moins peur, et l’expérience vécue leur permet de mieux apprécier la vie, puisqu’elles en réalisent la brièveté. À l’inverse, Ola, qui a côtoyé la mort en Syrie et qui la voyait alors comme un événement quasi normal étant donné la guerre, l’envisage désormais comme plus troublante du fait des moments difficiles à traverser avant de mourir.

En somme, les résultats de notre enquête corroborent les constats de Santini et al. (2020) et montrent que les effets de l’accompagnement sur les trajectoires de vie des petites-filles peuvent être à la fois positifs et négatifs. En règle générale, la plupart déclarent en être sorties grandies et se montrent résilientes face aux défis de l’accompagnement, bien qu’elles éprouvent encore de la tristesse liée au deuil au moment d’être interviewées. Les relations étroites qu’elles entretiennent tout au long de leur vie avec leurs grands-parents s’avèrent un motif indéniable de leur engagement, tout comme le fait d’appartenir à des familles immigrantes contribue également à les impliquer activement, en les inscrivant dans une logique de solidarité intergénérationnelle au sein de la famille. Néanmoins, des facteurs structurels et contextuels les contraignent aussi à un engagement soutenu au chevet de leur grand-parent en fin de vie, et ce, en dépit des tensions en termes de normes et de valeurs entre les pratiques traditionnelles et les façons de faire dans le pays d’accueil de leurs ascendants.