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Au Québec, l’expression « mourir dans la dignité » s’est inscrite dans le discours populaire lors de la création par l’Assemblée nationale, le 4 décembre 2009, de la Commission spéciale sur la question de mourir dans la dignité. Le nom de la commission et le titre du rapport qu’elle a produit en 2012 semble faire écho à une volonté de questionner la mort par l’évaluation de sa qualité. Le but est alors d’offrir aux individus une « bonne mort », cette dernière étant généralement associée au fait de mourir chez soi, entouré des siens, sans douleur, idéalement dans son sommeil. Par opposition, on souhaite éviter une mort lente, faite de souffrance et de déchéance, dans un contexte où « les progrès remarquables de la médecine et de la pharmacologie ont contribué à allonger l’espérance de vie, au prix parfois de la qualité de vie » (Mourir dans la dignité, 2012). Alors que le décès devient de plus en plus un fait spécifique du grand âge (Castra, 2017), le Québec adopte en 2015 la Loi concernant les soins de fin de vie (RLRQ, c. S-32.0001), qui prolonge les objectifs fixés dans le rapport Mourir dans la dignité et donne aux personnes en fin de vie la possibilité d’effectuer une demande d’aide médicale à mourir (AMM). Les conditions d’accès à cette option ont été allégées en 2021 à la suite du jugement Baudouin de la Cour supérieure du Québec, qui autorise à présent un individu à faire la demande d’aide médicale à mourir sans nécessairement qu’il réponde au critère d’être formellement déclaré en fin de vie.

La ville de Montréal dispose d’un statut particulier dans le paysage québécois, dans la mesure où elle accueille de nombreux migrants – avec près de 40 % de sa population née à l’extérieur du pays (Statistique Canada, 2023) –, ce qui la rapproche de la définition d’un environnement hyperdivers (telle que développée par le sociologue Hannah[1]), susceptible de complexifier les enjeux liés aux décès des individus :

A cultural environment of hyperdiversity is a social setting that is highly diverse (in terms of race and ethnicity as well as social class, immigration status and religion), dynamic (unstable or undergoing change), and multidimensional (individuals may choose to identify with broad racial and ethnic categories or narrower categories such as country of origin, neighborhood, or sexual orientation). In these settings, racial and ethnic classification is more difficult, and the link between census-based racial and ethnic identities and culture is likely to be weak or broken (shattered). Moreover, the concept of hyperdiversity encourages us to think more broadly about diversity and the forms of difference that are likely to be salient in a given social setting. Race and ethnicity may not be the most dominant forms of social identity as other contextually dependent patterns of social categorization emerge[2].

Hannah, 2011, p. 40

Dans cet article, nous interrogeons les trajectoires de fin de vie et du mourir de personnes migrantes et non migrantes, décédées à tous âges. En partant d’une recherche sur les Expériences de fin de vie dans un Montréal pluriel[3], nous verrons comment ce mourir évolue en fonction notamment du cycle de vie (des plus jeunes aux plus âgés). L’aide médicale à mourir fait partie des acteurs ici, alors qu’elle s’inscrit comme pratique « nouvelle » en contexte québécois. Nous défendons, suivant en cela la définition d’un environnement hyperdivers proposée par Hannah (2011), que la valeur accordée à l’enfance dans les sociétés occidentales facilite la standardisation de l’accompagnement en fin de vie et, par voie de conséquence, celle d’une évaluation positive des circonstances du mourir. À Montréal, un système particulier de représentations du cycle de vie interagit de façon dynamique avec les autres référents culturels des individus qui entrent dans la construction de ce qui est considéré comme la qualité du mourir. Ce système de représentations sert d’intermédiaire/facilitateur pour la diffusion d’une conception médicalisée et occidentale (pourrions-nous dire) du bien mourir, susceptible de surpasser les conceptions du bien mourir façonnées par les individus d’une diversité d’origines.

Nous développons cet argument en trois temps. D’abord, nous présentons, d’une part, l’état des lieux sur la notion de « bonne mort » telle que la donne à voir la littérature et, d’autre part, ce que l’on entend par le cycle de vie comme système de représentations. Après avoir décrit la recherche à l’origine de nos constats, nous présentons ensuite des témoignages rendus par des proches de défunts à propos de leur fin de vie, en nous attardant sur ce que ces proches ont à dire de l’aide médicale à mourir et de la qualité des circonstances du décès de leur proche. Pour terminer, nous discutons ce que ces témoignages révèlent des conditions sociales et culturelles encadrant la fin de vie des Montréalais mis en cause.

Bonne mort et cycle de vie : pour une phénoménologie du mourir

Vers l’étude du mourir

La mort comme objet d’étude possède une longue histoire, notamment en anthropologie. Si des tentatives de définir la mort depuis ses tenants ontologiques ont été effectuées (Derrida, 1996), une partie de la recherche s’est attachée à considérer la mort comme processus plutôt que comme événement, pour aborder le rapport des êtres humains à la mort plutôt que de faire de la mort la donne à expliquer. Symbole de ce glissement, les travaux de Robert Hertz (1907) joueront un rôle fondateur dans la structuration du regard porté par l’anthropologie sur la relation qu’entretiennent les êtres humains avec la mort, Hertz voyant son étude s’inscrire dans les champs de l’anthropologie des religions, du rituel et du symbolisme. L’attention de l’anthropologue se concentre sur le deuil, les funérailles et les rites funéraires. La mort est certes abordée comme un processus, mais précisément en tant que rite de passage vers l’après-vie (Bloch et Parry, 1982). En creux ici, l’écho d’une considération pour la qualité de la mort, qu’on retrouve dans le champ des études sur la bonne mort. Mais surtout, un déséquilibre. En somme, l’anthropologue se concentre sur l’après-mort plutôt que sur la période qui la précède (Engelke, 2019), ayant peu de considérations pour la qualité de la mort et, de ce fait, pour le champ des études sur la bonne mort.

L’anthropologie médicale participera à l’élargissement de l’étude de la relation qu’entretiennent les humains avec la mort en intégrant à ses travaux l’observation de la période qui précède le décès. Elle emboîte le pas à la sociologie médicale (Proulx et Jacelon, 2004; Kehl, 2006) et propose d’étudier l’avant-mort de deux manières : avec des études rétrospectives d’abord, soit les plus nombreuses, celles qui interrogent les endeuillés pour en apprendre davantage sur la trajectoire des mourants et de leurs proches avant le décès, et des études prospectives ensuite, beaucoup plus rares (pour des raisons méthodologiques et éthiques), qui documentent les préférences, attitudes et pratiques des mourants avant que le décès ne soit survenu (Carr et Luth, 2019).

Par ce rééquilibrage, le mourir devient la matérialisation de l’intérêt de l’anthropologie pour l’avant-décès (Maffi et Papadaniel, 2017; Goodwin-Hawkins et Dawson, 2018; Fortin et Le Gall, 2021). L’anthropologie rejoint ainsi d’autres disciplines, dont la philosophie (Solberg et Gamlund, 2016), la psychologie (Meier et al., 2016), les sciences de la gestion (Le Theule et al., 2017), les sciences infirmières (Lillyman et Bruce, 2016) et biomédicales (Montague et al., 2017). On découvre un intérêt multidisciplinaire pour le mourir, où la médecine tient un rôle phare.

La bonne mort : une pratique et une idéologie

Le symbole du contrôle de la médecine sur la mort

La notion de bonne mort est fluide et d’autant plus difficile à saisir lorsqu’on aborde la mort non pas comme un événement mais comme un processus (Raisio et al., 2015). Émerge alors la possibilité d’aborder les fondations de la bonne mort comme idéologie, nourrie de considérations médicales, sociales, éthiques, religieuses, juridiques et culturelles (Flaskerud, 2017). Plus précisément, cela permet de considérer la bonne mort contemporaine comme étant informée par différentes normes culturelles. Dans un bassin global séculier marqué par la promotion de l’individualisme (Walter, 2003), la construction de la notion de bonne mort s’appuie sur différentes valeurs : le contrôle, l’autonomie, la dignité, la conscience et l’héroïsme (Demjen et al., 2016). Le mourir contemporain est l’objet d’une orchestration par laquelle on tentera de contrôler les activités pendant le mourir pour aider le mourant à accepter son décès et, par extension, pour lui offrir une mort digne, dans un dispositif qu’on construit à partir de l’idéal d’une mort à la maison (Borgstrom et al., 2019). La bonne mort doit ainsi être comprise comme l’ensemble des préférences des individus sur la manière dont ils souhaitent mourir, mais aussi comme une idéologie, appuyée sur les notions de contrôle individuel, d’avoir conscience que l’on va mourir et de vouloir « régler nos affaires » psychologiques et mondaines avant de mourir (Crowley-Matoka, 2016).

La bonne mort contrastée

Nées d’une comparaison entre des visions idéalisées de la mort et ses réalités complexes, des voix s’élèvent pour relever les difficultés pratiques entre les conceptualisations de la bonne mort et les trajectoires du mourir (Buch, 2015; Voléry et Schrecker, 2018). Toute conception idéale de la bonne mort n’est qu’une parmi d’autres et fonctionne d’abord comme un répertoire des façons d’agir (Kaufman et Morgan, 2005). La qualité d’un répertoire est d’être modulable et mobilisé en situation, révélant l’agentivité des individus face à la mort. Les trajectoires qui en résultent ne suivront pas toujours l’idéal de la bonne mort puisqu’elles sont sujettes à une diversité d’appropriation ou de réappropriation, par-delà ce que les catégories sociodémographiques des individus permettent de prévoir (Larm, 2019). Nous trouvons ici un écho de la notion d’hyperdiversité d’Hannah, qui nous invite à considérer une relative liberté d’action des individus au regard de leurs déclinaisons identitaires (pensées ici comme répertoire socioculturel), des contextes situés dans lesquels ils évoluent et de leur interprétation (ou façonnement) d’une situation donnée.

Ce faisant, nous proposons d’étudier la rencontre entre la diversité montréalaise et les institutions de santé porteuses de l’idéologie de la bonne mort au travers d’une étude rétrospective, non pour tenter d’affiner la définition d’une bonne mort idéale, mais bien pour documenter les mouvements dynamiques que cette rencontre produit. S’intéresser à l’agentivité, c’est donc s’intéresser aux conditions sociales du mourir en tenant compte du travail d’interprétation effectué par les individus au coeur de ce processus. Dit autrement, c’est mettre une phénoménologie du mourir au service de l’étude de la dynamique des processus temporels, sociaux et culturels (en plus des processus biologiques) qui s’expriment, pour le malade et ses proches, dans les trajectoires du mourir (Strauss, 1992). Ces trajectoires donnent lieu à un éventail de pratiques thérapeutiques et de façons de prendre soin en même temps qu’elles nous renseignent sur les choix (ou non-choix) qui se posent tout au long de ces parcours. Sont en scène tant le malade et son environnement social que la maladie, la quête de soins et les décisions qui sont partie intégrale de la « grande maladie » (c’est-à-dire celle dont on peut mourir à court ou moyen terme) et qui constituent, parfois souvent, les points tournants de ces trajectoires.

Le cycle de vie : un héritage oublié

En tant que métaphore employée pour caractériser la vie d’un individu, le cycle de vie porte en lui l’idée que l’individu traverse des changements physiques de la naissance à la mort. Cette notion possède un fondement biologique, mais la façon par laquelle ces changements sont définis repose également sur des bases sociales et culturelles, souvent empreintes d’héritages religieux (Young, 2009). En fonction des systèmes de normes et de valeurs exprimés au sein d’une communauté d’individus, la segmentation du cycle de vie en plusieurs étapes pourra varier. Ces étapes sont infusées de significations sociales et deviennent la lentille par laquelle changements sociaux et biologiques sont interprétés[4].

En ce qui concerne les représentations occidentales du cycle de vie, elles sont globalement une synthèse entre une perspective biomédicale et la tradition judéo-chrétienne (Baker et McCullough, 2009). Dans ce contexte, penser le cycle de vie, c’est se demander dans quelle mesure le regard médical – a priori objectif – est également le reflet de valeurs sociales, faisant du cycle de vie un espace hétérotopique (comme nous le défendons à propos du mourir, Fortin et al., en préparation-b). Traversé de logiques internes à la médecine – mais également de celles qui marquent la société au sein de laquelle le regard médical s’inscrit –, le cycle de vie en Occident est une segmentation de la vie en étapes qui est aujourd’hui prise dans deux tendances contradictoires (Baker et McCullough, 2009) : d’un côté, la tendance des modèles médicaux à bannir de sa compréhension du cycle de vie ses significations sociales et religieuses; de l’autre, la tendance inverse des sociétés à infuser dans la médecine des preuves (qui se veulent non guidées par des valeurs) et des significations sociales et religieuses que l’idéologie de la médecine s’évertue pourtant à rejeter.

Pris entre ces deux tendances, le système de représentations concernant le cycle de vie en Occident s’articule selon les grandes étapes de la naissance, de l’enfance, de la vie adulte, du vieillissement et de la mort. Ces représentations contribuent également à façonner la médecine moderne en sous-disciplines, notamment la pédiatrie et la gériatrie (Thane, 1993; Shulman, 2004). Ces représentations sont la marque, d’une part, d’un héritage philosophique – celui des Lumières – et, d’autre part, de représentations qui, portées par la médecine moderne, seront implantées dans la pratique et joueront un rôle dans la façon de normaliser, en Occident, la valeur donnée à l’enfance et au vieillissement. À la différence de la doctrine chrétienne qui propose que les enfants possèdent des traits inscrits dans leur nature, l’approche des Lumières défendra que les enfants ont un esprit « blanc » sur lequel l’expérience laissera ses marques, dessinant leur futur et celui de la société. Ainsi, la pédiatrie fleurit en tant qu’émanation naturelle de l’idéalisation par les Lumières de l’enfant et de l’enfance en tant que chemin vers le futur et le progrès. À l’opposé, le grand âge est alors compris comme une période de privation et d’infirmité, de déclin de la vigueur mentale et corporelle, qui s’engage après que le mitan de la vie soit passé. Être âgé, c’est déjà ne plus être tout à fait vivant. Le vieil âge est associé au déclin, à la dépendance, à la sénescence et à la mort. Le grand âge est alors perçu comme une nouvelle enfance, sans sa signification positive : « Old age means physical decline, loss of body mass, loss of “manly voice”, loss of teeth, loss of sight, a second age of dependency, or childishness, all culminating in death[5]. » (Baker et McCullough, 2009, p. 146)

Les expériences de fin de vie dans un Montréal pluriel pour éclairer une phénoménologie du mourir

En fonction de sa période de vie, on n’aura pas affaire aux mêmes représentants du système de santé, aux mêmes spécialistes, aux mêmes intervenants, aux mêmes moyens. Les dimensions idéologiques de la bonne mort et du cycle de vie font office de marqueurs culturels de la médicalisation du mourir contemporain, deux systèmes de représentations qui constituent pour Hannah certains des « processus contextuellement dépendants » (2011; notre traduction) au sein desquels l’hyperdiversité montréalaise va naviguer, avec la diversité de ses marqueurs identitaires, pour négocier la forme finale des trajectoires de fin de vie des individus. Cela soulève la question suivante : comment s’effectue, dans un tel contexte, l’évaluation de la qualité du mourir d’un individu?

Nous souhaitons par le présent travail donner des pistes de réponse à cette question en mettant l’étude des trajectoires de fin de vie, selon l’interprétation qu’en font rétrospectivement des proches de défunts, au service non pas d’une typification de la bonne mort mais de l’identification des dynamiques s’exprimant dans la construction du jugement sur la qualité d’un décès. Une phénoménologie du mourir donc, en faveur de l’étude des processus sociaux et culturels qui évoquent le comment plutôt que le pourquoi du déploiement des trajectoires de fin de vie (Glaser et Strauss, 1962). À la réflexion et aux analyses classiques qui discutent des rôles de la maladie, du type et de la fréquence des soins reçus, des institutions de santé et des relations entre les acteurs de la fin de vie dans le déploiement des trajectoires du mourir, nous proposons d’intégrer une variable absente de la littérature : l’héritage, dans le regard médical porté sur la vie et la mort, d’un système de représentations, le cycle de vie. De cette façon, nous souhaitons mieux comprendre comment s’exprime cet héritage dans les expériences de fin de vie dans ce Montréal hyperdiversifié.

Les trajectoires du mourir et les morts qui s’ensuivent, bonnes ou mauvaises

Quelques mots sur la recherche

Les résultats discutés ici s’appuient sur une recherche rétrospective, Expériences de fin de vie dans un Montréal pluriel[6], qui recueille les témoignages de proches (généralement un membre de la famille) ayant accompagné une personne en fin de vie, dans l’année précédant l’entrevue. Recueillis entre 2017 et 2019 à Montréal, ces témoignages rendent compte d’expériences du mourir de 119 personnes migrantes et non migrantes, du plus jeune au grand âge, d’une diversité d’origines[7]. Par l’entremise d’entretiens individuels semi-dirigés, nous avons documenté les trajectoires de fin de vie de migrants, d’enfants de migrants et de non-migrants ainsi que les défis rencontrés par leurs proches au fil de cette trajectoire. Il s’agit d’entretiens « longs » (entre 60 et 120 minutes) où les thèmes centraux à notre étude étaient abordés sous différents angles, à différents moments de l’entretien. Voulant tenir compte des expériences diversifiées, les méthodes de recrutement ont été des plus variées; nous avons notamment eu recours au réseau universitaire ainsi qu’à une publicité « maison » diffusée dans des commerces de quartier, des stations de métro et lors de fêtes populaires. Nous avons aussi été en lien avec des institutions et organismes de soins de la région montréalaise.

Comme le donne à voir le tableau 1 présenté ci-après, l’échantillon de 119 individus est constitué de 59 femmes et 60 hommes, de la naissance à 98 ans. Parmi eux, 63 étaient des migrants, 13 étaient nés au Québec de parents migrants et 43 étaient d’ascendance canadienne-française. Seulement neuf de ces personnes ont déclaré ne parler ni le français ni l’anglais. Toutefois, cette connaissance d’une des deux langues de la société locale n’est pas toujours gage de « bilinguisme » puisque plusieurs personnes de grand âge ne la maîtrisaient pas suffisamment pour naviguer seules dans le réseau de la santé. Quant au statut migratoire, la grande majorité des défunts avait la résidence permanente ou la citoyenneté canadienne, les aînés tout au moins étant d’immigration ancienne.

Tableau 1

Répartition des défunts selon le groupe d’âge, le genre et l’origine

Répartition des défunts selon le groupe d’âge, le genre et l’origine

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Les mères ont été nos principales interlocutrices en ce qui a trait aux enfants (migrants et non migrants) touchés par notre étude. Quant aux proches ayant accompagné des adultes et qui ont partagé leurs expériences avec nous, ils étaient migrants et non-migrants (à parts quasi égales), et agissaient à titre de conjoints, amis, descendants de première et de deuxième générations, et l’une des interlocutrices était la soeur d’un défunt. Les proches migrants étaient aussi d’une diversité d’origines. La diversité religieuse traverse également nos données, les confessions étant variées tant chez les migrants que chez les non-migrants et couvrant un large spectre d’appartenances : confession catholique, protestante, musulmane, bouddhiste, juive, orthodoxe ou encore athée, de spiritualités personnelles ou autres.

Le décès dans l’enfance : écho d’un unanimisme sur la bonne mort

Six des seize enfants (de la naissance à l’âge de dix-neuf ans) décédés ont développé un cancer au cours de leur vie, ce qui donne lieu à un « avant » et un « après », un point de bifurcation net du normal vers le pathologique[8] dans une trajectoire de vie. Les dix autres enfants sont nés avec une maladie génétique ou avec plusieurs problèmes de santé concomitants annoncés à la naissance ou très tôt au cours des premiers mois de vie. Naître avec la maladie donne ainsi lieu à des trajectoires de vie et de maladie qui se superposent pour ces enfants et leurs proches. Plus largement, quel que soit la maladie ou le statut de la famille au Québec, les enfants dont nous avons documenté l’histoire ont en commun une trajectoire colorée par une prise en charge soutenue, tant par les proches que par les différents milieux de soins rencontrés tout au long de leur parcours. L’accompagnement de la part des proches est constant, les services publics de soins semblent sans limite dans leur capacité à offrir un éventail de soins et services aux enfants malades et à leurs proches. Le jeune âge des malades donne lieu à un investissement maximal par tous ceux et celles qui croisent ces trajectoires.

La notion de bonne mort a été mentionnée par 15 des 16 proches rencontrés. Elle est associée à un lieu de fin de vie chaleureux où il a été possible de faire ses adieux; c’est une mort accompagnée et sans souffrance. Et de dire Marianne[9] (non-migrante, sans confession, mère d’Hubert, décédé à 2 ans et 4 mois des suites d’un cancer « agressif » du cerveau) :

Une bonne mort, c’est celle de Hubert, elle a été merveilleuse [parce qu’il a été entouré]. […] c’est ça, d’être accompagné de tes proches et puis, d’attendre tout simplement qu’elle se présente. De l’accompagner là-dedans. Dans tout ce qui se vit. Dans les derniers moments, les derniers souffles. Je pense qu’il ne peut pas y avoir mieux. Et puis c’est l’entourage qui fait... L’amour de tout le monde, je pense qu’il l’a senti. Puis ça l’a réconforté, je pense... Oui.

A contrario, seule Lina, 34 ans et mère d’une enfant de 10 ans morte à l’urgence d’un hôpital montréalais évoque une mauvaise mort pour sa fille, les souhaits de non-réanimation des parents n’ayant pas été respectés. Migrante d’Amérique centrale et de confession protestante, Lina raconte les manoeuvres qui ont été entreprises malgré les directives anticipées confirmées avec les parents et évoque l’image de pratiques médicales invasives qui teintent la mort de leur fille. Cette dernière souffrait d’une maladie génétique incurable, sa mort était une finalité incontournable et acceptée par les parents. Mais au moment où cette mort s’est profilée, tout a été mis en branle (par le personnel soignant) pour la retarder. Les parents ont même été questionnés par des policiers qui voulaient éliminer toute possibilité d’une mort précipitée volontairement. Et de dire Lina : « Bien la façon [dont] je l’ai vécu[e], c’était pas humain. » D’ailleurs, par-delà les expériences individuelles et les origines, lors de nos entrevues, tous les proches des enfants défunts ont associé la mauvaise mort aux soins agressifs en fin de vie et à la souffrance, tant physique que morale.

Le décès à l’âge adulte et au grand âge : les brèches dans l’idéologie

Les adultes

Nous avons pu documenter rétrospectivement la fin de vie de 30 adultes âgés de 25 à 64 ans. Parmi eux, 25 souffraient d’un cancer (à la différence des cinq autres personnes, atteintes de conditions multiples[10] ou de maladies chroniques avancées[11]). Il se dégage des histoires des adultes le constat d’une relative autonomie, c’est-à-dire d’une maîtrise ou prise en main de la situation par la personne malade et d’une prise en charge concertée des équipes de soins tenant compte du fait que ces personnes sont des malades dans la force de l’âge.

Bonne mort chez les adultes

Peu d’écarts s’observent dans l’idéal de la bonne mort décrit par les témoignages lorsqu’on tient compte des deux catégories que sont le genre et l’origine migratoire des défunts et de leurs proches. À l’instar des parents d’enfants, les proches se rallient autour de l’absence de souffrance, du fait d’être entouré – ne pas mourir seul –, de « se sentir aimé jusqu’à la fin », comme l’exprime Grigore, 60 ans, migrant d’Europe de l’Est, de confession juive, époux de Nicoleta, 56 ans, aussi migrante d’Europe de l’Est et juive, décédée à la maison des suites d’un cancer. On évoque une bonne mort préparée, dans un lieu choisi – où le domicile fait office d’idéal – et acceptée, dans un rapport inaliénable de la mort à l’au-delà qu’on constate chez certains migrants.

Les perspectives se nuancent cependant à l’évocation de l’autonomie décisionnelle du mourant. Ainsi, pour les proches non migrants, l’absence d’autonomie décisionnelle du malade en fin de vie donne lieu à une mauvaise mort, alors qu’à l’inverse, pour les proches migrants, la mauvaise mort survient lorsqu’il n’y a personne pour prendre les décisions pour le proche malade.

Même si l’écrasante majorité des témoignages racontent la « bonne » mort de leur proche, quatre personnes (deux migrants, deux non-migrants) considèrent explicitement que le décès de leur proche constitue une mauvaise mort. Pour trois d’entre eux, les interventions médicales agressives étaient contraires aux souhaits du mourant, la mort était impromptue, ou encore, cette mort a suscité des conflits parmi les proches. De son côté, Juliana, 34 ans, remarque que malgré le respect des voeux de son frère Angelo, 43 ans, migrant de longue date d’Amérique centrale, celui-ci a eu une mauvaise mort, en raison de son jeune âge : « Je ne pense pas que mon frère a eu une bonne mort… si je pense à mon frère, de ce qu’il a aimé, je sais qu’il n’aurait pas voulu ce genre de mort… Ce serait une bonne mort pour quelqu’un âgé, mais pas pour mon frère… »

L’aide médicale à mourir chez les adultes

Angelo, vivant en établissement de soins de longue durée, atteint du VIH et souffrant de sclérose latérale amyotrophique, souhaitait demander l’aide médicale à mourir. Il reviendra sur ce souhait face à l’opposition affirmée de sa soeur pour des motifs religieux (catholiques) et selon qui seul Dieu décide du moment de la mort. On trouve un scénario similaire chez les deux autres défunts d’origine migrante, Erina et Nicoleta (49 et 56 ans, d’Asie du Sud et d’Europe de l’Est, respectivement de confession musulmane et juive) : la personne mourante a abandonné une demande d’AMM après qu’un proche s’y soit opposé pour des motifs religieux (trois religions différentes). Ces trois récits se distinguent des trois autres documentés chez les adultes, Dalila, Camille et Guylaine (respectivement 54, 41 et 64 ans, athées), non-migrantes, qui demanderont toutes l’aide médicale à mourir et l’obtiendront.

Les personnes âgées

Parmi les décès documentés dans notre recherche, 73 concernent des personnes plus avancées en âge (entre 65 et 98 ans au moment de leur décès). Les trajectoires de soins, sociales et familiales de ces personnes, à l’exception de celles souffrant de cancer, sont de manière générale moins cadrées. Les témoignages des proches des personnes âgées atteintes de cancer (35/73) font état d’un éventail d’expériences et d’émotions qui rejoignent ce que décrivent les proches des personnes atteintes de « grande maladie ». Toutefois, dès le diagnostic de cancer s’installe (généralement) une prise en charge médicale balisée par des protocoles établis et détaillés qui façonnent les expériences. Par opposition, les 19 personnes âgées atteintes de maladies chroniques et les 16 autres qui héritent de conditions multiples auront des trajectoires moins structurées, davantage parsemées d’embûches. Également, une personne malade âgée de 66 ans et une autre de 86 ans vivent la maladie différemment, tant en raison de la durée de vie avec la maladie que de la durée de la vie elle-même (la mort s’inscrivant comme un cheminement type à une étape « avancée » de la vie), et il en va de même pour celles et ceux qui les entourent. Ainsi, pour les aînés particulièrement, les trajectoires de fin de vie s’inscrivent dans un temps long, parsemé de deuils quotidiens. La perte d’autonomie fonctionnelle et décisionnelle amène son lot de tensions, en particulier lorsque la perception de ce qui constitue un mieux pour le mourant diffère de celle de ses proches. C’est dire comment, dans le cas des aînés, la grande maladie, quel que soit le moment de la vie où elle s’annonce, est une rupture souvent complète, abrupte pour certains, progressive pour d’autres. C’est aussi dire que les trajectoires sont variées, tantôt sereines, tantôt moins paisibles.

La bonne mort chez les personnes âgées

Lorsqu’il s’agit d’une personne âgée, les références à la bonne mort sont semblables à celles formulées dans le cas d’un enfant ou d’un adulte. Acceptation, préparation, contrôle, être entouré, décéder dans son sommeil, sans souffrance, et… à un âge avancé. Le maintien à domicile et la présence des proches auprès du mourant sont des dimensions sur lesquelles les témoignages insistent.

Une bonne mort c’est [être] entouré de tes proches, je pense que c’est important parce que pour nous autres, mais aussi pour elle [Louise]. [Si] […] tu meurs à l’hôpital les infirmiers tout ça, [ce sont] des inconnus, tandis que là [à la maison], ben, t’es tout le temps avec tes amis, ta parenté, les plus proches […]. On était cinq […].

Jules, 59 ans, non-migrant, de confession catholique comme sa conjointe, Louise, 67 ans, non-migrante, décédée d’un cancer à son domicile

D’importantes nuances dans l’évaluation de la qualité du mourir sont à noter pour les décès des personnes âgées. Dans certaines situations, l’association d’une bonne mort et du respect du temps du mourir est renversée, une bonne mort étant comprise comme étant soudaine, inattendue, comme un événement qui ne s’étale pas dans le temps. C’est le cas de Shenika, 29 ans, non-migrante et chrétienne, qui vit avec humour le paradoxe entre l’idée d’une bonne mort soudaine et la satisfaction d’avoir pu passer du temps avec sa mère, Gabriella (65 ans, migrante des Antilles et témoin de Jéhovah) :

Life is so funny like that, that I spent time with her although I would have preferred it to be unexpected, you know, but there would have been so many unanswered questions I would have had, for having an expected death, I got those questions answered from being with my mom, so yeah[12].

Pour d’autres personnes, le temps long du mourir est une expérience totalement nouvelle, accueillie avec bonheur. Ola, 21 ans, migrante d’Asie de l’Ouest et catholique, évoque en parlant de la mort de son grand-père Basel (75 ans, migrant d’Asie de l’Ouest et catholique) comment l’expérience migratoire lui avait fait développer la peur de mourir. Dans son pays d’adoption, le Canada, la mort passe maintenant de banalisée à exceptionnelle et, avec ce changement, les questions classiquement observées dans les discussions sur la bonne mort peuvent émerger.

Par opposition à cet accueil positif des conditions qu’on souhaite donner au bien mourir, l’observation des références à la bonne mort chez les proches des personnes âgées montre que la proportion des mauvaises morts explose pour cette période de la vie. Les témoignages portant sur la trajectoire des 73 aînés (migrants et non-migrants confondus) parlent dans une proportion de 40 % de la mauvaise mort de leur proche. Pour les migrants spécifiquement, on remarquera que plus le défunt est décédé à un âge avancé, plus la qualité du mourir sera jugée mauvaise considérant le lieu de décès, l’absence ou au contraire l’excès de soins et la désynchronisation entre les services reçus et les souhaits des proches et des mourants. Le décès de Farhad (86 ans, d’Asie de l’Ouest et musulman, accompagné par sa fille Ava, elle aussi migrante de la même région et musulmane) et celui d’Anna (96 ans, migrante d’Europe de l’Est depuis plus de 50 ans, accompagnée par son amie de longue date, Hélène, 66 ans, non-migrante et sans confession) font office d’exemples particulièrement marquants. En ce qui a trait à Farhad, la décision de tendre vers des soins d’accompagnement plutôt que des soins à visée curative par les soignants de l’établissement ne semble pas avoir été partagée avec la famille, qui aurait souhaité que tout soit mis en oeuvre pour le maintien de la vie. Pour sa fille Ava, il n’était pas « rendu là ». Farhad aurait ainsi connu une mauvaise mort dans son dernier lieu de vie en raison de l’orientation des soins qui était contraire à celle souhaitée par les proches. Pour Anna, c’est l’opposé. Sa mauvaise mort est attribuée à l’absence de soins palliatifs. Elle est décédée aux urgences d’un hôpital montréalais, après y avoir été transférée de sa résidence de soins de longue durée.

L’aide médicale à mourir chez les personnes âgées

Parmi les 73 aînés, cinq ont demandé et obtenu l’aide médicale à mourir alors que cinq ont présenté des demandes qui n’ont pas abouti. Contrairement à ce qui a été observé dans le cas des adultes, les proches ont manifesté leur soutien et n’ont pas été un frein au respect de la volonté du mourant. Toutefois, l’expérience n’a pas été vécue sans difficultés. Sylvie (61 ans, non-migrante, catholique), évoque que le décès de sa mère Suzanne (82 ans, non-migrante, catholique), ayant reçu l’aide médicale à mourir à son domicile, l’a menée à une expérience éprouvante : « la notion de rendez-vous avec la mort était un petit peu difficile ». Maria (65 ans, non-migrante, catholique) aura respecté la volonté d’Ernesto (70 ans, migrant d’Europe du Sud, catholique) : « C’est la vie, c’était le principal, c’était lui, c’est ça qu’il voulait, c’est ça », tout en continuant de se dire qu’elle aurait été prête à « continuer des années à le traiter ». Pour la fille et le conjoint (respectivement non-migrante et migrant d’Europe de l’Ouest, catholiques) de Florence (72 ans, migrante d’Europe de l’Ouest et catholique), décédée avec l’aide médicale à mourir, cette expérience aura permis de prolonger le désir d’un mourir contrôlé jusqu’au bout, sans pour autant que soit valorisée l’idée que mourir le plus tard possible ne serait pas l’idéal :

[Une bonne mort, c’est] la possibilité de faire la paix avec toutes les questions pas réglées, avec toutes les choses qui vous tracassent […], [être entouré de gens qui ont] une signification particulière. […] S’il n’y avait pas eu la maladie, elle aurait probablement aimé mourir un peu plus tard, mais […] plus tard ça n’aurait pas été mieux parce qu’il y aurait eu peut-être plus de dégénérescence. [Sans sa] maladie elle n’aurait pas pu choisir la date et l’heure [de sa mort], elle aurait peut-être souffert beaucoup plus. […] Elle aurait aimé que ce soit un peu plus tard parce qu’elle était encore en forme, fait que c’est dur d’imaginer tout de suite le moment de ta mort quand tu vas encore bien, mais je veux dire à cause de tout le contexte, elle a pu faire tous ses arrangements, s’occuper de tout son monde, faire la paix avec la vie et puis même décider de la date et l’heure, et quasiment l’endroit de sa mort : en tenant la main de son amoureux qui lui lit un texte qu’il a eu le temps de préparer, le temps de dire au revoir à sa fille, à son fils, le temps d’ouvrir et de refermer des dossiers.

Des réalités qui ne mettent pas en danger une idéologie

Les trajectoires globalement documentées ici sont variées; elles se nuancent à mesure que le décès touche une personne de plus en plus âgée et il en est de même pour l’évaluation de la qualité du décès. Les pistes d’analyse qui suivent visent à éclairer cette variabilité à partir de certains détails marquants de ces trajectoires situées dans un environnement social et culturel diversifié. L’autonomie telle que comprise dans l’idéal de la bonne mort est mise à rude épreuve par les réalités du mourir, et la valeur associée aux différentes périodes de la vie joue le rôle de médiateur dans les référents utilisés pour évaluer la qualité du décès de son proche.

Généralités : points tournants et autonomie décisionnelle

1er type de point tournant : l’arrivée de la maladie

Les trajectoires documentées sont faites de points tournants et de moments pivots dans lesquels la maladie joue un rôle performatif important qui viendra radicalement changer le quotidien du malade-mourant et de ses proches. La maladie (son type, son rythme, ses effets sur la relation entre le malade et son environnement) va fortement structurer les trajectoires de fin de vie des individus, du moment où elle s’invite dans la vie du malade et de ses proches jusqu’à son décès. L’intensité du choc causé par l’arrivée de la maladie sera différente, notamment pour les proches des enfants nés avec une condition qui menace d’emblée leur vie. Dans ces situations, les trajectoires ne se déclinent pas aussi clairement selon un avant et un après, une transition du normal vers le pathologique, comme c’est le cas lorsque l’enfant, l’adulte ou la personne âgée a déjà vécu une tranche de vie sans la maladie. La maladie qui survient devient un quatrième acteur de la vie, avec le malade, sa famille et les soignants.

Pour les participants de notre étude, ce point tournant était soit tardif dans la vie de leur proche (et donc une plus courte période de maladie), soit progressif. Il n’en demeure pas moins que les personnes s’inscrivant dans une vie de maladie ont des trajectoires parsemées de périodes où la maladie est en dormance ou, au contraire, active et en progression[13]. Ces rythmes sont significatifs dans la compréhension des trajectoires des uns et des autres, tout comme ils contribuent à façonner les dynamiques familiales et de soutien informel et formel (les soins de santé).

2e type de point tournant : le caractère transformateur de l’aide médicale à mourir

Quant à l’aide médicale à mourir, elle s’inscrit comme un (nouveau) jalon dans les trajectoires du mourir. Elle offre à la personne en fin de vie une maîtrise particulière de son parcours, espérée par certains, honnie par d’autres. Cette pratique récente donne lieu à un tournant particulier, les trajectoires de vie (du malade et de ses proches) n’étant plus seulement teintées d’un avant et d’un après l’arrivée de la « grande » maladie, mais aussi, désormais, d’une jonction qui interpelle l’intime de chacun (malade et proches), dans une « pluriformité croissante des croyances religieuses et séculaires autour de la mort » (Van der Geest, 2021, p. 91). L’aide médicale à mourir est plus souvent demandée par des mourants qui font partie de la population majoritaire québécoise et les proches du malade jouent souvent un rôle prépondérant dans la décision de demander ce service. L’abandon de l’idée d’en faire la demande, chez les minoritaires, s’appuie dans bien des cas sur des valeurs héritées de croyances religieuses. Lorsque l’aide médicale à mourir est demandée, la trajectoire de fin de vie du demandeur prend un nouveau tournant; s’ajoute alors un nouvel avant/après pour lui et ses proches, cette fois-ci à l’autre extrémité du temps long de la maladie. Cette innovation ouvre donc une nouvelle fenêtre de négociation à propos des conditions de la fin de vie, avec son lot de tensions et son potentiel de révélateur des préférences des individus en fonction de leur origine migratoire.

L’autonomie décisionnelle brouillée

Dans le prolongement des voix qui interrogent l’autonomie individuelle comme valeur structurante de la bonne mort idéalisée, et qui évoquent notamment son prix psychologique considérant les responsabilités que cette valeur fait peser sur les épaules de l’individu (Cottrell et Duggleby, 2015; Demien et al., 2016), l’étude des trajectoires de fin de vie permet d’observer les enjeux et les difficultés qui accompagnent la distribution des responsabilités liées aux décisions. Des compréhensions variées de la façon avec laquelle les décisions devraient être prises mettent à l’épreuve l’élasticité de la notion d’autonomie. Cette notion pourra alors être retravaillée de façon originale en conditionnant l’importance qu’on donne au fait que la mort soit « gérée » selon les souhaits du mourant, mais dans les limites des conceptions de la bonne mort de ses proches. Cela nous force à intégrer l’autonomie décisionnelle dans la dynamique des décisions prises durant la fin de vie, dans une veine plus proche des travaux qui tentent de dynamiser le concept en l’inscrivant dans un réseau de relations (Lantos, 2018).

L’idéal d’un mourant qui conserve son autonomie fonctionnelle et décisionnelle présente une difficulté pratique d’autant plus saillante quand on observe les décisions de ne pas demander l’aide médicale à mourir, cette option étant délaissée en faveur d’orientations plus consensuelles au sein de la famille. La reconnaissance du malade et de ses proches par celles et ceux qui interviennent dans le soin en institution ou à domicile devient une pierre angulaire de l’évaluation de la qualité des circonstances du mourir[14]. Cette reconnaissance entraîne une mise à distance des conceptions classiques de l’autonomie individuelle, pour privilégier la dynamique incontournable des relations socioculturelles en jeu dans le contexte de la fin de vie.

La bonne mort : du faire avec à l’adhésion

La maladie comme quatrième acteur du réseau encadrant la fin de vie d’un individu va jouer un rôle structurant quant aux moyens déployés pour assurer la qualité du mourir. Cela prend des proportions telles qu’on en vient parfois à penser que l’idéal de la bonne mort est plus facile à atteindre pour les individus atteints de cancers (Vrinten et Wardle, 2016). Mais l’âge du malade apparaît dans nos résultats comme un deuxième facteur structurant l’évaluation de la qualité du mourir, dans des arrangements originaux en ce qui concerne la diversité montréalaise.

Les personnes âgées : l’ombre d’un doute sur la bonne mort

Chez les aînés, une plus grande diversité de trajectoires et d’appréciations de la mort donne à voir la complexité et la variabilité du mourir. Le mourir chez soi est souvent un espoir mis de l’avant, mais la matérialité de ce mourir à domicile peut être tout autre. Une bonne mort peut survenir en institution, lorsque les soins prodigués à la personne malade sont en congruence avec les attentes des proches, qu’ils soient de confort ou à visée curative. Malgré des témoignages qui vont dans ce sens, il semble que l’association d’une bonne mort idéale au domicile conserve toute sa force, même lorsqu’est faite mention du confort apporté par le fait d’être en institution. Dans ces cas-là, l’expérience vécue ne vient pas bousculer l’idéologie de la bonne mort, que les proches ont tendance à répéter lorsqu’on les interroge sur leur vision de celle-ci : acceptée, préparée, contrôlée, entourée, sans souffrance…

Dans d’autres cas, l’observation montre au contraire qu’en effectuant leur évaluation de la qualité du décès, les proches des aînés ont été très sensibles aux difficultés qu’ils ont rencontrées. Dans la large proportion d’évaluations négatives, on trouve deux types de mauvaise mort. Le premier type concerne les mauvaises morts qui font référence à un manque de soins, à un excès de soins ou au lieu de décès. Dans ces cas-là, on voit que les répondants s’accordent avec l’idéologie médicale de la bonne mort, mais soulignent un problème de synchronisation entre leur volonté et les services reçus. Le second type concerne les mauvaises morts pour des motifs de divergence avec l’idéologie de la bonne mort, souvent en référence à des valeurs acquises durant l’expérience prémigratoire de l’individu (mais aussi, de manière plus inclusive, en marge du courant dominant local, qu’il s’agisse de migrants ou de non-migrants), au carrefour d’héritages culturels et religieux. De telles divergences sont particulièrement visibles dans les cas où la question de l’aide médicale à mourir s’est posée.

Les enfants : l’unanimisme de la bonne mort comme donnée culturelle d’arrière-plan

En ce qui concerne les proches des enfants en fin de vie, le fait qu’ils soient unanimes dans leur évaluation de la qualité du mourir soulève des interrogations. En effet, parler d’une bonne mort dans le cas d’un enfant est un impressionnant tour de force, dans la mesure où les trajectoires de fin de vie des enfants ne permettent pas, en principe, de répondre aux idéaux d’autonomie, de mort naturelle donc à un âge avancé, d’une vie bien remplie… La fin de vie de l’enfant met en échec toutes ces valeurs associées à la bonne mort. Malgré cet éclatement, l’idéologie de la bonne mort continue de transparaître dans les témoignages, et les parents jugent quasi systématiquement que le décès de leur enfant était une bonne mort.

L’observation des trajectoires de fin de vie nous montre que bonnes et mauvaises morts s’entrelacent sans qu’une combinaison unique et constante se profile. Si la maladie, les types et la fréquence des soins reçus, en plus de l’accompagnement des proches, viennent moduler ces trajectoires, il semble que les âges de la vie jouent un rôle d’arrière-plan lors de l’évaluation du mourir du proche. Les plus jeunes bénéficient d’un déploiement de soutien institutionnel hors pair, quelle que soit la voie de soins (à visée curative ou palliative) privilégiée par les parents. Ce soutien est tout autre pour les personnes avancées en âge[15]. Un phénomène se dessine alors devant nous : le jugement formulé par un proche sur la qualité du mourir d’un individu évolue sur un continuum qui va de l’unanimisme au doute – de Hubert, 2 ans et 4 mois, à Farhad, 86 ans – à mesure que le décès touche une personne ayant franchi de plus en plus d’étapes du système de représentations qu’est le cycle de vie. Comment expliquer cette dynamique contre-intuitive? Et surtout, comment lier cette dynamique à l’hyperdiversité montréalaise?

La qualité du mourir : un construit au carrefour de la relation entre cycle de vie et hyperdiversité montréalaise

Les témoignages des proches des défunts permettent d’observer deux tendances à propos du décès des enfants. D’abord, plus jeune est le malade, plus les possibilités en termes de soins et d’accompagnement sont généreuses[16]. Ensuite, le jeune âge agit comme protection contre les aléas sociaux générés notamment par la migration (être de statut majoritaire ou minoritaire dans une société donnée), ou plus largement en lien avec les ressources sociales, matérielles et culturelles dont disposent la famille, qui modulent les rapports sociaux des minoritaires à la société d’accueil (De Rudder et al., 2000).

La qualité du mourir est un construit qui émerge selon une dynamique qui correspond à ce que Hannah (2011) appelle l’aspect multidimensionnel de l’expression de l’hyperdiversité, c’est-à-dire la façon dont l’individu va puiser dans son répertoire les éléments sur lesquels il appuie ses jugements en situation. Spécifiquement, nous observons une relation au sein de ce répertoire entre, d’un côté, des marqueurs identitaires prémigratoires et, de l’autre, la valeur accordée à la période de la vie d’un individu. À mesure que le malade s’inscrit dans une période de la vie qui est valorisée selon le système de représentations qu’est le cycle de vie, l’intensité de l’expression des marqueurs identitaires prémigratoires (qu’ils soient culturels ou religieux) prendra moins d’importance dans le jugement de la qualité du mourir, signe que la tension amenée par la rencontre entre le regard médical occidental sur la mort et l’hyperdiversité tournera en faveur du premier. Le système de représentations qui s’exprime dans le cycle de vie sert alors de soutien au regard médical sur la mort, pour faciliter sa rencontre avec l’hyperdiversité montréalaise et la dissolution des régimes normatifs pluriels (Maffi et Papadaniel, 2017) dans le regard englobant du rapport médico-occidental à la mort. La dynamique ainsi décrite par ce jeu de vases communicants est alors congruente, avec ce que les témoignages révèlent de plus contre-intuitif : plus on meurt à un âge avancé, plus les chances de faire une évaluation négative du mourir augmentent.

Les trajectoires du mourir aux différents âges de la vie sont autant de clés pour apprécier ces différents temps du mourir. Elles sont aussi révélatrices de la mise en acte de la diversité dans le contexte de la fin de la vie, estompée par le jeune âge et plus saillante avec l’âge avancé. Tout en appelant une lecture nuancée des enjeux qui se laissent voir dans le mourir, l’altérité se dévoile tout en nuances, dans une complexité qui demande à être approfondie. Les trajectoires documentées dans le cadre de notre étude racontent une vie interrompue pour certains, vécue et achevée pour d’autres. Elles présentent des trajectoires façonnées par la maladie et son avènement, et dessinent les contours à la fois uniques et communs d’un passage du normal au pathologique. À leur façon, ces récits témoignent à la fois du chaos, des défis organisationnels, de la charge émotive, de la concertation et des tensions qui jalonnent ces trajectoires longues et courtes, décidées par certains et/ou portées par d’autres. Elles confirment sans détour le caractère liminal de la fin de la vie, et la manière avec laquelle la maladie est susceptible d’activer ou de rompre avec le scénario contemporain du cycle de vie.