Corps de l’article

Introduction

Cette contribution étudie les effets de la détention dans des unités pénitentiaires ultrasécurisées consacrées à l’évaluation de la radicalisation en France, en prenant comme point de focalisation l’expérience corporelle des détenus et leurs possibilités de s’approprier l’espace. Pour ce faire, nous procédons en trois temps. Premièrement, nous élaborons une méthode herméneutique qui réactualise l’hypothèse foucaldienne de la machine carcérale en interrogeant plus précisément, à partir de la philosophie deleuzienne, ce que le dispositif fait aux possibilités d’appropriations territoriales et corporelles. Ensuite, à partir de matériaux empiriques issus d’une recherche ethnographique menée au sein de trois « quartiers d’évaluation de la radicalisation » (QER) dans les prisons françaises, nous mettons en évidence l’imposante et imposée réduction du rapport aux espaces subie par les détenus dans ces unités particulières où l’isolement et la sécurisation maximale sont les normes. Nous nous concentrerons sur l’analyse de deux personnes détenues, étudiées comme autant de figures paradigmatiques révélatrices d’expériences contrastées du dispositif de contrôle pénitentiaire. Le rapport socio-spatial réduit mène à une reconfiguration identitaire pouvant être considérée comme une forme – autant inédite que contrainte – de territorialisation dans laquelle le sujet n’a plus que lui-même (sa réalité intrapsychique) comme objet de territoire potentiel. Enfin, c’est à un constat d’uniformisation véritable du sujet que nous mènerons nos analyses : une conversion (Sartre, 1952) des identités en une identité neutre et une neutralisation des techniques du corps (Mauss, 1936). Là où il est raisonnable de penser que cette uniformisation par le carcéral est surtout théorique et généralement nuancée par les possibilités salvatrices de tactique (de Certeau, 1990), d’adaptions secondaires (Goffman, 1961), de profanation (Agamben, 2007), ou de pliure (Deleuze, 1991), l’ultrasécurisation – outre le fait de produire un environnement d’évaluation paradoxal propice à l’observation de comportements biaisés et non représentatifs du sujet – participe véritablement à l’édification d’un individu générique. C’est notamment par les observations des allures corporelles et de la démarche des sujets « que nous avons observés être observés » que nous mettons en évidence les logiques de cet environnement semblant véritablement répondre au projet carcéral total du dressage des corps, de fabrique de normativité et de neutralisation de l’infrapolitique (Scott, 1992). Toutefois, pour conclure, outre la prise en considération de l’horizon temporel de cette expérience (ces mesures d’observation, d’isolement et d’évaluation sont limitées dans le temps), nous abordons une autre déclinaison de l’expérience carcérale dans ces quartiers hautement sécurisés pour comprendre si, même dans cette forme radicalisée de l’enfermement, toute aspiration à l’appropriation de lieux et aux variations identitaires doit, comme nous semblons l’observer, être considérée comme étant inéluctablement exclue ; ou si, indéfectiblement, des issues infimes et secondaires, voire tertiaires, continuent malgré tout à exister.

D’un point de vue méthodologique, cette contribution veut analyser une petite partie d’un matériau empirique récolté lors d’une recherche plus large relative au fonctionnement institutionnel des QER dans les prisons françaises (Chantraine, Scheer et Depuiset, 2018). Cette recherche, menée dans un contexte post-attentats en France (Chantraine et Scheer, 2021), visait à étudier les expériences de travail et de détention dans ces unités destinées aux détenus « radicalisés » (Chantraine et Scheer, 2022a ; Chantraine et Scheer, 2022b), les routines sécuritaires qui balisent le quotidien (Chantraine et Scheer, 2020a), le processus d’évaluation (Chantraine et Scheer, 2020b), les compétitions et coopérations professionnelles, le développement du renseignement pénitentiaire (Scheer et Chantraine, 2021). En deux mots, l’étude visant à éclairer les transformations institutionnelles de la prison dans et face à la gestion de la « radicalisation » en détention[2] ; il ne s’agissait pas de faire une sociologie des trajectoires de radicalisation, ni même un récit des trajectoires biographiques ou une étude des profils des personnes détenues. Cette perspective est conservée dans le cadre de cet article. Néanmoins, le matériau – en l’occurrence des extraits d’observations et d’entretiens portant sur deux personnes détenues – est ici traité a posteriori, afin de faire émerger une double description qui, nous l’espérons, s’avère heuristique pour analyser les effets de l’ultrasécurisation pénitentiaire sur les personnes détenues.

Lecture herméneutique : dispositif de conversion et uniformisation des appropriations territoriales et corporelles[3]

C’est ainsi que je fais la connaissance d’un des douze détenus qui seront affectés, le temps de leur évaluation, au quartier d’évaluation de la radicalisation. Les QER sont des unités dans lesquelles des détenus identifiés comme « radicalisés » (poursuivis pour des infractions à caractère terroriste ou suspectés de radicalisation en détention ; condamnés ou prévenus) sont transférés. Le degré de sécurité et la sophistication du contrôle y sont extrêmement élevés : multiplication des sas de sécurité, séparation importante des détenus, fouilles approfondies quotidiennes, escorte triangularisée de chaque déplacement, suivi à distance des mouvements par caméras, soutien régulier des équipes d’intervention. Au sein de ces unités, les détenus sont évalués, durant une période de quatre mois, afin de tenter d’objectiver leur degré de radicalisation et leur potentiel de dangerosité. Cette évaluation est menée conjointement par des surveillants qui observent les détenus au quotidien ainsi que par des psychologues, des éducateurs spécialisés et des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation qui rencontrent régulièrement les détenus. Le but de l’évaluation consiste à déterminer la nature de leur prise en charge pénitentiaire et leur affectation à l’issue de la session. Selon les résultats et les préconisations qui concluent le travail d’évaluation, les détenus peuvent ainsi être affectés en « détention ordinaire » dans des prisons à haut degré de sécurité, dans un quartier d’isolement, ou en « quartiers de prise en charge de la radicalisation ».

Il est devenu classique, à la suite de Foucault (1975), de présenter la prison comme le « dispositif absolu », c’est-à-dire la concrétisation parfaite, ou a priori parfaite, d’un pouvoir sur le corps des détenus. Le biopouvoir, en remplacement des pratiques de torture, s’adresse dorénavant aux corps dociles et, à travers une gestion de la vie et une organisation de l’espace, du temps et des rythmes, l’individu enfermé est façonné par l’univers carcéral. Le dispositif crée son sujet ; la prison façonne le prisonnier comme l’école produit l’écolier ou l’usine sculpte l’ouvrier. Cette thèse du dispositif comme créateur de subjectivités sera approfondie par Agamben (2007) pour qui « […] les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet » (p. 27). Néanmoins, il s’agit pour la prison d’une création plus radicale, notamment en raison du dispositif de contrainte et de mortification (Goffman, 1961), et du fait qu’il n’y a pas de répit dans l’endossement du rôle de détenu. Si l’on s’intéresse à l’expérience spatiale plus particulièrement, il a été objectivé à de nombreuses reprises (Englebert, 2013, 2019 ; Moran, 2015 ; Scheer, 2013 ; Solini, Yeghicheyan et Ferez, 2019) qu’en prison, le sujet soumis à l’organisation carcérale n’est en mesure de s’approprier les lieux et de colorer son espace qu’à la marge. C’est encore plus vrai dans les unités hautement sécurisées, comme les QER, où les activités collectives sont extrêmement limitées, où le temps de l’incarcération est limité à quatre mois (nous reviendrons en particulier sur cet élément infra), où les règles sont strictes (notamment par la limitation des biens et ouvrages possédés en cellule), où les détenus sont soumis au regard et à la pression de l’évaluation. Pour le dire avec un vocabulaire deleuzien, l’individu perd la possibilité de produire un acte de territorialisation. En effet, dans leur projet « géophilosophique », Deleuze et Guattari (1980) suggèrent que l’humain, bien plus que par une réalité subjective transcendantale, se caractérise avant toute chose par ses possessions et ses possibilités d’actions sur l’espace. Le concept de territorialisation, qui consiste en un rapport d’équivalence et d’apprivoisement qu’entretiennent l’individu et l’espace, est un moment central de leur oeuvre qui correspond parfaitement à cette compréhension écologique et même éthologique des vécus. En prison, collectivement ou individuellement, il s’agit pour les sujets incarcérés de revendiquer leur place, leur pouvoir, leur assise sur les lieux : s’approprier une cellule ou un lit, décorer un mur, arpenter un couloir, se ménager un instant d’intimité, etc.[4].

Comme a pu le mettre en évidence Lamarre (2001), en prison comme ailleurs, et malgré les particularités de l’environnement que nous venons d’énoncer, l’espace devenant un territoire est investi par des mouvements d’appropriation et devient « habité » grâce aux actes de territorialisation. De façon plus nuancée encore, la transformation d’un espace en territoire repose en réalité sur un mouvement à double sens : des rythmes produits par le sujet qui territorialise, mais aussi des rythmes induits par le territoire investi. Il s’agit d’habiter un espace et d’être habité par celui-ci (Adam et Englebert, 2016). Émergent de ces agencements rythmiques une appropriation de l’environnement et un vécu du topos révélant un style ou un ethos : la manière de territorialiser révèle le sujet.

S’il demeure une forme de territorialisation en prison, d’évidence, l’essence même de l’enfermement carcéral repose sur le principe d’une réduction drastique de l’appropriation spatiale : une prison où le prisonnier pourrait territorialiser véritablement et complètement selon son bon vouloir, au fond, n’en serait plus une. Les détenus disent généralement l’usure qu’ils ressentent à ne pouvoir être véritablement chez eux, sans pouvoir pour autant être ailleurs : ils ne peuvent que se donner l’illusion d’un lieu à eux à travers une cellule qui peut à tout moment être fouillée, qu’ils peuvent sans explication devoir quitter (lors d’une mutation de cellule ou un transfert d’établissement) ; ils confient également la perte de fluidité et de l’insouciance de la balade, du vagabondage – ils ont par exemple perdu la possibilité de se perdre. Fait plus anecdotique sans doute, ils perdent régulièrement la simple possibilité d’ouvrir une porte, de faire le geste d’abaisser une clenche. « En prison tout est plat, le sol est désespérément plat. On n’use pas les semelles de ses chaussures », racontait un détenu. La normativité spatiale va jusqu’à l’absence de pente, on ne monte et on ne descend plus, tout comme le carcéral repose également sur un vécu en ligne droite. L’organisation des QER pousse encore cette normativité spatiale du carcéral : hormis les entretiens d’évaluation, les détenus sont soumis à un rythme spatio-temporel contraint à la fois très routinier – cellule, promenade, cellule, téléphone, cellule, douche, cellule – et très restrictif – par exemple, seuls trois détenus, regroupés par décision du personnel, arpentent la cour de promenade en même temps. Ainsi Omar, qui se voit attribuer une cellule dans laquelle il passera les prochaines semaines, ne pourra y conserver que cinq livres après validation par la direction de l’établissement. Il ira en promenade tous les matins, accompagné des deux mêmes codétenus. L’après-midi, il pourra se rendre, escorté, au local téléphone pour une dizaine de minutes et, un peu plus tard, aura l’occasion de faire une séance de sport seul dans une cellule meublée d’un vélo d’appartement.

Si l’on connaît généralement la thèse foucaldienne des dispositifs, la proposition de Deleuze et Guattari (1980) nous semble offrir la possibilité de retourner la focale pour mieux considérer le point de vue du sujet du dispositif qui pourrait peut-être trop rapidement être identifié uniquement à un rouage dans l’engrenage politique de l’univers carcéral. Il apparaît pourtant que la territorialisation carcérale est plus complexe car lorsqu’une personne pénètre en prison, elle comprend rapidement qu’il s’agit d’une privation plus subtile qu’une simple et définitive entrave des mouvements. Si elles peuvent être affaiblies et malmenées, c’est dans les recoins de l’expérience carcérale qu’il faut chercher les modalités de territorialisation. L’univers carcéral est, en fin de compte, essentiellement un rythme s’inscrivant dans un déséquilibre concernant le processus de territorialisation et perturbant le processus de subjectivation de l’espace. L’adaptation, voire la survie, à l’univers carcéral se fait nécessairement sur le mode de l’adhésion rythmique. Un sujet est bien créé, certes, mais en répondant au label carcéral ; c’est-à-dire un sujet qui, précisément, ne crée pas lui-même. Il est le produit du carcéral, mais lui-même ne produit rien. Cette « subjectivité sans sujet »[5] s’affiche au prix d’une autre caractéristique de cet univers qui est de concevoir le sujet comme semblable à tous les autres. Le détenu doit être un sujet normal, hypernormal même : « un être unique en général » (Sami-Ali, 1980, p. 12). Et Foucault (1975) a bien montré qu’il s’agit en quelque sorte d’une nécessité car c’est cette unicité généralisée qui est le « gage de sûreté » de la machine carcérale. L’univers carcéral n’est autre que la création réalisée passivement par le détenu lui-même (il ne crée plus rien si ce n’est l’environnement qui en retour le détermine). Le détenu est celui qui, à son corps défendant, crée l’univers carcéral ; là se situe le piège ultime du carcéral.

Le détenu peut-il résister à cet engrenage ? Sans développer directement cet argument, Foucault l’annonce dans les derniers mots de Surveiller et punir : « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs d’“incarcération” multiples, il faut entendre le grondement de la bataille » (Foucault, 1975, p. 360). On remarquera que le dispositif des QER n’offre, a priori, pas de régimes distincts. Icham, l’erreur de casting, est soumis aux mêmes restrictions spatio-temporelles qu’Omar, le combattant engagé ultraentraîné. L’engrenage est le même pour tous et chacun doit produire une rhétorique de la résistance en faisant avec les mêmes contraintes. Le sujet enfermé a, en réponse à ces processus uniformes de dé-subjectivation, à créer de nouveaux styles d’existence, des modes d’être futurs. « La subjectivation n’a jamais été […] un retour théorique au sujet, mais la recherche pratique d’un autre mode de vie, d’un nouveau style. Cela ne se fait pas dans la tête : mais où, aujourd’hui, apparaissent les germes d’un nouveau mode d’existence, communautaire ou individuel, et en moi, y a-t-il de tels germes ? » (Deleuze, 1991, p. 145). Ces germes signifient qu’il y a une issue (potentielle) mais au prix d’agencements nouveaux. « Cela ne se fait pas dans la tête », nous dit Deleuze (1991). C’est bien exact, ce sera plutôt dans le corps, relativement à la sensation et à ses techniques. Le détenu est contraint de résister, il est une gestalt de résistance et cette prise de position n’est pas une morale ou une incitation à la révolte. Il s’agit plutôt d’une évidence, d’un état de fait. Si nous en arrivons à dire que le sujet crée le carcéral, il entretient le même rapport à la résistance. Elle est en lui, elle est aussi fatale que sa soumission : « il faut arriver à plier la ligne, pour constituer une zone vivable où l’on peut se loger, affronter, prendre appui, respirer – bref penser » (Deleuze, 1991, p. 151). Ce programme est celui de la profanation (Agamben, 2007) : une contrainte à la résistance, l’inscription du sujet dans une opposition à cette dé-subjectivation qu’il subit et qu’il crée. Au quotidien, chaque fait disciplinaire, chaque refus d’ordre de la part du détenu – au fond chaque moment de singularité – devrait être interprété à la lumière de ce constat. En s’opposant, le détenu résiste et trouve un moyen de territorialiser.

Lecture analytique : de la profanation et de la résistance aux résurgences de l’uniformisation

Même si le poids du dispositif se révèle dans la posture arcboutée d’Icham, ce dernier affiche une cordialité et un refus de la labellisation, d’abord de détenu, ensuite de terroriste ou de radicalisé. Ce refus est conscient et verbalisé tel quel, mais c’est surtout l’attitude générale d’Icham, qui semble intégrer autrui dans son expérience, qui offre un comportement loin des représentations guerrières qui prévalent dans le QER, où l’autre est généralement présenté, par amalgame, comme l’incarnation de la figure de l’ennemi (Chantraine et Scheer, 2020a). Icham a toujours l’air surpris par les gestes et procédures de sécurité : lors de l’ouverture de sa cellule, il cherche régulièrement à sortir en faisant un pas vers le couloir avant d’être rappelé à l’ordre par l’agent pénitentiaire qui lui fait signe d’attendre que la zone soit sécurisée et la porte bloquée. Son attitude maladroite lors des fouilles par palpation montre son incompréhension des contrôles routiniers. Les marques de sympathie envers le personnel – allant jusqu’à une tentative avortée d’accolade avec un gradé en uniforme – laissent parfois penser qu’Icham ne se rend pas compte que s’il est affecté en QER, c’est en raison d’une volonté d’objectiver son degré de radicalisation et de dangerosité. « Il n’est vraiment pas à sa place », résume un membre du personnel. S’il est en constant dialogue avec le personnel de surveillance, il revendique peu de choses, tout en évoquant son incompréhension quant aux trop rares moments de sortie de cellule, au fait de ne pas avoir davantage de distractions ou encore de ne pas avoir accès à une consultation médicale pour une migraine.

À l’inverse d’Icham, le dialogue est quasi inexistant avec le personnel. Omar n’a pas recours au moindre mot superflu, ni pour collaborer ni pour revendiquer. Il renvoie l’impression d’une machinerie bien huilée, affichant une hostilité assumée. Posture droite, tête basse, torse gonflé, sourcils froncés et dents serrées, il accepte les fouilles et escortes en silence. Souvent vêtu d’un qamis noir et d’un t-shirt gris ou noir, il ne semble aucunement se soucier des indicateurs de radicalisation de l’administration (qu’il semble pourtant bien connaître). Précisons que l’on observe une nette différence dans la manière de marcher des deux détenus. Si Icham présente une démarche nonchalante, agrémentée de signes de tête et de sourires, Omar incarne une présence fermée, la tête basse mais le regard droit.

Observons que les deux détenus s’inscrivent dans un dispositif reposant sur une injonction paradoxale : il s’agit pour l’administration d’objectiver des comportements significatifs dans un cadre qui conditionne la posture et l’identité. En effet, les QER ont pour objectif d’extraire des informations quant au degré de radicalisation/dangerosité des détenus, alors que ces informations sont extraites d’une écologie tellement normative qu’il est raisonnable de penser que ce qui est évalué est surtout la capacité ou la volonté du détenu de s’adapter au dispositif (l’accepter, le refuser, le critiquer, manifester un vécu d’indifférence à son égard, etc.). Pour ce qui concerne les cas d’Icham et d’Omar, l’on observera que face à ce même dispositif de contention, de sécurisation et d’évaluation, ils présentent toutefois deux manières d’habiter le QER, de se l’approprier et de s’y déplacer. L’effet loupe que nous produisons en sélectionnant deux cas opposés sur le continuum de la radicalisation rend compte de deux corps s’exprimant de façon différente dans un espace uniforme, laissant entrevoir la possibilité d’espaces/territoires singulièrement arpentés et vécus.

Les seconds entretiens

Les seconds entretiens interviennent environ dix semaines après les premiers, vers la fin du processus d’évaluation. Les détenus, transférés au quartier depuis trois mois, ont été en contact régulier avec le personnel chargé de l’évaluation mais ils ne connaissent pas encore les conclusions de ce dernier.

Par ailleurs, lorsque je vais voir Icham en cellule, il est assis sur son lit, le regard plongé dans le vide. Ses maladresses insouciantes et ses marques d’étonnement sont remplacées par une lassitude manifeste. Il me donne l’impression que le poids du dispositif a fini par s’abattre sur ses épaules.

On observe chez Omar une attitude similaire durant les quelques mois que durera l’évaluation, mais d’infimes changements sont perceptibles dans les détails. La démarche apparaît plus souple (les bras balancent alors qu’ils se caractérisaient par une retenue sans faille) sans devenir nonchalante. La mâchoire est moins crispée et le regard noir laisse souvent place à un front plissé, semblant indiquer un sentiment entre fatalisme et perplexité.

On le conçoit, ce qui interpelle l’observateur qui se centre sur l’adaptation progressive des deux détenus est que graduellement le profil d’Omar devient superposable à celui d’Icham, et inversement. Et y compris le dispositif de sécurité qui les entoure et qui s’uniformise simultanément. Les deux détenus que tant de choses opposaient partagent désormais un schème commun et, sans qu’il soit possible d’indiquer une structure causale par rapport à cette autre uniformisation, les conditions d’emprisonnement épousent une trajectoire de normalisation similaire. Si l’on veut décrire le plus finement possible cet alignement, on dira qu’il répond à deux tendances : une prise du cas extrême comme axiome heuristique associée à une espèce de moyenne routinière[7].

Enfin, la métaphore de la phagocytose, révélée par les propos d’Icham et d’Omar, est particulièrement intéressante – en biologie, il s’agit de l’ingestion de particules étrangères, par contact physique, avant d’en éliminer les débris ; un processus visant à « se débarrasser des “éléments gênants” », selon les spécialistes (Charbonnier, Sannier et Dupré, 2016). L’un a été avalé, l’autre estime que son destin est de se faire bouffer tout cru (on remarquera d’ailleurs que ces deux modes d’absorption présentent de légères différences). Il est intéressant de constater que, si l’on prend au sérieux le choix du vocabulaire et des expressions des deux sujets, l’uniformisation apparaît nettement moins vécue comme une transaction entre le sujet et son environnement que comme une plongée dans un environnement austère et source de dégradation, voire d’extermination.

Conclusion spéculative : institution totale versus résistance minimale

Partant d’une grille analytique de la machine carcérale, héritée de Foucault, nous avons orienté la focale sur les possibilités de territorialisation et d’appropriation de l’espace depuis le point de vue de la personne détenue. Ce sont les propositions de Deleuze, notamment, qui nous ont guidés afin d’analyser le façonnage spatio-temporel observé dans un « quartier d’évaluation de la radicalisation » (QER), réalité carcérale tout à fait particulière en raison de la double radicalité de son dispositif : son extrême sécurisation, et l’observation poussée des gestes et paroles des détenus. Pour mener notre analyse, nous avons sélectionné deux détenus soumis à ces séquences d’observation : Icham, que nous avons présenté comme une « erreur de casting » ; et Omar, vu comme un « combattant engagé ultraentraîné » (pour rappel, nous reproduisons les mots des évaluateurs). Si nous avons évoqué les possibilités de résistance et de profanation, généralement associées à l’environnement carcéral – faisant de l’institution totale un projet inachevé et incomplet dans lequel subsiste toujours un sujet territorialisant –, nos observations de terrain mettent surtout l’accent sur ce qu’avec Sartre nous pouvons appeler le résultat d’une conversion. Dans l’étude qu’il consacre à Jean Genet (Sartre, 1952), il met à jour un mécanisme de « conversion » en faisant ressortir l’expérience de passivité – « [être] du côté des objets nommés, non de [celui] qui les nomme » (Sartre, 1952, p. 52) – et de perte de subjectivité d’un tel mécanisme :

Tout se passe comme si, brusquement, la page d’un livre devenait consciente et se sentait lue à haute voix sans pouvoir se lire.

Sartre, 1952, p. 53, souligné par l’auteur

C’est cette conversion, empreinte de passivité et de dé-subjectivation, que nous observons tant chez Icham que chez Omar. Elle est particulièrement saisissable à travers le recours au vocabulaire de l’absorption/digestion (être avalé  ; se faire bouffer tout cru) que nous avons nommé métaphore de la phagocytose. Rappelons enfin que ce mouvement d’uniformisation répond à la logique du cas extrême comme axiome heuristique (sécurité maximale progressive pour tous) associée à une moyenne routinière (celle-ci n’était progressivement plus interrogée et appliquée de facto).

De prime abord, ce constat est sans appel. Toutefois, deux éléments nous semblent nécessairement devoir être convoqués pour parfaire notre propos et véritablement le conclure. D’une part, il nous faut revenir sur la temporalité de l’expérience des QER – les détenus y sont transférés pour une durée de dix-sept semaines –, d’autre part, il reste à interroger, d’un point de vue plus théorique et spéculatif, la « perfection » de l’effet de conversion : une résistance résiduelle, que nous qualifions d’infracorporelle, nous semble devoir, a minima, être postulée.

De fait, si les QER semblent incarner la poursuite du projet carcéral disciplinaire et total, il est déterminant de préciser que ces évaluations s’inscrivent dans une temporalité circonscrite[8]. Il n’est pas déraisonnable de penser que c’est précisément sur le plan de l’expérience temporelle que beaucoup de choses se passent pour les détenus soumis à ce régime. La lassitude répondant à la répétition incessante des procédures sécuritaires conduit au vécu d’un présent continu et répétitif, des jours qui sont toujours les mêmes, dès lors d’un temps qui ne passe pas. Omar passe son temps à « tourner » en cour de promenade. Il résume son quotidien : « Je fais des pompes en cellule, j’ai un entretien, et puis je tourne encore en promenade, et encore, et encore ». Icham passe le plus clair de son temps à dormir ou à attendre allongé sur son lit et ne sort de sa torpeur que pour les quelques entretiens quotidiens. « On est quel jour ? » demande-t-il régulièrement sans sembler se soucier de la réponse. Également, l’horizon temporel explicite de quatre mois offre une lueur de résistance minimale indéfectible grâce à la possibilité de se projeter dans un avenir en dehors du QER, après la période d’évaluation. Si Icham se questionne sur l’avancée des jours, c’est bien pour cocher les cases sur son calendrier et voir la date de son transfèrement se rapprocher. Omar évoque régulièrement son désir de poursuivre sa lutte pour « faire respecter l’Islam » après son incarcération en QER, voire après sa libération. C’est peut-être dans ce contexte aussi qu’il faut comprendre la phrase sibylline d’Omar qui, après avoir dit qu’il allait se « faire bouffer tout cru », annonce que « le vent tournera ».

Il apparaît que, si faille il y a dans le dispositif des QER en matière de phagocytose carcérale, celle-ci repose sur le fait que ce dispositif d’observation n’est que transitoire et que le détenu, tout en subissant le mécanisme de conversion que nous avons décrit, conserve un horizon temporel, certes lointain, source probable de résistance. Assurément, Icham et Omar auront dû subir le fait d’avoir été phagocytés et toutes les conséquences expérientielles que cela implique, mais ils conservent la possibilité de savoir qu’il y a une issue à cette expérience. Il reste à savoir le degré de stigmate encouru par la conversion et la phagocytose, en postulant raisonnablement une impossibilité dans certains cas d’un retour strict à l’état antérieur.

Mais la résistance n’est certainement pas que temporelle. Elle est probablement avant tout corporelle. En effet, ce qui nous a le plus marqués lors de nos observations de terrain et lors des séances de discussions et échanges qui ont succédé à ces observations se situe sur le plan de l’allure des détenus soumis au dispositif des QER. Cette observation est magistralement mise en évidence par l’évolution des démarches d’Icham et d’Omar, mais elle nous semble correspondre à chacun des protagonistes que nous avons été amenés à observer ou rencontrer au sein des QER. Chacun semblait entrer avec une allure qui lui était propre, source de ses différents façonnages sociaux, de son histoire de vie et de ses variations caractérielles personnelles, mais tous semblaient ressortir avec une même manière d’habiter l’espace avec son corps, avec une allure commune. C’est, au fond, ce sentiment et cette ambiance d’uniformité posturale et mécanique qui ont été la source de la rédaction de cette contribution[9]. Nous observons, en effet, tant des variations quantitatives – de l’ordre du catalyseur, soit le renforcement des effets de la prison sur l’allure individuelle – que des dépassements qualitatifs de l’expérience carcérale qui se marquent dans l’uniformisation posturale des détenus à travers leur passage dans des unités d’évaluation, d’isolement et de contrôle accrus. Comment dès lors penser ce façonnage caractéristique du corps et de son mouvement qui semble, pour les QER, trouver sa modalité dans le dressage de l’allure et des postures ?

Dans son célèbre essai sur Les techniques du corps, Mauss (1936) part du principe que nos gestes et nos manières de faire fonctionner notre corps sont fabriqués par les normes collectives. Sa découverte est celle de l’existence de techniques sans instruments : « Avant les techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps » (Mauss, 1936, p. 372). La manière qu’a le sujet d’appréhender son corps dans le moindre geste de la vie quotidienne, de produire une allure particulière, est façonnée par l’environnement.

L’acte s’impose du dehors, d’en haut […]. L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres.

Mauss, 1936, p. 369

Cette hypothèse de la technique comme « acte traditionnel efficace » (Mauss, 1936, p. 371) développe implicitement[10] celle de l’appropriation par l’individu de cet « héritage » reçu de son environnement. Cette sorte d’« habitus du geste » (Englebert, 2013, p. 309) n’en réduit pas moins la possibilité de poser un geste social au gré de l’élaboration subjective du sujet. « Nous existons sous deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue », rappelle Merleau-Ponty (1945, p. 517). Or, l’analyse des allures des détenus au sein des QER permet d’observer un déséquilibre radical au niveau de l’organisation du corps. Si, en règle générale, on s’accordera avec Merleau-Ponty pour dire que « nous choisissons notre monde [autant que] le monde nous choisit » (Merleau-Ponty, 1945, p. 518), il s’avérerait qu’en prison en général, et en QER en particulier, il existerait une disproportion à ce niveau. Il nous semble que l’on assiste bel et bien à une variation qualitative entre le phénomène d’enfermement classique et celui propre aux QER. Ce saut qualitatif se situerait dans cette allure préréflexive de l’expérience corporelle et dans les manières d’habiter le monde, de le saisir et d’y agir. Ces éléments nous poussent à suggérer qu’il y a deux radicalités de l’enfermement en QER : une quantitative (« plus de prison ») et une qualitative (un dépassement des conditions carcérales « classiques ») qui se marque à travers l’allure et l’intracorporel. Nos observations nous conduisent à constater que les techniques du corps, créant généralement des individus à subjectivité unique et différentes manières d’habiter l’espace avec son corps, sont ici remplacées par une technique du corps qui, venant de l’extérieur, organise progressivement l’expérience corporelle du sujet et son allure. Le carcéral organise le quotidien corporel et édicte les manières dont le sujet doit entretenir son corps ; il façonne le panel comportemental que le sujet a le droit d’utiliser et celui qui lui est interdit.

Toutefois, ce constat d’uniformisation des allures est peut-être aussi l’ultime issue du détenu en QER. Outre la possibilité d’une résistance temporelle, nous voudrions postuler une résistance minimale qui se situerait à même le corps. La persistance de la pratique sportive d’Omar dans sa cellule ou, au contraire, l’abandon presque léthargique d’Icham, qui laisse son corps attendre sur le lit, peuvent être lus comme autant de résistances corporelles au dispositif.

Ces résistances infrapolitiques – dans le sens où elles ne sont pas partagées ouvertement et s’insèrent dans les espaces les plus discrets et intimes (Scott, 1992) –, qu’elles soient conscientes ou non, reflètent tant la puissance performatrice de l’institution que l’extraordinaire résistance des êtres soumis à la domination[11]. Si le façonnage des individus par la contrainte, la surveillance et l’évaluation modifie profondément les allures carcérales jusqu’à les uniformiser, nous pouvons poser une double hypothèse qui nuance cette observation. D’abord, la phagocytose n’est pas totale, et des micro-espaces physiques et/ou psychiques de liberté demeurent. Après digestion, il reste bien un sujet qui ne répond pas strictement au standard carcéral, mais qui conserve indéfectiblement des composantes psychiques ou posturales de résistance. Ensuite, la temporalité de l’enfermement – dans le cadre des QER, quatre mois – révèle une issue toujours potentielle, une forme d’inversion possible de la phagocytose carcérale, l’espoir d’un « retour à la normale ».

Coda

Qu’il nous soit permis, pour achever notre propos, d’effectuer une analogie avec une scène célèbre, faisant pour ainsi dire partie de la pop culture du cinéma contemporain : lorsque Keyser Söze, incarné par Kevin Spacey dans le film The Usual Suspects (1995), sort du commissariat en fin d’intrigue, le téléspectateur observe, médusé, ce dernier retrouver progressivement une allure mondaine, et voit peu à peu sa démarche boitillante disparaître. Le handicap physique, qu’il avait simulé durant les longues heures d’interrogatoire où il prenait – sorte de geste de survie – le rôle d’un autre imaginaire, Roger « Verbal » Kint, s’estompe à mesure de son retour dans la société libre. Cette scène comprend l’idée que la posture du « mensonge » (mais surtout de l’allure de l’autre soi, conditionné par une situation de contrainte et une attitude de survie) se transmue dans un retour à la « normalité » : Roger Kint redevient Keyser Söze.

L’analogie avec le film de Bryan Singer comporte évidemment plusieurs limites qu’il est important de préciser. Il s’agit, en premier lieu, d’éviter toute correspondance entre le criminel manipulateur Keyser Söze et les détenus Omar et Icham. Nous devons en effet bien distinguer la posture active de mensonge du premier – qui s’invente une vie pour se couvrir et faire penser qu’il n’existe pas – et la transfiguration d’allure subie par les détenus dans un dispositif carcéral phagocyte : ceux-ci se laissent, consciemment ou non, façonner par un extraordinaire appareil de contrainte et d’observation. Si, dans le film, Keyser Söze a magistralement dupé son environnement, les détenus du QER ont été manipulés par le dispositif ; le premier est l’agent du changement d’allure, les seconds l’ont subi. Néanmoins, cette analogie cinématographique permet de donner une image des traces expérientielles et des marques institutionnelles laissées par le projet carcéral sur le corps des individus et sur leur allure. Au surplus, on peut se demander si Keyser Söze ne continue pas à éprouver une fragilité à force d’être resté quelques heures, jours, mois, dans un vécu corporel amoindri. Lorsqu’Omar sortira du QER, se remettra-t-il à bomber le torse ? Et Icham recommencera-t-il à sourire aux gens qu’il croise ? Retrouveront-ils leur allure et leurs techniques du corps qui, avalées par le carcéral, semblent avoir disparu sous un effet d’uniformisation ? L’horizon temporel du QER, associé à cette dimension infracorporelle de résistance, sont deux arguments qui conduisent à imaginer inéluctablement le redéploiement d’un style d’existence, la découverte (ou la redécouverte) de nouvelles techniques du corps qui, peut-être, porteront un stigmate hérité du carcéral et qui, sans doute, conduiront à une nouvelle invention de soi.